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Lettres intimes

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LXXIII

La Côte-Saint André, jeudi 10 septembre 1847.

Mon cher Humbert,

Je n'ai que huit jours à donner à mon père; vous voyez qu'il m'est impossible d'aller vous voir. Je pars dimanche prochain, je serai à Lyon lundi matin; si par hasard vous y étiez encore, ou si vous pouviez y venir, je serai à midi devant le bureau de poste, place Bellecour. Je suis bien contrarié de ne vous avoir pas vu. Si je ne vous vois pas à Lyon, je vous écrirai de Paris une lettre moins laconique que celle-ci. Je n'ai jamais douté de l'intérêt que vous prenez à ce que je fais et de votre chaleureuse affection, que je vous rends bien, vous le savez aussi. J'ai lu, ou plutôt bu, votre brochure sur la Sardaigne et sur l'ouvrage de M. de la Marmora; c'est admirablement écrit et d'une rectitude de jugement, d'une finesse d'aperçus bien rares. Je vous en fais mille compliments.

Mes hommages respectueux à madame Ferrand et mes amitiés a votre frère.

Tout à vous.

LXXIV

1er novembre 1847.

Mon cher ami,

Je pars pour Londres après-demain; j'y suis appelé, avec un fort bel engagement, pour diriger l'orchestre du Grand-Opéra anglais et donner quatre concerts. Dieu sait maintenant quand nous nous reverrons, mon engagement étant de six ans, et pour les quatre mois de l'année pendant lesquels j'avais la chance de vous rencontrer de temps en temps à Paris.

Vous avez su l'excellent résultat de mon voyage en Russie; on m'y a fait un accueil impérial. Grands succès, grandes recettes, grandes exécutions, etc., etc.

Voyons maintenant l'Angleterre. La France devient de plus en plus profondément bête à l'endroit de la musique; et plus je vois l'étranger, moins j'aime ma patrie. Pardon du blasphème!..

Mais l'art, en France, est mort; il se putréfie… Il faut donc aller aux lieux où il existe encore. Il paraît qu'il s'est fait en Angleterre une singulière révolution depuis dix ans, dans le sens musical de la nation.

Nous verrons bien.

LXXV

8 juillet, 1850.

Mon cher Humbert,

J'allais partir pour la rue des Petits-Augustins quand m'est parvenue votre lettre. J'avais à vous dire que décidément vos strophes ne sont pas des couplets, qu'elles expriment trois sentiments distincts et trop grands pour une chanson dont la musique, pour n'être pas exécrable, devrait prendre des allures de juste milieu qui me paraissent bien peu dignes. La magnifique apostrophe à la mort, surtout, a trop de caractère pour la jeter dans le sac aux couplets. Vous m'avez donné un poème, une ode, qui exige une musique pindarique. J'ai senti, en vous quittant, cette musique s'agiter et clamer en moi. Mais, en raison de son importance, je ne puis me laisser aller à l'accueillir en ce moment. Il s'agit d'un grand morceau, pour un chœur d'hommes et un orchestre puissant. Je l'écrirai au moment où, vous et moi, nous y attendrons le moins. Jamais plus qu'à présent je ne fus malade d'ennui; je ne songe qu'à dormir, j'ai toujours la tête lourde, un malaise inexplicable me stupéfie. J'ai besoin de voyages lointains, très lointains, et je ne puis me mouvoir que de la rive droite à la rive gauche de la Seine.

Autre chose, confidentielle. J'ai relu hier plusieurs fois le passage sur la musique contenu dans le livre de M. Mollière; et franchement j'aurais à contrecarrer les trois cinquièmes de ses propositions.

Malgré les explications qu'il vous a envoyées pour me les transmettre, et qui feraient au moins peser sur son style le reproche de manque de précision et de clarté, j'ai trouvé qu'il disait très catégoriquement:

«La musique, qu'on peut définir: la parole rythmée et modulée de l'homme.»

Non, on ne peut pas la définir ainsi.

D'autres et nombreux passages soulèveraient des controverses sans fin. Ensuite, il dit en terminant:

«L'exécution, elle aussi, se réalise par trois modes, majeur, mineur et NATUREL.»

Qu'est-ce que des modes majeur ou mineur d'exécution?.. et qu'est-ce qu'un mode naturel quelconque?.. Je n'y comprends absolument rien.

Cet ouvrage n'est pas de ceux dont on puisse faire mention en trois lignes, comme nous faisons d'une romance de Panseron; et je me vois dans l'impossibilité de parler comme je le voudrais de la partie consacrée à la musique. Croyez bien que j'en suis désolé et que j'eusse été heureux de faire et de faire bien un article auquel l'auteur et vous attachez une importance que malheureusement il ne pourrait avoir en aucun cas. On sait trop que tout ce que je dirai jamais sur des questions semblables n'a aucune valeur; ce n'est pas mon affaire. Autant vaudrait me faire apprécier un poème sanscrit.

Voulez-vous, mon cher ami, aller voir Gounet de ma part et me donner de ses nouvelles. Son état de santé m'inquiète et m'afflige beaucoup.

Mille amitiés à Auguste.

Tout à vous.

LXXVI

28 août 1850.

Mon cher Humbert,

Rien de nouveau ici; la noble Assemblée est en vacances, nous n'avons presque plus de représentants, et le soleil n'en continue pas moins à se lever chaque jour, comme si tout était en ordre dans le monde. Les journaux s'obstinent à s'envoyer des démentis au sujet de l'accueil que les provinces font au Président. Ce qui est vrai pour l'un est faux pour l'autre. «Vous êtes fou! – Vous en êtes un autre!» etc. Et le lecteur répète le mot de Beaumarchais: «De qui se moque-t-on ici?» Ces farces-là ne vous paraissent-elles pas un peu bien stupides et infiniment prolongées?

Voyez-vous, mon cher, on n'a pas su trouver l'homme qu'il nous fallait pour présider la République. Cet honnête homme est pourtant bien connu, aimé, respecté; administrateur intègre et habile, il le prouve chaque jour par la manière remarquable dont il remplit les fonctions municipales à lui confiées depuis trois ans; il a déjà (il peut s'en vanter) fait le bonheur de bien des milliers d'ingrats qui l'oublient; il a exercé même une puissante influence sur le mouvement littéraire de notre époque; il est d'un âge mûr, peu ambitieux, blasé sur la gloire, revenu des séductions de la popularité. C'est un sage enfin, un vrai philosophe. C'est le maire de Courbevoie, c'est Odry!

On avait bien parlé, dans le temps, de l'illustre maire d'Auteuil, de M. Musard; mais celui-ci a trop de superbe. Il eût involontairement méprisé tout ce qui n'a que de l'esprit et du bon sens; c'est un homme de génie. On a bien fait, je pense, de renoncer à lui. Mais Odry, le brave et bon Bilboquet!

Il le fallait!

Adieu.

Votre bien dévoué.

LXXVII

Hanovre, 13 novembre 1853.

Mon cher Humbert,

Je vous écris un peu au hasard, ne sachant si vous êtes à Belley, à Lyon, en Sardaigne ou en Europe. Mais j'espère que ma lettre vous trouvera.

A mon retour de Londres, au mois d'août, je suis allé à Bade, où j'étais engagé par M. Bénazet, le directeur des jeux. J'y ai organisé et dirigé un beau festival où l'on a entendu deux actes de Faust, etc. De là, je suis allé à Francfort, où j'ai donné deux autres concerts au théâtre, avec Faust toujours.

Il n'y avait pas la foule immense de Bade; mais on m'a fêté d'une façon tout à fait inusitée dans les villes libres, c'est-à-dire dans les villes esclaves des idées mercantiles, des affaires, comme l'est Francfort. De là, je suis revenu à Paris. A peine réinstallé, une double proposition m'est arrivée de Brunswick et de Hanovre, et je suis reparti. Vous dire tous les délires du public et des artistes de Brunswick après l'audition de Faust serait trop long:

Bâton d'or et argent offert par l'orchestre; souper de cent couverts où assistaient toutes les capacités (jugez de ce qu'on a mangé) de la ville, les ministres du duc, les musiciens de la chapelle; institution de bienfaisance fondée sous mon nom (sub invocatione sancti, etc.); ovation décernée par le peuple un dimanche qu'on exécutait le Carnaval romain dans un jardin-concert… Dames qui me baisaient la main en sortant du théâtre, en pleine rue; couronnes anonymes envoyées chez moi, le soir, etc., etc.

