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Elle me regardait avec une sorte d'inquiétude, et je fus extrêmement intéressé par l'hésitation que trahirent ses premières paroles et ses manières. Elle allait faire violence à sa pudeur, et j'attendais une de ces confidences vulgaires, auxquelles nous sommes habitués, mais qui n'en sont pas moins honteuses pour les malades, lorsque, se levant avec brusquerie, elle me dit:

– Monsieur, il est fort inutile que je vous instruise du hasard auquel j'ai du de connaître votre nom, votre caractère et votre talent.

A son accent, je reconnus une Marseillaise.

– Je suis, reprit-elle, mariée depuis trois mois à Monsieur de… chef d'escadron dans les grenadiers de la garde; c'est un homme violent et d'une jalousie de tigre. Depuis six mois je suis grosse…

En prononçant cette phrase à voix basse, elle eut peine à dissimuler une contraction nerveuse qui crispa son larynx.

– J'appartiens, reprit-elle en continuant, à l'une des premières familles de Marseille; ma mère est madame de…

– Vous comprenez, dit le docteur en s'interrompant et nous regardant à la ronde, que je ne puis pas vous dire les noms…

– J'ai dix-huit ans, monsieur, dit-elle; j'étais promise depuis deux ans à l'un de mes cousins, jeune homme riche et fort aimable, mais appartenant à une famille exclusivement commerçante, la famille de ma mère. Nous nous aimions beaucoup… Il y a huit mois, M. de… mon mari, vint à Marseille; il est neveu de l'ancienne duchesse de… et, favori de l'empereur, il est promis à quelque haute fortune militaire: tout cela séduisit mon père. Malgré mon inclination connue, mon mariage avec le comte de… fut décidé. Ce manque de foi brouilla les deux familles. Mon père redoutant la violence du caractère marseillais, craignit quelque malheur; il voulut conclure cette affaire à Paris, où se trouvait la famille de M. de… Nous partîmes.

A la seconde couchée, au milieu de la nuit, je fus réveillée par la voix de mon cousin, et – je vis sa tête près de la mienne… Le lit où couchaient mon père et mère était à trois pas du mien; rien ne l'avait arrêté. Si mon père s'était réveillé, il lui aurait brûlé la cervelle… Je l'aimais… – c'est tout vous dire.

Elle baissa les yeux et soupira. J'ai souvent entendu les sons creux qui sortent de la poitrine des agonisans; mais j'avoue que ce soupir de femmes, ce repentir poignant, mêlé de résignation, cette terreur produite par un moment de plaisir, dont le souvenir semblait briller dans les yeux de la jeune Marseillaise, m'ont pour ainsi dire aguerri tout à coup aux expressions les plus vives de la souffrance. Il y a des jours où j'entends encore ce soupir, et il me donne toujours une sensation de froid intérieur, lorsque ma mémoire est fidèle.

– Dans trois jours, reprit-elle en levant les yeux sur moi, mon mari revient d'Allemagne. Il me sera impossible de lui cacher l'état dans lequel je suis, et il me tuera, monsieur; il n'hésitera même pas. Mon cousin se brûlera la cervelle ou provoquera mon mari. Je suis dans l'enfer…

Elle dit cette phrase avec un calme effrayant.

– Adolphe est tenu fort sévèrement; son père et sa mère lui donnent peu d'argent pour son entretien; ma mère n'a pas la disposition de sa fortune; de mon côté, moi, je ne possède rien; cependant, entre nous trois, nous avons trouvé 4,000 francs…

– Les voici, dit-elle en tirant de son corset des billets de banque et me les présentant.

– Eh bien! madame?.. lui demandai-je.

– Eh bien! monsieur, reprit-elle en paraissant étonnée de ma question, je viens vous supplier de sauver l'honneur de deux familles, la vie de trois personnes et celle de ma mère, aux dépens de mon malheureux enfant…

– N'achevez pas, lui dis-je avec sang froid.

J'allai prendre le Code.

– Voyez, madame, repris-je en montrant une page qu'elle n'avait sans doute pas lue, vous m'enverriez à l'échafaud. Vous me proposez un crime que la loi punit de mort, et vous seriez vous-même condamnée à une peine plus terrible peut-être que ne l'est la mienne… Mais, la justice ne serait pas si sévère, que je ne pratiquerais pas une opération de ce genre; elle est presque toujours un double assassinat; car il est rare que la mère ne périsse pas aussi. Vous pouvez prendre un meilleur parti… Pourquoi ne fuyez-vous pas?.. Allez en pays étranger.

– Je serais déshonorée…

Elle me fit encore quelques instances, mais doucement et avec un sourd accent de désespoir. Je la renvoyai…

Le surlendemain, vers huit heures du matin, elle revint. En la voyant entrer dans mon cabinet, je lui fis un signe de dénégation très-péremptoire; mais elle se jeta si vivement à mes genoux que je ne pus l'en empêcher.

– Tenez!.. s'écria-t-elle, voici dix mille francs!..

– Hé! madame, répondis-je, cent mille, un million même, ne me convertiraient pas au crime… Si je vous promettais mon secours dans un moment de faiblesse, plus tard, au moment d'agir, la raison me reviendrait, et je manquerais à ma parole. Ainsi retirez-vous.

Elle se releva, s'assit, et fondit en larmes.

– Je suis morte!.. s'écria-t-elle. Mon mari revient demain…

Elle tomba dans une espèce d'engourdissement; et puis, après sept ou huit minutes de silence, elle me jeta un regard suppliant; je détournai les yeux; elle me dit:

– Adieu, monsieur!..

Et disparut.

Cet horrible poème de mélancolie m'oppressa pendant toute la journée… J'avais toujours devant moi cette femme pâle, et je lisais toujours les pensées écrites dans son dernier regard.

Le soir, au moment où j'allais me coucher, une vieille femme en haillons, et qui sentait la boue des rues, me remit une lettre écrite sur une feuille de papier gras et jaune; les caractères, mal tracés, se lisaient à peine, et il y avait de l'horreur et dans ce message et dans la messagère.

«J'ai été massacrée par le chirurgien malhabile d'une maison de prostitution, car je n'ai trouvé de pitié que là; mais je suis perdue. Une hémorragie affreuse a été la suite de cet acte de désespoir. Je suis, sous le nom de Mme Lebrun, à l'hôtel de Picardie, rue de Seine. Le mal est fait. Aurez-vous maintenant le courage de venir me visiter, et de voir s'il y a pour moi quelque chance de conserver la vie?..

Écouterez-vous mieux une mourante?..

Un frisson de fièvre passa sur ma colonne vertébrale. Je jetai la lettre au feu, puis me couchai; mais je ne dormis pas; je répétai vingt fois et presque mécaniquement:

– Ah! la malheureuse…

Le lendemain, après avoir fait toutes mes visites, j'allai, conduit par une sorte de fascination, jusqu'à l'hôtel que la jeune femme m'avait indiqué. Sous prétexte de chercher quelqu'un dont je ne savais pas exactement l'adresse, je pris avec prudence des informations, et le portier me dit:

– Non, monsieur, nous n'avons personne de ce nom-là. Hier il est bien venu une jeune femme; mais elle ne restera pas longtemps ici… Elle est morte ce matin à midi…

Je sortis avec précipitation, et j'emportai dans mon coeur un souvenir éternel de tristesse et de terreur. Je vois passer peu de corbillards seuls et sans parens à travers Paris sans penser à cette aventure, et chaque fois j'y découvre de nouvelles sources d'intérêt. C'est un drame à cinq personnages, dont, pour moi, les destinées inconnues se dénouent de mille manières, et qui m'occupent souvent pendant des heures entières…

Nous restâmes silencieux. Le docteur avait conté cette histoire avec un accent si pénétrant, ses gestes furent si pittoresques et sa diction si vive, que nous vîmes successivement et l'héroïne et le char des pauvres conduit par les croque-morts, allant au trot vers le cimetière.

