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A travers chants: études musicales, adorations, boutades et critiques

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Je n'ai pas encore parlé de l'introduction instrumentale du dernier opéra de Wagner, Tristan et Iseult. Il est singulier que l'auteur l'ait fait exécuter au même concert que l'introduction de Lohengrin, car il a suivi le même plan dans l'une et dans l'autre. Il s'agit de nouveau d'un morceau lent, commencé pianissimo, s'élevant peu à peu jusqu'au fortissimo, et retombant à la nuance de son point de départ, sans autre thème qu'une sorte de gémissement chromatique, mais rempli d'accords dissonants dont de longues appoggiatures, remplaçant la note réelle de l'harmonie, augmentent encore la cruauté.

J'ai lu et relu cette page étrange; je l'ai écoutée avec l'attention la plus profonde et un vif désir d'en découvrir le sens; eh bien, il faut l'avouer, je n'ai pas encore la moindre idée de ce que l'auteur a voulu faire.

Ce compte rendu sincère met assez en évidence les grandes qualités musicales de Wagner. On doit en conclure, ce me semble, qu'il possède cette rare intensité de sentiment, cette ardeur intérieure, cette puissance de volonté, cette foi qui subjuguent, émeuvent et entraînent; mais que ces qualités auraient bien plus d'éclat si elles étaient unies à plus d'invention, à moins de recherche et à une plus juste appréciation de certains éléments constitutifs de l'art. Voilà pour la pratique.

Maintenant, examinons les théories qu'on dit être celles de son école, école généralement désignée aujourd'hui sous le nom d'école de la musique de l'avenir, parce qu'on la suppose en opposition directe avec le goût musical du temps présent, et certaine au contraire de se trouver en parfaite concordance avec celui d'une époque future.

On m'a longtemps attribué à ce sujet, en Allemagne et ailleurs, des opinions qui ne sont pas les miennes; par suite, on m'a souvent adressé des louanges où je pouvais voir de véritables injures; j'ai constamment gardé le silence. Aujourd'hui, mis en demeure de m'expliquer catégoriquement, puis-je me taire encore, ou dois-je faire une profession de foi mensongère? Personne, je l'espère, ne sera de cet avis.

Parlons donc, et parlons avec une entière franchise. Si l'école de l'avenir dit ceci:

«La musique, aujourd'hui dans la force de sa jeunesse, est émancipée, libre; elle fait ce qu'elle veut.

«Beaucoup de vieilles règles n'ont plus cours; elles furent faites par des observateurs inattentifs ou par des esprits routiniers, pour d'autres esprits routiniers.

«De nouveaux besoins de l'esprit, du cœur et du sens de l'ouïe imposent de nouvelles tentatives, et même dans certains cas l'infraction des anciennes lois.

«Diverses formes sont par trop usées pour être encore admises.

«Tout est bon d'ailleurs, ou tout est mauvais, suivant l'usage qu'on en fait et la raison qui en amène l'usage.

«Dans son union avec le drame, ou seulement avec la parole chantée, la musique doit toujours être en rapport direct avec le sentiment exprimé par la parole, avec le caractère du personnage qui chante, souvent même avec l'accent et les inflexions vocales que l'on sent devoir être les plus naturels du langage parlé.

«Les opéras ne doivent pas être écrits pour des chanteurs; les chanteurs, au contraire, doivent être formés pour les opéras.

«Les œuvres écrites uniquement pour faire briller les talents de certains virtuoses ne peuvent être que des compositions d'un ordre secondaire et d'assez peu de valeur.

«Les exécutants ne sont que des instruments plus ou moins intelligents destinés à mettre en lumière la forme et le sens intime des œuvres: leur despotisme est fini;

«Le maître reste le maître; c'est à lui de commander.

«Le son et la sonorité sont au-dessous de l'idée.

«L'idée est au-dessous du sentiment et de la passion.

«Les longues vocalisations rapides, les ornements du chant, le trille vocal, une multitude de rhythmes, sont inconciliables avec l'expression de la plupart des sentiments sérieux, nobles et profonds.

«Il est en conséquence insensé d'écrire pour un Kyrie eleison (la prière la plus humble de l'Église catholique) des traits qui ressemblent à s'y méprendre aux vociférations d'une troupe d'ivrognes attablés dans un cabaret.

«Il ne l'est peut-être pas moins d'appliquer la même musique à une invocation à Baal par des idolâtres et à la prière adressée à Jehovah par les enfants d'Israël.

«Il est plus odieux encore de prendre une créature idéale, fille du plus grand des poëtes, un ange de pureté et d'amour, et de la faire chanter comme une fille de joie, etc., etc.

Si tel est le code musical de l'école de l'avenir, nous sommes de cette école, nous lui appartenons corps et âme, avec la conviction la plus profonde et les plus chaleureuses sympathies.

Mais tout le monde en est; chacun aujourd'hui professe plus ou moins ouvertement cette doctrine, en tout ou en partie. Y a-t-il un grand maître qui n'écrive ce qu'il veut? Qui donc croit à l'infaillibilité des règles scolastiques, sinon quelques bonshommes timides qu'épouvanterait l'ombre de leur nez, s'ils en avaient un?..

Je vais plus loin: il en est ainsi depuis longtemps. Gluck lui-même fut en ce sens de l'école de l'avenir; il dit dans sa fameuse préface d'Alceste: «Il n'est aucune règle que je n'aie cru devoir sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.»

Et Beethoven, que fut-il, sinon de tous les musiciens connus le plus hardi, le plus indépendant, le plus impatient de tout frein? Longtemps même avant Beethoven, Gluck avait admis l'emploi des pédales supérieures (notes tenues à l'aigu) qui n'entrent pas dans l'harmonie et produisent de doubles et triples dissonances. Il a su tirer des effets sublimes de cette hardiesse, dans l'introduction de la scène des enfers d'Orphée, dans un chœur d'Iphigénie en Aulide, et surtout dans ce passage de l'air immortel d'Iphigénie en Tauride:

 
Mêlez vos cris plaintifs à mes gémissements.
 

M. Auber en a fait autant dans la tarentelle de la Muette. Quelles libertés Gluck n'a-t-il pas prises aussi avec le rhythme? Mendelsohn, qui passe pourtant dans l'école de l'avenir pour un classique, ne s'est-il pas moqué de l'unité tonale dans sa belle ouverture d'Athalie, qui commence en fa et finit en majeur, tout comme Gluck, qui commence un chœur d'Iphigénie en Tauride en mi mineur pour le finir en la mineur?

Donc nous sommes tous, sous ce rapport, de l'école de l'avenir.

Mais si elle vient nous dire:

«Il faut faire le contraire de ce qu'enseignent les règles.

«On est las de la mélodie; on est las des dessins mélodiques; on est las des airs, des duos, des trios, des morceaux dont le thème se développe régulièrement; on est rassasié des harmonies consonnantes, des dissonances simples, préparées et résolues, des modulations naturelles et ménagées avec art.

«Il ne faut tenir compte que de l'idée, ne pas faire le moindre cas de la sensation.

«Il faut mépriser l'oreille, cette guenille, la brutaliser pour la dompter: la musique n'a pas pour objet de lui être agréable. Il faut qu'elle s'accoutume à tout, aux séries de septièmes diminuées ascendantes ou descendantes, semblables à une troupe de serpents qui se tordent et s'entre-déchirent en sifflant; aux triples dissonances sans préparation ni résolution; aux parties intermédiaires qu'on force de marcher ensemble sans qu'elles s'accordent ni par l'harmonie ni par le rhythme, et qui s'écorchent mutuellement; aux modulations atroces, qui introduisent une tonalité dans un coin de l'orchestre avant que dans l'autre la précédente soit sortie.

«Il ne faut accorder aucune estime à l'art du chant, ne songer ni à sa nature ni à ses exigences.

