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Les Soeurs Rondoli

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LUI?

À Pierre Decourcelle.


Mon cher ami, tu n’y comprends rien? et je le conçois. Tu me crois devenu fou? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons que tu supposes.

Oui. Je me marie. Voilà.

Et pourtant mes idées et mes convictions n’ont pas changé. Je considère l’accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu l’imbécillité d’enchaîner leur vie, de renoncer à l’amour libre, la seule chose gaie et bonne au monde, de couper l’aile à la fantaisie qui nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais je me sens incapable d’aimer une femme, parce que j’aimerai toujours trop toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et mille… tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de ces êtres charmants et sans importance.

Et cependant je me marie.

J’ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l’ai vue seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu’elle ne me déplaît point; cela me suffit pour ce que j’en veux faire. Elle est petite, blonde et grasse. Après-demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et mince.

Elle n’est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C’est une jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On dit d’elle: «Mlle Lajolle est bien gentille». On dira demain: «Elle est fort gentille, Mme Raymon». Elle appartient enfin à la légion des jeunes filles honnêtes «dont on est heureux de faire sa femme» jusqu’au jour où on découvre qu’on préfère justement toutes les autres femmes à celle qu’on a choisie.

Alors pourquoi me marier, diras-tu?

J’ose à peine t’avouer l’étrange et invraisemblable raison qui me pousse à cet acte insensé.

Je me marie pour n’être pas seul.

Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu auras pitié de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d’esprit est misérable.

Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi, contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n’importe quoi.

Je veux pouvoir briser son sommeil; lui poser une question quelconque brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à mon côté…, parce que… parce que… (je n’ose pas avouer cette honte)… parce que j’ai peur, tout seul.

Oh! tu ne me comprends pas encore.

Je n’ai pas peur d’un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans frissonner. Je n’ai pas peur des revenants; je ne crois pas au surnaturel. Je n’ai pas peur des morts; je crois à l’anéantissement définitif de chaque être qui disparaît!

Alors!… Oui, alors!… Eh bien! j’ai peur de moi! j’ai peur de la peur; peur des spasmes de mon esprit qui s’affole, peur de cette horrible sensation de la terreur incompréhensible.

Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J’ai peur des murs, des meubles, des objets familiers qui s’animent, pour moi, d’une sorte de vie animale. J’ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de ma raison qui m’échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et invisible angoisse.

Je sens d’abord une vague inquiétude qui me passe dans l’âme et me fait courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien! Et je voudrais quelque chose! Quoi? Quelque chose de compréhensible. Puisque j’ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur.

Je parle! j’ai peur de ma voix. Je marche! j’ai peur de l’inconnu de derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l’armoire, de sous le lit. Et pourtant je sais qu’il n’y a rien nulle part.

Je me retourne brusquement parce que j’ai peur de ce qui est derrière moi, bien qu’il n’y ait rien et que je le sache.

Je m’agite, je sens mon effarement grandir; et je m’enferme dans ma chambre; et je m’enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps; et blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie demeure allumée sur ma table de nuit et qu’il faudrait pourtant l’éteindre. Et je n’ose pas.

N’est-ce pas affreux, d’être ainsi?

Autrefois, je n’éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement. J’allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de mon âme. Si l’on m’avait dit quelle maladie de peur invraisemblable, stupide et terrible, devait me saisir un jour, j’aurais bien ri; j’ouvrais les portes dans l’ombre avec assurance; je me couchais lentement sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au milieu des nuits pour m’assurer que toutes les issues de ma chambre étaient fortement closes.

Cela a commencé l’an dernier d’une singulière façon.

C’était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après mon dîner, je me demandai ce que j’allais faire. Je marchai quelque temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison, incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine mouillait les vitres; j’étais triste, tout pénétré par une de ces tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font désirer de parler à n’importe qui pour secouer la lourdeur de notre pensée.

Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n’avait jamais été. Une solitude infinie et navrante m’entourait. Que faire? Je m’assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me relevai, et je me remis à marcher. J’avais peut-être aussi un peu de fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brûlaient l’une à l’autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut dans le dos. Je pensai que l’humidité du dehors entrait chez moi, et l’idée de faire du feu me vint. J’en allumai; c’était la première fois de l’année. Et je m’assis de nouveau en regardant la flamme. Mais bientôt l’impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et je sentis qu’il fallait m’en aller, me secouer, trouver un ami.

Je sortis. J’allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas; puis, je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance.

Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur d’eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et obscurcir la flamme du gaz.

J’allais d’un pas mou, me répétant: «Je ne trouverai personne avec qui causer».

J’inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu’au faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables, semblaient n’avoir pas même la force de finir leurs consommations.

J’errai longtemps ainsi, et, vers minuit, je me mis en route pour rentrer chez moi. J’étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se couche avant onze heures, m’ouvrit tout de suite, contrairement à son habitude, et je pensai: «Tiens, un autre locataire vient sans doute de remonter».

Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai qu’on m’avait monté des lettres dans la soirée.

J’entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l’appartement. Je pris une bougie pour aller l’allumer au foyer, lorsque, en jetant les yeux devant moi, j’aperçus quelqu’un assis dans mon fauteuil, et qui se chauffait les pieds en me tournant le dos.

Je n’eus pas peur, oh! non, pas le moins du monde. Une supposition très vraisemblable me traversa l’esprit; celle qu’un de mes amis était venu pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que j’allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de mon retour, en une seconde me revinrent à la pensée: le cordon tiré tout de suite, ma porte seulement poussée.

Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s’était endormi devant mon feu en m’attendant, et je m’avançai pour le réveiller. Je le voyais parfaitement, un de ses bras pendant à droite; ses pieds étaient croisés l’un sur l’autre; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais: Qui est-ce? On y voyait peu d’ailleurs dans la pièce. J’avançai la main pour lui toucher l’épaule!…

Je rencontrai le bois du siège! Il n’y avait plus personne. Le fauteuil était vide!

Quel sursaut, miséricorde!

Je reculai d’abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi.

Puis je me retournai, sentant quelqu’un derrière mon dos; puis, aussitôt un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d’épouvante, tellement éperdu que je n’avais plus une pensée, prêt à tomber.

Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me revint. Je songeai: «Je viens d’avoir une hallucination, voilà tout». Et je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces moments-là.

J’avais eu une hallucination – c’était là un fait incontestable. Or mon esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et logiquement. Il n’y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les yeux seuls s’étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles les gens naïfs. C’était là un accident nerveux de l’appareil optique, rien de plus, un peu de congestion peut-être.

Et j’allumai ma bougie. Je m’aperçus, en me baissant vers le feu, que je tremblais, et je me relevai d’une secousse, comme si on m’eût touché par derrière.

 

Je n’étais point tranquille assurément.

Je fis quelques pas; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques refrains.

Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.

Je m’assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure; puis je me couchai, et je soufflai ma lumière.

Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre, et je me mis sur le côté.

Mon feu n’avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient juste les pieds du fauteuil, et je crus revoir l’homme assis dessus.

J’enflammai une allumette d’un mouvement rapide. Je m’étais trompé, je ne voyais plus rien.

Je me levai, cependant, et j’allai cacher le fauteuil derrière mon lit.

Puis je refis l’obscurité et je tâchai de m’endormir. Je n’avais pas perdu connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j’aperçus, en songe, et nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me réveillai éperdument, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis dans mon lit, sans oser même essayer de redormir.

Deux fois, cependant, le sommeil m’envahit, malgré moi, pendant quelques secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.

Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement jusqu’à midi.

C’était fini, bien fini. J’avais eu la fièvre, le cauchemar, que sais-je? J’avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête.

Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret; j’allai voir le spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu’en approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J’avais peur de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à laquelle je ne croyais point, mais j’avais peur d’un trouble nouveau de mes yeux, peur de l’hallucination, peur de l’épouvante qui me saisirait.

Pendant plus d’une heure, j’errai de long en large sur le trottoir; puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j’entrai. Je haletais tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je restai encore plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis, brusquement, j’eus un élan de courage, un roidissement de volonté. J’enfonçai ma clef; je me précipitai en avant une bougie à la main, je poussai d’un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre, et je jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien.

«Ah!…»

Quel soulagement! Quelle joie! Quelle délivrance! J’allais et je venais d’un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré; je me retournais par sursauts; l’ombre des coins m’inquiétait.

Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je ne le vis pas. Non. C’était fini!

Depuis ce jour-là j’ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de moi, autour de moi, la vision. Elle ne m’est point apparue de nouveau. Oh non! Et qu’importe, d’ailleurs, puisque je n’y crois pas, puisque je sais que ce n’est rien!

Elle me gêne cependant parce que j’y pense sans cesse. – Une main pendait du côté droit, sa tête était penchée du côté gauche comme celle d’un homme qui dort… Allons, assez, nom de Dieu! je n’y veux plus songer!

Qu’est-ce que cette obsession, pourtant? Pourquoi cette persistance? Ses pieds étaient tout près du feu!

Il me hante, c’est fou, mais c’est ainsi. Qui, Il? Je sais bien qu’il n’existe pas, que ce n’est rien! Il n’existe que dans mon appréhension, que dans ma crainte, que dans mon angoisse! Allons, assez!…

Oui, mais j’ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul chez moi, parce qu’il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se montrera plus, c’est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma pensée. Il demeure invisible, cela n’empêche qu’il y soit. Il est derrière les portes, dans l’armoire fermée, sous le lit, dans tous les coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j’ouvre l’armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j’éclaire les coins, les ombres, il n’y est plus; mais alors je le sens derrière moi. Je me retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai plus. Il n’en est pas moins derrière moi, encore.

C’est stupide, mais c’est atroce. Que veux-tu? Je n’y peux rien.

Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément qu’il n’y serait plus! Car il est là parce que je suis seul, uniquement parce que je suis seul!

3 juillet 1883

MON ONCLE SOSTHÈNE

À Paul Ginisty.


Mon oncle Sosthène était un libre penseur comme il en existe beaucoup, un libre penseur par bêtise. On est souvent religieux de la même façon. La vue d’un prêtre le jetait en des fureurs inconcevables; il lui montrait le poing, leur faisait des cornes, et touchait du fer derrière son dos, ce qui indique déjà une croyance, la croyance au mauvais oeil. Or, quand il s’agit de croyances irraisonnées, il faut les avoir toutes ou n’en pas avoir du tout. Moi qui suis aussi libre penseur, c’est-à-dire un révolté contre tous les dogmes que fit inventer la peur de la mort, je n’ai pas de colère contre les temples, qu’ils soient catholiques, apostoliques, romains, protestants, russes, grecs, bouddhistes, juifs, musulmans. Et puis, moi, j’ai une façon de les considérer et de les expliquer. Un temple, c’est un hommage à l’inconnu. Plus la pensée s’élargit, plus l’inconnu diminue, plus les temples s’écroulent. Mais, au lieu d’y mettre des encensoirs, j’y placerais des télescopes et des microscopes et des machines électriques. Voilà!

Mon oncle et moi nous différions sur presque tous les points. Il était patriote, moi je ne le suis pas, parce que le patriotisme, c’est encore une religion. C’est l’oeuf des guerres.

Mon oncle était franc-maçon. Moi, je déclare les francs-maçons plus bêtes que les vieilles dévotes. C’est mon opinion et je la soutiens. Tant qu’à avoir une religion, l’ancienne me suffirait.

Ces nigauds-là ne font qu’imiter les curés. Ils ont pour symbole un triangle au lieu d’une croix. Ils ont des églises qu’ils appellent des Loges, avec un tas de cultes divers: le rite Écossais, le rite Français, le Grand-Orient, une série de balivernes à crever de rire.

Puis, qu’est-ce qu’ils veulent? Se secourir mutuellement en se chatouillant le fond de la main? Je n’y vois pas de mal. Ils ont mis en pratique le précepte chrétien: «Secourez-vous les uns les autres». La seule différence consiste dans le chatouillement. Mais, est-ce la peine de faire tant de cérémonies pour prêter cent sous à un pauvre diable? Les religieux, pour qui l’aumône et le secours sont un devoir et un métier, tracent en tête de leurs épîtres trois lettres: J.M.J. Les francs-maçons posent trois points en queue de leur nom. Dos à dos, compères.

Mon oncle me répondait: «Justement nous élevons religion contre religion. Nous faisons de la libre pensée l’arme qui tuera le cléricalisme. La franc-maçonnerie est la citadelle où sont enrôlés tous les démolisseurs de divinités.

Je ripostais: «Mais, mon bon oncle (au fond je disais: «vieille moule»), c’est justement ce que je vous reproche. Au lieu de détruire, vous organisez la concurrence: ça fait baisser les prix, voilà tout. Et puis encore, si vous n’admettiez parmi vous que des libres penseurs, je comprendrais; mais vous recevez tout le monde. Vous avez des catholiques en masse, même des chefs du parti. Pie IX fut des vôtres, avant d’être pape. Si vous appelez une Société ainsi composée une citadelle contre le cléricalisme, je la trouve faible, votre citadelle».

Alors, mon oncle, clignant de l’oeil, ajoutait: «Notre véritable action, notre action la plus formidable a lieu en politique. Nous sapons, d’une façon continue et sûre, l’esprit monarchique».

Cette fois j’éclatais».Ah! oui, vous êtes des malins! Si vous me dites que la franc-maçonnerie est une usine à élections, je vous l’accorde; qu’elle sert de machine à faire voter pour les candidats de toutes nuances, je ne le nierai jamais; qu’elle n’a d’autre fonction que de berner le bon peuple, de l’enrégimenter pour le faire aller à l’urne comme on envoie au feu les soldats, je serai de votre avis; qu’elle est utile, indispensable même à toutes les ambitions politiques parce qu’elle change chacun de ses membres en agent électoral, je vous crierai: «C’est clair comme le soleil!» Mais si vous me prétendez qu’elle sert à saper l’esprit monarchique, je vous ris au nez.

«Considérez-moi un peu cette vaste et mystérieuse association démocratique, qui a eu pour grand maître, en France, le prince Napoléon sous l’Empire; qui a pour grand maître, en Allemagne, le prince héritier; en Russie le frère du czar; dont font partie le roi Humbert et le prince de Galles; et toutes les caboches couronnées du globe!»

Cette fois mon oncle me glissait dans l’oreille: «C’est vrai; mais tous ces princes servent nos projets sans s’en douter.

– Et réciproquement, n’est-ce pas?»

Et j’ajoutais en moi: «Tas de niais!»

Et il fallait voir mon oncle Sosthène offrir à dîner à un franc-maçon.

Ils se rencontraient d’abord et se touchaient les mains avec un air mystérieux tout à fait drôle, on voyait qu’ils se livraient à une série de pressions secrètes. Quand je voulais mettre mon oncle en fureur, je n’avais qu’à lui rappeler que les chiens aussi ont une manière toute franc-maçonnique de se reconnaître.

Puis mon oncle emmenait son ami dans les coins, comme pour lui confier des choses considérables; puis, à table, face à face, ils avaient une façon de se considérer, de croiser leurs regards, de boire avec un coup d’oeil comme pour se répéter sans cesse: «Nous en sommes, hein!»

Et penser qu’ils sont ainsi des millions sur la terre qui s’amusent à ces simagrées! J’aimerais encore mieux être jésuite.

Or il y avait dans notre ville un vieux jésuite qui était la bête noire de mon oncle Sosthène. Chaque fois qu’il le rencontrait ou seulement s’il l’apercevait de loin, il murmurait: «Crapule, va!» Puis, me prenant le bras, il me confiait dans l’oreille: «Tu verras que ce gredin-là me fera du mal un jour ou l’autre. Je le sens».

Mon oncle disait vrai. Et voici comment l’accident se produisit par ma faute.

Nous approchions de la semaine sainte. Alors, mon oncle eut l’idée d’organiser un dîner gras pour le vendredi, mais un vrai dîner, avec andouille et cervelas. Je résistai tant que je pus; je disais: «Je ferai gras comme toujours ce jour-là, mais tout seul, chez moi. C’est idiot, votre manifestation. Pourquoi manifester? En quoi cela vous gêne-t-il que des gens ne mangent pas de viande?»

Mais mon oncle tint bon. Il invita trois amis dans le premier restaurant de la ville; et comme c’était lui qui payait, je ne refusai pas non plus de manifester.

Dès quatre heures, nous occupions une place en vue au café Pénélope, le mieux fréquenté, et mon oncle Sosthène, d’une voix forte, racontait notre menu.

À six heures, on se mit à table. À dix heures, on mangeait encore et nous avions bu, à cinq, dix-huit bouteilles de vin fin, plus quatre de champagne. Alors mon oncle proposa ce qu’il appelait la «tournée de l’archevêque». On plaçait en ligne, devant soi, six petits verres qu’on remplissait avec des liqueurs différentes; puis il les fallait vider coup sur coup pendant qu’un des assistants comptait jusqu’à vingt. C’était stupide; mais mon oncle Sosthène trouvait cela «de circonstance».

À onze heures, il était gris comme un chantre. Il le fallut emporter en voiture et mettre au lit, et déjà on pouvait prévoir que sa manifestation anticléricale allait tourner en une épouvantable indigestion.

Comme je rentrais à mon logis, gris moi-même, mais d’une ivresse gaie, une idée machiavélique, et qui satisfaisait tous mes instincts de scepticisme, me traversa la tête.

Je rajustai ma cravate, je pris un air désespéré, et j’allai sonner comme un furieux à la porte du vieux jésuite. Il était sourd; il me fit attendre. Mais comme j’ébranlais toute la maison à coups de pied, il parut enfin, en bonnet de coton, à sa fenêtre, et demanda: «Qu’est-ce qu’on me veut?»

Je criai: «Vite, vite, mon révérend père, ouvrez-moi; c’est un malade désespéré qui réclame votre saint ministère!»

Le pauvre bonhomme passa tout de suite un pantalon et descendit sans soutane. Je lui racontai d’une voix haletante, que mon oncle, le libre penseur, saisi soudain d’un malaise terrible qui faisait prévoir une très grave maladie, avait été pris d’une grande peur de la mort, et qu’il désirait le voir, causer avec lui, écouter ses conseils, connaître mieux les croyances, se rapprocher de l’Église, et, sans doute, se confesser, puis communier, pour franchir, en paix avec lui-même, le redoutable pas.

 

Et j’ajoutai d’un ton frondeur: «Il le désire, enfin. Si cela ne lui fait pas de bien cela ne lui fera toujours pas de mal».

Le vieux jésuite, effaré, ravi, tout tremblant, me dit: «Attendez-moi une minute, mon enfant, je viens». Mais j’ajoutai: «Pardon, mon révérend père, je ne vous accompagnerai pas, mes convictions ne me le permettent point. J’ai même refusé de venir vous chercher; aussi je vous prierai de ne pas avouer que vous m’avez vu, mais de vous dire prévenu de la maladie de mon oncle par une espèce de révélation».

Le bonhomme y consentit et s’en alla, d’un pas rapide, sonner à la porte de mon oncle Sosthène. La servante qui soignait le malade ouvrit bientôt et je vis la soutane noire disparaître dans cette forteresse de la libre pensée.

Je me cachai sous une porte voisine pour attendre l’événement. Bien portant, mon oncle eût assommé le jésuite, mais je le savais incapable de remuer un bras, et je me demandais avec une joie délirante quelle invraisemblable scène allait se jouer entre ces deux antagonistes? Quelle lutte? quelle explication? quelle stupéfaction? quel brouillamini? et quel dénouement à cette situation sans issue, que l’indignation de mon oncle rendrait plus tragique encore!

Je riais tout seul à me tenir les côtes; je me répétais à mi-voix: «Ah! la bonne farce, la bonne farce!»

Cependant il faisait froid, et je m’aperçus que le jésuite restait bien longtemps. Je me disais: «Ils s’expliquent».

Une heure passa, puis deux, puis trois. Le révérend père ne sortait point. Qu’était-il arrivé? Mon oncle était-il mort de saisissement en le voyant? Ou bien avait-il tué l’homme en soutane? Ou bien s’étaient-ils entre-mangés? Cette dernière supposition me sembla peu vraisemblable, mon oncle me paraissant en ce moment incapable d’absorber un gramme de nourriture de plus. Le jour se leva.

Inquiet, et n’osant pas entrer à mon tour, je me rappelai qu’un de mes amis demeurait juste en face. J’allai chez lui; je lui dis la chose, qui l’étonna et le fit rire, et je m’embusquai à sa fenêtre.

À neuf heures, il prit ma place, et je dormis un peu. À deux heures, je le remplaçai à mon tour. Nous étions démesurément troublés.

À six heures, le jésuite sortit d’un air pacifique et satisfait, et nous le vîmes s’éloigner d’un pas tranquille.

Alors honteux et timide, je sonnai à mon tour à la porte de mon oncle. La servante parut. Je n’osai l’interroger et je montai, sans rien dire.

Mon oncle Sosthène, pâle, défait, abattu, l’oeil morne, les bras inertes, gisait dans son lit. Une petite image de piété était piquée au rideau avec une épingle.

On sentait fortement l’indigestion dans la chambre.

Je dis: «Eh bien, mon oncle, vous êtes couché? Ça ne va donc pas?»

Il répondit d’une voix accablée: «Oh! mon pauvre enfant, j’ai été bien malade, j’ai failli mourir.

– Comment ça, mon oncle?

– Je ne sais pas; c’est bien étonnant. Mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est que le père jésuite qui sort d’ici, tu sais, ce brave homme que je ne pouvais souffrir, eh bien, il a eu une révélation de mon état, et il est venu me trouver».

Je fus pris d’un effroyable besoin de rire. «Ah! vraiment?

– Oui, il est venu. Il a entendu une voix qui lui disait de se lever et de venir parce que j’allais mourir. C’est une révélation».

Je fis semblant d’éternuer pour ne pas éclater. J’avais envie de me rouler par terre.

Au bout d’une minute, je repris d’un ton indigné, malgré des fusées de gaieté: «Et vous l’avez reçu, mon oncle, vous? un libre penseur? un franc-maçon? Vous ne l’avez pas jeté dehors?»

Il parut confus, et balbutia: «Écoute donc, c’était si étonnant, si étonnant, si providentiel! Et puis il m’a parlé de mon père. Il a connu mon père autrefois.

– Votre père, mon oncle?

– Oui, il paraît qu’il a connu mon père.

– Mais ce n’est pas une raison pour recevoir un jésuite.

– Je le sais bien, mais j’étais malade, si malade! Et il m’a soigné avec un grand dévouement toute la nuit. Il a été parfait. C’est lui qui m’a sauvé. Ils sont un peu médecin, ces gens-là.

– Ah! il vous a soigné toute la nuit. Mais vous m’avez dit tout de suite qu’il sortait seulement d’ici.

– Oui, c’est vrai. Comme il s’était montré excellent à mon égard, je l’ai gardé à déjeuner. Il a mangé là auprès de mon lit, sur une petite table, pendant que je prenais une tasse de thé.

– Et… il a fait gras?»

Mon oncle eut un mouvement froissé, comme si je venais de commettre une grosse inconvenance, et il ajouta:

«Ne plaisante pas, Gaston, il y a des railleries déplacées. Cet homme m’a été en cette occasion plus dévoué qu’aucun parent; j’entends qu’on respecte ses convictions».

Cette fois, j’étais atterré; je répondis néanmoins: «Très bien, mon oncle. Et après le déjeuner, qu’avez-vous fait?

– Nous avons joué une partie de bésigue, puis il a dit son bréviaire, pendant que je lisais un petit livre qu’il avait sur lui, et qui n’est pas mal écrit du tout.

– Un livre pieux, mon oncle?

– Oui et non, ou plutôt non, c’est l’histoire de leurs missions dans l’Afrique centrale. C’est plutôt un livre de voyage et d’aventures. C’est très beau ce qu’ils ont fait là, ces hommes».

Je commençais à trouver que ça tournait mal. Je me levai: «Allons, adieu, mon oncle, je vois que vous quittez la franc-maçonnerie pour la religion. Vous êtes un renégat».

Il fut encore un peu confus et murmura: «Mais la religion est une espèce de franc-maçonnerie».

Je demandai: «Quand revient-il, votre jésuite?» Mon oncle balbutia: «Je… je ne sais pas, peut-être demain… ce n’est pas sûr».

Et je sortis absolument abasourdi.

Elle a mal tourné, ma farce! Mon oncle est converti radicalement. Jusque-là, peu m’importait. Clérical ou franc-maçon, pour moi c’est bonnet blanc et blanc bonnet mais le pis, c’est qu’il vient de tester, oui de tester, et de me déshériter, monsieur, en faveur du père jésuite.

12 août 1882