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Les soirées de l'orchestre

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DIX-NEUVIÈME SOIRÉE

On joue don Giovanni.

Je reparais à l'orchestre après plusieurs jours d'absence. Mon intention n'était pas d'y rentrer ce soir-là; mais Corsino et quelques-uns de ses confrères sont venus m'exprimer leurs regrets de m'avoir blessé en taxant de cruauté ma critique; j'ai ri, j'étais désarmé, je les ai suivis au théâtre. Les musiciens m'accueillent avec la plus vive cordialité; ils veulent me faire oublier mon mécontentement qu'ils ont cru réel; mais dès le premier coup d'archet de l'ouverture chacun cesse de parler. On écoute religieusement le chef-d'œuvre de Mozart, dignement exécuté par le chœur et par l'orchestre. A la fin du dernier acte: «Que pensez-vous de notre baryton Don Giovanni? me demande Bacon d'un air de fierté nationale. – Je pense qu'il mérite le prix Monthyon. – Qu'est-ce que c'est? dit-il, en se tournant vers Corsino. – (Corsino,) C'est le prix de vertu. – (Bacon, étonné d'abord, très-flatté ensuite, reprend avec une satisfaction douce:) Oh! c'est vrai, M. K**** est un bien brave homme!»

VINGTIÈME SOIRÉE

GLANES HISTORIQUES. – SUSCEPTIBILITÉ SINGULIÈRE DE NAPOLÉON, SA SAGACITÉ MUSICALE. – NAPOLÉON ET LESUEUR. – NAPOLÉON ET LA RÉPUBLIQUE DE SAN-MARINO

On joue un opéra, etc., etc., etc.

Tout le monde parle. Corsino raconte des anecdotes. J'arrive au moment où il commence celle-ci:

Le 9 février 1807, il y eut grand concert à la cour de Napoléon. L'assemblée était brillante, Crescentini chantait. A l'heure dite, on annonce l'Empereur; il entre, prend place; le programme lui est présenté. Le concert commence; après l'ouverture, il ouvre le programme, le lit, et pendant que le premier morceau de chant s'exécute, il appelle à haute voix le maréchal Duroc et lui dit quelques mots à l'oreille. Le maréchal traverse la salle, vient à M. Grégoire, que son emploi de secrétaire de la musique de l'Empereur obligeait à faire les programmes des concerts, et l'apostrophant avec sévérité: «Monsieur Grégoire, l'Empereur me charge de vous inviter à ne pas faire à l'avenir de l'esprit dans vos programmes.» Le pauvre secrétaire reste stupéfait, ne comprenant pas ce qu'a voulu dire le maréchal et n'osant plus lever les yeux. Dans l'intervalle des morceaux de musique, chacun lui demande à voix basse quel est le sujet de cette algarade, et le malheureux Grégoire, de plus en plus troublé, de répondre toujours: «Je n'en sais pas plus que vous, je n'y comprends rien.» Il s'attend à être destitué le lendemain, et s'arme déjà de courage pour supporter une disgrâce qui lui paraît inévitable, bien qu'il en ignore le motif.

Le concert terminé, l'Empereur en partant laisse le programme sur son fauteuil; Grégoire accourt, le saisit, le lit, le relit cinq ou six fois, sans y rien découvrir de répréhensible; il le donne à lire à MM. Lesueur, Rigel, Kreutzer, Baillot, qui n'y aperçoivent rien non plus que de parfaitement convenable et de fort innocent. Les quolibets des musiciens commençaient à pleuvoir sur le malencontreux secrétaire quand une soudaine inspiration vint lui donner la clef de cette énigme et redoubler ses terreurs. Le programme (manuscrit selon l'usage) commençait par ces mots:

 
Musique de l'Empereur.
 

et au lieu de tirer au-dessous une simple ligne, comme à l'ordinaire, je ne sais quelle fantaisie de Grégoire l'avait porté à dessiner une suite d'étoiles d'une grandeur croissante jusqu'au milieu de la page et décroissante jusqu'à l'autre bord. Pouvait-on penser que Napoléon, alors à l'apogée de sa gloire, verrait dans cet inoffensif ornement, une allusion à sa fortune passée, présente et future! allusion désagréable pour lui autant qu'insolente de la part du prophète de malheur qui l'eût faite à dessein, puisqu'elle donnait à entendre par les deux imperceptibles étoiles placées aux extrémités de la ligne, autant que par la largeur démesurée de l'étoile du milieu, que l'astre impérial, si brillant alors, devait successivement décliner, s'amoindrir et s'éteindre dans la proportion inverse de celle qu'il avait suivie jusqu'à ce jour. Le temps a trop bien prouvé qu'il en devait être ainsi; mais le génie du grand homme lui avait-il déjà dévoilé ce que le sort lui réservait, cette bizarre susceptibilité pourrait le faire croire.

