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Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 04

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MOTS D'AMOUR

Dimanche.

Mon gros coq chéri,

Tu ne m'écris pas, je ne te vois plus, tu ne viens jamais. Tu as donc cessé de m'aimer? Pourquoi? Qu'ai-je fait? Dis-le-moi, je t'en supplie, mon cher amour! Moi, je t'aime tant, tant, tant! Je voudrais t'avoir toujours près de moi, et t'embrasser tout le jour, en te donnant, ô mon cœur, mon chat aimé, tous les noms tendres qui me viendraient à la pensée. Je t'adore, je t'adore, je t'adore, ô mon beau coq.

Ta poulette.

Sophie.
Lundi.

Ma chère amie,

Tu ne comprendras absolument rien à ce que je vais te dire. N'importe. Si ma lettre tombe, par hasard, sous les yeux d'une autre femme, elle lui sera peut-être profitable.

Si tu avais été sourde et muette, je t'aurais sans doute aimée longtemps, longtemps. Le malheur vient de ce que tu parles; voilà tout. Un poète a dit:

 
Tu n'as jamais été dans tes jours les plus rares
Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur,
Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.
 

En amour, vois-tu, on fait toujours chanter des rêves; mais pour que les rêves chantent, il ne faut pas qu'on les interrompe. Or, quand on parle entre deux baisers, on interrompt toujours le rêve délirant que font les âmes, à moins de dire des mots sublimes, et les mots sublimes n'éclosent pas dans les petites caboches des jolies filles.

Tu ne comprends rien, n'est-ce pas? Tant mieux. Je continue. Tu es assurément une des plus charmantes, une des plus adorables femmes que j'aie jamais vues.

Est-il sur la terre des yeux qui contiennent plus de SONGE que les tiens, plus de promesses inconnues, plus d'infini d'amour? Je ne le crois pas. Et quand ta bouche sourit avec ses deux lèvres rondes qui montrent tes dents luisantes, on dirait qu'il va sortir de cette bouche ravissante une ineffable musique, quelque chose d'invraisemblablement suave, de doux à faire sangloter.

Alors tu m'appelles tranquillement: «Mon gros lapin adoré.» Et il me semble tout à coup que j'entre dans ta tête, que je vois fonctionner ton âme, ta petite âme de petite femme jolie, jolie, mais... et cela me gêne, vois-tu, me gêne beaucoup. J'aimerais mieux ne pas voir.

Tu continues à ne point comprendre, n'est-ce pas? J'y comptais.

Te rappelles-tu la première fois que tu es venue chez moi? Tu es entrée brusquement avec une odeur de violette envolée de tes jupes; nous nous sommes regardés longtemps sans dire un mot, puis embrassés comme des fous... puis... puis jusqu'au lendemain nous n'avons point parlé.

Mais, quand nous nous sommes quittés, nos mains tremblaient et nos yeux se disaient des choses, des choses... qu'on ne peut exprimer dans aucune langue. Du moins, je l'ai cru. Et tout bas, en me quittant, tu as murmuré: «A bientôt!» Voilà tout ce que tu as dit, et tu ne t'imagineras jamais quel enveloppement de rêve tu me laissais, tout ce que j'entrevoyais, tout ce que je croyais deviner en ta pensée.

Vois-tu, ma pauvre enfant, pour les hommes pas bêtes, un peu raffinés, un peu supérieurs, l'amour est un instrument si compliqué qu'un rien le détraque. Vous autres femmes, vous ne percevez jamais le ridicule de certaines choses, quand vous aimez, et le grotesque des expressions vous échappe.

Pourquoi une parole juste dans la bouche d'une petite femme brune est-elle souverainement fausse et comique dans celle d'une grosse femme blonde? Pourquoi le geste câlin de l'une sera-t-il déplacé chez l'autre? Pourquoi certaines caresses, charmantes de la part de celle-ci, seront-elles gênantes de la part de celle-là? Pourquoi? parce qu'il faut en tout, mais principalement en amour, une parfaite harmonie, une accordance absolue du geste, de la voix, de la parole, de la manifestation tendre, avec la personne qui agit, parle, manifeste, avec son âge, la grosseur de sa taille, la couleur de ses cheveux et la physionomie de sa beauté.

Une femme de trente-cinq ans, à l'âge des grandes passions violentes, qui conserverait seulement un rien de la mièvrerie caressante de ses amours de vingt ans, qui ne comprendrait pas qu'elle doit s'exprimer autrement, regarder autrement, embrasser autrement, qu'elle doit être une Didon et non plus une Juliette, écœurerait infailliblement neuf amants sur dix, même s'ils ne se rendaient nullement compte des raisons de leur éloignement.

Comprends-tu? — Non. — Je l'espérais bien.

A partir du jour où tu as ouvert ton robinet à tendresses, ce fut fini pour moi, mon amie.

Quelquefois nous nous embrassions cinq minutes, d'un seul baiser interminable, éperdu, un de ces baisers qui font se fermer les yeux, comme s'il pouvait s'en échapper par le regard, comme pour les conserver plus entiers dans l'âme enténébrée qu'ils ravagent. Puis, quand nous séparions nos lèvres, tu me disais en riant d'un rire clair: «C'est bon, mon gros chien!» Alors je t'aurais battue.

Car tu m'as donné successivement tous les noms d'animaux et de légumes que tu as trouvés sans doute dans la Cuisinière bourgeoise, le Parfait jardinier et les Éléments d'histoire naturelle à l'usage des classes inférieures. Mais cela n'est rien encore.

La caresse d'amour est brutale, bestiale, et plus, quand on y songe. Musset a dit:

 
Je me souviens encor de ces spasmes terribles,
De ces baisers muets, de ces muscles ardents,
De cet être absorbé, blême et serrant les dents.
S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles,
 

ou grotesques!.. Oh! ma pauvre enfant, quel génie farceur, quel esprit pervers, te pouvait donc souffler tes mots... de la fin?

Je les ai collectionnés; mais, par amour pour toi, je ne les montrerai pas.

Et puis tu manquais vraiment d'à-propos, et tu trouvais moyen de lâcher un «je t'aime» exalté, en certaines occasions si singulières, qu'il me fallait comprimer de furieuses envies de rire. Il est des instants où cette parole-là: «Je t'aime!» est si déplacée qu'elle en devient inconvenante, sache-le bien.

Mais tu ne comprends pas.

Bien des femmes aussi ne me comprendront point et me jugeront stupide. Peu m'importe, d'ailleurs. Les affamés mangent en gloutons, mais les délicats sont dégoûtés, et ils ont souvent, pour peu de chose, d'invincibles répugnances. Il en est de l'amour comme de la cuisine.

Ce que je ne comprends pas, par exemple, c'est que certaines femmes qui connaissent si bien l'irrésistible séduction des bas de soie fins et brodés, et le charme exquis des nuances, et l'ensorcellement des précieuses dentelles cachées dans la profondeur des toilettes intimes, et la troublante saveur du luxe secret, des dessous raffinés, toutes les subtiles délicatesses des élégances féminines, ne comprennent jamais l'irrésistible dégoût que nous inspirent les paroles déplacées ou niaisement tendres.

Un mot brutal, parfois, fait merveille, fouette la chair, fait bondir le cœur. Ceux-là sont permis aux heures de combat. Celui de Cambronne n'est-il pas sublime? Rien ne choque qui vient à temps. Mais il faut aussi savoir se taire et éviter en certains moments les phrases à la Paul de Kock.

Et je t'embrasse passionnément, à condition que tu ne diras rien.

René.

Mots d'amour a paru dans le Gil-Blas du 2 février 1882, sous la signature: Maufrigneuse.

UNE AVENTURE PARISIENNE

Est-il un sentiment plus aigu que la curiosité chez la femme? Oh! savoir, connaître, toucher ce qu'on a rêvé! Que ne ferait-elle pas pour cela? Une femme, quand sa curiosité impatiente est en éveil, commettra toutes les folies, toutes les imprudences, aura toutes les audaces, ne reculera devant rien. Je parle des femmes vraiment femmes, douées de cet esprit à triple fond qui semble, à la surface, raisonnable et froid, mais dont les trois compartiments secrets sont remplis: l'un, d'inquiétude féminine toujours agitée; l'autre, de ruse colorée en bonne foi, de cette ruse de dévots, sophistique et redoutable; le dernier enfin, de canaillerie charmante, de tromperie exquise, de délicieuse perfidie, de toutes ces perverses qualités qui poussent au suicide les amants imbécilement crédules, mais ravissent les autres.

