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Notre Coeur

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– Qu’est-ce que vous pensez de ce pays?

– Moi, dit-il, je crois que je n’ai jamais rien vu de plus beau.

Alors elle:

– Ah! si vous y aviez passé quelques jours comme je viens de le faire, vous sentiriez comme il vous pénètre. Il est d’une impression inexprimable. Ces allées et venues de la mer sur les sables, ce grand mouvement qui ne cesse jamais, qui baigne tout ça deux fois par jour, et si vite, qu’un cheval au galop ne pourrait pas fuir devant lui, ce spectacle extraordinaire que le ciel nous donne pour rien, je vous jure que ça me met hors de moi. Je ne me reconnais plus. N’est-ce pas, ma tante?

Mme Valsaci, une femme déjà vieille, à cheveux gris, distinguée dame de province, épouse estimée d’ingénieur en chef, hautain fonctionnaire impurifiable de la morgue de l’École, avoua que jamais elle n’avait vu sa nièce dans cet état d’enthousiasme. Puis elle ajouta, après réflexion:

– Ça n’est pas étonnant d’ailleurs quand on n’a guère regardé et admiré, comme elle, que des décors de théâtre.

– Mais je vais à Dieppe et à Trouville presque tous les ans.

La vieille dame se mit à rire.

– À Dieppe et à Trouville on n’y va jamais que pour retrouver des amis. La mer n’est là que pour baigner des rendez-vous.

Ce fut dit très simplement, peut-être sans malice.

On retournait vers la terrasse, qui attirait irrésistiblement les pieds. Ils y venaient malgré eux, de tous les points du jardin, comme des boules roulent sur une pente. Le soleil baissant semblait étendre un drap d’or fin, transparent et léger, derrière la haute silhouette de l’Abbaye, qui s’assombrissait de plus en plus, pareille à une châsse gigantesque sur un voile éclatant. Mais Mariolle ne regardait plus que l’adorée figure blonde qui passait à son côté, enveloppée dans un nuage bleu. Jamais il ne l’avait vue si délicieuse. Elle lui semblait changée sans qu’il sût en quoi, fraîche d’une fraîcheur imprévue répandue sur sa chair, dans ses yeux, sur ses cheveux et entrée aussi dans son âme, d’une fraîcheur venue de ce pays, de ce ciel, de cette clarté, de cette verdure. Jamais il ne l’avait connue et aimée ainsi.

Il marchait à côté d’elle, sans trouver rien à lui dire; et le frôlement de sa robe, le coudoiement, parfois, de son bras, la rencontre, si parlante, de leurs regards, l’anéantissaient complètement, comme s’ils eussent tué en lui sa personnalité d’homme. Il se sentait soudain détruit par le contact de cette femme, absorbé par elle jusqu’à n’être plus rien, rien qu’un désir, rien qu’un appel, rien qu’une adoration. Elle avait supprimé tout son être ancien comme on flambe une lettre.

Elle vit bien, elle comprit cette absolue victoire, et vibrante, et touchée, plus vivante aussi dans cet air de campagne et de mer plein de rayons et de sève, elle lui dit, en ne le regardant point:

– Je suis si contente de vous voir!

Tout de suite elle ajouta:

– Combien restez-vous de temps ici?

Il répondit:

– Deux jours, si aujourd’hui peut compter pour un jour.

Puis, se tournant vers la tante:

– Est-ce que Mme Valsaci consentirait à me faire l’honneur de venir passer la journée de demain au Mont Saint-Michel avec son mari?

Mme de Burne répondit pour sa parente:

– Je ne lui permettrai pas de refuser, puisque nous avons la chance de vous rencontrer ici.

La femme de l’ingénieur ajouta:

– Oui, Monsieur, j’y consens bien volontiers, à la condition que vous dînerez chez moi ce soir.

Il salua en acceptant.

Soudain ce fut en lui une joie délirante, une de ces joies qui vous saisissent quand on reçoit la nouvelle de ce qu’on a le plus espéré. Qu’avait-il obtenu? qu’était-il arrivé de nouveau dans sa vie? Rien; et pourtant il se sentait soulevé par l’ivresse d’un indéfinissable pressentiment.

Ils se promenèrent longtemps sur cette terrasse, attendant que le soleil disparût, pour voir jusqu’à la fin se dessiner sur l’horizon de feu l’ombre noire et dentelée du Mont.

Ils causaient à présent de choses simples, répétant tout ce qu’on peut dire devant une étrangère et se regardant par moments.

Puis on rentra dans la villa, bâtie, à la sortie d’Avranches, au milieu d’un beau jardin dominant la baie.

Voulant être discret, un peu troublé d’ailleurs par l’attitude froide et presque hostile de M. de Pradon, Mariolle s’en alla de bonne heure. Quand il prit, pour les porter à sa bouche, les doigts de Mme de Burne, elle lui dit deux fois de suite, avec un accent bizarre: «À demain, à demain.»

Dès qu’il fut parti, M. et Mme Valsaci, qui avaient depuis longtemps des habitudes provinciales, proposèrent de se coucher.

– Allez, dit Mme de Burne, moi je fais un tour dans le jardin.

Son père ajouta:

– Et moi aussi.

Elle sortit, enveloppée d’un châle, et ils se mirent à marcher côte à côte sur le sable blanc des allées que la pleine lune éclairait, comme de petites rivières sinueuses à travers les gazons et les massifs.

Après un silence assez long, M. de Pradon dit presque à voix basse:

– Ma chère enfant, tu me rendras cette justice que je ne t’ai jamais donné de conseils?

Elle le sentait venir, et, prête à cette attaque:

– Je vous demande pardon, papa, vous m’en avez donné au moins un.

– Moi?

– Oui, oui.

– Un conseil relatif à… ton existence?

– Oui, et même un très mauvais. Aussi je suis bien décidée, si vous m’en donnez d’autres, à ne pas les suivre.

– Quel conseil t’ai-je donné?

– Celui d’épouser M. de Burne. Ce qui prouve que vous manquez de jugement, de clairvoyance, de la connaissance des hommes en général et de la connaissance de votre fille en particulier.

Il se tut quelques instants, un peu surpris et embarrassé, puis lentement:

– Oui, je me suis trompé ce jour-là. Mais je suis sûr de ne pas me tromper dans l’avis très paternel que je te dois aujourd’hui.

– Dites toujours. J’en prendrai ce qu’il faudra.

– Tu es sur le point de te compromettre.

Elle se mit à rire, d’un rire trop vif, et complétant sa pensée.

– Avec M. Mariolle sans doute.

– Avec M. Mariolle.

– Vous oubliez, reprit-elle, que je me suis compromise déjà avec M. Georges de Maltry, avec M. Massival, avec M. Gaston de Lamarthe, avec dix autres, dont vous avez été jaloux, car je ne peux pas trouver un homme gentil et dévoué sans que toute ma troupe se mette en fureur, vous le premier, vous que la nature m’a donné comme père noble et régisseur général.

Il répondit vivement:

– Non, non, tu ne t’es jamais compromise avec personne. Tu apportes, au contraire, dans tes relations avec tes amis beaucoup de tact.

Elle reprit crânement:

– Mon cher papa, je ne suis plus une petite fille, et je vous promets que je ne me compromettrai pas davantage avec M. Mariolle qu’avec les autres; ne craignez rien. J’avoue cependant que c’est moi qui l’ai prié de venir ici. Je le trouve charmant, aussi intelligent et bien moins égoïste que les anciens.

C’était également votre avis jusqu’au jour où vous avez cru découvrir que je le préférais un peu. Oh! vous n’êtes pas si malin que ça! Je vous connais aussi, et je vous en raconterais long, si je voulais. Donc, M. Mariolle me plaisant, je me suis dit qu’il serait fort agréable de faire par hasard avec lui une belle excursion, qu’il est stupide de se priver, quand on ne court aucun danger, de tout ce qui peut nous amuser. Et je ne cours aucun danger de me compromettre puisque vous êtes là.

