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Lettres intimes

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CXVII

Paris, 10 novembre 1864.

Mon cher Humbert,

Puisque mes lettres vous font plaisir, je ne vois pas pourquoi je me refuserais le bonheur de vous écrire. Que puis-je faire de mieux? Certainement rien. Je me sens toujours moins malheureux quand j'ai causé avec vous ou quand vous m'avez parlé. J'admire de plus en plus notre civilisation, avec ses postes, ses télégraphes, sa vapeur, son électricité, esclaves de la volonté humaine, qui permettent à la pensée d'être transmise si rapidement.

On devrait bien découvrir aussi quelque moyen d'empêcher que cette pensée fût si triste en général. Le seul que nous connaissions jusqu'à présent, c'est d'être jeune, aimé, libre et amant des beautés de la nature et du grand art. Nous ne sommes plus, vous et moi, ni jeunes, ni aimés, ni libres, ni même bien portants; contentons-nous donc et réjouissons-nous de ce qui nous reste. Hippocrate a dit: «ars longa,» nous devons dire: «ars æterna,» et nous prosterner devant son éternité.

Il est vrai que cette adoration de l'art nous rend cruellement exigeants et double pour nous le poids de la vie vulgaire, qui est, hélas! la vie réelle. Que faire? espérer? désespérer? se résigner? dormir? mourir? Non so. Que sais-je? Il n'y a que la foi qui sauve. Il n'y a que la foi qui perd. Le monde est un théâtre. Quel monde? La terre? le beau monde? Et les autres mondes, y a-t-il aussi là des comédiens? Les drames y sont-ils aussi douloureux ou aussi visibles que chez nous? Ces théâtres sont-ils aussi tard éclairés, et les spectateurs y ont-ils le temps de vieillir avant d'y voir clair?..

Inévitables idées, roulis, tangage du cœur! misérable navire qui sait que la boussole elle-même l'égare pendant les tempêtes! Sunt lacrymæ rerum.

Croiriez-vous, mon cher Humbert, que j'ai la faiblesse de ne pouvoir prendre mon parti du passé? Je ne puis comprendre pourquoi je n'ai pas connu Virgile; il me semble que je le vois rêvant dans sa villa de Sicile; il dut être doux, accueillant, affable. Et Shakspeare, le grand indifférent, impassible comme le miroir qui réflète les objets. Il a dû pourtant avoir pour tout une pitié immense. Et Beethoven, méprisant et brutal, et néanmoins doué d'une sensibilité si profonde. Il me semble que je lui eusse tout pardonné, ses mépris et sa brutalité. Et Glück le superbe!..

Envoyez-moi la marche d'Alceste avec vos paroles; je trouverai le moyen de la faire graver, sans que cela vous coûte rien. On ne vous payera pas vos vers, mais on ne vous battra pas non plus pour les avoir faits.

La semaine dernière, M. Blanche, le médecin de la maison de fous de Passy, avait réuni un nombreux auditoire de savants et d'artistes, pour fêter l'anniversaire de la première représentation des Troyens. J'ai été invité sans me douter de ce qu'on tramait. Gounod s'y trouvait, Doli fabricator Epeus; il a chanté avec sa faible voix, mais son profond sentiment, le duo «O nuit d'ivresse». Madame Barthe Banderali chantait Didon; puis Gounod a chanté seul la chanson d'Hylas. Une jeune dame a joué les airs de danse, et l'on m'a fait dire, sans musique, la scène de Didon: «Va, ma sœur, l'implorer,» et je vous assure que le passage virgilien a produit un grand effet:

 
Terque quaterque manu pectus percussa decorum
Flaventesque abscissa comas.
 

Tout ce monde savait ma partition à peu près par cœur. Vous nous manquiez.

Adieu, très cher ami.

CXVIII

12 décembre 1864.

Mon cher Ferrand,

Je commençais à être un peu inquiet de vous; ce n'est rien: il ne s'agit que de douleurs nouvelles. Je vais faire graver votre hymne. Il y aura peut-être un peu de retard; les ouvriers graveurs et imprimeurs se sont mis en grève, et il faut que cette crise se passe. J'ai arrangé les paroles dans une mesure où vous les aviez laissées en blanc; mais il faut que vous changiez encore quelques mots; le premier, par exemple, est impossible; la syllabe muette Je est choquante sur une aussi grosse note. Cela gâte tout à fait le début.

Le premier vers du second couplet, au contraire, va très bien. Il faudrait l'imiter. Une autre invocation ô ferait merveille. Et puis, tâchez de corriger en ce jour et dès ce jour dans le même couplet.

