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Les soirées de l'orchestre

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UNE VICTIME DU TACK

NOUVELLE D'AVANT-SCÈNE

La victime du tack s'appelait Moreau. Cet honnête souffleur remplissait avec une exactitude exemplaire et une parfaite tranquillité d'esprit ses fonctions plus difficiles qu'on ne pense, quand Habeneck, pour suppléer à l'insuffisance des signes télégraphiques, inventa le signe téléphonique dont il est question.

Le jour où, enivré de sa découverte, il en fit usage pour la première fois, Moreau qui, à chaque coup du savant archet, rebondissait dans son antre, fut plus surpris que fâché. Il supposa qu'une série d'accidents de l'exécution avaient excité chez Habeneck une impatience, dont la manifestation insolite le faisait souffrir, et que c'était là seulement un désagrément momentané que lui, souffleur, devait supporter sans se plaindre. Mais, aux représentations suivantes, le tack continua; il redoubla même, tant l'inventeur était charmé de son efficacité. Chaque coup ébranlait le crâne du malheureux qui, blotti dons son gîte, sautant de droite et de gauche, avançant la tête, la reculant, se tordant le cou, s'interrompait au milieu de ses périodes, comme un merle chantant qui reçoit un coup de fusil.

 
Mon fils! tu ne l'es plus; va, ma haine est trop (tack!)…
Dans mon âme ulcérée, oui, la (tack!) nature est (tack!)…
D'Étéocle et de toi tous les droits sont (tack!)…
 

Ainsi de suite. Le pauvre homme souffrit toute la soirée un martyre qui ne se décrit point, mais que les personnes affligées comme lui d'une organisation nerveuse, comprennent à merveille. Il n'eut garde d'en parler; telle était la crainte qu'inspirait Habeneck. Reconnaissant alors pourtant qu'il ne s'agissait pas là d'un caprice, d'une fantaisie, d'un accès de mauvaise humeur, mais d'une institution nouvelle fondée à l'Opéra. Moreau sentit que le sang-froid, la présence d'esprit, l'attention indispensables pour la tâche qu'il avait à remplir, lui deviendraient impossibles sous la menace permanente de cet archet de Damoclès. Il alla trouver le machiniste, et, après lui avoir conté sa peine: «Si tu ne trouves pas un moyen de me garantir de ce tack infernal, lui dit-il, je suis un homme perdu; il retentit jusque dans la moelle de mes os, il me trépane, il me décroche le cervelet! – Ah diable! c'est ma foi vrai, répond le machiniste, il est impossible que tu y tiennes. Attends! il me vient une idée; apporte-moi ton couvercle.» Moreau enlève le toit de son réduit, le porte dans le cabinet du machiniste, et tous les deux, après avoir soigneusement fermé leur porte, se mettent à le tamponner, à le rembourrer, à le matelasser avec force coussinets gonflés de laine, à le rendre enfin sourd comme un édredon. Voilà notre souffleur rassuré, réconforté, ravi, qui rentre chez lui et dort tout d'un somme jusqu'au lendemain; ce qui depuis longtemps ne lui était arrivé. Le soir de la représentation suivante, il revient au théâtre avec un calme où l'on ne pouvait voir qu'une douce satisfaction exempte d'ironie. C'était un homme si bon, si inoffensif que ce pauvre Moreau!

On jouait ce soir-là Robert le Diable. Cet opéra, récemment monté, était alors admirablement exécuté; le chef d'orchestre, en conséquence, n'était point obligé de recourir si souvent au moyen nouveau contre lequel le souffleur venait de se mettre en garde. Habeneck, pendant toute la première moitié du premier acte, reste donc chef d'orchestre pour les yeux seulement. Moreau respirait et soufflait avec une verve et un bonheur incomparables; il en était même venu à regretter ses précautions, qu'il commençait à trouver calomnieuses, quand, au milieu de la scène du jeu, les choristes n'étant pas partis à temps, Habeneck étend le bras, et frappe un coup violent sur le toit rembourré de la maisonnette: Pouf! plus de son, plus de tack, rien. Moreau sourit doucement, et continue à dicter leurs paroles aux choristes distraits:

Nous le tenons! nous le tenons!

Mais Habeneck, étonné, redoublant: Pouf! «Qu'est ceci? dit-il. La planche ne résonne plus! le drôle aurait-il fait rembourrer sa carapace? Ah malheureux! tu me la donnes belle! nous allons voir beau jeu.» Et, se penchant de côté, il frappe sur la paroi latérale de l'étui de Moreau, que l'imprudent avait négligé de matelasser, et qui rend aussitôt un tack plus clair, plus net, plus triomphant que ne rendit jamais la paroi supérieure, et d'autant plus terrible pour le souffleur que les coups tombaient directement contre son oreille. Habeneck, avec un sourire de Méphistophélès, se vengea de sa déconvenue d'un instant en redoublant d'énergie toute la soirée, et fit subir à sa victime un supplice auprès duquel celui de la goutte d'eau des Persans ne doit être qu'un enfantillage. Bien plus, la représentation terminée, et sans avoir l'air de comprendre l'intention qu'avait eue le souffleur en faisant tapisser son appartement, il enjoignit tranquillement au machiniste d'ôter à la carapace sa doublure, et de remettre la chose dans son premier état.

Moreau comprit alors que toute résistance était désormais inutile, et qu'il assistait aux commencements de sa fin. Il rentra chez lui, si résigné, qu'il dormit encore. Mais ce fut son avant-dernier sommeil. A partir de ce jour, le tack redoubla, par-dessus, par côté, par devant, par derrière; le bourreau ne voulut laisser aucun point invulnéré. Moreau énervé, brisé, stupéfié, cessa bientôt de s'agiter; il compta les tack, non en Mucius Scevola, qui tient sans tressaillements sa main dans la flamme, mais en soldat autrichien recevant sur le torse son cent douzième coup de bâton. Habeneck resta le maître, l'institution du tack, un moment ébranlée, se consolida. Dès lors, Moreau devint triste, taciturne; ses cheveux, de blonds qu'ils étaient, devinrent blancs; peu après, ils tombèrent. Avec les cheveux la mémoire disparut, la vue s'affaiblit. Alors, le souffleur en vint à commettre des fautes énormes. Le jour de la reprise d'Iphigénie en Aulide, au lieu de souffler: «Que de grâces! que de majesté!» il s'écria:

«Grâce! que de cruauté!» Dans un autre ouvrage, au lieu de «Bonheur suprême!» il laissa échapper: «Douleur extrême!» et, depuis ce lapsus, de mauvais plaisants sans cœur l'appelèrent le souffle-douleur de l'Opéra. Puis il tomba malade, il cessa de parler. Nul médecin ne put obtenir de lui l'aveu de ce qu'il ressentait. On le voyait seulement, pendant ses longs assoupissements, faire par intervalles un petit soubresaut de la tête, comme s'il eût reçu un coup sur l'occiput. Enfin, un soir, après avoir été parfaitement calme pendant quelques heures, quand ses amis commençaient à croire à une amélioration dans son état, il fit encore une fois le petit soubresaut dont je viens de parler, et, prononçant d'une voix douce ce seul mot: Tack! il expira.

… Long silence…

On soupire… Puis on entend ces exclamations (Winter): «Poor Wretch! – (Corsino) Ohi me! povero! – (Dimsky) Pauvre diable! – (Kleiner Jeune) Voilà une vexation!» Le chef d'orchestre, ce mauvais cœur, qui en écoutant mon funeste récit n'a pu contenir plusieurs accès d'un rire silencieux, décélés par les bonds précipités de son abdomen, reprend un air grave et nous dit en descendant de son estrade: «Silence, messieurs, la pièce est finie.»

ONZIÈME SOIRÉE

Les musiciens sont venus à l'orchestre en habit noir et en cravate blanche. On remarque sur leur visage une sorte d'exaltation inaccoutumée. L'admiration et le respect sont dans tous les cœurs. L'exécution de l'orchestre est admirable.

Personne ne parle.

Après le finale du second acte: «Tu pleures, toi! dit à Corsino le premier trombone; quant à moi, j'ai cru ne pouvoir achever ma partie, un mouvement nerveux agitait mes lèvres, et, à la fin du morceau, j'avais peine à donner un son. – Foudres du ciel! quelle musique! s'écrie à son tour un des contre-bassistes! voyez, mes genoux tremblent; je suis heureux d'avoir pu m'asseoir; sans cela, je n'eusse pas fait une note de la coda.»

Le troisième acte s'exécute avec la religieuse ferveur qu'on a mise à l'exécution des deux premiers. Le chef d'orchestre, qui a été parfait d'intelligence, de précision et de verve, mord son mouchoir à belles dents pour contenir son émotion. Il descend de son pupitre le visage enflammé, et me serre la main en passant.

DOUZIÈME SOIRÉE

LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME

Nouvelle vraie

On joue un opéra italien, etc., etc.

Tout le monde parle à l'orchestre. Corsino surtout a le verbe très-haut; il gesticule, il s'agite. «Eh bien, me dit-il, nous avons été rudement secoués hier soir! J'ai pourtant entendu parler à Paris d'un Français plus impressionnable encore que nous ne le sommes et qui adora la Vestale jusqu'à se tuer pour elle. Ceci est une histoire, non un conte, et prouve que l'enthousiasme musical est une passion comme l'amour. Il faut que je vous dise cela. – Volontiers! – Écoutons! – Tais-toi donc, cor Moran!»

Moran, le premier cor, remet son instrument dans sa boîte et Corsino commence:

J'appelerai ma nouvelle le Suicide par enthousiasme.

En 1808, un jeune musicien remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l'emploi de premier violon dans un théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il apportait chaque soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours d'accompagner le Tonnelier, le Roi et le Fermier, les Prétendus, ou quelque autre partition de la même école, l'avait fait passer dans l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de goût et de science, qu'il s'imaginait disaient-ils, avoir seul en partage, ne faisant aucun cas de l'opinion du public dont les applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celle des artistes qu'il avait l'air de regarder comme des enfants. Ses rires dédaigneux et ses mouvements d'impatience, chaque fois qu'un pont-neuf se présentait sous son archet, lui avaient souvent attiré de sévères réprimandes de la part de son chef d'orchestre, à qui il eût depuis longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours choisir pour victimes des êtres de cette nature, ne l'avait irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé.

 

Adolphe D*** était, on le voit, un de ces artistes prédestinés à la souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n'y ressemble pas. Gluck, dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu'il savait par cœur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à toute heure. Un malheureux amateur, auquel il donnait des leçons de solfége, eut l'imprudence de lui dire un jour que les opéras de Gluck n'étaient que des cris et du plain-chant; D***, rougissant d'indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lui devait le prix, et, les lui jetant à la tête: «Sortez de chez moi, dit-il, je ne veux ni de vous, ni de votre argent, et, si vous osez repasser le seuil de ma porte, je vous jette par la fenêtre.»

On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D*** ne dut pas faire fortune en donnant des leçons. Spontini était alors dans toute sa gloire. L'éclatant succès de la Vestale, annoncé par les mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et les malheureux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à vaincre les difficultés d'exécution et de mise en scène du nouvel ouvrage.

Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement musical, annonça bientôt à son tour que la Vestale était à l'étude. D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation solide n'a pas appris à motiver leurs jugements, montra d'abord une prévention défavorable à l'opéra de Spontini, dont il ne connaissait pas une note. «On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que celui de Gluck: tant pis pour l'auteur! la mélodie de Gluck me suffit; le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est détestable.»

Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à l'orchestre le jour de la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n'avait pas été tenu d'assister au répétitions partielles qui avaient précédé celle-là; et les autres musiciens, qui, tout en admirant Lemoine, trouvaient néanmoins du mérite à Spontini, se dirent a son arrivée: «Voyons ce que va décider le grand Adolphe!» Celui-ci répéta sans laisser échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un étrange bouleversement s'opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène, qu'il s'agissait là d'une œuvre haute et puissante, que Spontini était un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et qu'une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficile à saisir, D*** emprunta la partition, en lut d'abord attentivement les paroles, étudia l'esprit, le caractère de chaque personnage, et, se jetant ensuite dans l'analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route qui devait l'amener à une connaissance véritable et complète de l'opéra entier. Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus morose et taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant d'un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier d'admiration: «Imbéciles! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les Prétendus

Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie empreinte sur les traits de D***, qu'il ne fût aussi sévère pour Spontini qu'il l'avait été pour Lemoine, et qu'il ne confondît les deux compositeurs dans la même condamnation. Le finale du second acte l'ayant ému cependant jusqu'aux larmes, un jour que l'exécution était un peu moins exécrable que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. «Il est fou, disaient les uns. – C'est une comédie qu'il joue,» disaient les autres. Et tous: «C'est un pauvre musicien.» D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à toutes ces impertinences; mais un trésor de mépris et de rage s'amassait dans son cœur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente encore des chœurs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des acteurs, les broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les tortures de toute espèce qu'il voyait infliger à l'œuvre devenue l'objet de sa profonde adoration et dont il possédait les moindres détails, lui faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien, mais que je ne saurais décrire. Après le second acte, la salle entière s'étant levée un soir en poussant des cris d'admiration, D*** sentit la fureur le submerger, et, comme un habitué du parquet lui adressait, plein de joie, cette question banale:

«Eh bien, monsieur Adolphe, que dites-vous de cela?

– Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes tout au plus de la musique de Lemoine, puisque, au lieu d'assommer le directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le génie.»

Pour cette fois, l'incartade était trop forte, et, malgré le talent d'exécution du fougueux artiste, talent qui faisait de lui un sujet précieux, malgré la misère affreuse où l'allait réduire une destitution, le directeur, pour venger l'injure du public, se vit forcé de le congédier.

D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts fort peu dispendieux. Quelques épargnes, faites sur les appointements de sa place et les leçons qu'il avait données jusqu'à cette époque, assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de cette destitution et la lui firent même envisager comme un événement qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière d'artiste, en le rendant à la liberté. Mais le charme principal de cette délivrance inattendue venait d'un projet de voyage que D*** roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu. Entendre la Vestale à Paris, tel était le but constant de son ambition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un incident, que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant était timide auprès des femmes, et, à part quelques intrigues fort peu poétiques avec les princesses de son théâtre, l'amour furieux, dévorant, l'amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n'avait point ouvert encore de cratère dans son cœur. En rentrant un soir chez lui, il trouva le billet suivant:

«Monsieur,

»S'il vous était possible de consacrer quelques heures à l'éducation musicale d'une élève, assez forte déjà pour ne pas mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le soupçonnez vous-même; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée dans votre ville, une Parisienne s'empresse de vous confier la direction de ses études dans le bel art que vous honorez et comprenez si bien.

»Hortense N***.»

Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et engageant de cette lettre, excitèrent la curiosité de D***, et, au lieu d'y répondre par écrit, il résolut d'aller en personne remercier la Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne le surprenait nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche, fort agréable sans doute, qu'elle lui proposait. Ce petit discours, répété d'avance avec le ton d'ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l'artiste au moment où il entra dans le salon de l'étrangère. La grâce originale et mordante d'Hortense, sa mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans la démarche, dans tous les mouvements d'une beauté de la Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur effet sur Adolphe. Au lieu de railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets dont le son de sa voix et le trouble de son visage décelaient la sincérité, quand madame N***, en femme habile, l'interrompit:

«Vous partez, monsieur? J'ai donc été bien inspirée de ne pas perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous allez, commençons nos leçons pendant le peu de jours qui vous restent; immédiatement après la saison des eaux, je retourne dans la capitale, où je serai charmée de vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils.»

Adolphe, heureux intérieurement de voir les raisons par lesquelles il avait motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là, il ne pensa pas à la Vestale.

Madame N*** était une de ces femmes adorables (comme on dit au café de Paris, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme) qui, trouvant délicieusement originales leurs moindres fantaisies, pensent que ce serait un meurtre de ne pas les satisfaire, et professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres caprices, quelque absurdes qu'ils soient.

«Mon cher Fr***, disait, il y a quelques années, une de ces charmantes créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui donc de ma part que son Guillaume Tell est une chose mortelle; que c'est à périr d'ennui; et qu'il ne s'avise pas d'écrire un second opéra dans ce style, autrement madame M*** et moi, qui l'avons si bien soutenu, nous l'abandonnerions sans retour.»

Une autre fois:

«Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont les artistes raffolent et dont la musique est si bizarre? Je veux le voir, amenez-le-moi demain.

– Madame, je ferai mon possible pour cela, mais je dois vous avouer que je connais peu l'auteur des mazourkas et qu'il n'est point à mes ordres.

– Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il doit être aux miens. Ainsi je compte sur lui.»

Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la souveraine annonça à ses sujets que M. Chopin était un petit original jouant passablement du piano, mais dont la musique n'était qu'un logogriphe perpétuel fort ridicule.

Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, au moment où il s'occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la plus grande force sur le piano et possédait une voix magnifique, dont elle se servait aussi avantageusement qu'il est possible de le faire, quand l'âme n'y est pas. Elle n'avait donc nul besoin des leçons de l'artiste provençal; mais l'apostrophe lancée par celui-ci, en plein théâtre, à la face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville. Notre Parisienne, en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint sur le héros de l'aventure des renseignements qui lui parurent piquants. Elle voulut le voir aussi; comptant bien, après avoir à loisir examiné l'original, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un nouvel instrument, lui donner un congé illimité. Il en arriva tout autrement cependant, au grand dépit de la jolie simia pariensis. Adolphe était fort beau. De grands yeux noirs pleins de feu, des traits réguliers qu'une pâleur habituelle couvrait d'une teinte légère de mélancolie, mais où brillait par intervalles l'incarnat le plus vif, selon que l'enthousiasme ou l'indignation faisait battre son cœur; une tournure distinguée et des manières fort différentes de celles qu'on aurait pu lui supposer, à lui qui n'avait guère vu le monde que par le trou de la toile de son théâtre; un caractère emporté et timide à la fois, où se rencontrait le plus singulier assemblage de raideur et de grâce, de patience et de brusquerie, de jovialité subite et de rêverie profonde, en faisaient, par tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu, l'homme le plus capable d'enlacer une coquette dans ses propres filets. C'est ce qui arriva, sans préméditation aucune de la part d'Adolphe pourtant; car il fut pris avant elle. Dès la première leçon, la supériorité musicale de madame N*** se montra dans tout son éclat; au lieu de recevoir des conseils, elle en donna presque à son maître. Les sonates de Steibelt, le Hummel du temps, les airs de Païsiello et de Cimarosa qu'elle couvrait de broderies parfois d'une audacieuse originalité, lui fournirent l'occasion de faire scintiller successivement chacune des facettes de son talent. Adolphe pour qui une telle femme et une pareille exécution étaient choses nouvelles, fut bientôt complétement sous le charme. Après la grande fantaisie de Steibelt (l'Orage,) où Hortense lui sembla disposer de toutes les puissances de l'art musical:

 

«Madame, lui dit-il en tremblant d'émotion, vous vous êtes moquée de moi en me demandant des leçons; mais comment pourrais-je vous en vouloir d'une mystification qui m'a ouvert à l'improviste le monde poétique, le ciel de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant de brillantes réalités? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les plus enivrantes jouissances qu'il m'ait été donné de connaître de ma vie.»

L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres, étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n'avait surpris le jeune artiste. Si les arpéges, les traits, les harmonies pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte d'asphyxie d'étonnement, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive sensibilité, les expressions pittoresques, dont il se servait, leur exagération même, ne frappèrent pas moins vivement Hortense.

Il y avait si loin des suffrages passionnés, des joies vraies de l'artiste, aux bravos tièdes et étudiés des incroyables de Paris, que l'amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder sans trop de rigueur, un homme d'un extérieur moins avantageux que notre héros. L'art et l'enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois; le résultat d'une pareille rencontre était facile à prévoir… Adolphe, ivre d'amour, ne cherchant ni à cacher ni même à modérer les élans de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi, sans s'en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela était si neuf pour elle! Sans sentir réellement rien qui approchât de la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y avait là tout un monde de sensations (sinon de sentiments), que de fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilés. Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques semaines; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond, le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion, et d'où ils revenaient plus brûlants à son cœur. Pour Hortense, au contraire, l'art musical n'était qu'un délassement sur lequel elle était blasée dès longtemps; il ne lui procurait que d'agréables distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant était bien souvent le mobile unique qui pût l'attirer au piano.

Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe, dans les premiers jours, avait un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors avait rempli sa vie. Quoiqu'il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame N***, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son répertoire, il lui faisait néanmoins d'étonnantes concessions, évitant, sans trop savoir pourquoi, d'aborder dans la conversation les points de doctrine musicale sur lesquels un vague instinct l'avertissait qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop marquée. Il ne fallait pas moins qu'un blasphème affreux, comme celui qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire l'équilibre existant dans le cœur d'Adolphe entre son violent amour et ses convictions d'art despotiques et passionnées. Et ce blasphème, les jolies lèvres d'Hortense le laissèrent échapper.

C'était par une belle matinée d'automne; Adolphe, aux pieds de sa maîtresse savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux qui succède aux grandes crises de voluptés. L'athée lui-même, en de pareils instants, entend au dedans de lui s'élever une hymne de reconnaissance vers la cause inconnue qui lui donna la mort; la mort rêveuse et calme comme la nuit, suivant la belle expression de Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux, voilés de pleurs célestes, nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en prose, où l'on marche au lieu de voler, où l'on parle au lieu de chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et sans grâce, où le génie n'obtient que le culte d'un jour et des hommages glacées, où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances; la vie enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l'homme noyé dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui offrant un refuge assuré contre l'existence insipide qu'il redoute par-dessus tout.

Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu'il effaçait par des baisers sans nombre; pendant que, de son autre main, Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant.

En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation irrésistible le saisit à l'improviste.

«Oh! dis-moi l'élégie de la Vestale, mon amour, tu sais:

 
Toi que je laisse sur la terre,
Mortel que je n'ose nommer.
 

Chantée par toi, cette belle inspiration doit être d'un sublime inouï. Je ne sais comment je ne te l'ai pas encore demandée. Chante, chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les bonheurs ensemble!

– Quoi! c'est cela que vous voulez? répliqua madame N***, en faisant une petite moue qu'elle croyait charmante; cette grande lamentation monotone vous plaît?.. Oh Dieu! que c'est ennuyeux! quelle psalmodie! Pourtant, si vous y tenez…»

La froide lame d'un poignard en entrant dans le cœur d'Adolphe ne l'eût pas déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un homme qui découvre un animal immonde dans l'herbe sur laquelle il s'était assis, il fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un feu sombre et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans l'appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la rupture; car pardonner un pareil mot était chose impossible. L'admiration et l'amour avaient fui; l'ange devenait une femme vulgaire; l'artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et superficiels, qui veulent que l'art les amuse et n'ont jamais soupçonné qu'il eût une plus noble mission; Hortense n'était plus qu'une forme gracieuse sans intelligence et sans âme; la musicienne avait des doigts agiles et un larynx sonore… rien de plus.

Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait d'une pareille découverte, malgré l'horreur d'un si brusque désenchantement, il n'est pas probable qu'il eût manqué d'égards et de ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout, était de n'avoir qu'une organisation inférieure à la sienne, d'aimer le joli sans comprendre le beau. Mais incapable, comme l'était Hortense, de croire à la violence de l'orage qu'elle venait de soulever, la contraction subite de tous les traits d'Adolphe, sa promenade agitée dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si comiques, qu'elle ne put résister à un accès de folle gaieté, et laissa échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que le rire éclatant a d'odieux dans certaines femmes?.. Pour moi, il est l'indice le plus sûr de la sécheresse de cœur, de l'égoïsme et de la coquetterie. Autant l'expression d'une joie vive a de charme et de pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté, impudique, d'autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus jolie; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je cherche machinalement sous ma main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus madame N*** l'instant d'auparavant; mais il la plaignait d'avoir des facultés aussi bornées; il l'eût quittée avec froideur, mais sans outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s'abandonna sans réserve, au moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer, l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un indicible mépris brilla soudain dans ses yeux, et, essuyant d'un geste rapide son front couvert d'une froide sueur: