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Lettres intimes

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CII

Paris, 24 juillet 1863.

Cher ami,

J'ai vu, il y a quelques jours, M. Théodore Anne; je lui ai parlé de votre livre, et il m'a promis d'en faire le sujet d'un article dans l'Union. En conséquence, je lui ai porté le volume. Il s'agit maintenant de voir quand il tiendra parole.

Lisez-vous régulièrement l'Union?

Je parlerai aussi à Cuvillier-Fleury aussitôt que je pourrai le joindre. On m'a rendu l'autre exemplaire de Traître ou Héros, je le lui donnerai.

Adieu; je vais tout à l'heure avoir une répétition de mes trois cantatrices, chez moi; je n'ai que le temps de vous serrer la main. Je ne partirai pour Bade que le 1er août.

Tout à vous.

CIII

Mardi, 28 juillet 1863.

Quelle belle chose que la poste! nous causons ensemble à distance, pour quatre sous. Y a-t-il rien de plus charmant?

Mon fils est arrivé hier du Mexique, et, comme il a obtenu un congé de trois semaines, je l'emmène avec moi à Bade. Ce pauvre garçon n'est jamais à Paris quand on exécute quelque chose de mes ouvrages. Il n'a entendu en tout qu'une exécution du Requiem, quand il avait douze ans. Figurez-vous sa joie d'assister aux deux représentations de Béatrice. Il va repartir pour la Vera-Cruz en quittant Bade; mais il sera de retour au mois de novembre, pour la première des Troyens.

Non, il ne s'agissait pas de répéter le trio «Je vais d'un cœur aimant…», qui est parfaitement su; il s'agissait de travailler les Troyens, et j'avais ce jour-là Didon – Anna – et Ascagne. Ces dames savent maintenant leur rôle; mais c'est dans un mois seulement que tout le monde répétera chaque jour. J'ai vendu la partition à l'éditeur Choudens quinze mille francs. C'est bon signe quand on achète d'avance.

Madame Charton sera une superbe Didon. Elle dit admirablement tout le dernier acte; à certains passages, comme celui-ci:

Esclave, elle l'emporte en l'éternelle nuit!

elle arrache le cœur.

Seulement, quand elle veut faire des nuances de pianissimo, elle a quelques notes qui baissent, et je me fâche pour l'empêcher de chercher de pareils effets, trop dangereux pour sa voix.

Je me suis fait deux ennemies de deux amies (madame Viardot et madame Stoltz), qui, toutes les deux, prétendaient au trône de Carthage. Fuit Troja… Les chanteurs ne veulent pas reconnaître du temps l'irréparable outrage.

Adieu, cher ami; je pars dimanche.

CIV

Dimanche matin, octobre 1863.

Je reçois votre lettre, et j'ai le temps de vous dire que les répétitions des Troyens ont un succès foudroyant. Hier, je suis sorti du théâtre si bouleversé, que j'avais peine à parler et à marcher.

Je suis fort capable de ne pas vous écrire le soir de la représentation; je n'aurai pas ma tête.

Adieu.

CV

Jeudi, 5 novembre 1863.

Mon cher Humbert,

Succès magnifique; émotion profonde du public, larmes, applaudissements interminables, et un sifflet quand on a proclamé mon nom à la fin. Le septuor et le duo d'amour ont bouleversé la salle; on a fait répéter le septuor. Madame Charton a été superbe; c'est une vraie reine; elle était transformée; personne ne lui connaissait ce talent dramatique. Je suis tout étourdi de tant d'embrassades. Il me manquait votre main.

Adieu.

Mille amitiés.

CVI

10 novembre 1863.

Mon cher Humbert,

Je vous enverrai plus tard une liasse de journaux qui parlent des Troyens; je les étudie. L'immense majorité donne à l'auteur d'enivrants éloges.

La troisième représentation a eu lieu hier, avec plus d'ensemble et d'effet que les précédentes. On a redemandé encore le septuor, et une partie de l'auditoire a redemandé le duo d'amour, trop développé pour qu'on puisse le redire. Le dernier acte, l'air de Didon, Adieu, fière cité, et le chœur des prêtres de Pluton, qu'un de mes critiques appelle le De profundis du Tartare, ont produit une immense sensation. Madame Charton a été d'un pathétique admirable. Je commence seulement aujourd'hui à reprendre, comme la reine de Carthage, le calme et la sérénité. Toutes ces inquiétudes, ces craintes, m'avaient brisé. Je n'ai plus de voix; je puis à peine faire entendre quelques mots.

Adieu, cher ami; ma joie redouble en songeant qu'elle devient vôtre.

Mille amitiés dévouées.

CVII

Jeudi 26 novembre 1863.

Mon cher Humbert,

Je suis toujours au lit. La bronchite est obstinée, et je ne puis voir représenter mon ouvrage. Mon fils y va tous les deux jours et me rend compte en rentrant des événements de la soirée. Je n'ose vous envoyer cette montagne, toujours croissante, de journaux. Vous avez dû lire le superbe article de Kreutzer dans l'Union. Je suis, en ce moment, en négociation avec le directeur du Théâtre de la reine, à Londres. Il est venu entendre les Troyens, et il a la loyauté de s'en montrer enthousiaste. La partition est déjà vendue à un éditeur anglais. Cela paraîtra en italien. Voilà toutes mes nouvelles; donnez-moi des vôtres.

Adieu.

Mille amitiés.

Le grand-duc de Weimar vient de me faire écrire, par son secrétaire intime, pour me féliciter sur le succès des Troyens. Sa lettre a paru partout. N'est-ce pas une attention charmante?

On n'est pas plus gracieux, on n'est pas plus prince, on n'est pas plus intelligent Mécène.

Vous seriez ainsi, si vous étiez prince.

Adieu.

CVIII

14 décembre 1863.

Merci, cher ami, de votre sollicitude. Je tousse toujours jusqu'aux spasmes et aux vomissements; mais je sors pourtant, et j'ai assisté aux trois dernières représentations de notre opéra. Je ne vous ai pas écrit parce que j'avais trop de choses à vous dire. Je ne vous envoie pas de journaux; mon fils s'est amusé à recueillir les articles admiratifs ou favorables; il en a maintenant soixante-quatre. J'ai reçu hier une lettre admirable d'une dame (grecque, je crois), la comtesse Callimachi; j'en ai pleuré.

La représentation d'hier soir a été superbe. Madame Charton et Monjanze se perfectionnent réellement de jour en jour. Quel malheur que nous n'ayons plus que cinq représentations! madame Charton nous quitte à la fin du mois; elle avait fait un sacrifice considérable en acceptant l'engagement du Théâtre-Lyrique pour monter les Troyens, et pourtant elle reçoit six mille francs par mois… Il n'y a pas d'autre Didon en France; il faut se résigner; mais l'œuvre est connue, c'était là l'important.

On va exécuter à Weimar, au concert de la cour, le 1er janvier, la scène entre Chorèbe et Cassandre, au premier acte de la Prise de Troie.

J'écris comme un chat; je suis tout hébété. Le sommeil me gagne, il est midi.

Adieu, cher ami.

CIX

8 janvier 1864.

Mon cher Humbert,

Je suis de nouveau cloué dans mon lit depuis neuf jours. Je profite d'un moment où je souffre un peu moins pour vous remercier de votre lettre. Je vous renverrais aussi votre hymne à quatre parties si j'avais la partition d'Alceste; mais il faudra que je me la fasse prêter. Vos vers vont à peu près sur la musique; mais il y a quelques syllables de trop qui vous ont obligé d'altérer la divine mélodie. Je crains aussi que, pour la facilité du chant, qui ne doit jamais être forcé, vous ne soyez obligé de baisser le morceau d'une tierce mineure (en mi naturel), surtout si vous avez des voix de soprano sans lesquelles la moitié de l'effet sera perdu.

Mon fils est reparti avant-hier.

Le prétendu poème dont vous me parlez a été écrit par un monsieur qui s'est prononcé énergiquement en ma faveur.

Mais, par malheur, ses vers sont si méchants, qu'il devrait se garder de les montrer aux gens.

Je n'ai pas la force de vous écrire plus au long; ma tête est comme une vieille noix creuse.

Remerciez madame Ferrand de son bon souvenir.

Adieu, cher ami.

CX

12 janvier 1864.

Mon cher Humbert,

Ne vous impatientez pas, je n'ai pu encore me procurer la grande partition d'Alceste. On m'a apporté l'autre jour la partition de piano, que l'arrangeur (le misérable!) s'est permis de modifier précisément dans la marche. Mais, d'ici à quelques jours vous aurez vos quatre parties de chant.

Je vous répète que vos vers ne vont qu'à peu près. Il ne faut pas tenir compte des préjugés français pour adapter à cette sublime musique des vers qui aillent tout à fait bien; le premier vers doit être de neuf pieds à terminaison féminine, le second de dix pieds à terminaison masculine, le troisième semblable au premier, le quatrième semblable au second.