Voici, messieurs, la copie du programme qui faillit amener la ruine du brave secrétaire. Grégoire lui-même, en me racontant son aventure, me fit présent de l'original.

Je vous prie de remarquer épisodiquement que le secrétaire de la musique de l'Empereur ne savait pas l'orthographe du nom de Guglielmi.

MUSIQUE DE L'EMPEREUR

* * * * * * * * * * * * * * * * *
GRAND CONCERT
FRANÇAIS ET ITALIEN
Du lundi 9 février 1807
Overture des 2 jumeaux… de Guillelmi
Nos 1. Air de Roméo et Juliette… de Zingarelli
PAR MADAME DURET
2. Air des Horaces… de Cimarosa
PAR M. CRESCENTINI
3. Air détaché… de Crescentini
PAR MADAME BARILLI
4. Duo de Cléopâtre… de Nazolini
PAR MADAME BARILLI ET M. CRESCENTINI
5. Air détaché, avec chœurs… de Jadin
PAR M. LAYS
6. Duo delle Cantatrice Villane… de Fioravanti
PAR MADAME ET M. BARILLI
7. Grand Final du Roi Théodore à Venise… de Païsiello

On imagine bien que Grégoire, peu à peu rassuré sur la crainte de perdre sa place, n'eut garde, aux concerts suivants, de reproduire dans ses programmes le moindre trait, la moindre vignette symbolique. C'est à peine s'il osait mettre les points sur les i. La leçon avait été trop forte, il craignait toujours de faire de l'esprit sans le savoir.

Dans une autre circonstance, Napoléon fit preuve d'un sentiment musical dont, très-probablement, on ne le croyait pas doué. Un concert avait été arrangé pour la soirée aux Tuileries; sur les six morceaux du programme, le nº 3 était de Païsiello. A la répétition, le chanteur de ce morceau se trouve incommodé et hors d'état de prendre part au concert. Il faut remplacer l'air par un autre du même auteur, l'Empereur ayant toujours témoigné pour la musique de Païsiello une préférence marquée. La chose se trouvant fort difficile, Grégoire imagine de substituer au nº 8 manquant, un air de Generali qu'il met hardiment sous le nom de Païsiello. Il faut avouer, entre nous, monsieur le secrétaire, que vous preniez là une liberté bien grande; c'était une belle et bonne mystification que vous vouliez faire subir à l'Empereur. Mais peut-être, cette fois encore, faisiez-vous de l'audace sans le savoir. Quoi qu'il en soit, à la grande surprise des musiciens, l'illustre dilettante ne fut point dupe de la supercherie. En effet à peine le nº 8 était-il commencé, que l'Empereur, faisant de la main son signe habituel, suspend le concert: «Monsieur Lesueur, s'écrie-t-il, ce morceau n'est pas de Païsiello. – Je demande pardon à Votre Majesté; il est de lui, n'est-ce pas, Grégoire? – Oui, Sire, certainement. – Messieurs, il y a quelque erreur là-dedans: mais veuillez bien recommencer…» – Après vingt mesures, l'Empereur interrompt le chanteur pour la seconde fois: «Non, non, c'est impossible, Païsiello a plus d'esprit que cela.» Et Grégoire d'ajouter d'un air humble et confit: «C'est sans doute un ouvrage de sa jeunesse, un coup d'essai. – Messieurs, réplique vivement Napoléon, les coups d'essai d'un grand maître comme Païsiello sont toujours empreints de génie, et jamais au-dessous de la médiocrité, comme le morceau, que vous venez de me faire entendre…»

Nous avons eu en France depuis lors bien des directeurs, administrateurs et protecteurs des beaux-arts, mais je doute qu'ils aient jamais montré cette pureté de goût dans les questions musicales auxquelles ils se trouvaient mêlés, pour la damnation des virtuoses et des compositeurs. Beaucoup d'entre eux, au contraire, ont donné des preuves nombreuses de leur aptitude à prendre du Pucita ou du Gavaux pour du Mozart et du Beethoven, et vice versâ.

Et pourtant, à coup sûr, Napoléon ne savait pas la musique.

MOI

Puisque nous en sommes ce soir à raconter des anecdotes sur le grand empereur, en voici une encore qui montre comment il savait honorer les artistes dont les œuvres lui étaient sympathiques. Lesueur, dont Corsino citait tout à l'heure le nom, et qui fut longtemps surintendant de la chapelle impériale, venait de faire représenter son opéra des Bardes. L'étrangeté des mélodies, le coloris antique et l'accent grave des harmonies de Lesueur se trouvaient là parfaitement motivés.

On sait quelle était la prédilection de Napoléon pour les poëmes de Macpherson, attribués à Ossian; le musicien qui venait de leur donner une vie nouvelle, ne pouvait manquer de s'en ressentir. A l'une des premières représentations des Bardes, l'Empereur enchanté l'ayant fait venir dans sa loge après le troisième acte, lui dit: «Monsieur Lesueur, voilà de la musique entièrement nouvelle pour moi, et fort belle; votre second acte surtout est inaccessible.» Vivement ému d'un pareil suffrage, et des cris et des applaudissements qui éclataient de toutes parts, Lesueur voulait se retirer; Napoléon le prenant par la main le fit avancer sur le devant de sa loge, et, le plaçant à côté de lui: «Non, non, restez; jouissez de votre triomphe; on n'en obtient pas souvent de pareil.» Certes, en lui rendant ainsi éclatante justice, Napoléon ne fit point un ingrat; jamais l'admiration et le dévouement d'un soldat de la garde ne surpassèrent en ferveur le culte que l'artiste a professé pour lui jusqu'au dernier moment. Il ne pouvait en parler de sang-froid. Je me souviens qu'un jour, en revenant de l'Académie, où il avait entendu amèrement critiquer la fameuse Orientale de Victor Hugo, intitulée, Lui! il me pria de la lui réciter. Son agitation et son étonnement, en écoutant ces beaux vers, ne peuvent se rendre; à cette strophe:

 
 
Qu'il est grand là surtout, quand, puissance brisée,
Des porte-clefs anglais misérable risée,
Au sacre du malheur il retrempe ses droits,
Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine,
Et mourant de l'exil, gêné dans Sainte-Hélène,
Manque d'air dans la cage où l'exposent les rois!
 

n'y tenant plus, il m'arrêta; il sanglotait.

DIMSKY

N'est-ce pas à l'occasion de cet opéra que Napoléon envoya à Lesueur une boîte d'or… avec une inscription?.. j'ai entendu parler de cela.

MOI

Oui, la riche boîte, que j'ai vue, porte cette épigraphe:

L'EMPEREUR DES FRANÇAIS A L'AUTEUR DES
BARDES
CORSINO

Il y avait là de quoi faire perdre la tête à un artiste. Quel homme!.. Ceci est grandiose. Mais qu'il était gracieusement fin dans l'occasion, et comme il savait allier une douce raillerie à de l'obligeance! Mon frère, qui a servi dans l'armée française pendant la première campagne d'Italie, m'a raconté de quelle façon il reconnut, sans rire, l'indépendance de la république de San Marino. En apercevant sur son rocher la capitale de cet État libre: «Quel est ce village? dit-il. – Général, c'est la république de San Marino. – Eh bien! qu'on n'inquiète pas ces honnêtes républicains. Allez, au contraire, leur dire de ma part que la France reconnaît leur indépendance, les prie de recevoir en signe d'amitié deux pièces de canon, et que je leur souhaite le bonjour.»

VINGT ET UNIÈME SOIRÉE

ÉTUDES MUSICALES. – LES ENFANTS DE CHARITÉ A L'ÉGLISE DE SAINT-PAUL DE LONDRES, CHŒUR DE 6,500 VOIX. – LE PALAIS DE CRISTAL A SEPT HEURES DU MATIN. – LA CHAPELLE DE L'EMPEREUR DE RUSSIE. – INSTITUTIONS MUSICALES DE L'ANGLETERRE. – LES CHINOIS CHANTEURS ET INSTRUMENTISTES A LONDRES; LES INDIENS; L'HIGHLANDER; LES NOIRS DES RUES

On joue un, etc., etc., etc.