Ici, autre histoire. En arrivant à ma première répétition, l'orchestre m'accueille par des fanfares de trompettes, des applaudissements, et je trouve mes partitions couvertes de lauriers comme de respectables jambons. A la dernière répétition, le roi et la reine viennent à neuf heures du matin et restent jusqu'à la fin de nos exercices, c'est-à-dire jusqu'à une heure après-midi. Au concert, grandissimes hourras et bis, etc. Le lendemain, le roi m'envoie chercher et me demande un second concert, qui aura lieu après-demain.

– Je ne croyais pas, me dit-il, qu'on pût encore trouver du nouveau beau en musique, vous m'avez détrompé. Et comme vous dirigez! je ne vous vois pas (le roi est aveugle), mais je le sens.

Et, comme je me récriais sur mon bonheur d'avoir un pareil auditeur musicien:

– Oui, a-t-il ajouté, je dois beaucoup à la Providence, qui m'a accordé le sentiment de la musique en compensation de ce que j'ai perdu!

Ces simples mots, cette allusion au double malheur dont ce jeune roi a été la victime il y a quinze ans, m'ont vivement touché.

J'ai bien pensé à vous, il y a trois semaines, dans un voyage pédestre que j'ai fait dans les montagnes du Hartz (lieu de la scène du sabbat de Faust). Je ne vis jamais rien de si beau; quelles forêts! quels torrents! quels rochers! Ce sont les ruines d'un monde… Je vous cherchais, vous me manquiez sur ces cimes poétiques. J'avoue que l'émotion m'étranglait.

 

Adieu; écrivez-moi poste restante à Leipzig jusqu'au 11.

Mille ferventes amitiés.

Ce matin, j'ai reçu la visite de madame d'Arnim, la Bettina de Goethe, qui venait non pas me voir, disait-elle, mais me regarder. Elle a soixante-douze ans et bien de l'esprit.

LXXVIII

Samedi matin, octobre 1854.

Mon cher, très cher ami,

Je suis vraiment effrayé de tous les sourires que me prodigue la fortune depuis quinze jours; vous manquiez à mon auditoire, et vous voilà!

C'est demain à deux heures précises, chez Herz, rue de la Victoire. Je vous envoie deux places de pourtour où vous pourrez vous faire accompagner; car je crains que vous ne puissiez encore vous passer d'un bras. Je n'ai plus de stalles numérotées; mais vous serez bien en arrivant de bonne heure.

Je voulais vous prier de venir dîner avec moi aujourd'hui; mais ma femme est si malade, qu'il n'y aura pas moyen (vous ne savez peut-être pas encore que je suis remarié depuis deux mois).

Je crève de joie de vous faire entendre mon nouvel ouvrage8. Il a un succès énorme; toutes les presses françaises, anglaises, allemandes, belges, chantent hosanna sur tous les tons, et il y a ici deux individus qui se gangrènent de rage. Rien ne manquait que votre présence.

Il faut absolument que je vous voie demain après le concert.

LXXIX

2 janvier 1855.

Mon cher, très cher ami,

Votre poème est admirable, superbe, magnificent (comme disent les Anglais); il m'a d'autant plus violemment ému, que j'ai mon fils en Crimée… Pauvre garçon! il a assisté à la prise de Bomarsund et n'a fait que passer ici pour entrer dans la flotte de la mer Noire… J'ai eu peur d'abord d'une satire à la manière des Châtiments d'Hugo!.. Hugo fou furieux de n'être pas empereur! Nil aliud!

Mais vous m'avez bien vite rassuré; moi, je suis tout à fait impérialiste; je n'oublierai jamais que notre empereur nous a délivrés de la sale et stupide république! Tous les hommes civilisés doivent s'en souvenir. Il a le malheur d'être un barbare en fait d'art; mais quoi! c'est un barbare sauveur, – et Néron était un artiste. – Il y a des esprits de toutes les couleurs.

Je suis chaque jour sur le point de partir pour Bruxelles. Je m'occupe à grand'peine des préparatifs du concert du Théâtre-Italien pour la fin du mois.

Je suis engagé pour trois concerts à Londres pour y faire entendre Roméo et Harold. Je ne sais où donner de la tête. Mais je veux vous voir; donnez-moi un rendez-vous absolument.

LXXX

Paris, 3 novembre 1858.

O mon pauvre cher ami, que votre lettre m'a fait de mal! Et moi qui vous accusais d'indifférence à mon égard! Je me disais souvent: «Dès que Ferrand a quitté Paris, il ne pense plus à moi, il ne daigne pas seulement me faire savoir s'il est à Lyon, ou à Belley, ou en Sardaigne.»

Que je vous plains, cher ami! et pourtant, d'après votre aveu, il faut se réjouir de la légère amélioration de votre santé. Vous pouvez penser, vous pouvez écrire, marcher. Dieu veuille que le rude hiver qui nous menace, et dont les morsures se font déjà sentir, ne vienne pas retarder les progrès de votre guérison.

Quant à moi, je suis la proie d'une névralgie qui s'est fixée depuis deux ans sur les intestins, et je souffre presque constamment, excepté la nuit. Dernièrement, à Bade, je pouvais à peine me traîner à l'orchestre à certains jours, pour faire mes répétitions. Au bout de quelques minutes, il est vrai, la fièvre musicale arrivait et me rendait les forces. Il s'agissait d'organiser une grande exécution des quatre premières parties de ma symphonie de Roméo et Juliette. J'ai fait onze répétitions acharnées. Mais quelle exécution ensuite! C'était merveilleux. Le succès a été grandissime. La Scène d'amour (l'adagio) a fait couler beaucoup de larmes, et j'avoue que rien ne m'enchante autant que de produire par la musique seule ce genre d'émotion. Pauvre Paganini, qui n'a jamais entendu cet ouvrage, composé pour lui plaire.

Nous nous écrivons si rarement, qu'il faut bien vous rendre compte de ma vie depuis deux ans. Ce long temps a été employé à faire un long ouvrage, les Troyens, opéra en cinq actes, dont j'ai écrit (comme pour l'Enfance du Christ) les paroles et la musique. Cela fait grand bruit un peu partout; les journaux anglais, allemands et français en ont même beaucoup trop parlé. Je ne sais ce que deviendra cet immense ouvrage, qui n'a pas en ce moment la moindre chance de représentation. Le théâtre de l'Opéra est en désarroi. C'est, en outre, une espèce de théâtre privé de l'empereur où l'on n'exécute en fait d'ouvrages nouveaux que ceux des gens adroits à se faufiler de façon ou d'autre. Enfin, c'est fait; j'ai écrit cela avec une passion que vous concevrez parfaitement, vous qui admirez aussi la grande inspiration virgilienne.

Personne ne connaît rien de ma musique; mais le poème, que j'ai lu souvent devant de nombreuses assemblées d'artistes et d'amateurs lettrés, passe déjà à Paris pour quelque chose. Je regrette bien de ne pas pouvoir vous le faire connaître; je le pourrai plus tard, j'espère.

Cet ouvrage me donnera sans doute beaucoup de chagrins; je m'y suis toujours attendu; je supporterai donc tout sans me plaindre.

Le Monde illustré publie des fragments de mes Mémoires, où il est souvent question de vous. Cela vous est-il tombé sous les yeux?

Madame Ferrand m'a sans doute oublié depuis longtemps; voulez-vous, cher ami, me rappeler à son souvenir et lui présenter mes hommages respectueux?

Adieu, adieu; je vous embrasse de tout mon cœur.

Vous me demandez des nouvelles de mon fils; ce cher enfant est lieutenant à bord d'un grand navire français dans l'Inde. Il va revenir.

LXXXI

Paris, 8 novembre 1858.

Mon très cher ami,

Quand je lis vos lettres si riches d'expressions affectueuses et dictées par un cœur si chaud et si expansif, je trouve les miennes bien froides et bien prosaïques. Mais, croyez-moi, c'est une sorte de timidité qui me fait écrire ainsi; je n'ose me livrer et j'exprime seulement à demi ce que je sens si complètement. Au reste, je suis persuadé que vous le savez, et je n'insiste pas là-dessus.

J'ai reçu votre ardente poésie du Brigand; c'est bien beau! cela sent la poudre et le plomb fraîchement fondu. Mais l'article, le feuilleton dont vous me parlez ne m'est pas parvenu. La gaieté de cet écrit, que vous comparez aux fleurettes qui croissent sur les tombes, est, à ce qu'il paraît, un contraste naturel entre le sujet traité par certains esprits et les dispositions intimes de ces esprits eux-mêmes. Je suis souvent, comme vous avez été en composant cela, d'une tristesse profonde en allumant les soleils et les serpenteaux de la plus folle joie.

Je vais aller au bureau du Monde illustré vous faire envoyer les numéros du journal qui contiennent les premiers fragments de mes Mémoires; vous recevrez ensuite les autres au fur et à mesure qu'ils paraîtront. Bien que j'aie supprimé les plus douloureux épisodes (on ne les connaîtra que si mon fils veut plus tard publier le tout en volume), ce récit, je le crains, vous attristera. Mais peut-être aimerez-vous être ainsi attristé…

Je vous enverrai aussi dans peu une partition complète de l'Enfance du Christ; elle a paru depuis près de trois ans. Je n'ose vous adresser le manuscrit du poème des Troyens, je me méfie trop des moyens de transport. Mais, quand j'aurai quelque argent disponible, je le ferai copier et je courrai alors les risques du chemin de fer.

Votre frère est donc auprès de vous? Je le croyais éloigné de Belley, je ne sais pourquoi. Je lui serre la main en le remerciant de son bon souvenir. Et notre ami Auguste Berlioz, que devient-il?

J'ai reçu ce matin de Parme une lettre d'Achille Paganini au sujet de mes Mémoires; vous la lirez dans le Monde illustré prochainement.

J'en reçois une autre ce soir de Pise d'un homme de lettres qui m'a envoyé deux poèmes d'opéra. Hélas! je suis ainsi fait, qu'il suffit de m'offrir un texte à musique pour m'ôter l'envie et souvent la possibilité de le traiter.

Oh! que je voudrais vous lire et vous chanter mes Troyens! Il y a là des choses bien curieuses, ce me semble.

 
Heu! fuge nate dea, teque his, ait, eripe flammis;
Hostis habet muros, ruit alto à culmine Troja!
 
 
Ah! fuis, fils de Vénus! l'ennemi tient nos murs!
De son faîte élevé Troie entière s'écroule!..
La mer de flamme roule,
Des temples au palais, ses tourbillons impurs…
Nous eussions fait assez pour sauver la patrie
Sans l'arrêt du Destin. Pergame te confie
Ses enfants et ses dieux. Va!.. cherche l'Italie,
Où, pour ton peuple renaissant,
Après avoir longtemps erré sur l'onde,
Tu dois fonder un empire puissant,
Dans l'avenir dominateur du monde,
Où la mort des héros t'attend.
 

Ce récitatif d'Hector, ranimé un instant par la volonté des dieux, et qui redevient mort peu à peu en accomplissant sa mission auprès d'Énée, est, je crois, une idée musicale étrangement solennelle et lugubre. Je vous cite cela parce que c'est justement à de pareilles idées que le public ne prend pas garde.

Adieu, adieu.

LXXXII

Paris, 19 novembre 1858.

Mon cher Humbert,

Il n'y a point eu dans ma pensée de méprise au sujet de l'anecdote de la rue des Petits-Augustins et de la belle personne qui voulut bien ouvrir sa fenêtre pour entendre mon pauvre trio. J'aime et j'admire la délicatesse de votre scrupule, et je vous embrasserais de bon cœur pour l'avoir exprimé… Oh! comme nous sentons certaines choses… ensemble (pour parler en musicien chef d'orchestre). Il est évident que j'étais digne d'être votre ami.

Je n'ai rien oublié de ce temps que vous me rappelez; mais je n'écris plus mes souvenirs, tout cela a été rédigé de 1848 à 1850, et je n'en publie des fragments qu'afin d'avoir un peu d'argent pour les prochaines études que mon fils devra faire dans un port de mer, à son retour des Indes. Auri pia fames!

Vous verrez très prochainement l'histoire des Francs Juges dans le Monde illustré; je ne pouvais oublier cela. Quant au critique sagace qui prétend que l'ouverture de cet opéra porte un titre de fantaisie, je n'ai pas cru qu'il valût la peine d'une réponse; j'ai lu bien d'autres sottises aussi bien fondées que celle-là et auxquelles je ne répondrai jamais.

Hier, je suis allé au ministère d'État; l'huissier du ministre m'a introduit sans lettre d'audience, en voyant sur ma carte: Membre de l'Institut. Et, si je n'eusse pas exhibé ce beau titre, on m'eût éconduit comme un paltoquet. J'avais à parler au ministre au sujet des Troyens et de l'hostilité de parti pris du directeur de l'Opéra contre cet ouvrage, dont il ne connaît pas une ligne ni une note. Son Excellence m'a dit une foule de demi-choses et de demi-mots:

– Certainement… votre grande réputation… vous donne des droits… et justifie bien les prétentions… Mais un grand opéra en cinq actes… c'est une terrible responsabilité pour un directeur!.. Je verrai… J'avais déjà entendu parler de votre ouvrage…

– Mais, monsieur le ministre, il ne s'agit pas de monter les Troyens cette année, ni l'année prochaine: le théâtre de l'Opéra est hors d'état de mener à bien une telle entreprise; vous n'avez pas les sujets nécessaires, l'Opéra actuel est incapable d'un pareil effort…

– Pourtant, en général, il faut écrire pour les moyens que l'on a… Enfin, je réfléchirai à ce qu'on pourra faire…

 

Et l'empereur s'y intéresse! il me l'a dit, et j'ai eu la preuve, ces jours-ci, qu'il m'avait dit vrai. Et le président du conseil d'État et le comte de Morny, tous les deux de la commission de l'Opéra, ont lu et entendu lire mon poème et le trouvent beau, et ils ont parlé en ma faveur à la dernière assemblée!.. Et parce que l'Opéra est dirigé par un demi-homme de lettres qui ne croit pas à l'expression musicale et trouve que les paroles de la Marseillaise vont aussi bien sur l'air de la Grâce de Dieu que sur celui de Rouget de Lisle, je serai tenu en échec, pendant sept ou huit ans peut-être!..

L'empereur aime trop peu la musique pour intervenir directement et énergiquement. Il me faudra subir l'ostracisme que cet insolent théâtre infligea de tout temps à certains maîtres, sans savoir pourquoi. Tels furent Mozart, Haydn, Mendelssohn, Weber, Beethoven, etc., qui tous eussent voulu écrire pour l'Opéra de Paris et n'ont jamais pu être admis à cet honneur.

Cher ami, pardon de laisser voir ma colère… Ne vous inquiétez pas des moyens à prendre pour la copie du poème des Troyens; je trouverai cela un jour ou l'autre. En attendant, je vous envoie la grande partition de l'Enfance du Christ; vous aimerez mieux lire cela sans doute que de vous faire écorcher sur le piano la petite partition; et vos souvenirs s'éveilleront ainsi plus aisément.

Je vous laisse. On vient m'interrompre. Au reste, cela vaut mieux. Je sortirai, et mon tremblement nerveux se dissipera.

Adieu, adieu; à vous et aux vôtres.

8L'Enfance du Christ.