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La Maison Tellier

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Le docteur, du reste, buvait comme un trou, se grisait visiblement; et Mme Caravan elle-même, subissant la réaction qui suit tout ébranlement nerveux, s'agitait, troublée aussi, bien qu'elle ne prît que de l'eau, et se sentait la tête un peu brouillée.

M. Chenet s'était mis à raconter des histoires de décès qui lui paraissaient drôles. Car dans cette banlieue parisienne, remplie d'une population de province, on retrouve cette indifférence du paysan pour le mort, fût-il son père ou sa mère, cet irrespect, cette férocité inconsciente si communs dans les campagnes, et si rares à Paris. Il disait: – «Tenez la semaine dernière, rue de Puteaux, on m'appelle, j'accours; je trouve le malade trépassé, et, auprès du lit, la famille qui finissait tranquillement une bouteille d'anisette achetée la veille pour satisfaire un caprice du moribond.»

Mais Mme Caravan n'écoutait pas, songeant toujours à l'héritage; et Caravan, le cerveau vidé, ne comprenait rien.

On servit le café, qu'on avait fait très fort pour se soutenir le moral. Chaque tasse, arrosée de cognac, fit monter aux joues une rougeur subite, mêla les dernières idées de ces esprits vacillants déjà.

Puis le docteur, s'emparant soudain de la bouteille d'eau-de-vie, versa la «rincette» à tout le monde. Et, sans parler, engourdis dans la chaleur douce de la digestion, saisis malgré eux par ce bien-être animal que donne l'alcool après dîner, ils se gargarisaient lentement avec le cognac sucré qui formait un sirop jaunâtre au fond des tasses.

Les enfants s'étaient endormis et Rosalie les coucha.

Alors Caravan, obéissant machinalement au besoin de s'étourdir qui pousse tous les malheureux, reprit plusieurs fois de l'eau-de-vie; et son oeil hébété luisait.

Le docteur enfin se leva pour partir; et s'emparant du bras de son ami:

– Allons, venez avec moi, dit-il; un peu d'air vous fera du bien; quand on a des ennuis, il ne faut pas s'immobiliser.

L'autre obéit docilement, mit son chapeau, prit sa canne, sortit; et tous deux, se tenant par le bras, descendirent vers la Seine sous les claires étoiles.

Des souffles embaumés flottaient dans la nuit chaude, car tous les jardins des environs étaient à cette saison pleins de fleurs, dont les parfums, endormis pendant le jour, semblaient s'éveiller à l'approche du soir et s'exhalaient, mêlés aux brises légères qui passaient dans l'ombre.

L'avenue large était déserte et silencieuse avec ses deux rangs de becs de gaz allongés jusqu'à l'Arc de Triomphe. Mais là-bas Paris bruissait dans une buée rouge. C'était une sorte de roulement continu auquel paraissait répondre parfois au loin, dans la plaine, le sifflet d'un train accourant à toute vapeur, ou bien fuyant, à travers la province, vers l'Océan.

L'air du dehors, frappant les deux hommes au visage, les surprit d'abord, ébranla l'équilibre du docteur, et accentua chez Caravan les vertiges qui l'envahissaient depuis le dîner. Il allait comme dans un songe, l'esprit engourdi, paralysé, sans chagrin vibrant, saisi par une sorte d'engourdissement moral qui l'empêchait de souffrir, éprouvant même un allégement qu'augmentaient les exhalaisons tièdes épandues dans la nuit.

Quand ils furent au pont, ils tournèrent à droite, et la rivière leur jeta à la face un souffle frais. Elle coulait, mélancolique et tranquille, devant un rideau de hauts peupliers; et des étoiles semblaient nager sur l'eau, remuées par le courant. Une brume fine et blanchâtre qui flottait sur la berge de l'autre côté apportait aux poumons une senteur humide; et Caravan s'arrêta brusquement, frappé par cette odeur de fleuve qui remuait dans son coeur des souvenirs très vieux.

