Kostenlos

Lettres intimes

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

LXVI

11 avril 1837.

Que le diable m'emporte, mon cher ami, si, depuis votre dernière lettre, je n'ai pas cherché inutilement dix minutes pour vous répondre vingt lignes! Vous n'avez pas d'idée de cette existence de travaux forcés! Enfin, je suis libre un instant!..

Vous êtes bien toujours le même, excellent ami, et je vous en remercie; écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez, sans trop m'en vouloir et en me plaignant, au contraire, d'avoir moins de liberté que vous. Votre grande et précieuse lettre m'a charmé; elle contenait une foule de détails qui m'ont, je vous jure, fait un plaisir extrême.

Vos questions sur Esmeralda, j'y réponds d'abord. Je ne suis pour rien, absolument rien que des conseils et des indications de forme musicale, dans la composition de mademoiselle Bertin; cependant on persiste dans le public à me croira l'auteur de l'air de Quasimodo. Les jugements de la foule sont d'une témérité effrayante.

Mon opéra est fini. Il attend que MM. Halévy et Auber veuillent bien se dépêcher de donner chacun un opéra en cinq actes, dont la mise en scène (d'après mon engagement) doit précéder l'exécution du mien.

En attendant, je fais dans ce moment un Requiem pour l'anniversaire funèbre des victimes de Fieschi. C'est le ministre de l'intérieur qui me l'a demandé. Il m'a offert pour cet immense travail quatre mille francs. J'ai accepté sans observation, en ajoutant seulement qu'il me fallait cinq cents exécutants. Après quelque effroi du ministre, l'article a été accordé en réduisant d'une cinquantaine mon armée de musiciens. J'en aurai donc quatre cent cinquante au moins. Je finis aujourd'hui la Prose des morts, commençant par le Dies iræ et finissant au Lacrymosa; c'est une poésie d'un sublime gigantesque. J'en ai été enivré d'abord; puis j'ai pris le dessus, j'ai dominé mon sujet, et je crois à présent que ma partition sera passablement grande. Vous comprenez tout ce que ce mot ambitieux exige pour que j'en justifie l'usage; pourtant, si vous veniez m'entendre au mois de juillet, j'ai la prétention de croire que vous me le pardonneriez.

On m'a écrit d'Allemagne pour m'acheter mes symphonies, et j'ai refusé de les laisser graver à aucun prix avant que je puisse aller les monter moi-même.

Les Francs Juges (ouverture) viennent d'être exécutés à Leipzig avec un énorme succès; puis, en France, ils ont été aussi heureux, à Lille, à Douai et à Dijon; les artistes de Londres et ceux de Marseille n'ont pu, au contraire, en venir à bout après plusieurs répétitions et les ont abandonnés. Mes deux concerts de cette année ont été magnifiques, et le succès de notre Harold vraiment extraordinaire. Voilà toutes mes nouvelles; j'ai sur les bras feuilletons aux Débats, revue dans la Chronique de Paris et critiques dans la Gazette musicale, que je dirige depuis quelques semaines, en l'absence de Schlesinger, qui est à Berlin. Vous voyez que le travail ne me manque pas. Je ne réponds à personne.

Vos vers et votre nouvelle en prose m'ont bien vivement intéressé; il y a des choses magnifiques.

Gounet vient nous voir souvent. Il a éprouvé dernièrement un cruel chagrin: son jeune frère, âgé de vingt et un ans, est mort à l'école de Saint-Cyr, après des souffrances atroces, des suites d'une luxation à la cuisse. Écrivez-lui, si vous pouvez, quelques mots de condoléance.

J'ai perdu aussi mon grand-père, qui s'est éteint paisiblement, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, auprès de ma mère et de ma sœur. Mon oncle est ici; il vient d'être nommé colonel de dragons, il commande le 11e régiment. Nous le voyons fréquemment. Quelle fluctuation d'événements tristes, mélangés d'un petit nombre de sujets de joie ou d'espérance!

Barbier a bien raison de comparer Paris à une infernale cuve où tout fermente et bouillonne constamment. A propos, son nouveau poème, Lazare, vient de paraître dans la Revue des Deux Mondes; l'avez-vous lu? Il y a des morceaux d'une grande élévation et tout à fait dignes des Iambes

Il vous remercie de toute son âme de votre dédicace.

Adieu, mon bien cher ami; écrivez-moi, je vous le répète, le plus possible, et croyez toujours à mon inaltérable amitié.

LXVII

17 décembre 1837.

Mon cher Ferrand,

Flayol vous a écrit il y a huit ou dix jours; c'est ce qui m'a fait prendre patience, et ma lettre vous fût parvenue sans cela beaucoup plus tôt. Voici le fait. Le Requiem a été bien exécuté; l'effet en a été terrible sur la grande majorité des auditeurs; la minorité, qui n'a rien senti ni compris, ne sait trop que dire; les journaux en masse ont été excellents, à part le Constitutionnel, le National et la France, où j'ai des ennemis intimes. Vous me manquiez, mon cher Ferrand, vous auriez été bien content, je crois; c'est tout à fait ce que vous rêviez en musique sacrée. C'est un succès qui me popularise, c'était le grand point; l'impression a été foudroyante sur les êtres de sentiments et d'habitudes les plus opposés; le curé des Invalides a pleuré à l'autel un quart d'heure après la cérémonie, il m'embrassait à la sacristie en fondant en larmes; au moment du Jugement dernier, l'épouvante produite par les cinq orchestres et les huit paires de timbales accompagnant le Tuba mirum ne peut se peindre; une des choristes a pris une attaque de nerfs. Vraiment, c'était d'une horrible grandeur. Vous avez vu la lettre du ministre de la guerre; j'en ai reçu je ne sais combien d'autres dans le genre de celles que vous m'écrivez quelquefois, moins l'amitié et la poésie. Une entre autres de Rubini, une du marquis de Custine, une de Legouvé, une de madame Victor Hugo et une de d'Ortigue (celle-là est folle); puis tant et tant d'autres de divers artistes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, prosateurs. Ah! Ferrand, c'eût été un beau jour pour moi si je vous avais eu à mon côté pendant l'exécution. Le duc d'Orléans, à ce que disent ses aides de camp, a été aussi très vivement ému. On parle, au ministère de l'intérieur, d'acheter mon ouvrage, qui deviendrait ainsi propriété nationale. M. de Montalivet n'a pas voulu me donner les quatre mille francs tout secs; il y ajoute, m'a-t-on dit aujourd'hui dans ses bureaux, une assez bonne somme; à présent, combien m'achètera-t-il la propriété de la partition? Nous verrons bien.

Le tour de l'Opéra arrivera peut-être bientôt; ce succès a joliment arrangé mes affaires; tout le peuple des chanteurs et choristes est pour moi plus encore que l'orchestre. Habeneck lui-même est tout à fait revenu. Dès que la partition sera gravée, vous l'aurez. Je crois que je pourrai faire entendre une seconde fois la plupart des morceaux qu'elle contient au concert spirituel de l'Opéra. Il faudra quatre cents personnes, et cela coûtera dix mille francs, mais la recette est sûre.

A présent, dites-moi au plus vite ce que vous faites, où vous êtes, ce que vous devenez, si vous ne m'en voulez pas trop de mon long silence, comment va votre femme et votre famille en général, si vous m'avez pas de projet de voyage à Paris, etc.

Adieu, adieu; mille amitiés; je vous embrasse cordialement.

Votre tout dévoué et sincère ami.

LXVIII

Paris, 20 septembre 1838.

Mon cher Humbert,

Je vous remercie de m'avoir écrit; je suis si heureux de vous savoir toujours le même et de penser à votre amitié qui veille au loin, malgré la rareté de vos lettres et vos occupations!

Eh bien, oui, nous avons eu tort de croire qu'un livret d'opéra, roulant sur un intérêt d'art, sur une passion artiste, pourrait plaire à un public parisien. Cette erreur a produit un effet très fâcheux; mais la musique, malgré toutes les clameurs habilement mises en chœur de mes ennemis intimes, a gardé le terrain. La seconde et la troisième représentation ont marché à souhait. Ce que les feuilletonistes appellent mon système n'est autre que celui de Weber, de Glück et de Beethoven; je vous laisse à juger s'il y a lieu à tant d'injures; ils ne l'attaquent de la sorte que parce que j'ai publié dans les Débats des articles sur le rythme, et qu'ils sont enchantés de faire, à ce sujet, des pages de théorie contenant presque autant d'absurdités que de notes. Les journaux pour sont la Presse, l'Artiste, la France musicale, la Gazette musicale, la Quotidienne, les Débats.

Mes deux cantatrices ont eu vingt fois plus de succès que Duprez, ce dont ce dernier a été offusqué au point d'abandonner le rôle à la troisième soirée. C'est Alexis Dupont qui va le remplacer, mais il lui faudra encore à peu près dix jours pour bien apprendre toute cette musique, ce qui cause dans mes représentations une interruption assez désagréable. Après quoi, le répertoire de l'Opéra est combiné de telle sorte, que je serai joué beaucoup plus souvent avec Dupont que je ne l'eusse été avec Duprez.

C'est là l'important; il ne s'agit que d'être entendu très souvent. Ma partition se défend d'elle-même. Vous l'entendrez, je pense, au mois de décembre, et vous jugerez si j'ai raison de vous dire aujourd'hui que c'est bien. L'ouverture ne fait pas honte, je crois, à celles des Francs Juges et du Roi Lear. Elle a toujours été chaudement applaudie. C'est la question du Freyschütz à l'Odéon qui se représente; je ne puis vous donner de comparaison plus exacte, bien qu'elle soit ambitieuse musicalement. C'est pourtant moins excentrique et plus large que Weber.

J'ai fait une ouverture de Rob-Roy qui m'a paru mauvaise après l'exécution; je l'ai brûlée. J'ai fait une messe solennelle dont l'ensemble était, selon moi, également mauvais; je l'ai brûlée aussi. Il y avait trois ou quatre morceaux dans notre opéra des Francs Juges que j'ai détruits pour le même motif. Mais, quand je vous dirai: «Cette partition est douée de toutes les qualités qui donnent la vie aux œuvres d'art,» vous pouvez me croire, et je suis sûr que vous me croyez. La partition de Benvenuto est dans ce cas.

 

Adieu; mille amitiés bien vives.

Mes hommages respectueux à votre femme.

LXIX

Septembre 1838.

Ah! ah! voilà une joie! vous arrivez enfin!

Je vous envoie le seul billet qui me reste.

Venez ce soir après l'opéra à la loge des troisièmes nº 35; c'est celle de ma femme; j'irai vous y retrouver: le plus tôt possible avant ou pendant le ballet.

Massol est malade et il se voit obligé de passer son air du maître d'armes!

LXX

22 août 1839.

Mon cher Humbert,

Grand merci de votre longue et charmante lettre! c'est toujours une fête pour moi, quand je reconnais votre écriture sur une enveloppe; mais, cette fois, la fête a été d'autant plus joyeuse, qu'elle s'était attendue plus longtemps. Je ne savais plus ce que vous étiez devenu. Étiez-vous en Sardaigne, à Turin ou à Belley? Je conçois tout le charme que vous devez trouver dans votre immense métairie, et je me dis bien souvent aussi: O rus, quandò te aspiciam! mais rien de plus impossible pour le moment qu'un pareil voyage! C'est trop loin de ma route; il faut que je passe le Rhin et non la Méditerranée.

Pardonnez-moi de vous écrire un peu à la hâte. Depuis huit jours, je cherche en vain le temps de causer à loisir avec vous, et je suis obligé d'y renoncer. Voilà donc quelques lignes sur les choses auxquelles vous voulez bien vous intéresser.

J'ai fini ma grande symphonie avec chœurs; cela équivaut à un opéra en deux actes et remplira tout le concert; il y a quatorze morceaux!

Vous avez dû recevoir trois partitions: le Requiem, l'ouverture de Waverley et celle de Benvenuto. Je viens de copier pour votre frère, que je remercie de son bon souvenir, toute la scène des ouvriers: Bienheureux les matelots! avec le petit duo d'Ascanio et Benvenuto qui s'y joint. Comme la partition est très simple et que l'accompagnement est tout dans les guitares, il m'a été facile de le réduire, et vous aurez tout de la sorte; mais ça va vous coûter, par la poste, un prix ridicule!

Voici la phrase du serment des ciseleurs:



Ruolz vient de donner son opéra de la Vendetta, que Duprez a soutenu avec frénésie, mais dont le succès est une négation complète. Le public en masse a senti lui-même toute la nullité d'une pareille composition; mais on l'a laissé passer sans rien dire. J'étais cruellement embarrassé pour en rendre compte; mais M. Bertin n'entendait pas raillerie, et il m'a fallu dire à peu près la vérité.

Je n'ai pas revu Ruolz depuis lors.

A propos d'article, lisez donc les Débats d'aujourd'hui dimanche: vous verrez, à la fin, une homélie à l'adresse de Duprez, sous le nom d'un Débutant. Cela vous fera rire.

L'Ode à Paganini a paru, il y a huit jours, dans la Gazette musicale, avec une faute d'impression atroce, qui rend une strophe inintelligible!

Mille remerciements à votre frère pour la peine qu'il a prise de me traduire Romani. C'est merveilleusement beau, et j'ai trouvé, ainsi que ma femme, une singulière ressemblance entre la couleur de cette poésie et celle des poèmes de Moore. Dites bien à M. Romani, quand vous le verrez, que je l'admire de toute mon âme.

Spontini est toujours plus absurde et plus sottement envieux. Il a écrit à Émile Deschamps avant-hier une lettre incommensurablement ridicule. Le voilà reparti pour Berlin, après avoir désenchanté ici ses plus vrais admirateurs. Où diable le génie a-t-il pu aller se nicher! Il est vrai qu'il a délogé depuis longtemps. Mais enfin la Vestale et Cortez sont toujours là.

Adieu, mon cher ami. Je vous tiendrai au courant des répétitions de Roméo et Juliette. Je suis occupé à corriger les copies en ce moment, et je vais de ce pas chez un littérateur allemand qui se charge de la traduction de mon livret. Émile Deschamps m'a fait là de bien beaux vers, à quelques exceptions près. Je vous enverrai cela.

Adieu! adieu!

Votre tout dévoué.

LXXI

Londres, vendredi 31 janvier 1840.

Mon cher Humbert,

Me voilà un peu libre aujourd'hui et moins tourmenté par le vent que ces dix jours derniers; je vais donc vous répondre sans trop d'idées noires. Vos félicitations, si pleines de chaleur et d'amitié vraie, me manquaient; je les attendais sans cesse. Me voilà content, le succès est complet. Roméo et Juliette ont fait encore cette fois verser des larmes (car on a beaucoup pleuré, je vous assure). Il serait trop long de vous raconter ici toutes les péripéties de ces trois concerts. Il vous suffit de savoir que la nouvelle partition a excité des passions inconcevables, et même des conversions éclatantes. Bien entendu que le noyau d'ennemis quand même reste toujours plus dur. Un Anglais a acheté cent vingt francs, du domestique de Schlesinger, le petit bâton de sapin qui m'a servi à conduire l'orchestre. La presse de Londres, en outre, m'a traité splendidement.

Ces trois séances coûtaient pour les exécutants douze mille cent francs, et la recette s'est élevée à treize mille deux cents francs; sur ces treize mille deux cents francs, il ne m'en reste donc qu'onze cents de bénéfice! N'est-ce pas triste d'avouer qu'un résultat si beau, si l'on tient compte de l'exiguïté de la salle et des habitudes du public, est misérable quand j'y veux chercher des moyens d'existence? Décidément l'art sérieux ne peut pas nourrir son homme, et il en sera toujours ainsi, jusqu'à ce qu'un gouvernement comprenne que cela est injuste et horrible.

Je vous envoie le livret d'Émile Deschamps et les couplets du prologue, le seul morceau que j'aie voulu publier; vous vous chanterez ça à vous-même. C'est, du reste, très aisé d'accompagnement. Paganini est à Nice; il m'a écrit il y a peu de jours; il est enchanté de son ouvrage. Il est bien à lui, celui-là, il lui doit l'existence.

Alizard a eu un véritable succès dans son rôle du bon moine (le Père Laurence, dont le nom lui est resté). Il a merveilleusement compris et fait comprendre la beauté de ce caractère shakspearien. Les chœurs ont eu de superbes moments; mais l'orchestre a confondu l'auditoire d'étonnement par les miracles de verve, d'aplomb, de délicatesse, d'éclat, de majesté, de passion, qu'il a opérés.

Je vous enverrai aussi dans peu l'ouverture du Roi Lear, qui va paraître en partition.

On a voulu à l'Opéra me faire écrire la musique d'un livret en trois actes de Scribe. J'ai pris le manuscrit; puis, me ravisant, je l'ai rendu dix minutes après, sans l'avoir lu. Il serait trop long de vous dire pourquoi. L'Opéra est une école de diplomatie, je me forme. Eh bien, tenez, Ferrand, tout ça m'ennuie, me dégoûte, m'indigne, me révolte. Heureusement, nous allons peut-être voir du changement; l'administration se ruine. Aguado ne veut plus de ses deux théâtres, et il ne sait comment s'en débarrasser. Les Italiens sont aux abois. En attendant, vous vivez dans votre île, vous voyez le soleil et les orangers et la mer… Venez donc un peu à Paris. Si vous saviez comme je suis triste en dedans! Ça passera peut-être.

Remerciez votre frère de son bon souvenir. Tâchez de l'amener avec vous. Mes hommages respectueux à madame Ferrand.

Henriette est un peu inquiète: Louis est malade, le médecin ne peut pas deviner ce qu'il a. J'espère pourtant le voir sur pied ces jours-ci.

La Gazette musicale donne, jeudi prochain, un concert à grand orchestre pour ses abonnés; c'est moi qui le conduis. Votre Symphonie d'Harold et l'ouverture de Benvenuto y figureront.

C'est égal, je suis horriblement triste; que va-t-il m'arriver? Probablement rien.

Adieu, nous verrons bien. Dans tous les cas, je vous aime sincèrement, n'en doutez jamais.

P. – S.– Gounet est assez rare, et en général fort mélancolique; il devient réellement vieux, plus que vous ne pourriez croire. Barbier vient de publier un nouveau volume de satires que je n'ai pas encore lues. Nous avons dansé tous les deux dernièrement chez Alfred de Vigny. Que tout ça est ennuyeux! Il me semble que j'ai cent dix ans.

LXXII

3 octobre 1841.

Mon cher Humbert,

Me croirez-vous si je vous dis que, depuis la réception de votre lettre, qui m'a causé tant de véritable joie, je n'ai pas trouvé une heure de loisir complet pour vous répondre? C'est pourtant la vérité.

Je ne menai jamais une vie plus active, plus préoccupée même dans l'inaction. J'écris, comme vous le savez peut-être, une grande partition en quatre actes sur un livret de Scribe intitulé la Nonne sanglante. Il s'agit de l'épisode du Moine de Lewis que vous connaissez; je crois que, cette fois, on ne se plaindra pas du défaut d'intérêt de la pièce. Scribe a tiré, ce me semble, un très grand parti de la fameuse légende; il a, en outre, terminé le drame par un terrible dénouement, emprunté à un ouvrage de M. de Kératry, et du plus grand effet scénique.

On compte sur moi à l'Opéra pour l'année prochaine à cette époque; mais Duprez est dans un tel état de délabrement vocal, que, si je n'ai pas un autre premier ténor, rien ne serait plus fou de ma part que de donner mon ouvrage. J'en ai un en perspective, dont je surveille l'éducation et qui débutera au mois de décembre prochain dans le rôle de Robert le Diable; j'y compte beaucoup; mais il faudra le voir en scène avec l'orchestre et le public. Il s'appelle Delahaye; c'est un grand jeune homme que j'ai enlevé aux études médicales après avoir entendu sa belle voix: il avait tout à apprendre alors, mais ses progrès sont rapides… J'espère donc. Attendons.

J'avais lu dans le Journal des Débats, avant votre lettre, les détails de vos succès agricoles. Vous avez fondé un magnifique établissement, je n'en doute pas; et il a fallu, malgré les avantages naturels de votre domaine, de bien longs travaux et une persévérance bien intelligente pour arriver à de tels résultats. Vous êtes une espèce de Robinson, dans votre île, moins la solitude et les sauvages. Quand le soleil brille, j'ai des désirs violents d'aller vous y rendre visite, de respirer vos brises parfumées, de vous suivre dans vos champs, d'écouter avec vous le silence de vos solitudes; nous nous comprenons si bien, j'ai pour vous une affection si vive, si confiante, si entière!.. Mais, quand les jours brumeux reviennent, la fièvre de Paris me reprend et je sens que vivre ailleurs m'est à peu près impossible. Et cependant, le croiriez-vous? à l'emportement de mes passions musicales a succédé une sorte de sang-froid, de résignation, ou de mépris si vous voulez, en face de ce qui me choque dans la pratique et dans l'histoire contemporaine de l'art, dont je suis loin de m'alarmer. Au contraire, plus je vais, plus je vois que cette indifférence extérieure me conserve pour la lutte des forces que la passion ne me laisserait pas. C'est encore de l'amour; ayez l'air de fuir, on s'attache à vous poursuivre.

Vous savez sans doute le succès spaventoso de mon Requiem à Saint-Pétersbourg. Il a été exécuté en entier dans un concert donné ad hoc par tous les théâtres lyriques réunis à la chapelle du czar et aux choristes de deux régiments de la garde impériale. L'exécution, dirigée par Henri Bomberg, a été, à ce que disent des témoins auriculaires, d'une incroyable majesté. Malgré les dangers pécuniaires de l'entreprise, ce brave Bomberg, grâce à la générosité de la noblesse russe, a encore eu, en sus des frais, un bénéfice de cinq mille francs. Parlez-moi des gouvernements despotiques pour les arts!.. Ici, à Paris, je ne pourrais sans folie songer à monter en entier cet ouvrage, ou je devrais me résigner à perdre ce que Bomberg a gagné.

 

Spontini vient de revenir; je lui avais écrit à Berlin une lettre sur la dernière représentation de Cortez, qui m'avait agité jusqu'aux spasmes nerveux; elle s'est croisée avec lui. Je ne l'ai pas encore vu depuis son retour, faute d'une demi-heure pour aller rue du Mail; je ne sais pas même s'il a reçu ma lettre. Il a été, pour ainsi dire, chassé de la Prusse; c'est pourquoi j'ai cru devoir lui écrire. Il ne faut pas, en pareil cas, négliger la moindre protestation capable de rendre un peu de calme au cœur ulcéré de l'homme de génie, quels que soient les défauts de son esprit et même son égoïsme. Le temple peut être indigne du dieu qui l'habite, mais le dieu est dieu.

Notre ami Gounet est bien triste; il a perdu, dans la faillite du notaire Lehon, presque tout l'avoir de sa mère et le sien; il m'a appris ce malheur trois mois après la catastrophe. Je ne vois pas Barbier; il y a plus de six mois que je ne l'ai rencontré.

J'ai fait cette année, entre autres choses, des récitatifs pour le Freyschütz de Weber, que je suis parvenu à monter à l'Opéra sans la moindre mutilation, ni correction, ni castilblazade d'aucune espèce dans la pièce ni dans la musique. C'est un merveilleux chef-d'œuvre.

Si vous venez cet hiver, nous aurons d'immenses causeries sur mille choses qu'on explique mal en écrivant. Je voudrais bien vous voir! Il me semble que je descends la montagne avec une terrible rapidité; la vie est si courte! je m'aperçois que l'idée de sa fin me vient bien souvent depuis quelque temps! aussi est-ce avec une avidité farouche que j'arrache plutôt que je ne cueille les fleurs que ma main peut atteindre en glissant le long de l'âpre sentier.

Il a été et il est encore question de me donner la place d'Habeneck à l'Opéra; ce serait une dictature musicale dont je tirerais parti, je l'espère, dans l'intérêt de l'art; mais il faut pour cela qu'Habeneck arrive au Conservatoire, où le vieux Chérubini s'obstine à dormir. Si je deviens vieux et incapable, la direction du Conservatoire ne peut que m'être dévolue… Je suis encore jeune, il n'y a donc pas à y songer.