– Pendant la campagne de 1812, nous dit alors un colonel d'artillerie, j'ai été, comme le docteur, le témoin ou plutôt la cause involontaire d'un malheur qui a beaucoup d'analogie avec celui dont il vient de nous parler. Il s'agit aussi d'une femme mariée; mais si le résultat est à peu près le même, il y existe entre les deux faits de notables différences.

Lorsque nous arrivâmes à la Bérésina, il n'y avait plus, comme vous le savez, ni discipline ni obéissance militaire. Tous les rangs étaient confondus à l'armée; l'armée n'était même plus qu'un ramas d'hommes de toutes nations, qui allait instinctivement du nord au midi… Les soldats chassaient de leurs foyers un général en haillons et pieds nus, quand il n'apportait ni bois ni vivres. Après le passage de cette célèbre rivière, le désordre ne fut pas moindre.

Je sortais tranquillement, tout seul, sans vivres, sans argent, des marais de Zembin, et j'allais cherchant une maison où l'on voulût bien me recevoir. N'en trouvant pas, ou chassé de celles que je rencontrais, j'aperçus heureusement vers le soir une mauvaise petite ferme de Pologne, dont rien ne pourrait vous donner une idée, à moins que vous n'ayez vu les maisons de bois de la Basse-Normandie ou les plus pauvres métairies de la Bretagne. Ces habitations consistent en une seule chambre partagée dans un bout par une cloison en planches, et la plus petite pièce sert de magasin à fourrages. L'obscurité du crépuscule me permettait de voir de loin une légère fumée qui s'échappait de cette maison.

Espérant y trouver des camarades plus compatissans que ceux auxquels je m'étais adressé jusqu'alors, je marchai courageusement jusqu'à la ferme. En y entrant, je trouvai la table mise. Plusieurs officiers, parmi lesquels une femme, spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de terre, de la chair de cheval grillée sur des charbons et des betteraves gelées. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines d'artillerie du premier régiment, dans lequel j'avais servi.

Je fus accueilli par un hourra d'acclamations qui m'aurait fort étonné de l'autre côté de la Bérésina; mais en ce moment le froid était moins intense; mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient; et la salle, jonchée de bottes de paille, leur offrait la perspective d'un bon coucher, d'une nuit de délices. Nous n'en demandions pas tant alors. Ils pouvaient être philanthropes sans danger. Je me mis à manger en m'asseyant sur une botte de fourrage.

 

Au bout de la table, du côté de la porte par laquelle on communiquait avec la petite pièce pleine de paille et de foin, se trouvait mon ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j'aie jamais rencontrés dans tout le ramassis d'hommes qu'il m'a été permis de voir. Il était Italien. Or toutes les fois que la nature humaine est belle dans les contrées méridionales, alors elle est sublime. Je ne sais si vous avez remarqué la singulière blancheur des Italiens quand ils sont blancs…

– Cela est bien vrai, s'écria une dame; les cheveux noirs et bouclés d'une tête italienne en font valoir le teint, et il y a dans le caractère de la beauté transalpine je ne sais quelle perfection inexplicable…

– Bien, ma chère, dit la maîtresse du logis; allez, allez…

L'imprudente interlocutrice rougit et se tut.

Il y avait toute une révélation dans ce peu de paroles, dites avec une vivacité décente qui peignait les profondes observations de l'amour. Nous regardâmes tous la jeune étourdie avec une malice douce, la malice d'artistes très indulgens de leur nature.

Pour la tirer de peine, le narrateur reprit vivement:

Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a tracé du colonel Oudet, j'ai retrouvé mes propres sensations dans chacune de ses phrases élégantes et passionnées. Italien, comme la plupart des officiers qui composaient son régiment, emprunté, du reste, par l'empereur à l'armée d'Eugène, mon colonel était un homme de haute taille; – il avait bien huit à neuf pouces, – admirablement proportionné, un peu gros peut-être, mais d'une vigueur prodigieuse, et leste, découplé comme un lévrier. Il avait des cheveux noirs à profusion, un teint blanc comme celui d'une femme, de petites mains, un joli pied, une bouche gracieuse, un nez aquilin, dont les lignes étaient minces et dont le bout se pinçait naturellement et blanchissait quand il était en colère, ce qui arrivait souvent, car il était d'une irascibilité qui passe toute croyance.

Personne ne restait calme près de lui. Moi, je ne le craignais pas, mais uniquement parce qu'il m'avait pris dans une singulière amitié, et que, de moi, il prenait tout en gré. Je l'ai vu dans des colères dont rien ne saurait donner l'idée. Alors, son front se crispait et ses muscles dessinaient au milieu de son front un delta, ou, pour mieux dire, le fer à cheval de Redgauntlet, qui tous terrifiait encore plus peut-être que les éclairs magnétiques de ses yeux bleus; tout son corps tressaillait; et sa force, déjà si grande à l'état normal, devenait presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup; et sa voix, au moins aussi puissante que celle d'Oudet, jetait une incroyable richesse de son dans la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si ce vice de prononciation était une grâce chez lui dans certains momens, lorsqu'il commandait la manoeuvre ou qu'il était ému, vous ne sauriez imaginer quelle sécurité de puissance exprimait cette accentuation si vulgaire à Paris; il faudrait l'avoir entendu.

Lorsque le colonel était tranquille, ses yeux bleus peignaient une douceur angélique; son front pur avait une expression pleine de charme. A une parade il n'y avait pas à l'armée d'Italie d'homme qui pût lutter avec lui; d'Orsay lui-même, le beau d'Orsay fut vaincu par notre colonel lors de la dernière revue passée par Napoléon avant d'entrer en Russie.

Tout était opposition chez cet homme privilégié. La passion vit par les contrastes: aussi ne me demandez pas s'il exerçait sur les femmes ces irrésistibles influences auxquelles leur nature se plie comme la matière vitrifiable sous la canne du souffleur; mais, par une singulière fatalité, un observateur se rendrait peut-être compte de ce phénomène, il avait peu de femmes, ou négligeait d'en avoir.

Pour vous donner une idée de sa violence, je vais vous dire en deux mots ce que je lui ai vu faire dans un paroxisme de colère.

Nous montions avec nos canons un chemin très-étroit, bordé d'un côté par un talus assez haut, et de l'autre par des bois. Au milieu du chemin, nous nous rencontrâmes avec un autre régiment d'artillerie, à la tête duquel était le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine de notre régiment, qui se trouvait en tête de la première batterie; celui-ci s'y refuse; l'autre fait signe à sa première batterie d'avancer; et malgré le soin que le conducteur mit à se jeter sur le bois, la roue du premier canon prit la jambe droite de notre capitaine et la lui brisa, en le renversant de l'autre côté de son cheval. Tout cela fut l'affaire d'un moment. Notre colonel se trouvait à une faible distance, il devina la querelle, accourut au grand galop en passant à travers les pièces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en l'air, et arriva sur le terrain, en face de l'autre colonel, au moment où notre capitaine criait: – A moi!.. en tombant.

Non, notre colonel italien n'était plus un homme!.. Il avait de l'écume à la bouche; il grondait comme un lion; hors d'état de prononcer une parole et même un cri, il fit un signe effroyable à son antagoniste, en lui montrant le bois et tirant son sabre. Ils y entrèrent. En deux secondes, nous vîmes son adversaire à terre, la tête fendue en deux. Les autres reculèrent, ah! fistre! et bon train!..

Il faut vous dire que le capitaine que l'on avait manqué de tuer, et qui jappait dans le bourbier, où la roue du canon l'avait jeté, avait pour femme une ravissante Italienne de Messine, qui était la maîtresse de notre colonel. Cette circonstance avait augmenté sa fureur; car ce mari lui appartenait, faisait partie de son bagage, et il devait le défendre comme une chose à lui.

Or ce capitaine était en face de moi, dans la cabane où je reçus un si favorable accueil; et sa femme se trouvait à l'autre bout de la table, vis-à-vis le colonel. Elle se nommait Rosina. C'était une petite femme, fort brune, mais portant, dans ses yeux noirs et fendus en amande, toutes les ardeurs du soleil de la Sicile. Quoiqu'elle fût en ce moment dans un déplorable état de maigreur; qu'elle eût les joues couvertes de poussière comme un fruit exposé aux intempéries d'un grand chemin; qu'elle fût vêtue de haillons, fatiguée par les marches; que ses cheveux en désordre et collés ensemble fussent entièrement cachés sous un morceau de châle en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle; ses mouvemens étaient jolis; sa bouche rose et chiffonnée, ses dents blanches, les formes de sa figure, sa gorge, attraits que la misère, le froid, l'incurie, n'avaient pas tout-à-fait dénaturés, parlaient encore d'amour à qui pouvait penser à une femme. C'était, du reste, une de ces natures frêles en apparence, mais nerveuses, pleines de force et construites pour la passion.

Le mari, gentilhomme piémontais, était petit; sa figure annonçait une bonhomie goguenarde, s'il est permis d'allier ces deux mots. Courageux, instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre sa femme et le colonel depuis environ deux ans. J'attribuais ce laisser-aller aux moeurs italiennes ou à quelque secret de ménage; mais il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m'inspirait toujours une involontaire défiance. Sa lèvre inférieure était mince et s'abaissait aux deux extrémités, au lieu de se relever, ce qui me semblait trahir un fonds de cruauté dans ce caractère, en apparence flegmatique et paresseux.

Vous devez bien imaginer que la conversation n'était pas très-brillante lorsque j'arrivai. Mes camarades, fatigués, mangeaient en silence. Naturellement ils me firent quelques questions, et nous nous racontâmes nos malheurs, tout en les entremêlant de réflexions sur la campagne, sur les généraux, sur leurs fautes, sur les Russes et le froid.

Un moment après mon arrivée, le colonel, ayant fini son maigre repas, s'essuya les moustaches, nous souhaita le bonsoir, et jetant son regard à l'Italienne:

– Rosina?.. lui dit-il.

Puis, sans attendre sa réponse, il alla se coucher dans la petite grange aux fourrages.

Le sens de l'interpellation du colonel était facile à saisir; aussi la jeune femme laissa-t-elle échapper un geste indescriptible qui peignait tout à la fois, et la contrariété qu'elle devait éprouver à voir sa dépendance affichée, sans aucun respect humain, et l'offense faite à sa dignité de femme, ou à son mari; puis, il y eut aussi dans la crispation rapide des traits, de son visage, dans le rapprochement violent de ses sourcils, une sorte de pressentiment: elle eut peut-être une prévision de sa destinée. Rosina resta tranquillement à table; mais un instant après, et vraisemblablement lorsque le colonel fut couché dans son lit de foin ou de paille, il répéta:

– Rosina?..

L'accent de ce second appel fut encore plus brutalement interrogatif que ne l'avait été l'autre. Le grasseyement du colonel et le nombre que la langue italienne permet de donner aux voyelles et aux finales, peignirent tout le despotisme, l'impatience, la volonté de cet homme.

Rosina pâlit, mais elle se leva, passa derrière nous, et rejoignit le colonel.

Tous mes camarades gardèrent un profond silence; mais moi, malheureusement, je me mis à rire après les avoir tous regardés, et mon rire se répéta de bouche en bouche.

– Tu ridi?.. dit le mari.

– Ma foi, mon camarade, lui répondisse en redevenant sérieux, j'avoue que j'ai eu tort… Je te demande mille fois pardon, et si tu n'es pas content des excuses que je te fais, je suis prêt à te rendre raison…

– Ce n'est pas toi qui as tort, c'est moi!.. reprit-il froidement.

Là-dessus, nous nous couchâmes dans la salle; et bientôt nous nous endormîmes tous d'un profond sommeil.

Le lendemain, chacun, sans éveiller son voisin, sans chercher un compagnon de voyage, se mit en route à sa fantaisie, avec cette espèce d'égoïsme qui a fait de notre déroute un des plus horribles drames de personnalité, de tristesse et d'horreur, qui jamais se soit passé sous le ciel.

Cependant, à sept ou huit cents pas de notre gîte, nous nous retrouvâmes presque tous, et nous marchâmes ensemble, comme des oies conduites en troupe par le despotisme aveugle d'un enfant: une même nécessité nous poussait.

Arrivés à un petit monticule d'où l'on pouvait encore apercevoir la ferme où nous avions passé la nuit, nous entendîmes des cris qui ressemblaient au rugissement des lions dans le désert, au mugissement des taureaux; mais non, cette clameur ne pouvait se comparer à rien de connu. Néanmoins nous distinguâmes un faible cri de femme mêlé à cette horrible et sinistre râle. Nous nous retournâmes tous, en proie à je ne sais quel sentiment de frayeur; alors nous ne vîmes plus la maison; mais un vaste bûcher. L'habitation était tout en flammes, et des tourbillons de fumée, enlevés par le vent, nous apportaient et les sons rauques et je ne sais quelle vapeur forte.

A quelques pas de nous marchait le capitaine; il venait tranquillement se joindre à notre caravane…

Nous le contemplâmes tous en silence, car nul n'osa l'interroger; mais lui, devinant notre curiosité, tourna sur sa poitrine l'index de la main droite; et, de la gauche, montrant l'incendie:

– Son'io! dit-il… Ç'est moi!..

Nous continuâmes à marcher, sans lui faire une seule observation.

– Toutes vos histoires sont épouvantables!.. dit la maîtresse du logis, et vous me causerez cette nuit des cauchemars affreux. Vous devriez bien dissiper les impressions qu'elles nous laissent en nous racontant quelque histoire gaie, ajouta-t-elle en se tournant vers un homme gros et gras, homme de beaucoup d'esprit et qui devait partir pour l'Italie, où l'appelaient des fonctions diplomatiques.

– Volontiers, répondit-il.

– Madame de… reprit-il en souriant, la femme d'un ancien ministre de la marine sous Louis XVI, se trouvait au château de… où j'avais été passer les vacances de l'année 180… Elle était encore belle, malgré trente-huit ans avoués, et en dépit des malheurs qu'elle avait essuyés pendant la révolution. Appartenant à l'une des meilleures maisons de France, elle avait été élevée dans un couvent. Ses manières, pleines de noblesse et d'affabilité, étaient empreintes d'une grâce indéfinissable. Je n'ai connu qu'à elle une certaine manière de marcher qui imprimait autant de respect qu'elle inspirait de désirs. Elle était grande, bien faite et pieuse. Il est facile d'imaginer l'effet qu'elle devait produire sur un petit garçon de treize ans: c'était alors mon âge. Sans avoir précisément peur d'elle, je la regardais avec une inquiétude désireuse et avec de vagues émotions qui ressemblaient aux tressaillemens de la crainte.

 

Un soir, par un de ces hasards dont il est difficile de rendre compte, sept ou huit des dames qui habitaient le château se trouvèrent seules, sur les onze heures du soir, devant un de ces feux qui ne sont ni pétillans ni éteints, mais dont la chaleur moite dispose peut-être à une causerie plus intime, en communiquant aux fibres une sorte d'épanouissement qui les béatifie.

Madame de… jeta un regard d'espion sur les hauts lambris et les vieilles tapisseries de l'immense salon. Ses grands yeux noirs tombèrent sur un coin passablement obscur où j'étais tapi derrière une duchesse aux pieds contournés: ce fut comme un regard de feu; mais elle ne me vit pas. J'étais resté coi en entendant ces dames raconter, sotto voce, des histoires auxquelles je ne comprenais rien; mais les rires de bon aloi qui terminaient chaque narration avaient piqué ma curiosité d'enfant.

A votre tour, avaient dit en choeur les châtelaines à madame de… allons, contez-nous comment…

Elle conservait peut-être une vague inquiétude de m'avoir vu jouant auprès d'elle; elle se leva, comme pour faire le tour du meuble énorme derrière lequel j'étais tapi; mais une vieille dame, plus impatiente que les autres, lui prit la main en lui disant:

– Le petit est couché, ma chère; d'ailleurs, voudriez-vous paraître plus prude que nous…

Alors la belle dame de… toussa, ses yeux se baissèrent souvent, et elle commença ainsi:

«J'étais au couvent de… et je devais en sortir au bout de trois jours pour épouser M. le comte de F… mon mari. Mon bonheur futur, envié par quelques unes de mes compagnes, donnait lieu pour la vingtième fois à des conjectures que je vous épargne, puisque d'après vos récits vous vous en êtes toutes occupées en temps et lieu.

»Trois jeunes personnes de mon âge et moi, qui ne pouvions pas faire ensemble soixante-dix ans, étions groupées devant la fenêtre d'un corridor, d'où l'on voyait ce qui se passait dans la cour du couvent. Depuis une heure environ, nos jeunes imaginations avaient cultivé le champ des suppositions d'une manière si folle et si innocente, je vous jure, qu'il nous était impossible de déterminer en quoi consistait le mariage; mes idées étaient même devenues si vagues que je ne savais plus sur quoi les fixer.

»Une soeur de trente à quarante ans, qui nous avait prises en amitié, vint à passer; c'était, autant que je me le rappelle, la fille d'un campagnard fort riche: elle avait été mise au couvent dès sa jeunesse, soit pour avantager son frère, soit à cause d'une aventure qu'elle ne racontait qu'à son honneur et gloire. Mademoiselle de Langeac, qui était plus libre qu'aucune de nous avec elle, l'arrêta et lui exposa assez [Note du transcripteur: mot illisible] ment le danger qu'il pouvait y avoir pour moi d'ignorer les conditions de la nature humaine.

La religieuse avisa dans la cour un maudit animal qui revenait du marché, et qui dans le moment, par la fierté de son allure, la puissance de développement de tout son être, formait la plus brillante définition du mariage que l'on pût donner.

Là, le groupe féminin se rapprocha, madame de… parla à voix basse, les dames chuchotèrent et tous les yeux brillèrent comme des étoiles; mais je ne pus entendre de la réponse de la religieuse que deux mots latins, employés par la belle dame, et qui étaient, je crois: Ecce homo!..

A cet aspect, reprit madame de… dont la voix remonta insensiblement au diapason doux et clair qui avait donné le ton aux juvéniles confidences de ces dames, je manquai de me trouver mal. Je pâlis en regardant mademoiselle de Fiennes que j'aimais beaucoup, et la terreur que j'ai ressentie depuis en pensant au jour où je devais monter sur l'échafaud n'est pas comparable à celle dont je fus la proie en songeant à la première nuit de mes noces. Je croyais être faite autrement que toutes les femmes. Je n'osais parler à ma mère; je regardais le comte avec un curieux effroi, sans en être plus instruite. Je ne vous dirai pas toutes les pensées martyrisantes dont je fus assaillie; l'idée d'un pareil supplice a été jusqu'à me faire rester, la veille de mon mariage, à tenir pendant environ une heure le bouton doré qui servait à ouvrir la porte de la chambre où dormait ma mère, sans pouvoir me décider à entrer, à la réveiller et à lui faire part de l'impossibilité où me mettait la nature d'être femme un jour.