En m'apercevant, quatre ou cinq musiciens m'interpellent au sujet des observations que j'ai dû faire l'an dernier, en Angleterre, sur l'assemblée annuelle des enfants de charité, sur les Indiens, les Highlanders, les hommes noirs chantant dans les rues, et sur les Chinois d'Albert Gate et de la Jonque. «Aucun de nous, dit Moran, n'a pu trouver de témoin auriculaire de ces excentricités musicales dont nous avons tant entendu parler. Nous savons que vous étiez à Londres en 1851, que vous y remplissiez, par ordre du gouvernement français, les fonctions de juré près l'exposition universelle; vous avez dû tout voir et tout entendre. Dites-nous le fin mot des choses, nous sommes on ne peut plus disposés à vous croire. – Vous êtes bien bons! mais, messieurs, c'est long à narrer, et… – Nous avons quatre actes ce soir! – Quatre actes… – Sans compter le ballet! – Pauvre nous! en ce cas je commence.

J'étais en effet à Londres dans les premiers jours de juin, l'an dernier, quand un lambeau du journal, tombé par hasard entre mes mains, m'apprit que l'Anniversary meeting of the Charity children allait avoir lieu dans l'église de Saint-Paul. Je me mis aussitôt en quête d'un billet, qu'après bien des lettres et des démarches je finis par obtenir de l'obligeance de M. Gosse, le premier organiste de cette cathédrale. Dès dix heures du matin, la foule encombrait les avenues de l'église; je parvins, non sans peine, à la traverser. Arrivé dans la tribune de l'orgue destinée aux chantres de la chapelle, hommes et enfants, au nombre de soixante-dix, je reçus une partie de basse qu'on me priait de chanter avec eux, et un surplis qu'il me fallut endosser, pour ne pas détruire, par mon habit noir, l'harmonie du costume blanc des autres choristes. Ainsi déguisé en homme d'église, j'attendis ce qu'on allait me faire entendre avec une certaine émotion vague, causée par ce que je voyais. Neuf amphithéâtres presque verticaux, de seize gradins chacun, s'élevaient au centre du monument, sous la coupole et sous l'arcade de l'est devant l'orgue pour recevoir les enfants. Les six de la coupole formaient une sorte de cirque hexagone, ouvert seulement à l'est et à l'ouest. De cette dernière ouverture partait un plan incliné, allant aboutir au haut de la porte d'entrée principale, et déjà couvert d'un auditoire immense, qui pouvait ainsi, des bancs même les plus éloignés, tout voir et tout entendre parfaitement. A gauche de la tribune que nous occupions devant l'orgue, une estrade attendait sept ou huit joueurs de trompettes et de timbales. Sur cette estrade, un grand miroir était placé de manière à réfléchir, pour les musiciens, les mouvements du chef des chœurs, marquant la mesure au loin, dans un angle au-dessous de la coupole, et dominant toute la masse chorale. Ce miroir devait servir aussi à guider l'organiste tournant le dos au chœur. Des bannières plantées tout autour du vaste amphithéâtre dont le seizième gradin atteignait presque aux chapiteaux de la colonnade, indiquaient la place que devaient occuper les diverses écoles, et portaient le nom des paroisses ou des quartiers de Londres auxquels elles appartiennent. Au moment de l'entrée des groupes d'enfants, les compartiments des amphithéâtres, se peuplant successivement du haut en bas, formaient un coup d'œil singulier, rappelant le spectacle qu'offre dans le monde microscopique le phénomène de la cristallisation. Les aiguilles de ce cristal aux molécules humaines, se dirigeant toujours de la circonférence au centre, étaient de deux couleurs, le bleu foncé de l'habit des petits garçons sur les gradins d'en haut, et le blanc de la robe et de la coiffe des petites filles occupant les rangs inférieurs. En outre, les garçons portant sur leur veste, les uns une plaque de cuivre poli, les autres une médaille d'argent, leurs mouvements faisaient scintiller la lumière réfléchie par ces ornements métalliques, de manière à produire l'effet de mille étincelles s'éteignant et se rallumant à chaque instant sur le fond sombre du tableau. L'aspect des échafaudages couverts par les filles était puis curieux encore; les rubans verts et roses qui paraient la tête et le cou de ces blanches petites vierges, faisaient ressembler exactement cette partie des amphithéâtres à une montagne couverte de neige, au travers de laquelle se montrent ça et là des brins d'herbe et des fleurs. Ajoutez les nuances variées qui se fondaient au loin dans le clair-obscur du plan incliné, où siégeait l'auditoire, la chaire tendue de rouge de l'archevêque de Cantorbéry, les bancs richement ornés du lord-maire et de l'aristocratie anglaise sur le parvis au-dessous de la coupole, puis à l'autre bout et tout en haut les tuyaux dorés du grand orgue; figurez-vous cette magnifique église de Saint-Paul, la plus grande du monde après Saint-Pierre, encadrant le tout, et vous n'aurez encore qu'une esquisse bien pâle de cet incomparable spectacle. Et partout un ordre, un recueillement, une sérénité qui en doublaient la magie. Il n'y a pas de mises en scène, si admirables qu'on les suppose, qui puissent jamais approcher de cette réalité que je crois avoir vue en songe à l'heure qu'il est. Au fur et à mesure que les enfants, parés de leurs habits neufs, venaient occuper leurs places avec une joie grave exempte de turbulence, mais où l'on pouvait observer un peu de fierté, j'entendais mes voisins anglais dire entre eux: «Quelle scène! quelle scène!!..» et mon émotion était profonde quand les six mille cinq cents petits chanteurs étant enfin assis, la cérémonie commença.

Après un accord de l'orgue, s'est alors élevé en un gigantesque unisson le premier psaume chanté par ce chœur inouï:

 
All people that on earth do dwell
Sing to the Lord with cheerful voice.
 
 
(Le peuple entier qui sur la terre habite
Chante au Seigneur d'une joyeuse voix.)
 

Inutile de chercher à vous donner une idée d'un pareil effet musical. Il est à la puissance et à la beauté des plus excellentes masses vocales que vous ayez jamais entendues, comme Saint-Paul de Londres est à une église de village, et cent fois plus encore. J'ajoute que ce choral, aux larges notes et d'un grand caractère, est soutenu par de superbes harmonies dont l'orgue l'inondait sans pouvoir le submerger. J'ai été agréablement surpris d'apprendre que la musique de ce psaume, pendant longtemps attribuée à Luther, est de Claude Goudimel, maître de chapelle à Lyon au XVIe siècle.

Malgré l'oppression et le tremblement que j'éprouvais, je tins bon, et sus me maîtriser assez pour pouvoir faire une partie dans les psaumes récités sans mesure (reading psalms) que le chœur des chantres musiciens eut à exécuter en second lieu. Le Te Deum de Boyce (écrit en 1760), morceau sans caractère, chanté par les mêmes, acheva de me calmer. A l'antienne du couronnement, les enfants se joignant au petit chœur de l'orgue de temps en temps, et seulement pour lancer de solennelles exclamations telles que: God save the king! – Long live the king! – May the king live for ever! – Amen! Hallelujah! l'électrisation recommença. Je me mis à compter beaucoup de pauses, malgré les soins de mon voisin qui me montrait à chaque instant sur sa partie la mesure où on en était, pensant que je m'étais perdu. Mais au psaume à trois temps de J. Ganthaumy, ancien maître anglais (1774), chanté par toutes les voix, avec les trompettes, les timbales et l'orgue, à ce foudroyant retentissement d'une hymne vraiment brûlante d'inspiration, d'une harmonie grandiose, d'une expression noble autant que touchante, la nature reprit son droit d'être faible, et je dus me servir de mon cahier de musique, comme fit Agamemnon de sa toge, pour me voiler la face. Après ce morceau sublime, et pendant que le lord-archevêque de Contorbéry prononçait son sermon que l'éloignement m'empêchait d'entendre, un des maîtres des cérémonies vint me chercher, et me conduisit, ainsi tout lacrymans, dans divers endroits de l'église, pour contempler sous tous ses aspects ce tableau dont l'œil ne pouvait d'aucun point embrasser entièrement la grandeur. Il me laissa ensuite en bas, auprès de la chaire, parmi le beau monde, c'est-à-dire au fond du cratère du volcan vocal; et quand, pour le dernier psaume, il recommença à faire éruption, je dus reconnaître que, pour les auditeurs ainsi placés, sa puissance était plus grande du double que partout ailleurs. En sortant, je rencontrai le vieux Cramer, qui, dans son transport, oubliant qu'il sait parfaitement le français, se mit à me crier en italien: Cosa stupenda! stupenda! la gloria dell' Inghilterra!

Puis Duprez… Ah! le grand artiste qui, pendant sa brillante carrière, émut tant de gens, a reçu ce jour-là le paiement de ses vieilles créances, et ces dettes de la France, ce sont des enfants anglais qui les lui ont payées. Je n'ai jamais vu Duprez dans un pareil état: il balbutiait, il pleurait, il battait la campagne; pendant que l'ambassadeur turc et un beau jeune Indien passaient près de nous froids et tristes comme s'ils fussent venus d'entendre hurler dans une mosquée leurs derviches tourneurs. O fils de l'Orient! il vous manque un sens: l'acquerrez-vous jamais?.. Maintenant, quelques détails techniques. Cette institution des Charity children fut fondée par le roi Georges III en 1764. Elle se soutient par les dons volontaires ou souscriptions qui lui viennent de toutes les classes riches ou seulement aisées de la capitale. Le bénéfice du meeting annuel de Saint-Paul, dont les billets se vendent une demi-couronne et une demi-guinée, lui appartient aussi. Quoique toutes les places réservées au public soient en pareil cas enlevées longtemps d'avance, l'emplacement occupé par les enfants et le sacrifice qu'il faut faire d'une grande partie de l'église pour y établir les admirables dispositions dont je viens de parler, nuisent nécessairement beaucoup au résultat pécuniaire de la cérémonie. Les dépenses en sont d'ailleurs fort grandes. Ainsi l'établissement seul des neuf amphithéâtres et du plancher incliné coûte 450 liv. st. (11,250 fr.). Les recettes s'élèvent ordinairement à 800 liv. st. (20,000 fr.). Il ne reste donc que 8,750 fr. tout au plus, aux six mille cinq cents pauvres petits qui donnent une pareille fête à la cité-mère; mais les dons volontaires forment toujours une somme considérable.

 

Ces enfants ne savent pas la musique, ils n'ont jamais vu une note de leur vie. On est obligé tous les ans de leur seriner avec un violon, et pendant trois mois entiers, les hymnes et antiennes qu'ils auront à chanter au meeting. Ils les apprennent ainsi par cœur, et n'apportent en conséquence à l'église ni livre ni quoi que ce soit pour les guider dans l'exécution: voilà pourquoi ils chantent seulement à l'unisson. Leurs voix sont belles, mais peu étendues; on ne leur donne à chanter, en général, que des phrases contenues dans l'intervalle d'une onzième, du si d'en bas au mi entre les deux dernières portées (clef de sol). Toutes ces notes, qui d'ailleurs sont à peu près communes au soprano, au mezzo soprano et au contralto, et se trouvent en conséquence chez tous les individus, ont une merveilleuse sonorité. Il est douteux qu'on pût les faire chanter à plusieurs parties. Malgré l'extrême simplicité et la largeur des mélodies qu'on leur confie, il n'y a même pas pour l'oreille des musiciens, une simultanéité irréprochable dans les attaques des voix après les silences. Cela vient de ce que ces enfants ne savent pas ce que c'est que les temps d'une mesure et ne songent point à les compter. En outre, leur directeur unique, placé très-haut au-dessus du chœur, ne peut être aperçu aisément que des rangs supérieurs des trois amphithéâtres qui lui font face, et ne sert guère qu'à indiquer le commencement des morceaux, la plupart des chanteurs ne pouvant le voir et les autres ne daignant presque jamais le regarder.

Le résultat prodigieux de cet unisson est dû, selon moi, à deux causes: au nombre énorme et à la qualité de voix d'abord, ensuite à la disposition des chanteurs en amphithéâtres très-élevés. Les réflecteurs et les producteurs du son se trouvent dans de bonnes proportions relatives, l'atmosphère de l'église, attaquée par tant de points à la fois, en surface et en profondeur, entre alors tout entière en vibrations, et son retentissement acquiert une majesté et une force d'action sur l'organisation humaine que les plus savants efforts de l'art musical, dans les conditions ordinaires, n'ont point encore laissé soupçonner. J'ajouterai, mais d'une façon conjecturale seulement, que, dans une circonstance exceptionnelle comme celle-là, bien des phénomènes insaisissables doivent avoir lieu, qui se rattachent aux mystérieuses lois de l'électricité.

Je me demande maintenant si la cause de la différence notable qui existe entre la voix des enfants élevés par charité à Londres et celle de nos enfants pauvres de Paris, ne serait point due à l'alimentation, abondante et bonne chez les premiers, insuffisante et de mauvaise qualité chez les seconds. Cela est très-probable. Ces enfants anglais sont forts, bien musclés, et n'offrent rien de l'aspect souffreteux et débile que présente à Paris la jeune population ouvrière, épuisée par un mauvais régime alimentaire, le travail et les privations. Il est tout naturel que les organes vocaux participent chez nos enfants de l'affaiblissement du reste de l'organisme, et que l'intelligence même puisse s'en ressentir.

En tout cas, ce ne sont pas les voix seulement qui manqueraient aujourd'hui pour révéler à Paris, d'une aussi étonnante façon, la sublimité de la musique monumentale. Ce qui manquerait d'abord, c'est la cathédrale aux gigantesques proportions (l'église de Notre-Dame elle-même ne conviendrait pas); c'est, hélas! aussi la foi dans l'art; c'est un élan direct et chaleureux vers lui; c'est le calme, la patience, la subordination des élèves et des artistes; c'est une grande volonté, sinon du gouvernement, au moins des classes riches, d'atteindre le but après en avoir compris la beauté, et, par suite, c'est enfin l'argent qui manquerait, et l'entreprise croulerait par sa base. Nous n'avons qu'à rappeler, pour comparer une petite chose à une immense, la triste fin de Choron, qui, avec de faibles ressources, avait déjà obtenu de si importants résultats dans son institution de musique chorale, et qui mourut de chagrin quand, par économie, le gouvernement de Juillet la supprima.

Et pourtant, au moyen de trois ou quatre établissements qu'il serait aisé de fonder chez nous, qui pourrait, dans un certain nombre d'années, nous empêcher de donner à Paris un exemple en petit, mais perfectionné, de la fête musicale anglaise? Nous n'avons pas l'église de Saint-Paul, il est vrai, mais nous avons le Panthéon, qui offre, sinon des dimensions, au moins des dispositions intérieures à peu près semblables. Le nombre des exécutants et celui des auditeurs serait moins colossal; mais l'édifice étant aussi moins vaste, l'effet pourrait être encore fort extraordinaire.

Admettons que le plan incliné, partant du haut de la porte centrale du Panthéon, ne pût contenir que cinq mille auditeurs: une pareille assemblée est encore assez respectable, et me paraît représenter largement cette partie de la population de Paris qui possède l'intelligence et le sentiment de l'art. Supposez maintenant que sur les amphithéâtres, au lieu de six mille cinq cents enfants ignorants, nous ayons mille cinq cents enfants musiciens; cinq cents femmes musiciennes et armées de véritables voix; de plus, deux mille hommes suffisamment doués par la nature et l'éducation; admettez aussi qu'au lieu de donner au public le fond central de l'hexagone, sous la coupole, on y place un petit orchestre de trois ou quatre cents instrumentistes, et qu'à cette masse bien exercée de quatre mille trois cents musiciens soit confiée l'exécution d'une belle œuvre, écrite dans le style convenable à de pareils moyens, sur un sujet où la grandeur est unie à la noblesse, où se retrouve vibrante l'expression de toutes les hautes pensées qui peuvent faire battre le cœur de l'homme; je crois qu'une telle manifestation du plus puissant des arts, aidée du prestige de la poésie et de l'architecture, serait réellement digne d'une nation comme la nôtre et laisserait bien loin derrière elle les fêtes si vantées de l'antiquité.

Avec les ressources françaises seules, dans une dizaine d'années, cette fête serait possible; Paris n'aurait qu'à vouloir. En attendant, et à l'aide des premiers rudiments de la musique, les Anglais veulent et peuvent. Grand peuple, qui a l'instinct des grandes choses!!! l'âme de Shakspeare est en lui!

Le jour où j'assistai pour la première fois à cette cérémonie, en sortant de Saint-Paul dans un état de demi-ivresse que vous concevrez maintenant, je me laissai conduire, sans trop savoir pourquoi, sur un bateau de la Tamise où je reçus pendant vingt minutes une pluie battante. Revenu ensuite à pied et tout mouillé de Chelsea, où je n'avais que faire, j'eus la prétention de dormir; mais les nuits qui succèdent à de pareils jours ne connaissent pas le sommeil. J'entendais sans cesse rouler dans ma tête cette clameur harmonieuse: All people that on earth do dwell, et je voyais tourbillonner l'église de Saint-Paul; je me retrouvais dans son intérieur; il était, par une bizarre transformation, changé en pandæmonium: c'était la mise en scène du célèbre tableau de Martin; au lieu de l'archevêque dans sa chaire, j'avais Satan sur son trône; au lieu des milliers de fidèles et d'enfants groupés autour de lui, des peuples de démons et de damnés dardaient du sein des ténèbres visibles leurs regards de flamme, et l'amphithéâtre de fer sur lequel ces millions étaient assis vibrait tout entier d'une manière terrible, en répandant d'affreuses harmonies.

Enfin, las de la continuité de ces hallucinations, je pris le parti, bien qu'il fît à peine jour, de sortir et de m'acheminer vers le palais de l'Exposition où m'appelaient dans quelques heures mes fonctions de juré. Londres dormait encore; aucune des Sara, des Mary, des Kate, qui lavent chaque matin le seuil des maisons, n'apparaissait son éponge à la main. Une vieille Irlandaise aginée fumait sa pipe, accroupie seule dans un coin de Manchester square. Les vaches nonchalantes ruminaient, couchées sur l'épais gazon de Hyde-Park. Le petit trois-mâts, ce jouet du peuple navigateur, se balançait sommeillant sur la rivière Serpentine. Déjà quelques gerbes lumineuses se détachaient des vitraux élevés du palais ouvert à all people that on earth do dwell.

La garde, qui veille aux barrières de ce Louvre, accoutumée de me voir à toutes sortes d'heures indues, me laissa passer et j'entrai. C'était encore un spectacle d'une grandeur originale que celui de l'intérieur désert du palais de l'Exposition à sept heures du matin: cette vaste solitude, ce silence, ces douces lueurs tombant du faîte transparent, tous ces jets d'eau taris, ces orgues muettes, ces arbres immobiles, et cet étalage harmonieux des riches produits apportés là de tous les coins du monde par cent peuples rivaux. Ces ingénieux travaux, fils de la paix, ces instruments de destruction qui rappellent la guerre, toutes ces causes de mouvement et de bruit semblaient alors converser mystérieusement entre elles, en l'absence de l'homme, dans cette langue inconnue qu'on entend avec l'oreille de l'esprit. Je me disposais à écouter leur secret dialogue, me croyant seul dans le palais; mais nous étions trois: un Chinois, un moineau et moi. Les yeux bridés de l'Asiatique s'étaient ouverts avant l'heure, à ce qu'il paraît, ou peut-être, comme les miens, ne s'étaient-ils pas fermés. A l'aide d'un petit balai de plume, il époussetait avec soin ses beaux vases de porcelaine, ses hideux magots, ses laques, ses soieries. Puis je le vis prendre un arrosoir, aller puiser de l'eau dans le bassin de la fontaine de verre, et revenir désaltérer avec tendresse une pauvre fleur, chinoise sans doute, qui s'étiolait dans un ignoble vase européen. Après quoi il vint s'asseoir à quelques pas de sa boutique, regarda les tam-tams qui y étaient appendus, fit un mouvement comme pour aller les frapper; mais réfléchissant qu'il n'avait ni frères ni amis à réveiller, il laissa retomber sa main qui tenait déjà le marteau du gong, et soupira. «Dulces reminiscitur Argos,» me dis-je. Prenant alors mon air le plus gracieux, je m'approche de lui, et supposant qu'il entend l'anglais, je lui adresse un good morning, sir, plein d'un intérêt bienveillant auquel il n'y avait pas à se méprendre. Pour toute réponse, mon homme se lève, me tourne le dos, va ouvrir une armoire, et en tire des sandwiches qu'il se met à manger sans me regarder et d'un air assez méprisant pour ce mets des Barbares. Puis il soupire encore… Il pense évidemment à ses succulentes nageoires de requin frites dans de l'huile de ricin dont il se régalait dans son pays, à la soupe aux nids d'hirondelles, et à ces fameuses confitures de cloportes qu'on fait si bien à Canton. Pouah! les pensées de ce gastronome impoli me donnent des nausées, et je m'éloigne.