Celle dont je veux dire l'aventure était une petite provinciale, platement honnête jusque-là. Sa vie, calme en apparence, s'écoulait dans son ménage, entre un mari très occupé et deux enfants, qu'elle élevait en femme irréprochable. Mais son cœur frémissait d'une curiosité inassouvie, d'une démangeaison d'inconnu. Elle songeait à Paris, sans cesse, et lisait avidement les journaux mondains. Le récit des fêtes, des toilettes, des joies, faisait bouillonner ses désirs; mais elle était surtout mystérieusement troublée par les échos pleins de sous-entendus, par les voiles à demi soulevés en des phrases habiles, et qui laissent entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes.

De là-bas elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu. Et pendant les longues nuits de rêve, bercée par le ronflement régulier de son mari qui dormait à ses côtés sur le dos, avec un foulard autour du crâne, elle songeait à ces hommes connus dont les noms apparaissent à la première page des journaux comme de grandes étoiles dans un ciel sombre; et elle se figurait leur vie affolante, avec de continuelles débauches, des orgies antiques épouvantablement voluptueuses et des raffinements de sensualité si compliqués qu'elle ne pouvait même se les figurer.

 

Les boulevards lui semblaient être une sorte de gouffre des passions humaines; et toutes leurs maisons recélaient assurément des mystères d'amour prodigieux.

Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoir rien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusement monotones et banales qui constituent, dit-on, le bonheur du foyer. Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquille comme un fruit d'hiver dans une armoire close; mais rongée, ravagée, bouleversée d'ardeurs secrètes. Elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sans s'être jetée une fois, une seule fois, tout entière dans ce flot des voluptés parisiennes.

Avec une longue persévérance, elle prépara un voyage à Paris, inventa un prétexte, se fit inviter par des parents, et, son mari ne pouvant l'accompagner, partit seule.

Sitôt arrivée, elle sut imaginer des raisons qui lui permettraient au besoin de s'absenter deux jours ou plutôt deux nuits, s'il le fallait, ayant retrouvé, disait-elle, des amis qui demeuraient dans la campagne suburbaine.

Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir, sinon le vice errant et numéroté. Elle sonda de l'œil les grands cafés, lut attentivement la petite correspondance du Figaro, qui lui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel de l'amour.

Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgies d'artistes et d'actrices; rien ne lui révélait les temples de ces débauches qu'elle imaginait fermés par un mot magique, comme la caverne des Mille et une Nuits et ces catacombes de Rome, où s'accomplissaient secrètement les mystères d'une religion persécutée.

Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans sa tête; et, désespérée, elle songeait à s'en retourner, quand le hasard vint à son aide.

Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussée-d'Antin, elle s'arrêta à contempler un magasin rempli de ces bibelots japonais si colorés qu'ils donnent aux yeux une sorte de gaieté. Elle considérait les mignons ivoires bouffons, les grandes potiches aux émaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, à l'intérieur de la boutique, le patron qui avec force révérences, montrait à un gros petit homme chauve de crâne, et gris de menton, un énorme magot ventru, pièce unique, disait-il.

Et à chaque phrase du marchand, le nom de l'amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, des messieurs élégants, contemplaient d'un coup d'œil furtif et rapide, d'un coup d'œil comme il faut et manifestement respectueux, l'écrivain renommé qui, lui, regardait passionnément le magot de porcelaine. Ils étaient aussi laids l'un que l'autre, laids comme deux frères sortis du même flanc.

Le marchand disait: «Pour vous, monsieur Jean Varin, je le laisserai à mille francs; c'est juste ce qu'il me coûte. Pour tout le monde ce serait quinze cents; mais je tiens à ma clientèle d'artistes et je lui fais des prix spéciaux. Ils viennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnach m'achetait une grande coupe ancienne. J'ai vendu l'autre jour deux flambeaux comme ça (sont-ils beaux, dites?) à M. Alexandre Dumas. Tenez, cette pièce que vous tenez là, si M. Zola la voyait, elle serait vendue, monsieur Varin.»

L'écrivain très perplexe hésitait, sollicité par l'objet, mais songeant à la somme; et il ne s'occupait pas plus des regards que s'il eût été seul dans un désert.

Elle était entrée tremblante, l'œil fixé effrontément sur lui, et elle ne se demandait même pas s'il était beau, élégant ou jeune. C'était Jean Varin lui-même, Jean Varin!

Après un long combat, une douloureuse hésitation, il reposa la potiche sur une table. «Non, c'est trop cher,» dit-il.

Le marchand redoublait d'éloquence. «Oh! monsieur Jean Varin, trop cher? cela vaut deux mille francs comme un sou.»

L'homme de lettres répliqua tristement en regardant toujours le bonhomme aux yeux d'émail: «Je ne dis pas non; mais c'est trop cher pour moi.»

Alors, elle, saisie d'une audace affolée, s'avança: «Pour moi, dit-elle, combien ce bonhomme?»

Le marchand, surpris, répliqua:

«Quinze cents francs, madame.»

«Je le prends.»

L'écrivain, qui jusque-là ne l'avait pas même aperçue, se retourna brusquement, et il la regarda des pieds à la tête en observateur, l'œil un peu fermé; puis, en connaisseur, il la détailla.

Elle était charmante, animée, éclairée soudain par cette flamme qui jusque-là dormait en elle. Et puis une femme qui achète ainsi un bibelot quinze cents francs n'est pas la première venue.

Elle eut alors un mouvement de ravissante délicatesse; et se tournant vers lui, la voix tremblante: «Pardon, monsieur, j'ai été sans doute un peu vive; vous n'aviez peut-être pas dit votre dernier mot.»

Il s'inclina: «Je l'avais dit, madame.»

Mais elle, tout émue: «Enfin, monsieur, aujourd'hui ou plus tard, s'il vous convient de changer d'avis, ce bibelot est à vous. Je ne l'ai acheté que parce qu'il vous avait plu.»

Il sourit, visiblement flatté. «Comment donc me connaissiez-vous?» dit-il.

Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses œuvres, fut éloquente.

Pour causer, il s'était accoudé à un meuble, et plongeant en elle ses yeux aigus, il cherchait à la deviner.

Quelquefois, le marchand, heureux de posséder cette réclame vivante, de nouveaux clients étant entrés, criait à l'autre bout du magasin: «Tenez, regardez ça, monsieur Jean Varin, est-ce beau?» Alors toutes les têtes se levaient, et elle frissonnait de plaisir à être vue ainsi causant intimement avec un Illustre.

Grisée enfin, elle eut une audace suprême, comme les généraux qui vont donner l'assaut. — «Monsieur, dit-elle, faites-moi un grand, un très grand plaisir. Permettez-moi de vous offrir ce magot comme souvenir d'une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes.»

Il refusa. Elle insistait. Il résista, très amusé, riant de grand cœur.

Elle, obstinée, lui dit: «Eh bien! je vais le porter chez vous tout de suite; où demeurez-vous?»

Il refusa de donner son adresse; mais elle, l'ayant demandée au marchand, la connut, et, son acquisition payée, elle se sauva vers un fiacre. L'écrivain courut pour la rattraper, ne voulant point s'exposer à recevoir ce cadeau qu'il ne saurait à qui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et il s'élança, tomba presque sur elle, culbuté par le fiacre qui se mettait en route; puis il s'assit à son côté, fort ennuyé.

Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Comme ils arrivaient devant la porte, elle posa ses conditions. «Je consentirai, dit-elle, à ne point vous laisser cela, si vous accomplissez aujourd'hui toutes mes volontés.»

La chose lui parut si drôle, qu'il accepta.

Elle demanda: «Que faites-vous ordinairement à cette heure-ci?»

Après un peu d'hésitation: «Je me promène», dit-il.

Alors, d'une voix résolue, elle ordonna: «Au Bois!»

Ils partirent.

Il fallut qu'il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices.

Le soir tomba. «Que faites-vous tous les jours à cette heure?» dit-elle.

Il répondit en riant: «Je prends l'absinthe.»

Alors, gravement, elle ajouta: «Alors, monsieur, allons prendre l'absinthe.»

Ils entrèrent dans un grand café du boulevard qu'il fréquentait, et où il rencontra des confrères. Il les lui présenta tous. Elle était folle de joie. Et ce mot sonnait sans répit dans sa tête: «Enfin, enfin!»

Le temps passait, elle demanda: «Est-ce l'heure de votre dîner?»

Il répondit: «Oui, madame.»

«Alors, monsieur, allons dîner.»

En sortant du café Bignon: «Le soir, que faites-vous?» dit-elle.

Il la regarda fixement: «Cela dépend; quelquefois je vais au théâtre.»

«Eh bien, monsieur, allons au théâtre.»

Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur, grâce à lui, et, gloire suprême, elle fut vue par toute la salle à son côté, assise aux fauteuils de balcon.

La représentation finie, il lui baisa galamment la main: «Il me reste, madame, à vous remercier de la journée délicieuse...» Elle l'interrompit. — «A cette heure-ci, que faites-vous toutes les nuits?»

«Mais... mais... je rentre chez moi.»

Elle se mit à rire, d'un rire tremblant.

«Eh bien, monsieur... allons chez vous.»

Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par instants, toute secouée des pieds à la tête, ayant des envies de fuir et des envies de rester, avec, tout au fond du cœur, une bien ferme volonté d'aller jusqu'au bout.

Dans l'escalier, elle se cramponnait à la rampe, tant son émotion devenait vive; et il montait devant, essoufflé, une allumette-bougie à la main.

Dès qu'elle fut dans la chambre, elle se déshabilla bien vite et se glissa dans le lit sans prononcer une parole; et elle attendit, blottie contre le mur.

Mais elle était simple comme peut l'être l'épouse légitime d'un notaire de province, et lui plus exigeant qu'un pacha à trois queues. Ils ne se comprirent pas, pas du tout.

Alors il s'endormit. La nuit s'écoula, troublée seulement par le tic tac de la pendule; et elle, immobile, songeait aux nuits conjugales; et sous les rayons jaunes d'une lanterne chinoise elle regardait, navrée, à son côté, ce petit homme sur le dos, tout rond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballon gonflé de gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d'orgue, des renâclements prolongés, des étranglements comiques. Ses vingt cheveux profitaient de son repos pour se rebrousser étrangement, fatigués de leur longue station fixe sur ce crâne nu dont ils devaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d'un coin de sa bouche entr'ouverte.

L'aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermés. Elle se leva, s'habilla sans bruit, et, déjà elle avait ouvert à moitié la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s'éveilla en se frottant les yeux.

Il demeura quelques secondes avant de reprendre entièrement ses sens, puis, quand toute l'aventure lui fut revenue, il demanda: «Eh bien, vous partez?»

Elle restait debout, confuse. Elle balbutia: «Mais oui, voici le matin.»

Il se mit sur son séant: «Voyons, dit-il, à mon tour, j'ai quelque chose à vous demander.»

Elle ne répondait pas, il reprit: «Vous m'avez bigrement étonné depuis hier. Soyez franche, avouez-moi pourquoi vous avez fait tout ça; car je n'y comprends rien.»

Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. «J'ai voulu connaître... le... le vice... eh bien... eh bien, ce n'est pas drôle.»

Elle se sauva, descendit l'escalier, se jeta dans la rue.

L'armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du même mouvement régulier, d'un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi-cercle devant eux; et, de rue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchant automatiquement avec un ressort pareil.

Et il lui semblait qu'en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l'égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa tête la sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris au matin.

Et, dès qu'elle fut dans sa chambre, elle sanglota.

Une aventure parisienne a paru dans le Gil-Blas du jeudi 22 décembre 1881, sous le titre: Une Épreuve.