Elle riait franchement, à présent, sachant bien que chaque parole portait, qu’elle le tenait entravé par ce soupçon jeté de jalousie un peu suspecte flairée en lui depuis longtemps, et elle s’amusait de cette découverte avec une coquetterie secrète, inavouable et hardie.

Il se taisait, gêné, mécontent, irrité, sentant aussi qu’elle devinait, au fond de sa paternelle sollicitude, une mystérieuse rancune dont il ne voulait pas lui-même connaître l’origine.

Elle ajouta:

– Ne craignez rien. Il est tout naturel de faire en cette saison une promenade au Mont Saint-Michel avec mon oncle, ma tante, vous, mon père, et un ami. On ne le saura pas d’ailleurs. Et si on le sait personne n’y peut trouver rien à redire. Quand nous serons de retour à Paris, je ferai rentrer cet ami dans les rangs avec les autres.

– Soit, reprit-il; mettons que je n’ai pas parlé.

Ils firent encore quelques pas. M. de Pradon demanda:

– Revenons-nous à la maison? Je suis fatigué, je vais me coucher.

– Non, moi je me promène encore un peu. La nuit est si belle.

Il murmura, avec des intentions:

– Ne t’éloigne pas. On ne sait jamais quelles gens on peut rencontrer.

– Oh! je reste sous les fenêtres.

– Alors adieu, ma chère enfant.

Il la baisa rapidement sur le front, et rentra.

Ella alla s’asseoir plus loin sur un petit banc rustique planté en terre au pied d’un chêne. La nuit était chaude, pleine d’exhalaisons des champs, d’effluves de la mer et de clarté brumeuse, car, sous la lune épanouie en plein ciel, la baie s’était voilée de vapeurs.

Elles rampaient comme de blanches fumées et cachaient la dune, que la marée montante devait à présent couvrir.

Michèle de Burne, les mains croisées sur ses genoux, les yeux au loin, cherchait à voir dans son âme, à travers un brouillard impénétrable et pâle comme celui des sables.

Combien de fois déjà, dans son cabinet de toilette à Paris, assise ainsi devant sa glace, elle s’était demandé: Qu’est-ce que j’aime? qu’est-ce que je désire? qu’est-ce que j’espère? qu’est-ce que je veux? qu’est-ce que je suis?

À côté du plaisir d’être elle et du besoin profond de plaire, dont elle jouissait vraiment beaucoup, elle ne s’était jamais senti au coeur autre chose que des curiosités vite éteintes. Elle ne s’ignorait point d’ailleurs, ayant trop l’habitude de regarder et d’étudier son visage et toute sa personne pour ne pas observer aussi son âme. Jusqu’alors elle avait pris son parti de ce vague intérêt pour tout ce qui émeut les autres, impuissant à la passionner, capable au plus de la distraire.

 

Et cependant, chaque fois qu’elle avait senti naître en elle le souci intime de quelqu’un, chaque fois qu’une rivale, lui disputant un homme auquel elle tenait et surexcitant ses instincts de femme, avait fait brûler en ses veines un peu de fièvre d’attachement, elle avait trouvé à ces faux départs de l’amour une émotion bien plus ardente que le seul plaisir du succès. Mais cela ne durait jamais. Pourquoi? Elle se fatiguait, elle se dégoûtait, elle voyait trop clair peut-être. Tout ce qui lui avait plu d’abord dans un homme, tout ce qui l’avait animée, agitée, émue, séduite, lui paraissait bientôt connu, défloré, banal. Tous ils se ressemblaient trop sans être jamais pareils; et aucun d’eux encore ne lui avait paru doué de la nature et des qualités qu’il fallait pour la tenir longtemps en éveil et lancer son coeur dans un amour.

Pourquoi cela? Était-ce leur faute à eux, ou bien sa faute à elle? Manquaient-ils de ce qu’elle attendait, ou bien manquait-elle de ce qui fait qu’on aime? Aime-t-on parce qu’on rencontre une fois un être qu’on croit vraiment créé pour soi, ou bien aime-t-on simplement parce qu’on est né avec la faculté d’aimer? Il lui semblait par moments que le coeur de tout le monde doit avoir des bras comme le corps, des bras tendres et tendus qui attirent, étreignent et enlacent, et que le sien était manchot. Il avait seulement des yeux, son coeur.

On voyait souvent des hommes, des hommes supérieurs devenir éperdument amoureux de filles indignes d’eux, sans esprit, sans valeur, parfois même sans beauté? Pourquoi? Comment? Quel mystère? Ce n’était donc pas seulement à une rencontre providentielle qu’était due cette crise des êtres, mais à une sorte de germe qu’on porte en soi et qui se développe tout à coup. Elle avait écouté des confidences, elle avait surpris des secrets, elle avait même vu, de ses yeux, la transfiguration subite venue de cette ivresse éclatant dans une âme, et elle y avait songé beaucoup.

Dans le monde, dans le train-train courant des visites, des potins, de toutes les petites bêtises dont on s’amuse, dont on occupe les riches désoeuvrements, elle avait découvert parfois, avec une surprise envieuse, jalouse et presque incrédule, des êtres, des femmes, des hommes en qui quelque chose d’extraordinaire sans aucun doute s’était produit. Cela ne se voyait point d’une façon manifeste, éclatante; mais, avec son flair inquiet, elle le sentait et le devinait. Sur leur visage, dans leur sourire, dans leurs yeux surtout, quelque chose d’inexprimable, de ravi, de délicieusement heureux apparaissait, une joie de l’âme répandue dans tout le corps lui-même, illuminant la chair et le regard.

Sans savoir pourquoi, elle leur en voulait. Les amoureux l’avaient toujours fâchée, et elle qualifiait en elle-même de dédain cette irritation sourde et profonde que lui inspiraient les gens dont le coeur battait de passion. Elle les reconnaissait, croyait-elle, avec une promptitude et une sûreté de pénétration exceptionnelle. Souvent, en effet, elle avait flairé et dévoilé des liaisons avant que dans la société on les eût encore soupçonnées.

Quand elle songeait à cela, à cette folie tendre où pouvait nous jeter l’existence voisine d’un autre être, sa vue, sa parole, sa pensée, le je ne sais quoi de l’intime personne dont notre coeur devient éperdument troublé, elle s’en jugeait incapable. Et cependant, que de fois, lasse de tout et rêvant à d’inexprimables désirs, tourmentée par cette harcelante envie de changement et d’inconnu qui n’était peut-être que l’agitation obscure d’une indéfinie recherche d’affection, elle avait souhaité, avec une honte secrète née dans son orgueil, de rencontrer un homme qui la jetterait, ne fût-ce que pendant quelque temps, quelques mois, dans cette surexcitation ensorcelante de toute la pensée et de tout le corps; car la vie, en ces périodes d’émotion, devait prendre un étrange attrait d’extase et d’ivresse.

Non seulement elle avait souhaité cette rencontre, mais elle l’avait même un peu cherchée, rien qu’un peu, avec cette activité indolente qui ne s’arrêtait longtemps à rien.

En tous ses commencements d’entraînement vers les hommes qualifiés supérieurs qui l’avaient éblouie durant quelques semaines, c’était toujours en des déceptions irrémédiables que sa courte effervescence de coeur était morte. Elle attendait trop de leur valeur, de leur nature, de leur caractère, de leur délicatesse, de leurs qualités. Avec chacun d’eux elle en avait été toujours réduite à constater que les défauts des hommes éminents sont souvent plus saillants que leurs mérites, que le talent est un don spécial, comme une bonne vue et un bon estomac, un don de cabinet de travail, un don isolé, sans rapports avec l’ensemble des agréments personnels qui rendent cordiales ou attrayantes les relations.

Mais, depuis qu’elle avait rencontré Mariolle, autre chose l’attachait à lui. L’aimait-elle cependant, l’aimait-elle d’amour? Sans prestige, sans notoriété, il l’avait conquise par son affection, par sa tendresse, par son intelligence, par toutes les véritables et simples attractions de sa personne. Il l’avait conquise, car elle pensait à lui sans cesse; sans cesse elle désirait sa présence; aucun être au monde ne lui était plus agréable, plus sympathique, plus indispensable. Était-ce de l’amour cela?

Elle ne se sentait point à l’âme cette flamme dont tout le monde parle, mais elle s’y sentait pour la première fois une envie sincère d’être pour cet homme quelque chose de plus qu’une amie séduisante. L’aimait-elle? Pour aimer, faut-il qu’un être apparaisse rempli d’exceptionnelles attirances, différent et au-dessus de tous, dans l’auréole que le coeur allume autour de ses préférés, ou suffit-il qu’il vous plaise beaucoup, qu’il vous plaise à ne pouvoir presque plus se passer de lui?

En ce cas, elle l’aimait, ou, du moins, elle était bien près de l’aimer. Après y avoir réfléchi profondément, avec une attention aiguë, elle se répondit enfin: «Oui, je l’aime, mais je manque d’élan: c’est la faute de ma nature.»

De l’élan, elle s’en était pourtant senti un peu tout à l’heure en le voyant venir à elle sur cette terrasse du jardin d’Avranches. Pour la première fois, elle avait senti ce quelque chose d’inexprimable qui nous porte, qui nous pousse, qui nous jette vers quelqu’un; elle avait éprouvé un grand plaisir à marcher près de lui, à l’avoir près d’elle, brûlé d’amour pour elle, en regardant descendre le soleil derrière l’ombre du Mont Saint-Michel pareille à une vision de légende. L’amour lui-même n’était-il pas une espèce de légende des âmes, à laquelle les uns croient par instinct, à laquelle les autres, à force d’y songer, finissent par croire aussi quelquefois? Allait-elle finir par y croire? Elle avait éprouvé une envie molle et bizarre d’appuyer sa tête sur l’épaule de cet homme, d’être plus près de lui, de chercher ce «tout près» qu’on ne trouve jamais, de lui donner ce qu’on offre en vain et ce qu’on garde toujours: la secrète intimité de soi.

Oui, elle avait eu de l’élan vers lui, et elle en avait encore, en ce moment, au fond du coeur. Il lui suffirait d’y céder, peut-être, pour que cela devînt de l’entraînement. Elle résistait trop, elle raisonnait trop, elle combattait trop le charme des gens. Ne serait-il pas doux, en un soir semblable à celui-ci, de se promener avec lui le long des saules de la rivière, et, pour payer toute sa passion, de lui offrir, de temps en temps, ses lèvres?

Une fenêtre de la villa s’ouvrit. Elle tourna la tête. C’était son père, qui cherchait sans doute à la voir.

Elle lui cria:

– Vous ne dormez donc pas?

Il répondit:

– Si tu ne rentres point, tu vas prendre froid.

Alors elle se leva et revint vers la maison. Puis, quand elle fut dans sa chambre, elle souleva encore ses rideaux pour regarder les vapeurs de la baie de plus en plus blanches sous la lune, et dans son coeur aussi il lui semblait que les brumes venaient de s’éclairer sous un lever de tendresse.

Elle dormit bien cependant, et ce fut la femme de chambre qui la réveilla, car on devait partir tôt pour déjeuner au Mont.

Un grand break vint les prendre. En l’entendant rouler sur le sable, devant le perron, elle se pencha à sa fenêtre, et elle rencontra tout de suite les yeux d’André Mariolle, qui la cherchaient. Son coeur se mit à battre un peu. Elle constata, surprise et oppressée, l’impression étrange et nouvelle de ce muscle qui palpite et qui fait courir le sang parce qu’on aperçoit quelqu’un. Comme la veille, avant de s’endormir, elle se répéta: «Je vais donc l’aimer?»

Puis, quand elle fut en face de lui, elle le devina tellement épris, tellement malade d’amour, qu’elle eut vraiment envie d’ouvrir ses bras et de lui donner sa bouche.

Ils échangèrent seulement un regard qui le fit pâlir de bonheur.

La voiture se mit en marche. C’était un clair matin d’été, plein de chants d’oiseaux et de jeunesse épandue. On descendit la côte, on passa la rivière, on traversa des villages par une petite route caillouteuse qui faisait sauter les voyageurs sur les banquettes du break. Après un long silence, Mme de Burne se mit à plaisanter son oncle sur l’état de ce chemin; cela suffit à rompre la glace; et la gaieté qui flottait dans l’air sembla pénétrer les esprits.

Tout à coup, au sortir d’un hameau, la baie réapparut, non plus jaune comme la veille au soir, mais luisante d’eau claire qui couvrait tout, les sables, les prés salés, et, au dire du cocher, la route elle-même, un peu plus loin.

Alors, pendant une heure, on alla au pas pour laisser à cette inondation le temps de retourner vers le large.

Les ceintures d’ormes ou de chênes des fermes au milieu desquelles on passait cachaient aux yeux, à tout moment, le profil grandissant de l’Abbaye dressée sur son rocher, en pleine mer maintenant. Puis, entre deux coups, elle se remontrait soudain, de plus en plus proche, de plus en plus surprenante. Le soleil éclairait de tons roux l’église dentelée de granit assise sur son pied de roche.

Michèle de Burne et André Mariolle la contemplaient, puis se regardaient, mêlant l’un et l’autre au trouble naissant ou suraigu de leurs coeurs la poésie de cette apparition dans cette matinée rose de juillet.

On causait avec une aisance amicale. Mme Valsaci contait des histoires tragiques d’enlisements, les drames nocturnes du sable mou qui dévore les hommes. M. Valsaci défendait la digue, attaquée par les artistes, ou vantait ses avantages au point de vue des communications ininterrompues avec le mont, et des dunes gagnées, pour les pâturages d’abord, pour la culture plus tard.

Soudain le break s’arrêta. La mer noyait la route. Ce n’était presque rien, une pelure liquide sur la voie pierreuse; mais on pressentait que par places il devait y avoir des fondrières, des trous dont on ne sortirait pas. Il fallut attendre.

«Oh! cela descend vite!» affirma M. Valsaci, et du doigt il montrait le chemin dont la mince surface d’eau fuyait, semblait bue par la terre, ou tirée au loin par une force puissante et mystérieuse.

Ils descendirent pour regarder de plus près ce départ étrange, rapide et muet de la mer, et, pas à pas, ils le suivaient. Déjà apparaissaient des taches vertes dans les herbages submergés, légèrement soulevés par endroits; et ces taches grandissaient, s’arrondissaient, devenaient des îles. Ces îles bientôt prirent des aspects de continents séparés par des océans minuscules; et puis ce fut enfin par toute l’étendue du golfe une course de déroute de la marée retournant au loin. On eût dit un long voile argenté qu’on retirait de sur la terre, un voile immense troué, déchiqueté, plein de déchirures, qui s’en allait, laissant à nu de grandes prairies à l’herbe rase, sans découvrir encore les sables blonds qui les suivaient.

On était remonté dans la voiture, et tout le monde se tenait debout pour mieux voir. La route séchant devant eux, les chevaux remarchaient, mais toujours au pas; et, comme les cahots faisaient parfois perdre l’équilibre, André Mariolle sentit soudain l’épaule de Mme de Burne appuyée contre la sienne. Il crut d’abord que le hasard d’une secousse avait amené ce contact; mais elle y resta, et chaque soubresaut des roues martelait la place où elle s’était posée d’une trépidation qui secouait son corps et affolait son coeur. Il n’osait plus regarder la jeune femme, paralysé de bonheur par cette familiarité inespérée, et il pensait, dans un désordre d’idées pareil à celui des ivresses: «Est-ce possible? Serait-ce possible? Est-ce que nous perdons la tête tous les deux?»

 

La voiture se remettant à trotter, il fallut s’asseoir. Alors Mariolle éprouva le besoin subit, impérieux, mystérieux, d’être aimable pour M. de Pradon, et il s’occupa de lui avec des attentions flatteuses. Sensible aux compliments presque autant que sa fille, le père se laissa séduire et reprit bientôt sa figure souriante.

On avait enfin atteint la digue. Et on courait vers le Mont dressé au bout de cette route droite, élevée au milieu des sables. La rivière de Pontorson en baignait le talus de gauche; à droite, les pâturages couverts de petit gazon, que le cocher appelait de la Criste marine, avaient fait place aux dunes encore suantes, imprégnées de mer.

Et le haut monument grandissant sur le ciel bleu, où il profilait, très nette à présent en tous ses détails, sa tête à clochetons et à tourelles, sa tête d’abbaye hérissée de gargouilles grimaçantes, chevelures de monstres, dont la foi épouvantée de nos pères a coiffé leurs sanctuaires gothiques.

Il était près d’une heure quand on arriva dans l’hôtel, où le déjeuner était commandé. La patronne, par prudence, n’était point prête; il fallut attendre encore. On se mit donc à table fort tard; on avait grand faim. Le champagne tout de suite égaya les âmes.

Tout le monde se sentait content, et deux coeurs se sentaient tout près d’être heureux. Vers le dessert, quand l’animation des vins bus et le plaisir des causeries eurent développé dans les corps ce bonheur de vivre qui nous anime parfois à la fin des bons repas et nous dispose à tout approuver, à tout accepter, Mariolle demanda:

– Voulez-vous que nous restions ici jusqu’à demain? Ce serait si beau de voir cela au clair de lune et si agréable de dîner encore ensemble ce soir!

Mme de Burne accepta tout de suite; les deux hommes consentirent. Seule, Mme Valsaci hésitait, à cause de son petit garçon resté chez elle, mais son mari la rassura, lui rappela que souvent elle s’était absentée ainsi. Il écrivit même, séance tenante, une dépêche pour la gouvernante. Il trouvait charmant André Mariolle, qui avait approuvé la digue, par flatterie, et l’avait jugée beaucoup moins nuisible à l’effet du Mont qu’on ne le disait en général.

En quittant la table, ils allèrent visiter le monument. On prit le chemin des remparts. La ville, un tas de maisons du moyen âge étagées les unes au-dessus des autres sur le bloc énorme de granit qui porte à son sommet l’abbaye, est séparée des sables par une haute muraille crénelée. Cette muraille monte, en contournant la vieille cité, avec des coudes, des angles, des plates-formes, des tours de guet, autant d’étonnements pour l’oeil qui découvre, à chaque circuit, une nouvelle étendue de l’immense horizon. On se taisait, soufflant un peu après ce long déjeuner, et surpris toujours de voir et de revoir cet étonnant édifice. Au-dessus d’eux, c’était, dans le ciel, un emmêlement prodigieux de flèches, de fleurs de granit, d’arches jetées d’une tour à l’autre, une invraisemblable, énorme et légère dentelle d’architecture, brodée à jour sur l’azur, et d’où jaillissait, d’où semblait s’élancer, comme pour s’envoler, l’armée menaçante et fantastique des gargouilles à face de bêtes. Entre la mer et l’abbaye, sur le flanc nord du Mont, une pente sauvage et presque à pic, qu’on appelle la Forêt, parce qu’elle est couverte de vieux arbres, commençait à la fin des maisons, étalant une sombre tache verte sur le jaune illimité des sables. Mme de Burne et André Mariolle, qui marchaient les premiers, s’arrêtèrent pour regarder. Elle s’appuyait à son bras engourdie dans un ravissement qu’elle n’avait jamais senti. Elle montait, légère, prête à monter toujours, avec lui vers ce monument de rêve et vers autre chose encore. Elle aurait voulu que ce chemin escarpé ne finît jamais, car elle s’y sentait presque pleinement satisfaite pour la première fois de sa vie.

Elle murmura:

– Dieu! est-ce beau!

Il répondit, en la regardant:

– Je ne puis penser qu’à vous.

Avec un sourire, elle reprit:

– Je ne suis pourtant pas très poétique, mais je trouve cela si beau, que je me sens vraiment très émue.

Il balbutia:

– Moi, je vous aime comme un fou.

Il sentit son bras légèrement pressé, et ils se remirent en route.

Un gardien les attendait à la porte de l’abbaye, et ils entrèrent par cet escalier superbe, entre deux tours énormes, qui les conduisit à la salle des gardes. Puis ils allèrent de salle en salle, de cour en cour, de cachot en cachot, écoutant, s’étonnant, enchantés de tout, admirant tout, la crypte des gros piliers, d’une beauté si robuste, qui soutient sur ses énormes colonnes le choeur entier de l’église supérieure, et toute la Merveille, construction formidable de trois étages de monuments gothiques élevés les uns au-dessus des autres, le plus extraordinaire chef-d’oeuvre de l’architecture monastique et militaire du moyen âge.

Puis ils arrivèrent au cloître. Leur surprise fut telle, qu’ils s’arrêtèrent devant ce grand préau carré qu’enferme la plus légère, la plus gracieuse, la plus charmante des colonnades de tous les cloîtres du monde. Sur deux rangs, les minces petits fûts coiffés de chapiteaux délicieux portent, tout le long des quatre galeries, une guirlande ininterrompue d’ornements et de fleurs gothiques d’une variété infinie, d’une invention toujours nouvelle, fantaisie élégante et simple des vieux artistes naïfs, dont le rêve et la pensée creusaient la pierre avec leur marteau.

Michèle de Burne et André Mariolle en firent le tour, à tout petits pas, le bras sur le bras, tandis que les autres, un peu fatigués admiraient de loin, debout près de la porte d’entrée.

– Dieu que j’aime ceci! dit-elle, en s’arrêtant.

Il répondit:

– Moi je ne sais plus où je suis, ni où je vis, ni ce que je vois. Je sens que vous êtes près de moi, voilà tout.

Alors elle le regarda bien en face, souriante, et murmura:

– André!

Il comprit qu’elle se donnait. Ils ne parlèrent plus et se remirent à marcher.

On continua la visite du monument, mais à peine regardaient-ils.

L’escalier de dentelle cependant les put distraire une minute, emprisonné dans une arche jetée en plein ciel entre deux clochetons, pour escalader, semble-t-il les nues; et ils furent encore saisis d’étonnement en arrivant au chemin des Fous, vertigineux sentier de granit qui circule sans parapet presque au faîte de la dernière tour.

– Peut-on passer? demanda-t-elle.

– C’est défendu, reprit le guide.

Elle montra vingt francs. L’homme hésita. Toute la famille, étourdie déjà devant l’abîme et l’immensité de l’étendue, s’opposait à cette imprudence.

Elle interrogea Mariolle:

– Vous irez bien là, vous?

Il se mit à rire:

– J’ai franchi des passages plus difficiles.

Et, sans plus s’occuper des autres, ils partirent.

Il marchait le premier sur l’étroite corniche, tout au bord du gouffre, et elle le suivait, glissant contre le mur, les yeux baissés, pour ne pas voir le trou béant sous eux, émue à présent, presque défaillante de peur, cramponnée à la main qu’il tendait vers elle; mais elle le sentait fort, sans défaillance, sûr de sa tête et de son pied, et elle pensait, ravie malgré sa frayeur: «Vraiment, c’est un homme.» Ils étaient seuls dans l’espace, aussi haut que planent les oiseaux de mer, dominant le même horizon que les bêtes aux ailes blanches parcourent sans cesse de leur vol en l’explorant de leurs petits yeux jaunes.

La sentant trembler, Mariolle demanda:

– Vous avez le vertige?

Elle répondit à voix basse:

– Un peu, mais avec vous je ne crains rien.

Alors, se rapprochant d’elle, il l’enlaça d’un bras pour la soutenir, et elle se sentit tellement rassurée par ce rude secours qu’elle leva la tête pour regarder au loin.

Il la portait presque, et elle se laissait aller, jouissant de cette protection robuste qui lui faisait traverser le ciel, et elle lui savait gré, un gré romanesque de femme, de ne pas gâter de baiser cette promenade de goélands.