Mais je vous désignerai cela plus clairement en vous envoyant le petit manuscrit. Sur cette musique, si parfaitement belle, il faut que la parole puisse aller comme une draperie de Phidias sur le nu de la statue. Cherchez avec un peu de patience, et vous trouverez. Ils ont fait des paroles en Angleterre sur ce même chant pour les cérémonies protestantes; j'aime mieux ne pas les connaître.

 

Le monsieur dont vous me parliez l'autre jour m'a encore adressé des vers ce matin. Je vous les envoie.

Je suis toujours dans mon lit, et j'écris comme un chat… malade.

Adieu, cher ami.

Mille amitiés.

CXI

Jeudi matin, 12 janvier 1864.

Cher ami,

Je connaissais l'article du Contemporain; l'auteur me l'avait envoyé avec une très aimable lettre.

Gaspérini va faire ces jours-ci une conférence publique sur les Troyens.

Je viens de corriger la première épreuve de votre hymne; vous recevrez vos exemplaires dans quelques jours.

Adieu; mes douleurs sont si fortes ce matin que je ne puis écrire sans un horrible effort.

A vous.

CXII

17 janvier 1864.

Cher ami,

Voilà la chose. C'est mille fois sublime, c'est à faire pleurer les pierres des temples… Vous n'avez pas besoin de faire un second couplet, chaque reprise devant se dire deux fois. Ce serait trop long, et l'effet en souffrirait beaucoup. Vous verrez deux ou trois changements de syllabes que vous arrangerez comme vous le jugerez convenable. Les parties n'étant pas toutes parallèles, il a fallu, pour les ténors et les basses, faire ce changement. Il faut vous dire qu'en certains endroits, la partie d'alto ténor est fort mal écrite par Glück; il n'y a pas un élève qui osât montrer à son maître une leçon d'harmonie aussi maladroitement disposée sous certains rapports. Mais la basse, l'harmonie et la mélodie sublimisent tout. Je crois, si vous avez des femmes ou des enfants, que vous pourrez laisser le morceau en sol; mais il ne faut pas crier; il faut que tout cela s'exhale comme un soupir d'amour céleste. Sinon, mettez le tout en mi-dièze.

Adieu.

CXIII

12 avril 1864.

Mon cher Humbert,

Merci de votre lettre et des nouvelles à peu près satisfaisantes que vous me donnez de votre santé. Voilà, je crois, enfin le soleil qui semble vouloir nous sourire. Nous avons bien besoin de chaleur tous les deux. Je suis, moi, presque aussi éprouvé que vous par mon infernale névrose. Je passe dix-huit heures sur vingt-quatre dans mon lit. Je ne fais plus rien que souffrir; j'ai donné ma démission au journal des Débats. Je suis aussi d'avis que vous fassiez graver votre hymne avec la musique de Glück; mais choisissez le meilleur graveur de Lyon, et, quand vous aurez fait corriger les épreuves, revoyez-les vous-même mot à mot et note à note. Cela ne coûtera pas grand'chose, et, si les églises s'en emparent, cela peut rapporter de l'argent. Vous avez tout intérêt à ne pas le marquer plus de deux francs l'exemplaire. Les frais seront peut-être d'une trentaine de francs, tout au plus.

Adieu; me voilà déjà à bout de forces, et je dois terminer ma lettre.

Mille amitiés dévouées

CXIV

Paris, 4 mai 1864.

Comment vous trouvez-vous, cher ami? comment la nuit? comment le jour? Je profite de quelques heures de répit que me laissent aujourd'hui mes douleurs pour m'informer des vôtres.

Il fait froid, il pleut; je ne sais quoi de tristement prosaïque plane dans l'air. Une partie de notre petit monde musical (je suis de celle-là) est triste; l'autre partie est gaie, parce que Meyerbeer vient de mourir. Nous devions dîner ensemble la semaine dernière; ce rendez-vous a été manqué.

Dites-moi si je vous ai envoyé une partition intitulée Tristia, avec cette épigraphe d'Ovide:

 
Qui viderit illas
De lacrymis factas sentiet esse meis.
 

Si vous ne l'avez pas, je vous l'enverrai, puisque vous aimez à lire des choses gaies. Je n'ai jamais entendu cet ouvrage. Je crois que le premier chœur en prose: «Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive,» est une chose. Je l'ai fait à Rome en 1831.

Si nous pouvions causer, il me semble que tout près de votre fauteuil je vous ferais oublier vos souffrances. La voix, le regard ont une certaine puissance que le papier n'a pas. Avez-vous au moins devant vos fenêtres des fleurs et des frondaisons nouvelles? Je n'ai rien que des murs devant les miennes. Du côté de la rue, un roquet aboie depuis une grande heure, un perroquet glapit, une perruche contrefait le cri des moineaux; du côté de la cour chantent des blanchisseuses, et un autre perroquet crie sans relâche: «Portez… arrm!» Que faire? la journée est bien longue. Mon fils est retourné à son bord, il repartira de Saint-Nazaire pour le Mexique dans huit jours. Il lisait l'autre semaine quelques-unes de vos lettres et me félicitait d'être votre ami. C'est un brave garçon, dont le cœur et l'esprit se développent tard, mais richement. Heureusement pour moi, j'ai des voisins, presque à ma porte (musiciens lettrés), qui sont pleins de bonté; je vais souvent chez eux le soir; on me permet de rester étendu sur un canapé et d'écouter les conversations sans y prendre trop de part. Il n'y vient jamais d'imbéciles; mais, quand cela arrive, il est convenu que je puis m'en aller sans rien dire. Je n'ai pas eu de rage de musique depuis longtemps; d'ailleurs, Th. Ritter joue en ce moment les cinq concertos de Beethoven avec un délicieux orchestre tous les quinze jours, et je vais écouter ces merveilles. Notre Harold vient d'être encore donné avec grand succès à New-York… Qu'est-ce qui passe par la tête de ces Américains?

Adieu; ne m'écrivez que six lignes pour ne pas vous fatiguer.

CXV

Paris, 18 août 1864.

Mon cher Humbert,

Je n'ai pas quitté Paris; mon fils est venu y passer quinze jours près de moi. J'étais absolument seul, ma belle-mère étant aux eaux de Luxeuil, et mes amis étant tous partis, qui pour la Suisse, qui pour l'Italie, etc., etc.

J'allais vous écrire, quand votre lettre est arrivée. Ce qui a donné du prix à cette croix d'officier, c'est la lettre charmante par laquelle, contrairement à l'usage, le maréchal Vaillant me l'a annoncée. Deux jours après, il y a eu un grand dîner au ministère, où tout ce monde officiel, et le ministre surtout, m'ont fait mille prévenances. Ils avaient l'air de me dire: «Excusez-nous de vous avoir oublié.» Il y a, en effet, vingt-neuf ans que je fus nommé chevalier. Aussi Mérimée, en me serrant la main, m'a-t-il dit: «Voilà la preuve que je n'ai jamais été ministre.»

Les félicitations me pleuvent, parce qu'on sait bien que je n'ai jamais rien demandé en ce genre. Mais c'est un miracle qu'on ait songé à un sauvage qui ne demandait rien.

Je suis toujours malade, au moins de deux jours l'un. Pourtant il me semble souffrir moins depuis quelques jours. Oui, on m'a parlé dernièrement de reprendre les Troyens; mais cela est fort loin de me sourire, et je me suis hâté d'en prévenir madame Charton-Demeurs, afin qu'elle n'accepte pas les offres qu'on va lui faire. Ce Théâtre-Lyrique est impossible, et son directeur, qui se pose toujours en collaborateur, plus impossible encore.

Vous ne me dites pas comment vous traitez votre névrose. Souffrez-vous raisonnablement ou déraisonnablement? avez-vous du luxe dans vos douleurs, ou seulement le nécessaire? Pauvre ami, nous pouvons bien dire tous les deux en parlant l'un de l'autre:

Misero succurrere disco

Louis va repartir dans quelques heures; je retomberai dans mon isolement complet. J'ai un mal de tête fou. Rappelez-moi au souvenir de madame Ferrand et à celui de votre frère. Adieu, très cher ami; je vous embrasse de tout mon cœur.

P. – S.– Un coup, très facile à prévoir, de la Providence: Scudo, mon ennemi enragé de la Revue des Deux Mondes, est devenu fou.

CXVI

Paris, 28 octobre 1864.

Mon cher Humbert,

En revenant d'un voyage en Dauphiné, j'ai trouvé votre billet, qui m'a attristé. Vous avez eu de la peine à l'écrire. Pourtant votre jeune ami, M. Bernard, m'a dit que vous sortiez souvent, appuyé sur le bras de quelqu'un. Je ne sais que penser… Êtes-vous moins bien depuis peu? Quant à moi, qui m'étais trouvé mieux d'un séjour à la campagne chez mes nièces, j'ai été repris par mes douleurs névralgiques, qui me tourmentent régulièrement de huit heures du matin à trois heures de l'après-midi, et par un mal de gorge obstiné. Et puis l'ennui et les chagrins… J'en aurais long à vous écrire. Pourtant, d'autre part, il y a des satisfactions réelles; mon fils est maintenant capitaine; il commande le vaisseau la Louisiane, en ce moment en route pour le Mexique; ce pauvre garçon se résigne difficilement à ne me voir que pendant quelques jours, tous les quatre ou cinq mois; nous avons l'un pour l'autre une affection inexprimable.

Quant au monde musical, il est arrivé maintenant à Paris à un degré de corruption dont vous ne pouvez guère vous faire une idée. Je m'en isole de plus en plus. On monte en ce moment Béatrice et Bénédict à Stuttgard; peut-être irai-je en diriger les premières représentations. On veut aussi me faire aller à Saint-Pétersbourg au mois de mars; mais je ne m'y déciderai que si la somme offerte par les Russes vaut que j'affronte encore une fois leur terrible climat. Ce sera alors pour Louis que je m'y rendrai; car, pour moi, quelques mille francs de plus ne peuvent changer d'une façon sensible mon existence. Pourtant les voyages que j'aimerais tant à faire me seraient plus faciles; il en est un surtout que vous connaissez, que je ferais souvent; car il me semble bien dur de ne pas nous voir. J'ai été sur le point d'aller vous trouver à Couzieux pendant que j'étais près de Vienne à la campagne; puis des affaires m'ont obligé de me rendre à Grenoble, et, le moment de la réouverture du Conservatoire étant venu, j'ai dû rentrer à Paris, n'ayant point de congé. Auguste Berlioz, que j'ai rencontré à Grenoble, a dû vous donner de mes nouvelles.

Je ne sais à quoi attribuer les flatteries dont m'entourent beaucoup de gens maintenant; on me fait des compliments à trouer des murailles, et j'ai toujours envie de dire aux flagorneurs: «Mais, monsieur (ou madame), vous oubliez donc que je ne suis plus critique et que je n'écris plus de feuilletons?..»

La monotonie de mon existence a été un peu animée il y a trois jours. Madame Érard, madame Spontini et leur nièce m'avaient prié de leur lire, un matin où je serais libre, l'Othello de Shakspeare. Nous avons pris rendez-vous; on a sévèrement interdit la porte du château de la Muette, qu'habitent ces dames; tous les bourgeois et crétins qui auraient pu nous troubler ont été consignés, et j'ai lu le chef-d'œuvre d'un bout à l'autre, en me livrant comme si j'eusse été seul. Il n'y avait que six personnes pour auditoire, et toutes ont pleuré splendidement.

Mon Dieu, quelle foudroyante révélation des abîmes du cœur humain! quel ange sublime que cette Désdemona! quel noble et malheureux homme que cet Othello! et quel affreux démon que cet Iago! Et dire que c'est une créature de notre espèce qui a écrit cela!

Comme nous nous électriserions tous les deux, si nous pouvions lire ensemble ces sublimités de temps en temps!

Il faut une longue étude pour se bien mettre au point de vue de l'auteur, pour bien comprendre et suivre les grands coups d'aile de son génie. Et les traducteurs sont de tels ânes! J'ai corrigé sur mon exemplaire je ne sais combien de bévues de M. Benjamin Laroche, et c'est encore celui-ci qui est resté le plus fidèle et le moins ignorant.

Liszt est venu passer huit jours à Paris; nous avons dîné ensemble deux fois, et, toute conversation musicale ayant été prudemment écartée, nous avons passé quelques heures charmantes. Il est reparti pour Rome, où il joue de la musique de l'avenir devant le pape, qui se demande ce que cela veut dire.

Le succès de Roland à Roncevaux, à l'Opéra, dépasse (comme recette) tout ce qu'on a jamais vu. C'est une œuvre de mauvais amateur, d'une platitude incroyable; l'auteur ne sait rien; aussi est-il épouvanté de sa chance. Mais la légende est admirable, et il a su en tirer parti. L'Empereur est allé l'entendre deux fois dans la même semaine; il a fait venir l'auteur10 dans sa loge, il a donné le ton à la critique, le chauvinisme lui a fait l'application du nom de Charlemagne, et allez donc!

 

Commedianti! Shakspeare a bien raison: The world is a theater. Quel bonheur de n'avoir pas été obligé de rendre compte de cette chose!

Vous savez que notre bon Scudo, mon insulteur de la Revue des Deux Mondes, est mort, mort fou furieux. Sa folie, à mon avis, était manifeste depuis plus de quinze ans.

La mort a du bon, beaucoup de bon; il ne faut pas médire d'elle.

Adieu, cher, très cher ami; puisque nous vivons encore, ne restons jamais bien longtemps sans nous dire ce que nous devenons.

10M. Mermet est fils d'un général du premier empire.