Il y a encore une faute de prosodie aux deux parties qui disent:

Inef-fable ivresse

L'inverse irait mieux:

Ivres-se ineffable

Mais cela détruit le vers. Revoyez cela; il faut que vos paroles, dont le sentiment est si beau, se collent à la musique d'une façon irréprochable.

Je viens de recevoir de Vienne une dépêche télégraphique du directeur de l'Académie de chant. Il m'apprend que, hier, pour fêter mon jour de naissance, 11 décembre, on a exécuté, au concert de sa société, le double chœur de la Damnation de Faust: «Villes entourées de murs et remparts. —Jam nox stellata velamina pandit.» Le chœur a été bissé avec des acclamations immenses.

N'est-ce pas une cordiale attention allemande?

Adieu; renvoyez-moi vos corrections quand vous les aurez bien faites. Il faut que cela soit pur comme un diamant.

A vous.

P. – S. – On ne peut pas dire non plus ve-nez, (ni de ne) pou-voir, c'est énorme.

Pourquoi ne mettez-vous pas votre nom sur le titre? Il faut l'y mettre.

Je crois aussi qu'il est nécessaire de transposer le morceau en fa; il y a des mesures qui montent trop pour les soproni et les ténors; et cela doit se chanter sans le moindre effort.

Que vous fait Jouvin? A-t-il écrit quelques nouvelles injures? C'est un parent des Gauthier de Grenoble, qui fait dans le Figaro.

Louis n'est pas encore revenu du Mexique. Il m'a écrit de la Martinique. Il a sauvé son navire au milieu d'une tempête qui a duré quatre jours et a tout brisé à son bord. En arrivant aux Antilles, il a été félicité par les autorités et nommé capitaine définitif.

Adieu à vous et aux vôtres. Si cela vous fatigue trop d'écrire, priez votre frère de vous remplacer.

CXIX

Paris, 23 décembre 1864.

Cher ami,

Vos paroles sont parfaites, et tout va fort bien. Je viens de parler à Brandus, qui consent volontiers à graver l'hymne et qui vous en donnera vingt exemplaires. Son imprimeur ne fait pas partie de la grève, et l'on pourra se mettre tout de suite à cette petite publication. Mon copiste transpose le morceau en fa, et je mettrai les paroles demain sous sa copie; après quoi, je talonnerai le graveur pour qu'il se hâte. Brandus, au moyen de sa Gazette musicale, pourra faire connaître et pousser la chose. Le titre sera comme vous le voulez.

Je viens de vous envoyer un numéro de la Nation, où Gasperini a écrit deux colonnes sur l'affaire des Troyens au Conservatoire.

Je ne connaissais pas la lettre de Glück. Où diable l'avez-vous trouvée?

Il en fut toujours ainsi partout. Beethoven a été bien plus insulté encore que Glück. Weber et Spontini ont eu le même honneur. M. de Flotow, auteur de Martha, n'a eu que des panégyristes. Ce plat opéra est joué dans toutes les langues, sur tous les théâtres du monde. Je suis allé l'autre jour entendre la ravissante petite Patti, qui jouait Martha; en sortant de là, il me semblait être couvert de puces comme quand on sort d'un pigeonnier; et j'ai fait dire à la merveilleuse enfant que je lui pardonnais de m'avoir fait entendre une telle platitude, mais que je ne pouvais faire davantage.

Heureusement, il y a là dedans le délicieux air irlandais The last rose of summer, qu'elle chante avec une simplicité poétique qui suffirait presque, par son doux parfum, à désinfecter le reste de la partition.

Je vais transmettre à Louis vos félicitations, et il y sera bien sensible; car il a lu de vos lettres, et il m'a, lui aussi, félicité d'avoir un ami tel que vous.

Adieu.

CXX

25 janvier 1865.

Mon cher Humbert,

On vient de m'apporter la dernière épreuve de votre hymne. Il n'y a enfin plus de fautes. On va imprimer, et vous recevrez prochainement vos exemplaires.

Dimanche dernier, notre ouverture des Francs Juges, exécutée au cirque Napoléon par le grand orchestre des concerts populaires, devant quatre mille personnes, a produit un effet gigantesque. Mes deux siffleurs ordinaires n'ont pas manqué de venir et de lancer leurs coups de sifflet après la troisième salve d'applaudissements, ce qui en a excité trois autres plus violentes que les premières, et un immense cri de bis. En sortant, on m'arrêtait sur le bouvleard, des dames se faisaient présenter à moi, des jeunes gens inconnus venaient me serrer la main. C'était curieux. C'est vous, mon cher ami, qui m'avez fait écrire cette ouverture, il y a trente-sept ans!

C'est mon premier morceau de musique instrumentale.

On vient de m'envoyer un journal américain contenant un très bel article sur l'exécution à New-York de l'ouverture du Roi Lear, sœur de la précédente. Quel malheur de ne pas vivre cent cinquante ans! comme on finirait par avoir raison de ces gredins de crétins!

Que devenez-vous, cher ami, par ce temps infâme de brouillards, de neige, de pluie, de boue, de vent, de froidure, d'engelures?

Mes amis, ou connaissances, tombent comme grêle. Nous avons trois mourants dans notre section à l'Institut. Mon ami Wallace se meurt; Félicien David de même; Scudo est mort; ce digne fou de Proudhon est mort. Qu'allons-nous devenir? Heureusement, Azevedo, Jouvin et Scholl nous restent!

 

Adieu; je vous serre la main.

CXXI

8 février 1865.

Cher ami,

On vous a envoyé, il y a huit jours, vingt-quatre exemplaires de votre hymne; je pense que vous les avez reçus.

Je me lève; il est six heures de l'après-midi; j'ai pris hier des gouttes de laudanum; je suis tout abruti. Quelle vie! Je parie que vous êtes plus malade, vous aussi.

Cependant je sortirai ce soir pour entendre le septuor de Beethoven. Je compte sur ce chef-d'œuvre pour me réchauffer le sang. Ce sont mes virtuoses favoris qui l'exécuteront.

Après-demain, devant un auditoire de cinq personnes, chez Massart, je lirai Hamlet. En aurai-je la force? Cela dure cinq heures. Il n'y a, sur les cinq auditeurs, que madame Massart qui ait une vague idée du chef-d'œuvre. Les autres (qui m'ont prié avec instance de leur faire cette lecture) ne savent rien de rien.

Cela me fait presque peur de voir des natures d'artistes subitement mises en présence de ce grand phénomène de génie. Cela me fait penser à des aveugles-nés à qui l'on donnerait subitement la vue. Je crois qu'ils comprendront, je les connais. Mais arriver à quarante-cinq et à cinquante ans sans connaître Hamlet! avoir vécu jusque-là dans une mine de houille! Shakspeare l'a dit: «La gloire est comme un cercle dans l'onde qui va toujours s'élargissant jusqu'à ce qu'il disparaisse tout à fait.»

Bonjour, cher ami; je vous serre la main. La poste a la bonté de vous porter ce billet; je ne doute pas qu'elle n'ait aussi celle de me rapporter de vos nouvelles prochainement.

A vous.

CXXII

26 avril 1865.

Mon cher ami,

Pardonnez-moi de vous avoir inquiété par mon silence; je suis si exténué et si abruti par mes douleurs, que, ayant écrit dernièrement à mon fils une lettre dans laquelle je lui parlais beaucoup de vous, je me suis imaginé que j'avais parlé à vous. Je croyais réellement vous avoir écrit. J'ai fait votre commission pour de Carné: j'ai porté moi-même le diplôme qui lui était destiné. Maintenant dites-moi s'il faut remercier quelqu'un, et qui il faut remercier, pour cette nomination à l'Institut d'Égypte; je ne sais rien.

J'ai fait, il y a trois semaines, un petit voyage à Saint-Nazaire pour y voir mon fils, qui arrivait du Mexique et qui allait repartir. J'y ai passé trois jours au lit. Ce cher Louis est maintenant bien posé; c'est un officier de marine devant qui tremblent tous ses inférieurs et qu'estiment et louent hautement ses supérieurs. Notre affection mutuelle ne fait qu'augmenter.

Il paraît que votre frère a été pour vous le sujet d'un chagrin bien vif; j'espère qu'il y a moins de peines pour vous maintenant dans cette affaire, qui m'est inconnue.

Que puis-je vous dire de ce qui se cuit dans la taverne musicale de Paris? J'en suis sorti et n'y rentre presque jamais. J'ai entendu une répétition générale de l'Africaine de Meyerbeer, de sept heures et demie à une heure et demie. Je ne crois pas y retourner jamais.

Le célèbre violoniste allemand Joachim est venu passer ici dix jours; on l'a fait jouer presque tous les soirs dans divers salons. J'ai entendu ainsi, par lui et quelques autres dignes artistes, le trio de piano en si b, la sonate en la et le quatuor en mi mineur de Beethoven… c'est la musique des sphères étoilées… Vous pensez bien, et vous comprenez, qu'il est impossible, après avoir connu de tels miracles d'inspiration, d'endurer la musique commune, les productions patentées, les œuvres recommandées par monsieur le maire ou le ministre de l'instruction publique.

Si je puis, cet été, faire une petite excursion hors Paris, je passerai chez vous pour vous serrer la main. Je dois aller à Genève, à Vienne, à Grenoble; tout cela n'est pas bien loin de Couzieux. Je ferai mon possible, n'en doutez pas. Nous vivons encore tous les deux, il faut pourtant en profiter; c'est assez extraordinaire.

Adieu; je vous embrasse de tout mon cœur.

CXXIII

8 mai 1865.

Mon cher Humbert,

J'ai vu M. Vervoite, et il m'a dit ce que je soupçonnais. La société qu'il dirige ne fait quelques recettes que grâce aux soins de quatre cents dames patronnesses qui placent les billets quand le bénificiaire les intéresse. Une institution de province qu'elles ne connaissent pas les laisserait indifférentes; on ne ferait pas un sou, et il y a huit cents francs de frais que vous seriez tenu d'assurer. C'est donc un rêve.

Je vais écrire, un peu au hasard, au secrétaire de l'Institut d'Égypte, dont le nom est, selon l'usage, illisible. Quant à mon Traité d'instrumentation, il ne pourrait être d'aucun usage pour aider à la réorganisation des musiques militaires du sultan. Cet ouvrage a pour objet d'apprendre aux compositeurs à se servir des instruments, mais point aux exécutants à jouer de ces mêmes instruments. Autant vaudrait envoyer une partition ou un livre quelconque; d'ailleurs, j'aurais l'air de solliciter ainsi quelque cadeau.

J'ai bien pris part, mon très cher ami, au malheur de votre frère, et je n'ose vous offrir de banales consolations.

Mon fils doit être en ce moment au Mexique; il sera bien charmé, à son retour, de vos bonnes paroles pour lui. Adieu; je suis si malade que je puis à peine écrire.

A vous toujours.

CXXIV

23 décembre 1865.

Mon cher Humbert,

Je vous écris quelques lignes seulement pour vous remercier de votre cordiale lettre. L'écho qui me répond des profondeurs de votre âme me rendrait bien heureux, si je pouvais encore l'être; mais je ne puis plus que souffrir de toutes façons. J'ai voulu ces jours-ci vous répondre, je ne l'ai pas pu, je souffrais trop. J'ai passé cinq jours couché, sans avoir une idée et appelant le sommeil qui ne venait pas. Aujourd'hui, je me sens un peu mieux. Je viens de me lever, et, avant d'aller à notre séance de l'Institut, je vous écris. Bonjour et merci de votre amitié et de votre indulgence, et de tout ce qui vous fait si intelligent, si sensible et si bon.

En vérité, je ne puis plus écrire.

Adieu, adieu.

CXXV

17 janvier 1866.

Mon cher Humbert,

Je vous écris ce soir; je suis seul là au coin de mon feu. Louis m'a averti ce matin de son arrivée en France et m'a parlé de vous. Il a lu quelques-unes de vos lettres, et il apprécie votre haute amitié pour son père. Mais, de plus, c'est que j'ai été violemment agité ce matin. On remonte Armide au Théâtre-Lyrique, et le directeur m'a prié de présider à ces études, si peu faites pour son monde d'épiciers.

Madame Charton-Demeurs, qui joue ce rôle écrasant d'Armide, vient maintenant, chaque jour, répéter avec M. Saint-Saëns, un grand pianiste, un grand musicien qui connaît son Glück presque comme moi. C'est quelque chose de curieux de voir cette pauvre femme patauger dans le sublime, et son intelligence s'éclairer peu à peu. Ce matin, à l'acte de la Haine, Saint-Saëns et moi, nous nous sommes serré la main… Nous étouffions. Jamais homme n'a trouvé des accents pareils. Et dire que l'on blasphème ce chef-d'œuvre partout en l'admirant autant qu'en l'attaquant; on l'éventre, on l'embourbe, on le vilipende, on l'insulte partout, les grands, les petits, les chanteurs, les directeurs, les chefs d'orchestre, les éditeurs… tous!

 
Oh! les misérables!
O ciel! quelle horrible menace!
Je frémis, tout mon sang se glace!
Amour, puissant amour, viens calmer mon effroi,
Et prends pitié d'un cœur qui s'abandonne à toi.
 

Ceci est d'un autre monde. Que j'aurais voulu vous voir là! Croiriez-vous que, depuis qu'on m'a ainsi replongé dans la musique, mes douleurs ont peu à peu disparu? Je me lève maintenant chaque jour, comme tout le monde. Mais je vais en avoir de cruelles à endurer avec les autres acteurs, et surtout avec le chef d'orchestre. Ce sera pour le mois d'avril.

Madame Fournier m'écrivait dernièrement qu'un monsieur qu'elle avait rencontré à Genève lui avait parlé avec une grande chaleur de nos Troyens… – Tant mieux. Mais il vaudrait mieux pour moi avoir fait une vilenie d'Offenbach. – Que vont dire d'Armide ces crapauds de Parisiens?..

Adieu.

Pourquoi vous ai-je écrit cela? C'est une expansion que je n'ai pu contenir. Pardonnez-moi.

CXXVI

8 mars 1866.

Mon cher Humbert,

Je vous réponds ce matin seulement, parce que je voulais vous parler de ce qui s'est passé hier à un grand concert extraordinaire, donné avec les prix triplés, au cirque Napoléon, au bénéfice d'une société de bienfaisance, sous la direction de Pasdeloup.

On y jouait pour la première fois le septuor des Troyens. Madame Charton chantait; il y avait cent cinquante choristes et le grand bel orchestre ordinaire. A l'exception de la marche de Lohengrin de Wagner, tout le programme a été terriblement mal accueilli par le public. – L'ouverture du Prophète de Meyerbeer a été sifflée à outrance; les sergents de ville sont intervenus pour expulser les siffleurs…

Enfin est venu le septuor. Immenses applaudissements; cris de bis. Meilleure exécution la seconde fois. On m'aperçoit sur mon banc, où je m'étais hissé pour mes trois francs (on ne m'avait pas envoyé un seul billet); alors nouveaux cris, rappels; les chapeaux, les mouchoirs s'agitent: «Vive Berlioz! levez-vous, on veut vous voir!» Et moi de me cacher de mon mieux! A la sortie, on m'entoure sur le boulevard. Ce matin, je reçois des visites, et une charmante lettre de la fille de Legouvé.

Liszt y était, je l'ai aperçu du haut de mon estrade; il arrive de Rome et ne connaissait rien des Troyens. Pourquoi n'étiez-vous pas là? Il y avait au moins trois mille personnes. Autrefois, cela m'eût donné une grande joie…

C'était d'un effet grandiose, surtout le passage, avec ces bruits de la mer, que le piano ne peut pas rendre:

 
Et la mer endormie
Murmure en sommeillant les accords les plus doux.
 

J'en ai été remué profondément. Mes voisins de l'amphithéâtre, qui ne me connaissaient pas, en apprenant que j'étais l'auteur de la chose, me serraient les mains et me disaient toute sorte de remerciements… curieux. Que n'étiez-vous là?.. C'est triste, mais c'est beau!

Regina gravi jamdudum saucia curâ

Après avoir répété dix fois Armide avec madame Charton.

CXXVII

9 mars 1866.

Cher ami,

J'ajoute quelques lignes à ce que je vous ai écrit hier.

Une petite société d'amateurs vient de m'écrire une lettre collective, portant leurs diverses signatures, sur le succès d'avant-hier. Or cette lettre est une copie un peu modifiée de celle que j'écrivis à Spontini il y a vingt-deux ans, à propos d'une représentation de Fernand Cortez. Vous la trouverez dans mon volume des Soirées de l'orchestre. Ils ont seulement mis: «On a joué hier le septuor des Troyens au Cirque,» au lieu de ce que je disais à Spontini.

N'est-ce pas une idée charmante de m'appliquer, à vingt-deux ans de distance, ce que j'ai dit moi-même à Spontini? Cela m'a beaucoup touché.

Adieu. A vous.

P. – S.– Vous trouverez ma lettre à Spontini à la page 185 des Soirées.

CXXVIII

16 mars 1866.

Mon cher Humbert,

On va vous envoyer aujourd'hui les Soirées de l'orchestre, que je me croyais sûr de vous avoir données. Dites-moi si vous avez les deux autres volumes: les Grotesques de la musique et A travers chants.

L'exécution du septuor fait de plus en plus de bruit. Hier, on a donné à Saint-Eustache la messe de Liszt. Il y avait une foule immense. Mais, hélas! quelle négation de l'art!

Adieu, mille amitiés. Je ne suis pas couché comme vous; pourtant je n'en vaux guère mieux.