«Il faut, dans un opéra, se borner à noter la déclamation, dût-on employer les intervalles les plus inchantables, les plus saugrenus, les plus laids.

«Il n'y a point de différence à établir entre la musique destinée à être lue par un musicien tranquillement assis devant son pupitre et celle qui doit être chantée par cœur, en scène, par un artiste obligé de se préoccuper en même temps de son action dramatique et de celle des autres acteurs.

«Il ne faut jamais s'inquiéter des possibilités de l'exécution.

«Si les chanteurs éprouvent à retenir un rôle, à se le mettre dans la voix, autant de peine qu'à apprendre par cœur une page de sanscrit ou à avaler une poignée de coquilles de noix, tant pis pour eux; on les paye pour travailler: ce sont des esclaves.

«Les sorcières de Macbeth ont raison: le beau est horrible, l'horrible est beau.»

Si telle est cette religion, très-nouvelle en effet, je suis fort loin de la professer; je n'en ai jamais été, je n'en suis pas, je n'en serai jamais.

Je lève la main et je le jure: Non credo.

Je le crois, au contraire, fermement: le beau n'est pas horrible, l'horrible n'est pas beau. La musique, sans doute, n'a pas pour objet exclusif d'être agréable à l'oreille, mais elle a mille fois moins encore pour objet de lui être désagréable, de la torturer, de l'assassiner.

Je suis de chair comme tout le monde; je veux qu'on tienne compte de mes sensations, qu'on traite avec ménagement mon oreille, cette guenille.

 
Guenille, si l'on veut; ma guenille m'est chère.
 

Je répondrai donc imperturbablement dans l'occasion ce que je répondis un jour à une dame d'un grand cœur et d'un grand esprit, que l'idée de la liberté dans l'art, poussée jusqu'à l'absurde, a un peu séduite. Elle me disait, à propos d'un morceau où les moyens charivariques se trouvent employés, et sur lequel je m'abstenais d'émettre une opinion: «Vous devez pourtant aimer cela, vous? – Oui, j'aime cela, comme on aime à boire du vitriol et à manger de l'arsenic.»

 

Plus tard, un célèbre chanteur, qu'on cite aujourd'hui comme l'un des plus ardents antagonistes de la musique de l'avenir, me fit le même compliment. Il a écrit un opéra où, dans une scène importante, la canaille juive insulte un captif. Pour mieux rendre l'effet des huées populaires, ce réaliste a écrit un orchestre et un chœur charivariques en discordances continues. Enchanté de sa noble audace, l'auteur, ouvrant un jour sa partition à l'endroit de la cacophonie, me dit, sans malice aucune, je me plais à le reconnaître: «Il faut que je vous montre cette scène; elle doit vous plaire.» Je ne répondis rien, et il ne fut question ni de vitriol ni d'arsenic. Mais, puisque aujourd'hui je parle et que j'ai encore le singulier compliment sur le cœur, je lui dirai:

«Non, mon cher D***, cela ne doit pas me plaire, et cela me déplaît au contraire horriblement. En me traitant de réaliste charivariseur, vous m'avez calomnié. Vous vous prononcez à cette heure, dit-on, contre Wagner et ses adeptes, et ils ont plus de droit de vous classer parmi les serpents à sonnettes de la musique de l'avenir, vous le musicien aux trois quarts italien, capable et coupable de cette horreur, que vous n'en avez de me placer même parmi les aigles de cette école, moi, le musicien aux trois quarts Allemand, qui n'ai jamais rien écrit de pareil, non, jamais, et je vous défie de me prouver le contraire. Allons, invitez un de vos condisciples; faites apporter des coupes de cuivre oxydé; versez du vitriol et buvez: moi, j'aime mieux de l'eau, fût-elle tiède, ou un opéra de Cimarosa.»

SUNT LACRYMÆ RERUM

On ne sait pas assez, en général, au prix de quels labeurs la partition d'un grand opéra est produite, et par quelle autre série d'efforts, bien plus pénibles et bien plus douloureux encore, sa présentation au public est obtenue. Le compositeur, obligé de recourir à deux ou trois cents intermédiaires, est un homme prédestiné à souffrir. Ni les influences morales, ni la puissance réelle déguisée sous toutes les formes,

 
Ni l'or ni la grandeur ne le rendent heureux,
Et ces divinités n'accordent à ses vœux
Que des biens peu certains, des plaisirs peu tranquilles.
 

On ne voit à l'abri des mille tourments qu'entraîne la composition d'une œuvre musicale que le grand virtuose assez doué pour pouvoir interpréter lui-même ses inspirations. C'est dire assez qu'en un certain genre de musique cet auteur est presque un phénix, et qu'en musique dramatique ou symphonique ou religieuse, exigeant le concours d'une foule d'intelligences animées d'un bon vouloir, ce phénix ne peut exister. Sophocle, dit-on, récitait ses poëmes aux solennités olympiques de la Grèce, et par cette simple récitation exaltait jusqu'à l'enthousiasme, attendrissait jusqu'aux larmes son immense auditoire. Voilà un exemple de l'auteur heureux, puissant, radieux, presque divin! On l'écoutait, on l'applaudissait, on le devinait à tel point, que les quatre cinquièmes de ses auditeurs l'applaudissaient même sans l'entendre.

Essayez donc aujourd'hui de chanter un opéra que vous aurez composé devant le moindre petit auditoire de six mille personnes (car un pareil public, qu'est-il, comparé aux multitudes que les jeux olympiques attiraient?), aujourd'hui que les compositeurs chantent encore plus mal que les chanteurs de profession; maintenant que l'on se moque de la lyre à quatre cordes, que l'on exige des orchestres de quatre-vingts musiciens, des chœurs de quatre-vingts voix, à cette heure de communisme insensé où le dernier paltoquet, ayant payé ou sans avoir payé sa place au parterre, prétend avoir le droit (j'aime ce vieux mot plus bouffon qu'il n'est long) d'entendre tout ce qui se dit, tout ce qui se chante ou se crie sur la scène, tout ce qui se joue dans les plus mystérieuses catacombes de l'orchestre, tout ce qui se hurle et se vagit dans les replis les plus cachés des chœurs; aujourd'hui que la foi dans l'art n'existe plus, dans un temps où non-seulement elle ne saurait transporter des hommes, mais où les montagnes elles-mêmes restent sourdes à sa voix et ne répondent à ses pressants appels que par la plus insolente inertie, la plus blasphématoire immobilité!

Non, il faut payer comptant maintenant pour obtenir un succès, et payer cher et souvent. Demandez à nos grands maîtres ce que leur coûte la gloire bon an, mal an, ils ne vous le diront pas, mais ils le savent. Et cette gloire une fois acquise, devenue une propriété incontestée, presque incontestable, croyez-vous qu'elle va leur servir à l'implantation de la foi? Croyez-vous qu'on va imiter les Athéniens et dire en applaudissant: «Je n'entends rien, mais Sophocle parle, et ce qu'il dit doit être sublime?» Tout au contraire, à chaque nouvel ouvrage que produisent les Sophocles modernes, c'est à recommencer. Nos modernes Athéniens, qui n'écoutent guère, mais qui entendent néanmoins de toute la longueur de leurs oreilles, n'ont garde, en pareil cas, d'applaudir avec les connaisseurs du parterre, et rient même, les malheureux! de l'ardeur de ces savants applaudissements. On a beau leur dire: C'est du Sophocle! Ils restent immobiles comme des collines ou folâtrent autour du succès comme des agneaux.

Et ce sont ces folâtreries surtout qui sont à craindre. J'aimerais mieux, si j'étais un Sophocle, voir le mont Athos rester ferme et froid devant moi, sourd à toutes mes conjurations, qu'être le centre des rondes joyeuses d'un troupeau d'agneaux parisiens. Que serait-ce s'il s'agissait des béliers et des boucs?.. Il n'y a donc, pour dédommager de tant de soins les artistes qui produisent sans songer au prix commercial de leur œuvre, que la satisfaction intime de leur conscience et leur joie profonde en mesurant l'espace qu'ils ont parcouru sur la route du beau. Celui-là fait des centaines de kilomètres et tombe au moment où il croit obtenir le prix; celui-ci avance davantage sans arriver (car l'idéal ne saurait être atteint), cet autre s'avance moins; mais tous progressent cependant, et tous préfèrent ce progrès tel quel sous le soleil, et la soif et la fatigue qu'il cause, aux frais abris ouverts, aux boissons enivrantes versées par la popularité, pour les coureurs insoucieux du but inaccessible et qui lui tournent le dos…

Ajoutons une assez triste observation au sujet de l'indifférence actuelle du public élégant, je ne dirai pas pour l'art, mais pour les entreprises les plus sérieuses du théâtre de l'Opéra. Pas plus à la première qu'à la centième représentation d'un ouvrage, pas plus à huit heures qu'à sept, les propriétaires des premières loges ne sont à leur poste. La curiosité même, ce vulgaire sentiment si puissant sur la plupart des esprits, est impuissante à les entraîner aujourd'hui. L'affiche annoncerait pour le premier acte d'un opéra nouveau un trio chanté par l'ange Gabriel, l'archange Michel et sainte Madeleine en personne, que l'affiche aurait tort, et la sainte et les deux esprits célestes chanteraient leur trio devant des loges vides et un parterre inattentif, comme de simples mortels. Un autre symptôme non moins inquiétant se manifeste encore; autrefois, dans les entr'actes, le foyer du public était assez généralement préoccupé de l'œuvre nouvelle, qu'il jugeait toujours fort sévèrement; tout le monde disait: C'est détestable, ce n'est pas de la musique, c'est assommant, etc., etc. Aujourd'hui on n'en dit rien du tout; il n'est pas plus question de la partition que de la pièce. On cause à bâtons rompus de la Bourse, des courses du Champ de Mars, des tables tournantes, du succès de Tamberlick à Londres, de ceux de mademoiselle Hayes à San-Francisco, du dernier hôpital construit par Jenny Lind, du printemps, de la pousse des feuilles; l'on dit: Je pars pour Bade, je vais en Angleterre, ou à Nice, ou tout simplement à Fontainebleau. Et si quelque spectateur primitif, quelque homme de l'âge d'or s'en vient étourdiment jeter au milieu d'une conversation cette question saugrenue: Eh bien! qu'en pensez-vous? – De quoi? lui répond-on. – De l'opéra nouveau! – Ah!.. mais, je n'en pense rien, ou du moins je ne me souviens plus de ce que j'en pensais tout à l'heure. Je n'y ai pas fait grande attention.

Le public semble, à l'égard de l'Opéra, avoir donné sa démission. C'est le tambour-major découragé d'entendre toujours ses virtuoses faire des ra pour des fla; il a envoyé sa canne au ministre.....

Parfois pourtant il se ranime, il se passionne même, et alors c'est avec fureur que ses préventions, ses préjugés, ses engouements, se donnent carrière. A la première représentation d'Hernani, de Victor Hugo, au moment où le héros du drame s'écrie: «O vieillard stupide! il l'aime!» un classique, bondissant d'indignation, s'écria: «Est-il possible? vieil as de pique! peut-on se moquer à ce point du public?» Aussitôt un romantique, qui avait tout aussi bien entendu, rebondissant d'admiration, répliqua: «Eh bien, vieil as de pique, qu'y a-t-il là? C'est magnifique, c'est la nature prise sur le fait. Vieil as de pique, bravo! c'est superbe!»

Voilà comment on juge la musique au théâtre.

SYMPHONIES DE H. REBER
STEPHEN HELLER

En ce temps d'opéras-comiques, d'opérettes, d'opéras de salon, d'opéras en plein air, de musique qui va sur l'eau, d'œuvres utiles enfin destinées à soulager de leur labeur quotidien les gens fatigués de gagner de l'argent, c'est une singulière idée, n'est-ce pas, que de s'occuper d'un compositeur de symphonies? Mais la fantaisie qu'il a eue, lui, ce compositeur, d'écrire des symphonies, est bien plus singulière encore; car où des travaux de ce genre peuvent-ils, chez nous, conduire un musicien? J'ai peur de le savoir. Voici en général ce qui arrive à l'artiste qui a le malheur de succomber à la tentation de produire des œuvres de cette nature. S'il a des idées (et il en faut absolument pour écrire de la musique pure, sans paroles pour suggérer des semblants de phrases, des lieux communs mélodiques, sans aucun accessoire pour amuser les yeux de l'auditeur); donc, s'il a des idées, il doit passer un long temps à les trier, à les mettre en ordre, à bien examiner leur valeur; puis il fait un choix, et il développe avec tout son art celles qui lui ont paru les plus saillantes, les plus dignes de figurer dans son tableau musical.

Le voilà à l'œuvre, le voilà acharné à tisser sa trame musicale; son imagination s'allume, son cœur se gonfle; il tombe en des distractions étranges: quand il a travaillé toute la journée et qu'à une heure avancée du soir il sent le besoin de respirer l'air, il lui arrive de sortir sans chapeau et une bougie allumée dans la main. Il se couche et ne peut dormir; le peuple harmonieux des instruments de son orchestre se livre dans son cerveau à des ébats inconciliables avec le sommeil. Alors il trouve ses combinaisons les plus hardies, les plus neuves; il invente des phrases originales, il imagine les contrastes les plus impossibles à prévoir. C'est l'heure des véritables inspirations, c'est quelquefois aussi celle des déceptions. Si, en effet, après avoir eu une belle idée, après l'avoir bien envisagée sous toutes ses faces, l'avoir ruminée à loisir, il a, comptant sur sa mémoire, la faiblesse de se laisser aller au sommeil, remettant au lendemain le soin de l'écrire, presque toujours il arrive qu'au réveil tout souvenir de la belle idée a disparu. Le malheureux compositeur éprouve alors une torture qu'il faut renoncer à décrire; il cherche à ressaisir ce fantôme mélodique ou harmonique dont l'apparition l'avait tant charmé, mais c'est en vain, et, s'il en retrouve en sa pensée quelques traits épars, ils sont difformes, sans lien entre eux, et semblent être le résultat d'un cauchemar et non d'un rêve poétique. Il maudit le sommeil: «Si je m'étais levé pour écrire, se dit-il, le fantôme ne m'eût pas échappé; c'est une fatalité, n'y pensons plus, sortons.» Le voilà marchant tranquillement à quelque distance de sa demeure; il ne songe pas à sa symphonie, il fredonne en regardant couler l'eau de la rivière, en suivant de l'œil le vol capricieux des oiseaux, quand tout à coup le mouvement de ses pas, coïncidant par hasard avec le rhythme de la phrase musicale qu'il avait oubliée, cette phrase lui revient, il la reconnaît. «Ah! grand Dieu! s'écrie-t-il, la voilà! Cette fois, je ne la perdrai pas!» Il porte vivement la main à sa poche: malheur! il n'a sur lui ni album ni crayon; impossible d'écrire. Il chante sa phrase; tremblant de l'oublier encore, il la rechante, et prend sa course vers sa maison en chantonnant toujours, se heurte contre les passants, se fait dire des injures, redouble de vitesse, poursuivi par les chiens aboyant sur sa trace, arrive enfin, toujours chantant et avec un air égaré qui épouvante son portier; il ouvre la porte de son appartement, saisit une feuille de papier, écrit d'une main frémissante la maudite phrase, et tombe, accablé de fatigue et d'anxiété, mais plein de joie; l'idée est à lui, il l'a prise par les ailes. C'est qu'il faut bien le reconnaître, pour la plupart des compositeurs, il semble qu'ils soient seulement les secrétaires d'un lutin musical qu'ils portent en eux, qui leur dicte ses pensées quand il lui plaît, et dont les plus ardentes sollicitations ne pourraient vaincre le silence quand il a résolu de le garder. De là tant d'irrégularités dans le travail de la composition, tant de caprices de la pensée; de là ces moments où le secrétaire ne peut écrire assez vite, et ceux où le lutin semble le railler en ne lui dictant que des sottises qu'il n'ose confier au papier.

 

Je me souviens que, m'étant mis en tête de faire une cantate avec chœurs sur le petit poëme de Déranger intitulé le Cinq mai, je trouvai assez aisément la musique des premiers vers, mais que je fus arrêté court par les deux derniers, les plus importants, puisqu'ils sont le refrain de toutes les strophes:

 
Pauvre soldat, je reverrai la France,
La main d'un fils me fermera les yeux.
 

Je m'obstinai en vain pendant plusieurs semaines à chercher une mélodie convenable pour ce refrain; je ne trouvais toujours que des banalités sans style et sans expression. Enfin j'y renonçai; et par suite la composition de la cantate fut abandonnée. Deux ans après, n'y pensant plus, je me promenais un jour à Rome sur une rive escarpée du Tibre qu'on nomme la promenade du Poussin; m'étant trop approché du bord, la terre manqua sous mes pieds, et je tombai dans le fleuve. En tombant, l'idée que j'allais me noyer me traversa l'esprit; mais, en m'apercevant après la chute que j'en serais quitte pour un bain de pieds et que j'étais tout bonnement tombé dans la vase, je me mis à rire et je sortis du Tibre en chantant:

 
Pauvre soldat, je reverrai la France,
 

précisément sur la phrase si longuement et si inutilement cherchée deux ans auparavant: «Ah! m'écriai-je, voilà mon affaire; mieux vaut tard que jamais!» Et la cantate s'acheva.

Je reviens à mon symphoniste. Supposons son œuvre terminée: il la relit, l'examine avec attention; il en est content; il trouve, lui aussi, que cela est bon. A partir de ce moment, le désir d'en faire copier les parties l'obsède, et, après une résistance plus on moins longue, il finit toujours par y céder. Il dépense en conséquence, pour ces copies, une assez forte somme; mais quoi! il faut bien semer pour recueillir! Cherchons maintenant une occasion pour faire entendre la nouvelle symphonie. Il y a des sociétés musicales possédant toutes un orchestre vaillant et fort capable de bien exécuter de telles œuvres. Hélas! l'occasion peut-être ne viendra jamais. La symphonie n'est pas demandée; si l'auteur la propose, elle n'est pas acceptée; si elle est acceptée, on la trouve trop difficile, le temps manque pour la bien étudier; si on peut la répéter assez et l'exécuter dignement, le public la trouve d'un style trop sévère et n'y comprend rien; si, au contraire, le public lui fait bon accueil, deux jours après néanmoins elle est oubliée, et le compositeur demeure Gros-Jean comme devant. S'il s'avise de donner un concert, c'est bien pis: il doit supporter des frais énormes pour la salle, les exécutants, les affiches, etc., et payer en outre un impôt considérable au fermier du droit des hospices. Sa symphonie, entendue une fois, n'en est pas moins rapidement oubliée; il s'est donné des peines infinies et il a perdu beaucoup d'argent.

S'il ose proposer ensuite à un éditeur de publier sa partition, celui-ci le regarde d'un air étonné, se demandant si le compositeur a perdu la tête, et répond: Nous avons beaucoup de choses importantes à publier en ce moment; la musique d'orchestre se vend fort peu… nous ne pouvons pas…» etc., etc. Alors intervient quelquefois un éditeur hardi qui croit à l'avenir du compositeur, qui court des risques pour arracher une belle œuvre au néant. Cet éditeur se nomme Brandus ou Richaut; il publie la symphonie, il la sauve, elle ne périra pas tout à fait: elle sera placée dans dix ou douze bibliothèques musicales en Europe, cinq ou six artistes dévoués l'achèteront, elle sera quelque jour écorchée par une société philharmonique de province, et puis… et puis… et puis voilà!

Telles sont les raisons, sans doute, pour lesquelles le nombre des symphonies nouvelles va toujours diminuant. Haydn en écrivit plus de cent, Mozart en laissa dix-sept, Beethoven neuf, Mendelssohn trois, Schubert une. M. Reber a eu un peu plus de courage que ces derniers; il en a écrit quatre, que l'honorable éditeur Richaut vient de publier en grande partition. Ce sont des symphonies dans la forme classique adoptée par Haydn et par Mozart; chacune se compose de quatre morceaux, un allegro, un adagio, un scherzo ou un menuet, et un final d'un mouvement vif. Il faut signaler cependant la diversité de caractère des troisièmes morceaux de ces quatre symphonies. Celui de la première (en mineur) est un scherzo à deux temps, vif, léger, étincelant, dans le genre de ceux de Mendelssohn. Dans la seconde (en ut), le scherzo est remplacé par un morceau d'un mouvement un peu animé, à trois temps, de la famille des menuets de Mozart et de Haydn. Le menuet de la troisième (en mi bémol) est au contraire un menuet grave, dont le mouvement et le caractère sont précisément ceux de l'air de danse qui dans l'origine porta ce nom. Enfin le troisième morceau de la quatrième (en sol majeur) est un scherzo à trois temps brefs, comme les scherzi de Beethoven. De sorte que M. Reber, dans ses symphonies, a donné un spécimen des divers genres de troisièmes morceaux adoptés successivement par les quatre grands maîtres, Haydn, Mozart, Beethoven et Mendelssohn. Il a de plus réintégré dans la symphonie (et nous l'en félicitons) le menuet lent, le vrai menuet, essentiellement différent du menuet à mouvement rapide de Haydn et de Mozart, et dont celui de l'Armide, de Gluck, restera l'admirable modèle. On raconte, à propos de ce morceau, que, Vestris ayant dit à Gluck, au moment des répétitions générales d'Armide: «Eh bien, chevalier, avez-vous fait mon menuet?» Gluck lui répondit: «Oui, mais il est d'un style si grand, que vous serez obligé de le danser sur la place du Carrousel.»

Le style mélodique de M. Reber est toujours distingué et pur; dans quelques parties de ses trios de piano avec instruments à cordes, il offre une tendance à l'archaïsme, il rappelle les formes des maîtres anciens tels que Rameau, Couperin, mais avec une ampleur et une richesse de développements que ces vieux maîtres n'ont pas connues. Il est plus moderne dans ses symphonies. Son harmonie est plus hardie que celle de Haydn et de Mozart, sans indiquer pourtant le moindre penchant pour les discordances féroces, pour le style charivarique systématiquement adopté depuis quatre ou cinq ans par quelques musiciens allemands dont la raison n'est pas bien saine, et qui fait à cette heure l'épouvante et l'horreur de la civilisation musicale.

Quant à l'instrumentation de ses symphonies, elle est soignée, fine, souvent ingénieuse et tout à fait exempte de brutalités. Chaque partie est dessinée avec un soin et un art exquis. L'orchestre est composé comme celui de Mozart; les instruments à grande voix, tels que les trombones, en sont exclus; on n'y trouve pas non plus les instruments à percussion, autres que les timbales, ni les modernes instruments à vent. Inutile d'ajouter que la main de l'habile contre-pointiste se décèle partout, et que les diverses parties de l'orchestre se croisent, se poursuivent, s'imitent avec une aisance et une liberté d'allures dont la clarté de l'ensemble n'a jamais rien à souffrir. Enfin il me semble qu'un des mérites les plus évidents de M. Reber est dans la disposition générale de ses morceaux, dans le ménagement des effets et dans l'art si rare de s'arrêter à temps. Sans se renfermer dans des proportions mesquines, il ne va pourtant jamais au delà du point où l'auditeur peut se fatiguer à le suivre, et il semble avoir toujours présent à la pensée l'aphorisme de Boileau: