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La Comédie humaine - Volume 07. Scènes de la vie de Province - Tome 03

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Jusqu'ici le contraste repose sur les sentiments, mais il en était de même pour les choses. Le luxe est en France l'expression de l'homme, la reproduction de ses idées, de sa poésie spéciale; il peint le caractère, et donne entre amants du prix aux moindres soins en faisant rayonner autour de nous la pensée dominante de l'être aimé; mais ce luxe anglais dont les recherches m'avaient séduit par leur finesse était mécanique aussi! lady Dudley n'y mettait rien d'elle, il venait des gens, il était acheté. Les mille attentions caressantes de Clochegourde étaient, aux yeux d'Arabelle, l'affaire des domestiques; à chacun d'eux son devoir et sa spécialité. Choisir les meilleurs laquais était l'affaire de son majordome, comme s'il se fût agi de chevaux. Elle ne s'attachait point à ses gens, la mort du plus précieux d'entre eux ne l'aurait point affectée: on l'eût à prix d'argent remplacé par quelque autre également habile. Quant au prochain, jamais je ne surpris dans ses yeux une larme pour les malheurs d'autrui, elle avait même une naïveté d'égoïsme de laquelle il fallait absolument rire. Les draperies rouges de la grande dame couvraient cette nature de bronze. La délicieuse Almée qui se roulait le soir sur ses tapis, qui faisait sonner tous les grelots de son amoureuse folie, réconciliait promptement un homme jeune avec l'Anglaise insensible et dure; aussi ne découvris-je que pas à pas le tuf sur lequel je perdais mes semailles, et qui ne devait point donner de moissons. Madame de Mortsauf avait pénétré tout d'un coup cette nature dans sa rapide rencontre; je me souvins de ses paroles prophétiques: Henriette avait eu raison en tout, l'amour d'Arabelle me devenait insupportable. J'ai remarqué depuis que la plupart des femmes qui montent bien à cheval ont peu de tendresse. Comme aux amazones, il leur manque une mamelle, et leurs cœurs sont endurcis en un certain endroit, je ne sais lequel.

Au moment où je commençais à sentir la pesanteur de ce joug, où la fatigue me gagnait le corps et l'âme, où je comprenais bien tout ce que le sentiment vrai donne de sainteté à l'amour, où j'étais accablé par les souvenirs de Clochegourde en respirant, malgré la distance, le parfum de toutes ses roses, la chaleur de sa terrasse, en entendant le chant de ses rossignols, en ce moment affreux où j'apercevais le lit pierreux du torrent sous ses eaux diminuées, je reçus un coup qui retentit encore dans ma vie, car à chaque heure il trouve un écho. Je travaillais dans le cabinet du roi qui devait sortir à quatre heures, le duc de Lenoncourt était de service; en le voyant entrer le roi lui demanda des nouvelles de la comtesse; je levai brusquement la tête d'une façon trop significative; le roi, choqué de ce mouvement, me jeta le regard qui précédait ces mots durs qu'il savait si bien dire.

— Sire, ma pauvre fille se meurt, répondit le duc.

— Le roi daignera-t-il m'accorder un congé? dis-je les larmes aux yeux en bravant une colère près d'éclater.

— Courez, mylord, me répondit-il en souriant de mettre une épigramme dans chaque mot et me faisant grâce de sa réprimande en faveur de son esprit.

Plus courtisan que père, le duc ne demanda point de congé et monta dans la voiture du roi pour l'accompagner. Je partis sans dire adieu à lady Dudley, qui par bonheur était sortie et à laquelle j'écrivis que j'allais en mission pour le service du roi. A la Croix de Berny, je rencontrai Sa Majesté qui revenait de Verrières. En acceptant un bouquet de fleurs qu'il laissa tomber à ses pieds, le roi me jeta un regard plein de ces royales ironies accablantes de profondeur, et qui semblait me dire: — «Si tu veux être quelque chose en politique, reviens! Ne t'amuse pas à parlementer avec les morts!» Le duc me fit avec la main un signe de mélancolie. Les deux pompeuses calèches à huit chevaux, les colonels dorés, l'escorte et ses tourbillons de poussière passèrent rapidement aux cris de Vive le roi! Il me sembla que la cour avait foulé le corps de madame de Mortsauf avec l'insensibilité que la nature témoigne pour nos catastrophes. Quoique ce fût un excellent homme, le duc allait sans doute faire le whist de Monsieur, après le coucher du roi. Quant à la duchesse, elle avait depuis long-temps porté le premier coup à sa fille en lui parlant, elle seule, de lady Dudley.

Mon rapide voyage fut comme un rêve, mais un rêve de joueur ruiné; j'étais au désespoir de ne point avoir reçu de nouvelles. Le confesseur avait-il poussé la rigidité jusqu'à m'interdire l'accès de Clochegourde? J'accusais Madeleine, Jacques, l'abbé Dominis, tout, jusqu'à monsieur de Mortsauf. Au delà de Tours, en débouchant par les ponts Saint-Sauveur, pour descendre dans le chemin bordé de peupliers qui mène à Poncher, et que j'avais tant admiré quand je courais à la recherche de mon inconnue, je rencontrai monsieur Origet; il devina que je me rendais à Clochegourde, je devinai qu'il en revenait; nous arrêtâmes chacun notre voiture et nous en descendîmes, moi pour demander des nouvelles et lui pour m'en donner.

— Hé! bien, comment va madame de Mortsauf? lui dis-je.

— Je doute que vous la trouviez vivante, me répondit-il. Elle meurt d'une affreuse mort, elle meurt d'inanition. Quand elle me fit appeler au mois de juin dernier, aucune puissance médicale ne pouvait plus combattre la maladie; elle avait les affreux symptômes que monsieur de Mortsauf vous aura sans doute décrits, puisqu'il croyait les éprouver. Madame la comtesse n'était pas alors sous l'influence passagère d'une perturbation due à une lutte intérieure que la médecine dirige et qui devient la cause d'un état meilleur, ou sous le coup d'une crise commencée et dont le désordre se répare; non, la maladie était arrivée au point où l'art est inutile: c'est l'incurable résultat d'un chagrin, comme une blessure mortelle est la conséquence d'un coup de poignard. Cette affection est produite par l'inertie d'un organe dont le jeu est aussi nécessaire à la vie que celui du cœur. Le chagrin a fait l'office du poignard. Ne vous y trompez pas! madame de Mortsauf meurt de quelque peine inconnue.

— Inconnue! dis-je. Ses enfants n'ont point été malades?

— Non, me dit-il en me regardant d'un air significatif, et depuis qu'elle est sérieusement atteinte, monsieur de Mortsauf ne l'a plus tourmentée. Je ne suis plus utile, monsieur Deslandes d'Azay suffit, il n'existe aucun remède, et les souffrances sont horribles. Riche, jeune, belle, et mourir maigrie, vieillie par la faim, car elle mourra de faim! Depuis quarante jours, l'estomac étant comme fermé rejette tout aliment, sous quelque forme qu'on le présente.

Monsieur Origet me pressa la main que je lui tendis, il me l'avait presque demandée par un geste de respect.

— Du courage, monsieur, dit-il en levant les yeux au ciel.

Sa phrase exprimait de la compassion pour des peines qu'il croyait également partagées; il ne soupçonnait pas le dard envenimé de ses paroles qui m'atteignirent comme une flèche au cœur. Je montai brusquement en voiture en promettant une bonne récompense au postillon si j'arrivais à temps.

Malgré mon impatience, je crus avoir fait le chemin en quelques minutes, tant j'étais absorbé par les réflexions amères qui se pressaient dans mon âme. Elle meurt de chagrin, et ses enfants vont bien! elle mourait donc par moi! Ma conscience menaçante prononça un de ces réquisitoires qui retentissent dans toute la vie et quelquefois au delà. Quelle faiblesse et quelle impuissance dans la justice humaine! elle ne venge que les actes patents. Pourquoi la mort et la honte au meurtrier qui tue d'un coup, qui vous surprend généreusement dans le sommeil et vous endort pour toujours, ou qui frappe à l'improviste, en vous évitant l'agonie? Pourquoi la vie heureuse, pourquoi l'estime au meurtrier qui verse goutte à goutte le fiel dans l'âme et mine le corps pour le détruire? Combien de meurtriers impunis! Quelle complaisance pour le vice élégant! quel acquittement pour l'homicide causé par les persécutions morales! Je ne sais quelle main vengeresse leva tout à coup le rideau peint qui couvre la société. Je vis plusieurs de ces victimes qui vous sont aussi connues qu'à moi: madame de Beauséant partie mourante en Normandie quelques jours avant mon départ! La duchesse de Langeais compromise! Lady Brandon arrivée en Touraine pour y mourir dans cette humble maison où lady Dudley était restée deux semaines, et tuée, par quel horrible dénoûment? vous le savez! Notre époque est fertile en événements de ce genre. Qui n'a connu cette pauvre jeune femme qui s'est empoisonnée, vaincue par la jalousie qui tuait peut-être madame de Mortsauf? Qui n'a frémi du destin de cette délicieuse jeune fille qui, semblable à une fleur piquée par un taon, a dépéri en deux ans de mariage, victime de sa pudique ignorance, victime d'un misérable auquel Ronquerolles, Montriveau, de Marsay donnent la main parce qu'il sert leurs projets politiques? Qui n'a palpité au récit des derniers moments de cette femme qu'aucune prière n'a pu fléchir et qui n'a jamais voulu revoir son mari après en avoir si noblement payé les dettes? Madame d'Aiglemont n'a-t-elle pas vu la tombe de bien près, et sans les soins de mon frère vivrait-elle? Le monde et la science sont complices de ces crimes pour lesquels il n'est point de Cours d'Assises. Il semble que personne ne meure de chagrin, ni de désespoir, ni d'amour, ni de misères cachées, ni d'espérances cultivées sans fruit, incessamment replantées et déracinées. La nomenclature nouvelle a des mots ingénieux pour tout expliquer; la gastrite, la péricardite, les mille maladies de femme dont les noms se disent à l'oreille, servent de passe-port aux cercueils escortés de larmes hypocrites que la main du notaire a bientôt essuyées. Y a-t-il au fond de ce malheur quelque loi que nous ne connaissons pas? Le centenaire doit-il impitoyablement joncher le terrain de morts, et le dessécher autour de lui pour s'élever, de même que le millionnaire s'assimile les efforts d'une multitude de petites industries? Y a-t-il une forte vie venimeuse qui se repaît des créatures douces et tendres? Mon Dieu! appartenais-je donc à la race des tigres? Le remords me serrait le cœur de ses doigts brûlants, et j'avais les joues sillonnées de larmes quand j'entrai dans l'avenue de Clochegourde par une humide matinée d'octobre qui détachait les feuilles mortes des peupliers dont la plantation avait été dirigée par Henriette, dans cette avenue où naguère elle agitait son mouchoir comme pour me rappeler! Vivait-elle? Pourrais-je sentir ses deux blanches mains sur ma tête prosternée? En un moment je payai tous les plaisirs donnés par Arabelle et les trouvai chèrement vendus! je me jurai de ne jamais la revoir, et je pris en haine l'Angleterre. Quoique lady Dudley soit une variété de l'espèce, j'enveloppai toutes les Anglaises dans les crêpes de mon arrêt.

 

En entrant à Clochegourde, je reçus un nouveau coup. Je trouvai Jacques, Madeleine et l'abbé de Dominis agenouillés tous trois au pied d'une croix de bois plantée au coin d'une pièce de terre qui avait été comprise dans l'enceinte, lors de la construction de la grille, et que ni le comte, ni la comtesse n'avaient voulu abattre. Je sautai hors de ma voiture et j'allai vers eux le visage plein de larmes, et le cœur brisé par le spectacle de ces deux enfants et de ce grave personnage implorant Dieu. Le vieux piqueur y était aussi, à quelques pas, la tête nue.

— Eh! bien, monsieur? dis-je à l'abbé de Dominis en baisant au front Jacques et Madeleine qui me jetèrent un regard froid, sans cesser leur prière. L'abbé se leva, je lui pris le bras pour m'y appuyer en lui disant: — Vit-elle encore? Il inclina la tête par un mouvement triste et doux. — Parlez, je vous en supplie, au nom de la Passion de Notre-Seigneur! Pourquoi priez-vous au pied de cette croix? pourquoi êtes-vous ici et non près d'elle? pourquoi ses enfants sont-ils dehors par une si froide matinée? dites-moi tout, afin que je ne cause pas quelque malheur par ignorance.

— Depuis plusieurs jours, madame la comtesse ne veut voir ses enfants qu'à des heures déterminées. — Monsieur, reprit-il après une pause, peut-être devriez-vous attendre quelques heures avant de revoir madame de Mortsauf, elle est bien changée! mais il est utile de la préparer à cette entrevue, vous pourriez lui causer quelque surcroît de souffrance... Quant à la mort, ce serait un bienfait.

Je serrai la main de cet homme divin dont le regard et la voix caressaient les blessures d'autrui sans les aviver.

— Nous prions tous ici pour elle, reprit-il; car elle, si sainte, si résignée, si faite à mourir, depuis quelques jours elle a pour la mort une horreur secrète, elle jette sur ceux qui sont pleins de vie des regards où, pour la première fois, se peignent des sentiments sombres et envieux. Ses vertiges sont excités, je crois, moins par l'effroi de la mort que par une ivresse intérieure, par les fleurs fanées de sa jeunesse qui fermentent en se flétrissant. Oui, le mauvais ange dispute cette belle âme au ciel. Madame subit sa lutte au mont des Oliviers, elle accompagne de ses larmes la chute des roses blanches qui couronnaient sa tête de Jephté mariée, et tombées une à une. Attendez, ne vous montrez pas encore, vous lui apporteriez les clartés de la cour, elle retrouverait sur votre visage un reflet des fêtes mondaines et vous rendriez de la force à ses plaintes. Ayez pitié d'une faiblesse que Dieu lui-même a pardonnée à son Fils devenu homme. Quels mérites aurions-nous d'ailleurs à vaincre sans adversaire? Permettez que son confesseur ou moi, deux vieillards dont les ruines n'offensent point sa vue, nous la préparions à une entrevue inespérée, à des émotions auxquelles l'abbé Birotteau avait exigé qu'elle renonçât. Mais il est dans les choses de ce monde une invisible trame de causes célestes qu'un œil religieux aperçoit, et si vous êtes venu ici, peut-être y êtes-vous amené par une de ces célestes étoiles qui brillent dans le monde moral, et qui conduisent vers le tombeau comme vers la crèche...

Il me dit alors, en employant cette onctueuse éloquence qui tombe sur le cœur comme une rosée, que depuis six mois la comtesse avait chaque jour souffert davantage, malgré les soins de monsieur Origet. Le docteur était venu pendant deux mois, tous les soirs, à Clochegourde, voulant arracher cette proie à la mort, car la comtesse avait dit: — «Sauvez-moi!» — «Mais, pour guérir le corps, il aurait fallu que le cœur fût guéri!» s'était un jour écrié le vieux médecin.

— Selon les progrès du mal, les paroles de cette femme si douce sont devenues amères, me dit l'abbé de Dominis. Elle crie à la terre de la garder, au lieu de crier à Dieu de la prendre; puis, elle se repent de murmurer contre les décrets d'en haut. Ces alternatives lui déchirent le cœur, et rendent horrible la lutte du corps et de l'âme. Souvent le corps triomphe! — «Vous me coûtez bien cher!» a-t-elle dit un jour à Madeleine et à Jacques en les repoussant de son lit. Mais en ce moment, rappelée à Dieu par ma vue, elle a dit à mademoiselle Madeleine ces angéliques paroles: «Le bonheur des autres devient la joie de ceux qui ne peuvent plus être heureux.» Et son accent fut si déchirant que j'ai senti mes paupières se mouiller. Elle tombe, il est vrai; mais, à chaque faux pas, elle se relève plus haut vers le ciel.

Frappé des messages successifs que le hasard m'envoyait, et qui, dans ce grand concert d'infortunes, préparaient par de douloureuses modulations le thème funèbre, le grand cri de l'amour expirant, je m'écriai: — Vous le croyez, ce beau lys coupé refleurira dans le ciel?

— Vous l'avez laissée fleur encore, me répondit-il, mais vous la retrouverez consumée, purifiée dans le feu des douleurs, et pure comme un diamant encore enfoui dans les cendres. Oui, ce brillant esprit, étoile angélique, sortira splendide de ses nuages pour aller dans le royaume de lumière.

Au moment où je serrais la main de cet homme évangélique, le cœur oppressé de reconnaissance, le comte montra hors de la maison sa tête entièrement blanchie et s'élança vers moi par un mouvement où se peignait la surprise.

— Elle a dit vrai! le voici. «Félix, Félix, voici Félix qui vient!» s'est écriée madame de Mortsauf. Mon ami, reprit-il en me jetant des regards insensés de terreur, la mort est ici. Pourquoi n'a-t-elle pas pris un vieux fou comme moi qu'elle avait entamé...

Je marchai vers le château, rappelant mon courage; mais sur le seuil de la longue antichambre qui menait du boulingrin au perron, en traversant la maison, l'abbé Birotteau m'arrêta.

— Madame la comtesse vous prie de ne pas entrer encore, me dit-il.

En jetant un coup d'œil, je vis les gens allant et venant, tous affairés, ivres de douleur et surpris sans doute des ordres que Manette leur communiquait.

— Qu'arrive-t-il? dit le comte effarouché de ce mouvement autant par crainte de l'horrible événement, que par l'inquiétude naturelle à son caractère.

— Une fantaisie de malade, répondit l'abbé. Madame la comtesse ne veut pas recevoir monsieur le vicomte dans l'état où elle est; elle parle de toilette, pourquoi la contrarier?

Manette alla chercher Madeleine, et nous vîmes Madeleine sortant quelques moments après être entrée chez sa mère. Puis en nous promenant tous les cinq, Jacques et son père, les deux abbés et moi, tous silencieux le long de la façade sur le boulingrin, nous dépassâmes la maison. Je contemplai tour à tour Montbazon et Azay, regardant la vallée jaunie dont le deuil répondait alors comme en toute occasion aux sentiments qui m'agitaient. Tout à coup j'aperçus la chère mignonne courant après les fleurs d'automne et les cueillant sans doute pour composer des bouquets. En pensant à tout ce que signifiait cette réplique de mes soins amoureux, il se fit en moi je ne sais quel mouvement d'entrailles, je chancelai, ma vue s'obscurcit, et les deux abbés entre lesquels je me trouvais me portèrent sur la margelle d'une terrasse où je demeurai pendant un moment comme brisé, mais sans perdre entièrement connaissance.

— Pauvre Félix, me dit le comte, elle avait bien défendu de vous écrire, elle sait combien vous l'aimez!

Quoique préparé à souffrir, je m'étais trouvé sans force contre une attention qui résumait tous mes souvenirs de bonheur. «La voilà, pensai-je, cette lande desséchée comme un squelette, éclairée par un jour gris au milieu de laquelle s'élevait un seul buisson de fleurs, que jadis dans mes courses je n'ai pas admirée sans un sinistre frémissement et qui était l'image de cette heure lugubre!» Tout était morne dans ce petit castel, autrefois si vivant, si animé! tout pleurait, tout disait le désespoir et l'abandon. C'était des allées ratissées à moitié, des travaux commencés et abandonnés, des ouvriers debout regardant le château. Quoique l'on vendangeât les clos, l'on n'entendait ni bruit ni babil. Les vignes semblaient inhabitées, tant le silence était profond. Nous allions comme des gens dont la douleur repousse des paroles banales, et nous écoutions le comte, le seul de nous qui parlât. Après les phrases dictées par l'amour machinal qu'il ressentait pour sa femme, le comte fut conduit par la pente de son esprit à se plaindre de la comtesse. Sa femme n'avait jamais voulu se soigner ni l'écouter quand il lui donnait de bons avis; il s'était aperçu le premier des symptômes de la maladie; car il les avait étudiés sur lui-même, les avait combattus et s'en était guéri tout seul sans autre secours que celui d'un régime, et en évitant toute émotion forte. Il aurait bien pu guérir aussi la comtesse; mais un mari ne saurait accepter de semblables responsabilités, surtout lorsqu'il a le malheur de voir en toute affaire son expérience dédaignée. Malgré ces représentations, la comtesse avait pris Origet pour médecin. Origet, qui l'avait jadis si mal soigné, lui tuait sa femme. Si cette maladie a pour cause d'excessifs chagrins, il avait été dans toutes les conditions pour l'avoir; mais quels pouvaient être les chagrins de sa femme? La comtesse était heureuse, elle n'avait ni peines ni contrariétés! leur fortune était, grâce à ses soins et à ses bonnes idées, dans un état satisfaisant; il laissait madame de Mortsauf régner à Clochegourde; ses enfants, bien élevés, bien portants, ne donnaient plus aucune inquiétude; d'où pouvait donc procéder le mal? Et il discutait et il mêlait l'expression de son désespoir à des accusations insensées. Puis, ramené bientôt par quelque souvenir à l'admiration que méritait cette noble créature, quelques larmes s'échappaient de ses yeux, secs depuis si long-temps.

Madeleine vint m'avertir que sa mère m'attendait. L'abbé Birotteau me suivit. La grave jeune fille resta près de son père, en disant que la comtesse désirait être seule avec moi, et prétextait la fatigue que lui causerait la présence de plusieurs personnes. La solennité de ce moment produisit en moi cette impression de chaleur intérieure et de froid au dehors qui nous brise dans les grandes circonstances de la vie. L'abbé Birotteau, l'un de ces hommes que Dieu a marqués comme siens en les revêtant de douceur, de simplicité, en leur accordant la patience et la miséricorde, me prit à part.

— Monsieur, me dit-il, sachez que j'ai fait tout ce qui était humainement possible pour empêcher cette réunion. Le salut de cette sainte le voulait ainsi. Je n'ai vu qu'elle et non vous. Maintenant que vous allez revoir celle dont l'accès aurait dû vous être interdit par les anges, apprenez que je resterai entre vous pour la défendre contre vous-même et contre elle peut-être! Respectez sa faiblesse. Je ne vous demande pas grâce pour elle comme prêtre, mais comme un humble ami que vous ne saviez pas avoir, et qui veut vous éviter des remords. Notre chère malade meurt exactement de faim et de soif. Depuis ce matin, elle est en proie à l'irritation fiévreuse qui précède cette horrible mort, et je ne puis vous cacher combien elle regrette la vie. Les cris de sa chair révoltée s'éteignent dans mon cœur où ils blessent des échos encore trop tendres; mais monsieur de Dominis et moi nous avons accepté cette tâche religieuse, afin de dérober le spectacle de cette agonie morale à cette noble famille qui ne reconnaît plus son étoile du soir et du matin. Car l'époux, les enfants, les serviteurs, tous demandent: Où est-elle? tant elle est changée. A votre aspect, les plaintes vont renaître. Quittez les pensées de l'homme du monde, oubliez les vanités du cœur, soyez près d'elle l'auxiliaire du ciel et non celui de la terre. Que cette sainte ne meure pas dans une heure de doute, en laissant échapper des paroles de désespoir.

 

Je ne répondis rien. Mon silence consterna le pauvre confesseur. Je voyais, j'entendais, je marchais et n'étais cependant plus sur la terre. Cette réflexion: «Qu'est-il donc arrivé? dans quel état dois-je la trouver, pour que chacun use de telles précautions?» engendrait des appréhensions d'autant plus cruelles qu'elles étaient indéfinies: elle comprenait toutes les douleurs ensemble. Nous arrivâmes à la porte de la chambre que m'ouvrit le confesseur inquiet. J'aperçus alors Henriette en robe blanche, assise sur son petit canapé, placé devant la cheminée ornée de nos deux vases pleins de fleurs; puis des fleurs encore sur le guéridon placé devant la croisée. Le visage de l'abbé Birotteau, stupéfait à l'aspect de cette fête improvisée et du changement de cette chambre subitement rétablie en son ancien état, me fit deviner que la mourante avait banni le repoussant appareil qui environne le lit des malades. Elle avait dépensé les dernières forces d'une fièvre expirante à parer sa chambre en désordre pour y recevoir dignement celui qu'elle aimait en ce moment plus que toute chose. Sous les flots de dentelles, sa figure amaigrie, qui avait la pâleur verdâtre des fleurs du magnolia quand elles s'entr'ouvrent, apparaissait comme sur la toile jaune d'un portrait les premiers contours d'une tête chérie dessinée à la craie; mais, pour sentir combien la griffe du vautour s'enfonça profondément dans mon cœur, supposez achevés et pleins de vie les yeux de cette esquisse, des yeux caves qui brillaient d'un éclat inusité dans une figure éteinte. Elle n'avait plus la majesté calme que lui communiquait la constante victoire remportée sur ses douleurs. Son front, seule partie de visage qui eût gardé ses belles proportions, exprimait l'audace agressive du désir et des menaces réprimées. Malgré les tons de cire de sa face allongée, des feux intérieurs s'en échappaient par un rayonnement semblable au fluide qui flambe au-dessus des champs par une chaude journée. Ses tempes creusées, ses joues rentrées montraient les formes intérieures du visage, et le sourire que formaient ses lèvres blanches ressemblait vaguement au ricanement de la mort. Sa robe croisée sur son sein attestait la maigreur de son beau corsage. L'expression de sa tête disait assez qu'elle se savait changée et qu'elle en était au désespoir. Ce n'était plus ma délicieuse Henriette, ni la sublime et sainte madame de Mortsauf; mais le quelque chose sans nom de Bossuet qui se débattait contre le néant, et que la faim, les désirs trompés poussaient au combat égoïste de la vie contre la mort. Je vins m'asseoir près d'elle en lui prenant pour la baiser sa main que je sentis brûlante et desséchée. Elle devina ma douloureuse surprise dans l'effort même que je fis pour la déguiser. Ses lèvres décolorées se tendirent alors sur ses dents affamées pour essayer un de ces sourires forcés sous lesquels nous cachons également l'ironie de la vengeance, l'attente du plaisir, l'ivresse de l'âme et la rage d'une déception.

— Ah! c'est la mort, mon pauvre Félix, me dit-elle, et vous n'aimez pas la mort! la mort odieuse, la mort de laquelle toute créature, même l'amant le plus intrépide, a horreur. Ici finit l'amour: je le savais bien. Lady Dudley ne vous verra jamais étonné de son changement. Ah! pourquoi vous ai-je tant souhaité, Félix? vous êtes enfin venu: je vous récompense de ce dévouement par l'horrible spectacle qui fit jadis du comte de Rancé un trappiste, moi qui désirais demeurer belle et grande dans votre souvenir, y vivre comme un lys éternel, je vous enlève vos illusions. Le véritable amour ne calcule rien. Mais ne vous enfuyez pas, restez. Monsieur Origet m'a trouvée beaucoup mieux ce matin, je vais revenir à la vie, je renaîtrai sous vos regards. Puis, quand j'aurai recouvré quelques forces, quand je commencerai à pouvoir prendre quelque nourriture, je redeviendrai belle. A peine ai-je trente-cinq ans, je puis encore avoir de belles années. Le bonheur rajeunit, et je veux connaître le bonheur. J'ai fait des projets délicieux, nous les laisserons à Clochegourde et nous irons ensemble en Italie.

Des pleurs humectèrent mes yeux, je me tournai vers la fenêtre comme pour regarder les fleurs; l'abbé Birotteau vint à moi précipitamment, et se pencha vers le bouquet: — Pas de larmes! me dit-il à l'oreille.

— Henriette, vous n'aimez donc plus notre chère vallée? lui répondis-je afin de justifier mon brusque mouvement.

— Si, dit-elle en apportant son front sous mes lèvres par un mouvement de câlinerie; mais sans vous, elle m'est funeste... sans toi, reprit-elle en effleurant mon oreille de ses lèvres chaudes pour y jeter ces deux syllabes comme deux soupirs.

Je fus épouvanté par cette folle caresse qui agrandissait encore les terribles discours des deux abbés. En ce moment ma première surprise se dissipa; mais si je pus faire usage de ma raison, ma volonté ne fut pas assez forte pour réprimer le mouvement nerveux qui m'agita pendant cette scène. J'écoutais sans répondre, ou plutôt je répondais par un sourire fixe et par des signes de consentement, pour ne pas la contrarier, agissant comme une mère avec son enfant. Après avoir été frappé de la métamorphose de la personne, je m'aperçus que la femme, autrefois si imposante par ses sublimités, avait dans l'attitude, dans la voix, dans les manières, dans les regards et les idées, la naïve ignorance d'un enfant, les grâces ingénues, l'avidité de mouvement, l'insouciance profonde de ce qui n'est pas son désir ou lui, enfin toutes les faiblesses qui recommandent l'enfant à la protection. En est-il ainsi de tous les mourants? dépouillent-ils tous les déguisements sociaux, de même que l'enfant ne les a pas encore revêtus? Ou, se trouvant au bord de l'éternité, la comtesse, en n'acceptant plus de tous les sentiments humains que l'amour, en exprimait-elle la suave innocence à la manière de Chloé?

— Comme autrefois vous allez me rendre à la santé, Félix, dit-elle, et ma vallée me sera bienfaisante. Comment ne mangerais-je pas ce que vous me présenterez? Vous êtes un si bon garde-malade! Puis, vous êtes si riche de force et de santé, qu'auprès de vous la vie est contagieuse. Mon ami, prouvez-moi donc que je ne puis mourir, mourir trompée! Ils croient que ma plus vive douleur est la soif. Oh! oui, j'ai bien soif, mon ami. L'eau de l'Indre me fait bien mal à voir, mais mon cœur éprouve une plus ardente soif. J'avais soif de toi, me dit-elle d'une voix plus étouffée en me prenant les mains dans ses mains brûlantes et m'attirant à elle pour me jeter ces paroles à l'oreille: mon agonie a été de ne pas te voir! Ne m'as-tu pas dit de vivre? je veux vivre. Je veux monter à cheval aussi, moi! je veux tout connaître, Paris, les fêtes, les plaisirs.

Ah! Natalie, cette clameur horrible que le matérialisme des sens trompés rend froide à distance, nous faisait tinter les oreilles au vieux prêtre et à moi: les accents de cette voix magnifique peignaient les combats de toute une vie, les angoisses d'un véritable amour déçu. La comtesse se leva par un mouvement d'impatience, comme un enfant qui veut un jouet. Quand le confesseur vit sa pénitente ainsi, le pauvre homme tomba soudain à genoux, joignit les mains, et récita des prières.