Et il revit soudain sa mère, autrefois, dans son enfance à lui, courbée à genoux devant leur porte, là-bas, en Picardie, et lavant au mince cours d'eau qui traversait le jardin le linge en tas à côté d'elle. Il entendait son battoir dans le silence tranquille de la campagne, sa voix qui criait: – «Alfred, apporte-moi du savon.» Et il sentait cette même odeur d'eau qui coule, cette même brume envolée des terres ruisselantes, cette buée marécageuse dont la saveur était restée en lui, inoubliable, et qu'il retrouvait justement ce soir-là même où sa mère venait de mourir.

Il s'arrêta, raidi dans une reprise de désespoir fougueux. Ce fut comme un éclat de lumière illuminant d'un seul coup toute l'étendue de son malheur; et la rencontre de ce souffle errant le jeta dans l'abîme noir des douleurs irrémédiables. Il sentit son coeur déchiré par cette séparation sans fin. Sa vie était coupée au milieu; et sa jeunesse entière disparaissait engloutie dans cette mort. Tout l' «autrefois» était fini; tous les souvenirs d'adolescence s'évanouissaient; personne ne pourrait plus lui parler des choses anciennes, des gens qu'il avait connus jadis, de son pays, de lui-même, de l'intimité de sa vie passée; c'était une partie de son être qui avait fini d'exister; à l'autre de mourir maintenant.

Et le défilé des évocations commença. Il revoyait «la maman» plus jeune, vêtue de robes usées sur elle, portées si longtemps qu'elles semblaient inséparables de sa personne; il la retrouvait dans mille circonstances oubliées: avec des physionomies effacées, ses gestes, ses intonations, ses habitudes, ses manies, ses colères, les plis de sa figure, les mouvements de ses doigts maigres, toutes ses attitudes familières qu'elle n'aurait plus.

Et, se cramponnant au docteur, il poussa des gémissements. Ses jambes flasques tremblaient; toute sa grosse personne était secouée par les sanglots, et il balbutiait: – «Ma mère, ma pauvre mère, ma pauvre mère!..»

Mais son compagnon, toujours ivre, et qui rêvait de finir la soirée en des lieux qu'il fréquentait secrètement, impatienté par cette crise aiguë de chagrin, le fit asseoir sur l'herbe de la rive, et presque aussitôt le quitta sous prétexte de voir un malade.

Caravan pleura longtemps; puis, quand il fut à bout de larmes, quand toute sa souffrance eut pour ainsi dire coulé, il éprouva de nouveau un soulagement, un repos, une tranquillité subite.

La lune s'était levée; elle baignait l'horizon de sa lumière placide. Les grands peupliers se dressaient avec des reflets d'argent, et le brouillard, sur la plaine, semblait de la neige flottante; le fleuve, où ne nageaient plus les étoiles, mais qui paraissait couvert de nacre, coulait toujours, ridé par des frissons brillants. L'air était doux, la brise odorante. Une mollesse passait dans le sommeil de la terre, et Caravan buvait cette douceur de la nuit; il respirait longuement, croyait sentir pénétrer jusqu'à l'extrémité de ses membres une fraîcheur, un calme, une consolation surhumaine.

Il résistait toutefois à ce bien-être envahissant, se répétait: – «Ma mère, ma pauvre mère», s'excitant à pleurer par une sorte de conscience d'honnête homme; mais il ne le pouvait plus; et aucune tristesse même ne l'étreignait aux pensées qui, tout à l'heure encore, l'avaient fait si fort sangloter.

Alors il se leva pour rentrer, revenant à petits pas, enveloppé dans la calme indifférence de la nature sereine, et le coeur apaisé malgré lui.

Quand il atteignit le pont, il aperçut le fanal du dernier tramway prêt à partir et, par derrière, les fenêtres éclairées du café du Globe.

Alors un besoin lui vint de raconter la catastrophe à quelqu'un, d'exciter la commisération, de se rendre intéressant. Il prit une physionomie lamentable, poussa la porte de l'établissement, et s'avança vers le comptoir où le patron trônait toujours. Il comptait sur un effet, tout le monde allait se lever, venir à lui, la main tendue: – «Tiens, qu'avez-vous?» Mais personne ne remarqua la désolation de son visage. Alors il s'accouda sur le comptoir et, serrant son front dans ses mains, il murmura: «Mon Dieu, mon Dieu!»

Le patron le considéra: – «Vous êtes malade, monsieur Caravan?» – Il répondit: – «Non, mon pauvre ami; mais ma mère vient de mourir.» L'autre lâcha un «Ah!» distrait; et comme un consommateur au fond de l'établissement criait: – «Un bock, s'il vous plaît!» il répondit aussitôt d'une voix terrible: – «Voilà, boum!.. on y va,» et s'élança pour servir, laissant Caravan stupéfait.

Sur la même table qu'avant dîner, absorbés et immobiles, les trois amateurs de dominos jouaient encore. Caravan s'approcha d'eux, en quête de commisération. Comme aucun ne paraissait le voir, il se décida à parler: – «Depuis tantôt, leur dit-il, il m'est arrivé un grand malheur.»

Ils levèrent un peu la tête tous les trois en même temps, mais en gardant l'oeil fixe sur le jeu qu'ils tenaient en main. – «Tiens, quoi donc?» – «Ma mère vient de mourir.» Un d'eux murmura: – «Ah! diable» avec cet air faussement navré que prennent les indifférents. Un autre, ne trouvant rien à dire, fit entendre, en hochant le front, une sorte de sifflement triste. Le troisième se remit au jeu comme s'il eût pensé: – «Ce n'est que ça!»

Caravan attendait un de ces mots qu'on dit «venus du coeur». Se voyant ainsi reçu, il s'éloigna, indigné de leur placidité devant la douleur d'un ami, bien que cette douleur, en ce moment même, fût tellement engourdie qu'il ne la sentait plus guère.

Et il sortit.

Sa femme l'attendait en chemise de nuit, assise sur une chaise basse auprès de la fenêtre ouverte, et pensant toujours à l'héritage.

– Déshabille-toi, dit-elle: nous allons causer quand nous serons au lit.

Il leva la tête, et, montrant le plafond de l'oeil: – «Mais … là-haut … il n'y a personne.» – «Pardon, Rosalie est auprès d'elle, tu iras la remplacer à trois heures du matin, quand tu auras fait un somme.»

Il resta néanmoins en caleçon afin d'être prêt à tout événement, noua un foulard autour de son crâne, puis rejoignit sa femme qui venait de se glisser dans les draps.

Ils demeurèrent quelque temps assis côte à côte. Elle songeait.

 

Sa coiffure, même à cette heure, était agrémentée d'un noeud rose et penchée un peu sur une oreille, comme par suite d'une invincible habitude de tous les bonnets qu'elle portait.

Soudain, tournant la tête vers lui: – «Sais-tu si ta mère a fait un testament?» dit-elle. Il hésita: – «Je … je … ne crois pas … Non, sans doute, elle n'en a pas fait.» Mme Caravan regarda son mari dans les yeux, et, d'une voix basse et rageuse: – «C'est une indignité, vois-tu; car enfin voilà dix ans que nous nous décarcassons à la soigner, que nous la logeons, que nous la nourrissons! Ce n'est pas ta soeur qui en aurait fait autant pour elle, ni moi non plus si j'avais su comment j'en serais récompensée! Oui, c'est une honte pour sa mémoire! Tu me diras qu'elle payait pension: c'est vrai; mais les soins de ses enfants, ce n'est pas avec de l'argent qu'on les paye: on les reconnaît par testament après la mort. Voilà comment se conduisent les gens honorables. Alors, moi, j'en ai été pour ma peine et pour mes tracas! Ah! c'est du propre! c'est du propre!»

Caravan, éperdu, répétait: – «Ma chérie, ma chérie, je t'en prie, je t'en supplie.»

À la longue, elle se calma, et revenant au ton de chaque jour, elle reprit: – «Demain matin, il faudra prévenir ta soeur.»

Il eut un sursaut: – «C'est vrai, je n'y avais pas pensé; dès le jour j'enverrai une dépêche.» Mais elle l'arrêta, en femme qui a tout prévu. – «Non, envoie-la seulement de dix à onze, afin que nous ayons le temps de nous retourner avant son arrivée. De Charenton ici elle en a pour deux heures au plus. Nous dirons que tu as perdu la tête. En prévenant dans la matinée, on ne se mettra pas dans la commise!»

Mais Caravan se frappa le front, et, avec l'intonation timide qu'il prenait toujours en parlant de son chef dont la pensée même le faisait trembler: – «Il faut aussi prévenir au ministère,» dit-il. Elle répondit: – «Pourquoi prévenir? Dans des occasions comme ça, on est toujours excusable d'avoir oublié. Ne préviens pas, crois-moi; ton chef ne pourra rien dire et tu le mettras dans un rude embarras.» – «Oh! ça, oui, dit-il, et dans une fameuse colère quand il ne me verra point venir. Oui, tu as raison, c'est une riche idée. Quand je lui annoncerai que ma mère est morte, il sera bien forcé de se taire.»

Et l'employé, ravi de la farce, se frottait les mains en songeant à la tête de son chef, tandis qu'au-dessus de lui le corps de la vieille gisait à côté de la bonne endormie.

Mme Caravan devenait soucieuse, comme obsédée par une préoccupation difficile à dire. Enfin elle se décida: – «Ta mère t'avait bien donné sa pendule, n'est-ce pas, la jeune fille au bilboquet?» Il chercha dans sa mémoire et répondit: – «Oui, oui; elle m'a dit (mais il y a longtemps de cela, c'est quand elle est venue ici), elle m'a dit: Ce sera pour toi, la pendule, si tu prends bien soin de moi.»

Mme Caravan tranquillisée se rasséréna: – «Alors, vois-tu, il faut aller la chercher, parce que, si nous laissons venir ta soeur, elle nous empêchera de la prendre.» Il hésitait: – «Tu crois?..» Elle se fâcha: – «Certainement que je le crois; une fois ici, ni vu ni connu: c'est à nous. C'est comme pour la commode de sa chambre, celle qui a un marbre: elle me l'a donnée, à moi, un jour qu'elle était de bonne humeur. Nous la descendrons en même temps.»

Caravan semblait incrédule. – «Mais, ma chère, c'est une grande responsabilité!» Elle se tourna vers lui, furieuse: – «Ah! vraiment! Tu ne changeras donc jamais? Tu laisserais tes enfants mourir de faim, toi, plutôt que de faire un mouvement. Du moment qu'elle me l'a donnée, cette commode, c'est à nous, n'est-ce pas? Et si ta soeur n'est pas contente, elle me le dira, à moi! Je m'en moque bien de ta soeur. Allons, lève-toi, que nous apportions tout de suite ce que ta mère nous a donné.»

Tremblant et vaincu, il sortit du lit, et, comme il passait sa culotte, elle l'en empêcha: – «Ce n'est pas la peine de t'habiller, va, garde ton caleçon, ça suffit; j'irai bien comme ça, moi.»

Et tous deux, en toilette de nuit, partirent, montèrent l'escalier sans bruit, ouvrirent la porte avec précaution et entrèrent dans la chambre où les quatre bougies allumées autour de l'assiette au buis bénit semblaient seules garder la vieille en son repos rigide; car Rosalie, étendue dans son fauteuil, les jambes allongées, les mains croisées, sur sa jupe, la tête tombée de côté, immobile aussi et la bouche ouverte, dormait en ronflant un peu.

Caravan prit la pendule. C'était un de ces objets grotesques comme en produisit beaucoup l'art impérial. Une jeune fille en bronze doré, la tête ornée de fleurs diverses, tenait à la main un bilboquet dont la boule servait de balancier. – «Donne-moi ça, lui dit sa femme, et prends le marbre de la commode.»

Il obéit en soufflant et il percha le marbre sur son épaule avec un effort considérable.

Alors le couple partit. Caravan se baissa sous la porte, se mit à descendre en tremblant l'escalier, tandis que sa femme, marchant à reculons, l'éclairait d'une main, ayant la pendule sous l'autre bras.

Lorsqu'ils furent chez eux, elle poussa un grand soupir. – «Le plus gros est fait, dit-elle; allons chercher le reste.»

Mais les tiroirs du meuble étaient tout pleins des bardes de la vieille.

Il fallait bien cacher cela quelque part.

Mme Caravan eut une idée: – «Va donc prendre le coffre à bois en sapin qui est dans le vestibule; il ne vaut pas quarante sous, on peut bien le mettre ici.» Et quand le coffre fut arrivé, on commença le transport.

Ils enlevaient, l'un après l'autre, les manchettes, les collerettes, les chemises, les bonnets, toutes les pauvres nippes de la bonne femme étendue là, derrière eux, et les disposaient méthodiquement dans le coffre à bois de façon à tromper Mme Braux, l'autre enfant de la défunte, qui viendrait le lendemain.

Quand ce fut fini, on descendit d'abord les tiroirs, puis le corps du meuble en le tenant chacun par un bout; et tous deux cherchèrent pendant longtemps à quel endroit il ferait le mieux. On se décida pour la chambre, en face du lit, entre les deux fenêtres.

Une fois la commode en place, Mme Caravan l'emplit de son propre linge. La pendule occupa la cheminée de la salle; et le couple considéra l'effet obtenu. Ils en furent aussitôt enchantés: – «Ça fait très bien,» dit-elle. Il répondit: – «Oui, très Bien.» Alors ils se couchèrent. Elle souffla la bougie; et tout le monde bientôt dormit aux deux étages de la maison.

Il était déjà grand jour lorsque Caravan rouvrit les yeux. Il avait l'esprit confus à son réveil, et il ne se rappela l'événement qu'au bout de quelques minutes. Ce souvenir lui donna un grand coup dans la poitrine; et il sauta du lit, très ému de nouveau, prêt à pleurer.

Il monta bien vite à la chambre au-dessus, où Rosalie dormait encore, dans la même posture que la veille n'ayant fait qu'un somme de toute la nuit. Il la renvoya à son ouvrage, remplaça les bougies consumées, puis il considéra sa mère en roulant dans son cerveau ces apparences de pensées profondes, ces banalités religieuses et philosophiques qui hantent les intelligences moyennes en face de la mort.

Mais comme sa femme l'appelait, il descendit. Elle avait dressé une liste des choses à faire dans la matinée, et elle lui remit cette nomenclature dont il fut épouvanté.

Il lut: 1° Faire la déclaration à la mairie;

2° Demander le médecin des morts;

3 °Commander le cercueil;

4° Passera l'église;

5° Aux pompes funèbres;

6° À l'imprimerie pour les lettres;

7 °Chez le notaire;

8° Au télégraphe pour avertir la famille.

Plus une multitude de petites commissions. Alors il prit son chapeau et s'éloigna.

Or, la nouvelle s'étant répandue, les voisines commençaient à arriver et demandaient à voir la morte.

Chez le coiffeur, au rez-de-chaussée, une scène avait même eu lieu à ce sujet entre la femme et le mari pendant qu'il rasait un client.

La femme, tout en tricotant un bas, murmura: – «Encore une de moins, et une avare, celle-là, comme il n'y en avait pas beaucoup. Je ne l'aimais guère, c'est vrai; il faudra tout de même que j'aille la voir.»

Le mari grogna, tout en savonnant le menton du patient: – «En voilà, des fantaisies! Il n'y a que les femmes pour ça. Ce n'est pas assez de vous embêter pendant la vie, elles ne peuvent seulement pas vous laisser tranquille après la mort.» – Mais son épouse, sans se déconcerter, reprit: – «C'est plus fort que moi; faut que j'y aille. Ça me tient depuis ce matin. Si je ne la voyais pas, il me semble que j'y penserais toute ma vie. Mais quand je l'aurai bien regardée pour prendre sa figure, je serai satisfaite après.»

L'homme au rasoir haussa les épaules et confia au monsieur dont il grattait la joue: – «Je vous demande un peu quelles idées ça vous a, ces sacrées femelles! Ce n'est pas moi qui m'amuserais à voir un mort!» – Mais sa femme l'avait entendu, et elle répondit sans se troubler: – «C'est comme ça, c'est comme ça.» – Puis, posant son tricot sur le comptoir, elle monta au premier étage.

Deux voisines étaient déjà venues et causaient de l'accident avec Mme Caravan, qui racontait les détails.

On se dirigea vers la chambre mortuaire. Les quatre femmes entrèrent à pas de loup, aspergèrent le drap l'une après l'autre avec l'eau salée, s'agenouillèrent, firent le signe de la croix en marmottant une prière, puis, s'étant relevées, les yeux agrandis, la bouche entr'ouverte, considérèrent longuement le cadavre, pendant que la belle-fille de la morte, un mouchoir sur la figure, simulait un hoquet désespéré.

Quand elle se retourna pour sortir, elle aperçut, debout près de la porte, Marie-Louise et Philippe-Auguste, tous deux en chemise, qui regardaient curieusement. Alors, oubliant son chagrin de commande, elle se précipita sur eux, la main levée, en criant d'une voix rageuse: – «Voulez-vous bien filer, bougres de polissons!»

Étant remontée dix minutes plus tard avec une fournée d'autres voisines, après avoir de nouveau secoué le buis sur sa belle-mère, prié, larmoyé, accompli tous ses devoirs, elle retrouva ses deux enfants revenus ensemble derrière elle. Elle les talocha encore par conscience; mais, la fois suivante, elle n'y prit plus garde; et, à chaque retour de visiteurs, les deux mioches suivaient toujours, s'agenouillant aussi dans un coin et répétant invariablement tout ce qu'ils voyaient faire à leur mère.

Au commencement de l'après-midi, la foule des curieuses diminua. Bientôt il ne vint plus personne. Mme Caravan, rentrée chez elle, s'occupait à tout préparer pour la cérémonie funèbre; et la morte resta solitaire.

La fenêtre de la chambre était ouverte. Une chaleur torride entrait avec des bouffées de poussière; les flammes des quatre bougies s'agitaient auprès du corps immobile; et sur le drap, sur la face aux yeux fermés, sur les deux mains allongées, des petites mouches grimpaient, allaient, venaient, se promenaient sans cesse, visitaient la vieille, attendant leur heure prochaine.

Mais Marie-Louise et Philippe-Auguste étaient repartis vagabonder dans l'avenue. Ils furent bientôt entourés de camarades, de petites filles surtout, plus éveillées, flairant plus vite tous les mystères de la vie. Et elles interrogeaient comme les grandes personnes. – «Ta grand'maman est morte?» – «Oui, hier au soir.» – «Comment c'est, un mort?» – Et Marie-Louise expliquait, racontait les bougies, le buis, la figure. Alors une grande curiosité s'éveilla chez tous les enfants; et ils demandèrent aussi à monter chez la trépassée.

Aussitôt, Marie-Louise organisa un premier voyage, cinq filles et deux garçons: les plus grands, les plus hardis. Elle les força à retirer leurs souliers pour ne point être découverts; la troupe se faufila dans la maison et monta lestement comme une armée de souris.

Une fois dans la chambre, la fillette, imitant sa mère, régla le cérémonial. Elle guida solennellement ses camarades, s'agenouilla, fit le signe de la croix, remua les lèvres, se releva, aspergea le lit, et pendant que les enfants, en un tas serré, s'approchaient, effrayés, curieux et ravis pour contempler le visage et les mains, elle se mit soudain à simuler des sanglots en se cachant les yeux dans son petit mouchoir. Puis, consolée brusquement en songeant à ceux qui attendaient devant la porte, elle entraîna, en courant, tout son monde pour ramener bientôt un autre groupe, puis un troisième; car tous les galopins du pays, jusqu'aux petits mendiants en loques, accouraient à ce plaisir nouveau; et elle recommençait chaque fois les simagrées maternelles avec une perfection absolue.

À la longue, elle se fatigua. Un autre jeu entraîna les enfants au loin; et la vieille grand'mère demeura seule, oubliée tout à fait, par tout le monde.

 

L'ombre emplit la chambre, et sur sa figure sèche et ridée la flamme remuante des lumières faisait danser des clartés.

Vers huit heures Caravan monta, ferma la fenêtre et renouvela les bougies. Il entrait maintenant d'une façon tranquille, accoutumé déjà à considérer le cadavre comme s'il était là depuis des mois. Il constata même qu'aucune décomposition n'apparaissait encore, et il en fit la remarque à sa femme au moment où ils se mettaient à table pour dîner. Elle répondit: – «Tiens, elle est en bois; elle se conserverait un an.»

On mangea le potage sans prononcer une parole. Les enfants, laissés libres tout le jour, exténués de fatigue, sommeillaient sur leurs chaises et tout le monde restait silencieux.

Soudain la clarté de la lampe baissa.

Mme Caravan aussitôt remonta la clef; mais l'appareil rendit un son creux, un bruit de gorge prolongé, et la lumière s'éteignit. On avait oublié d'acheter de l'huile! Aller chez l'épicier retarderait le dîner, on chercha des bougies; mais il n'y en avait plus d'autres que celles allumées en haut sur la table de nuit.

Mme Caravan, prompte en ses décisions, envoya bien vite Marie-Louise en prendre deux; et l'on attendait dans l'obscurité.

On entendait distinctement les pas de la fillette qui montait l'escalier. Il y eut ensuite un silence de quelques secondes; puis l'enfant redescendit précipitamment. Elle ouvrit la porte, effarée, plus émue encore que la veille en annonçant la catastrophe, et elle murmura, suffoquant; – «Oh! papa, grand'maman s'habille!»

Caravan se dressa avec un tel sursaut que sa chaise alla rouler contre le mur. Il balbutia: – «Tu dis?.. Qu'est-ce que tu dis là?..»

Mais Marie-Louise, étranglée par l'émotion, répéta: – «Grand' … grand' … grand'maman s'habille … elle va descendre.»

Il s'élança dans l'escalier follement, suivi de sa femme abasourdie; mais devant la porte du second il s'arrêta, secoué par l'épouvante, n'osant pas entrer. Qu'allait-il voir? – Mme Caravan, plus hardie, tourna la serrure et pénétra dans la chambre.

La pièce semblait devenue plus sombre; et, au milieu, une grande forme maigre remuait. Elle était debout, la vieille; et en s'éveillant du sommeil léthargique, avant même que la connaissance lui fût en plein revenue, se tournant de côté et se soulevant sur un coude, elle avait soufflé trois des bougies qui brûlaient près du lit mortuaire. Puis, reprenant des forces, elle s'était levée pour chercher ses hardes. Sa commode partie l'avait troublée d'abord, mais peu à peu elle avait retrouvé ses affaires tout au fond du coffre à bois, et s'était tranquillement habillée. Ayant ensuite vidé l'assiette remplie d'eau, replacé le buis derrière la glace et remis les chaises à leur place, elle était prête à descendre, quand apparurent devant elle son fils et sa belle-fille.

Caravan se précipita, lui saisit les mains, l'embrassa, les larmes aux yeux; tandis que sa femme, derrière lui, répétait d'un air hypocrite: – «Quel bonheur, oh! quel bonheur!»

Mais la vieille, sans s'attendrir, sans même avoir l'air de comprendre, raide comme une statue, et l'oeil glacé, demanda seulement: – «Le dîner est-il bientôt prêt?» – Il balbutia, perdant la tête: – «Mais oui, maman, nous t'attendions.» – Et, avec un empressement inaccoutumé, il prit son bras, pendant que Mme Caravan la jeune saisissait la bougie, les éclairait, descendant l'escalier devant eux, à reculons et marche à marche, comme elle avait fait, la nuit même, devant son mari qui portait le marbre.

En arrivant au premier étage, elle faillit se heurter contre des gens qui montaient. C'était la famille de Charenton, Mme Braux suivie de son époux.

La femme, grande, grosse, avec un ventre d'hydropique qui rejetait le torse en arrière, ouvrait des yeux effarés, prête à fuir. Le mari, un cordonnier socialiste, petit homme poilu jusqu'au nez, tout pareil à un singe, murmura sans s'émouvoir: – «Eh bien, quoi? Elle ressuscite!»

Aussitôt que Mme Caravan les eut reconnus, elle leur fit des signes désespérés; puis, tout haut: – «Tiens! comment!.. vous voilà! Quelle bonne surprise!»

Mais Mme Braux, abasourdie, ne comprenait pas; elle répondit à demi-voix: – «C'est votre dépêche qui nous a fait venir, nous croyions que c'était fini.»

Son mari, derrière elle, la pinçait pour la faire taire. Il ajouta avec un rire malin caché dans sa barbe épaisse: – «C'est bien aimable à vous de nous avoir invités. Nous sommes venus tout de suite,» – faisant allusion ainsi à l'hostilité qui régnait depuis longtemps entre les deux ménages. Puis, comme la vieille arrivait aux dernières marches, il s'avança vivement et frotta contre ses joues le poil qui lui couvrait la face, en criant dans son oreille, à cause de sa surdité: – «Ça va bien, la mère, toujours solide, hein?»

Mme Braux, dans sa stupeur de voir bien vivante celle qu'elle s'attendait à retrouver morte, n'osait pas même l'embrasser; et son ventre énorme encombrait tout le palier, empêchant les autres d'avancer.

La vieille, inquiète et soupçonneuse, mais sans parler jamais, regardait tout ce monde autour d'elle; et son petit oeil gris, scrutateur et dur, se fixait tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, plein de pensées visibles qui gênaient ses enfants.

Caravan dit, pour expliquer: – «Elle a été un peu souffrante, mais elle va bien maintenant, tout à fait bien, n'est-ce pas, mère?»

Alors la bonne femme, se remettant en marche, répondit de sa voix cassée, comme lointaine: – «C'est une syncope; je vous entendais tout le temps.»

Un silence embarrassé suivit. On pénétra dans la salle; puis on s'assit devant un dîner improvisé en quelques minutes.

Seul, M. Braux avait gardé son aplomb. Sa figure de gorille méchant grimaçait; et il lâchait des mots à double sens qui gênaient visiblement tout le monde.

Mais à chaque instant le timbre du vestibule sonnait; et Rosalie éperdue venait chercher Caravan qui s'élançait en jetant sa serviette. Son beau-frère lui demanda même si c'était son jour de réception. Il balbutia: – «Non, des commissions, rien du tout.»

Puis, comme on apportait un paquet, il l'ouvrit étourdiment, et des lettres de faire part, encadrées de noir, apparurent. Alors, rougissant jusqu'aux yeux, il referma l'enveloppe et l'engloutit dans son gilet.

Sa mère ne l'avait pas vu; elle regardait obstinément sa pendule dont le bilboquet doré se balançait sur la cheminée. Et l'embarras grandissait au milieu d'un silence glacial.

Alors la vieille, tournant vers sa fille sa face ridée de sorcière, eut dans les yeux un frisson de malice et prononça: – «Lundi, tu m'amèneras ta petite, je yeux la voir.» Mme Braux, la figure illuminée, cria: – «Oui maman,» – tandis que Mme Caravan la jeune, devenue pâle, défaillait d'angoisse.

Cependant, les deux hommes, peu à peu, se mirent à causer; et ils entamèrent, à propos de rien, une discussion politique. Braux, soutenant les doctrines révolutionnaires et communistes, se démenait, les yeux allumés dans son visage poilu, criant: – «La propriété, monsieur, c'est un vol au travailleur; – la terre appartient à tout le monde; – l'héritage est une infamie et une honte!..» – Mais il s'arrêta brusquement, confus comme un homme qui vient de dire une sottise; puis, d'un ton plus doux, il ajouta: – «Mais ce n'est pas le moment de discuter ces choses-là.»

La porte s'ouvrit; le docteur Chenet parut. Il eut une seconde d'effarement, puis il reprit contenance, et s'approchant de la vieille femme: – «Ah! ah! la maman! ça va bien aujourd'hui. Oh! je m'en doutais, voyez-vous; et je me disais à moi-même tout à l'heure, en montant l'escalier: Je parie qu'elle sera debout, l'ancienne.» – Et lui tapant doucement dans le dos: – «Elle est solide comme le Pont-Neuf; elle nous enterrera tous, vous verrez.»