»Bref! je fus menée plus morte que vive dans la chambre nuptiale…»

Ici madame de… ne put s'empêcher de sourire, et elle ajouta, non sans quelque mine de sainte ni-touche:

«Mais j'ai vu que tout ce que Dieu a fait est bien fait, et que la pauvre bécasse de religieuse avait essayé, comme Garo, de mettre des citrouilles à un chêne.»

– Monsieur, dit une jeune dame, si vos histoires gaies commencent ainsi, comment finiront-elles?..

– Oh! monsieur n'a jamais pu rien conter sans y mettre un trait un peu trop vif, et vraiment je le redoute. J'espère toujours qu'il s'est corrigé…

– Mais où est le mal?.. demanda naïvement le narrateur. Aujourd'hui vous voulez rire, et vous nous interdisez toutes les sources de la gaîté franche qui faisait les délices de nos ancêtres. Otez les tromperies de femmes, les ruses de moines, les aventures un peu breneuses de Verville et de Rabelais, où sera le rire?.. Vous avez remplacé cette poétique par celle des calembours d'Odry!.. Est-ce un progrès?.. Aujourd'hui nous n'osons plus rien!.. A peine une honnête femme permettrait-elle à son amant de lui raconter la bonne histoire du cocher de fiacre disant à une dame: Voulez-vous trinquer?… Il n'y a rien de possible avec des moeurs aussi tacitement libertines; car je trouve vos pièces de théâtre et vos romans plus gravement indécens que la crudité de Brantôme, chez lequel il n'y a ni arrière-pensée ni préméditation. Le jour où nous avons donné de la chasteté au langage, les moeurs avaient perdu la leur.

– La philanthropie a ruiné le conte!.. reprit un vieillard.

– Comment?.. dit la femme d'un peintre.

– Pour qu'un conte soit bon, il faut toujours qu'il vous fasse rire d'un malheur, répondit-il.

– Paradoxe!.. s'écria un journaliste.

– Aujourd'hui, reprit le vieillard en souriant, les sots se servent trop souvent de ce mot-là, quand ils ne peuvent pas répondre, pour qu'un homme d'esprit l'emploie.

Il y eut un moment de silence.

– Autrefois, dit le vieillard, les gens riches se faisaient enterrer dans les églises. Alors il y avait un intervalle entre l'enterrement réel et le convoi, parce que la tombe n'était pas toujours prête à recevoir le mort. Cet inconvénient avait obligé les curés de Paris à faire garder pendant un certain laps de temps les cercueils dans une chapelle où se trouvait un sépulcre postiche. C'était en quelque sorte un vestibule où les morts attendaient. Il y avait un prêtre de garde près de la chapelle mortuaire, et les familles payaient les prières de surérogation qui se disaient pendant la nuit ou pendant le jour qui s'écoulait entre l'enterrement factice et l'inhumation définitive. Excusez-moi de vous donner ces détails; mais aujourd'hui, pour beaucoup de personnes, ils sont de l'histoire…

Un pauvre prêtre, nouveau venu à Saint-Sulpice, débuta dans l'emploi de garder les morts… Un vieux maître des requêtes de l'hôtel avait été enterré la matin. Au commencement de la nuit, le prêtre de province fut installé dans la chapelle, et chargé de dire les prières à la lueur des cierges. Le voilà seul, au coin d'un pilier, dans cette grande église. Il dit un psaume, et quand le psaume est fini:

– Pan! pan!..

Il entend trois petits coups frappés faiblement.

Les oreilles lui tintent; il regarde la voûte, les dalles, les piliers… et finit par croire que ses confrères veulent lui jouer quelque tour, comme cela se fait dans les couvens pour les novices. Alors il se remet à dépêcher un autre psaume; et de verset en verset: