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L'éclaireur

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L'étranger, après avoir accommodé son zarapé de façon à imiter un corps humain, dit, en le flattant à voix basse, quelques mots à son cheval, afin de le tranquilliser et de lui faire prendre patience, et s'allongeant sur le sol, il se dirigea, en rampant doucement, vers une des issues du camp, s'arrêtant par intervalle, afin de jeter un regard autour de lui.

Tout continuait à être calme. Arrivé au pied du retranchement formé par les charges des mules, il se redressa, franchit l'obstacle d'un bond de tigre et disparut dans la prairie.

Au même instant, un homme se releva, sauta par-dessus le retranchement et s'élança à sa poursuite.

Cet homme était Domingo.

III.
Colloque dans la nuit

Don Stefano Cohecho semblait parfaitement connaître le désert. Dès qu'il fut dans la prairie et ainsi qu'il le croyait, à l'abri de toute investigation fâcheuse, il releva fièrement la tête; sa démarche se fit plus assurée, son œil brilla d'un feu sombre, et il s'avança à grands pas vers un bouquet de palmiers dont les maigres parasols offraient pendant le jour un abri précaire contre les rayons ardents du soleil.

Cependant il ne négligeait aucune précaution, parfois il s'arrêtait brusquement pour prêter l'oreille au moindre bruit suspect ou pour interroger d'un regard investigateur les sombres profondeurs du désert, puis, après quelques secondes, rassuré par le calme qui régnait autour de lui, il reprenait sa marche de ce pas délibéré qu'il avait adopté en quittant le camp.

Domingo, pour nous servir de l'expression indienne, marchait littéralement dans ses pas, épiant et surveillant chacun de ses mouvements avec cette sagacité particulière aux métis, tout en ayant bien soin d'être toujours à l'abri d'une surprise de la part de l'homme qu'il espionnait. Domingo était une de ces natures comme il ne s'en rencontre que trop sur les frontières; douées de grandes qualités et de grands vices, aussi bonnes pour le bien que pour le mal, capables d'accomplir des choses extraordinaires dans un sens comme dans l'autre, mais qui, la plupart du temps, ne se laissent guider que par leurs mauvais instincts.

Il suivait en ce moment l'étranger sans se rendre positivement compte du motif qui le faisait agir, ne sachant pas encore lui-même s'il serait pour ou contre lui, attendant pour se décider que la position se dessinât nettement, et qu'il eût pesé l'avantage qu'il retirerait d'une trahison ou de l'accomplissement de ses devoirs; aussi évitait-il avec soin de laisser soupçonner sa présence, il devinait que le mystère qu'il voulait découvrir lui offrirait, s'il parvenait à le découvrir, de grands avantages, surtout s'il savait l'exploiter; et, dans le doute, il ne s'abstenait pas mais agissait de façon à ne pas compromettre la découverte de ce précieux secret.

Les deux hommes marchèrent ainsi près d'une heure à la suite l'un de l'autre, sans que don Stefano soupçonnât une seconde qu'il était aussi finement épié, et que l'un des plus adroits coquins des prairies était sur ses talons.

Après des tours et des détours sans nombre dans les hautes herbes, don Stefano arriva sur la rive même du Río Colorado, qui en cet endroit coulait large et calme comme un lac sur un lit de sable bordé par d'épais bouquets de cotonniers et par de hauts peupliers dont les racines plongeaient dans l'eau; arrivé là, l'inconnu s'arrêta, prêta l'oreille un instant, et portant ses doigts à sa bouche il imita le glapissement du coyote; presque immédiatement le même cri s'éleva du milieu des palétuviers, et une légère pirogue faite d'écorce de bouleau, conduite par deux hommes, apparut sur la rive.

– Eh! fit don Stefano d'une voix contenue, je désespérais de vous rencontrer!

– N'avez-vous donc pas entendu notre signal? répondit un des individus de la pirogue.

– Serais-je venu sans cela! Seulement il me semble que vous auriez pu vous avancer un peu au-devant de moi.

– Ce n'était pas possible.

La pirogue s'engrava alors dans le sable; les deux hommes sautèrent légèrement à terre, et en un instant ils eurent rejoint don Stefano. Tous deux portaient le costume et les armes des chasseurs de la Prairie.

– Hum! reprit don Stefano, la route est longue du camp pour venir jusqu'ici, je crains que l'on s'aperçoive de mon absence.

– C'est un risque qu'il vous faut courir, répondit celui qui déjà avait parlé, homme de haute taille, à la figure ouverte, à la physionomie grave et sévère, et dont les cheveux blancs comme la neige tombaient en longues boucles sur les épaules.

– Enfin, puisque vous voilà, expliquons-nous et surtout soyons brefs, le temps est précieux. Qu'avez-vous fait depuis notre séparation?

– Pas grand-chose: nous vous avons suivi de loin, voilà tout, prêts à vous venir en aide si besoin était.

– Merci; pas de nouvelles?

– Aucunes: qui aurait pu nous en donner?

– C'est juste; et votre ami Bon-Affût, l'avez-vous découvert?

– Non.

– Cuerpo de Cristo! Ceci est contrariant, car si mes pressentiments ne me trompent pas, bientôt il nous faudra jouer des couteaux.

– On en jouera.

– Je le sais, Balle-Franche1, je connais de longue date votre courage; mais vous, Ruperto, votre camarade et moi nous ne sommes que trois hommes, en résumé de compte.

– Qu'importe?

– Comment, qu'importe? Lorsqu'il s'agit de combattre contre trente ou quarante chasseurs aguerris, en vérité, Balle-Franche, vous me rendrez fou avec vos idées. Vous ne doutez de rien: songez-donc que cette fois nous n'avons pas à lutter contre des Indiens mal armés, mais contre des blancs, des bandits de sac et de corde, qui se feront tuer sans reculer d'un pouce, et que nous succomberons inévitablement.

– C'est vrai, je n'y avais pas réfléchi, ils sont beaucoup.

– Nous morts que deviendrait-elle?

– Bon, bon, reprit le chasseur en secouant la tête, je vous répète que je n'y songeais pas.

– Vous voyez donc bien qu'il est indispensable que nous nous entendions avec Bon-Affût et les hommes dont il peut disposer.

– Oui, mais allez donc trouver à point nommé dans le désert la piste d'un homme comme Bon-Affût? Qui sait; où il se trouve en ce moment? il peut n'être qu'à une portée de fusil de nous comme en être éloigné de cinq cents milles.

– C'est à en devenir fou.

– Le fait est que la position est grave. Êtes-vous au moins sûr cette fois de ne pas vous être trompe et de tenir la bonne piste?

– Je ne puis rien assurer encore, bien que tout me fasse supposer que je ne me trompe pas, mais rapportez-vous-en à moi, je saurai bientôt à quoi m'en tenir.

– Du reste, ce sont les mêmes traces que celles que nous suivons depuis Monterey; il y a des chances que ce soient eux.

– Que résolvons-nous?

– Dame, je ne sais que vous dire.

– Vous êtes désespérant, sur ma parole; comment, vous ne pouvez me suggérer aucun moyen?

– Il me faudrait d'abord une certitude, et puis, vous l'avez dit vous-même: à nous trois, ce serait folie de tenter ce coup de main!

– Vous avez raison, je retourne au camp; la nuit prochaine, nous nous reverrons, je serai bien malheureux si, cette fois, je n'ai pas découvert ce qui nous importe tant de savoir; vous, pendant ce temps-là, cherchez, furetez, fouillez la Prairie dans tous les sens, et, si cela est possible, ayez-moi des nouvelles de Bon-Affût.

– Cette recommandation est inutile, je ne demeurerai pas inactif.

Don Stefano saisit la main du vieux chasseur, et la pressant fortement entre les siennes:

– Balle-Franche, lui dit-il d'une voix émue, je ne vous parlerai pas de notre vieille amitié, ni des services que plusieurs fois j'ai été assez heureux pour vous rendre, je vous répéterai seulement, et je sais qu'avec vous cela suffira, c'est que du succès de notre expédition dépend le bonheur de ma vie.

– Bon, bon, ayez confiance en moi, don José; je suis trop vieux pour changer d'amitié, je ne sais qui a tort ou raison dans cette affaire, je souhaite que la justice soit de votre côté; mais cela ne m'occupe pas, quoi qu'il arrive, je vous serai fidèle et bon compagnon.

– Merci, mon vieil ami, à la nuit prochaine.

Après avoir dit ces quelques mots, don Stefano, ou du moins celui qui se faisait appeler ainsi, fit un mouvement pour s'éloigner, mais d'un geste brusque Balle-Franche l'arrêta.

– Qu'y a-t-il? demanda l'étranger. Le chasseur posa l'index de sa main droite sur sa bouche pour lui recommander le silence, et se tournant vers Ruperto, qui avait assisté, impassible et silencieux, à l'entretien:

– Au Coyote! lui dit-il d'une voix basse et inarticulée.

Sans répondre, Ruperto bondit comme un jaguar et disparut dans un buisson de cotonniers qui se trouvait à peu de distance.

Au bout de quelques instants, les deux hommes qui étaient demeurés le corps penché en avant, dans l'attitude de gens qui écoutent, mais sans prononcer une parole, entendirent un froissement de feuilles, un bruit de branches brisées suivi de la chute d'un corps lourd sur le sol, puis plus rien.

Presque aussitôt, le cri de la chouette s'éleva dans la nuit.

– Ruperto, nous appelle, dit alors Balle-Franche, tout est fini.

– Que s'est-il donc passé? demanda don Stefano avec inquiétude.

– Moins que rien, répliqua le chasseur, en lui faisant signe de le suivre. Vous aviez un espion à vos trousses, voilà tout.

– Un espion?

– Pardieu! Vous allez le voir.

– Oh! Oh! Ceci est grave.

– Moins que vous le supposez, puisque nous le tenons.

 

– Oui, mais alors il nous faudra donc tuer cet homme?

– Qui sait? Cela dépendra probablement de l'explication que nous aurons avec lui; dans tous les cas, ce n'est pas un grand mal d'écraser de semblables vermines.

Tout en parlant ainsi, Balle-Franche et son compagnon avaient pénétré dans le buisson.

Domingo, renversé et garrotté étroitement au moyen de la reata de Ruperto, se débattait vainement pour rompre les liens qui lui entraient dans les chairs. Ruperto, les deux mains réunies sur le canon de son rifle dont la crosse reposait à terre, écoutait en ricanant mais sans lui répondre le flot d'injures et de récriminations que la rage arrachait au métis.

– ¡Dios me ampare! disait celui-ci en se tordant comme une vipère. ¡Verdugo del demonio! Est-ce ainsi que l'on agit entre gente de razón? Suis-je donc un peau-rouge pour me ficeler comme une carotte de tabac et me serrer les membres comme à un veau que l'on mène à l'abattoir? Si jamais tu tombes entre mes mains, chien maudit, tu me payeras le tour que tu m'as joué!

– Au lieu de menacer, mon brave homme, dit Balle-Franche en intervenant, il me semble que vous feriez mieux de convenir loyalement que vous êtes entre nos mains et d'agir en conséquence.

Le bandit tourna brusquement la tête, la seule partie du corps qu'il avait de libre vers le chasseur.

– Vous avez bon air à m'appeler brave homme et à me donner des conseils, vieux trappeur de rats musqués, lui dit-il brutalement; êtes-vous des blancs ou des Indiens, pour traiter ainsi un chasseur.

– Si au lieu de chercher à entendre ce qui ne vous regardait pas, digne señor Domingo, c'est ainsi qu'on vous nomme je crois, dit don Stefano d'un air narquois, si vous étiez resté tranquillement à dormir dans votre camp, le petit désagrément dont vous vous plaignez ne vous serait pas arrivé.

– Je dois reconnaître la justesse de votre raisonnement, reprit le bandit avec ironie, mais dame, que voulez-vous? J'ai toujours eu la manie de chercher à apprendre ce qu'on voulait me cacher.

L'étranger lui lança un regard soupçonneux.

– Et avez-vous depuis longtemps cette manie, mon bon ami? dit-il.

– Depuis ma plus tendre jeunesse, répliqua-t-il effrontément.

– Voyez-vous cela, vous avez dût apprendre bien des choses alors?

– Énormément, mon bon seigneur.

Don Stefano se tourna vers Balle-Franche.

– Mon ami, lui dit-il, desserrez donc un peu les liens de cet homme, il y a tout à gagner en sa compagnie: je désire jouir quelques instants de sa conversation.

Le chasseur exécuta silencieusement l'ordre qui lui était donné.

Le bandit poussa un soupir de satisfaction en se sentant moins gêné et se releva sur son séant.

– ¡Cuerpo de Cristo! s'écria-t-il avec un accent railleur, au moins maintenant la position est tenable, on peut causer.

– N'est-ce pas?

– Ma foi, oui, je suis bien à votre service pour tout ce que vous voudrez, seigneurie.

– Alors je profiterai de votre complaisance.

– Profitez, seigneurie, profitez; je ne puis que gagner à causer avec vous.

– Croyez-vous?

– J'en suis convaincu.

– Au fait, vous pourriez avoir raison; dites-moi, à part cette noble curiosité dont vous m'avez si franchement fait l'aveu, n'auriez-vous pas par hasard d'autres petits défauts?

Le bandit eut l'air de chercher consciencieusement pendant deux ou trois minutes dans sa tête, puis il répondit en faisant l'agréable.

– Ma foi non, seigneurie, je ne vois pas.

– En êtes-vous sûr?

– Hum! Il se pourrait, mais pourtant je ne crois pas.

– Là, vous le voyez, vous n'en êtes pas sûr?

– Au fait, c'est vrai! s'écria le bandit avec une feinte franchise; vous le savez, seigneurie, la nature humaine est si incomplète.

Don Stefano fit un geste d'assentiment.

– Si je vous aidais, dit-il, peut-être que…

– Nous trouverions, n'est-ce pas, seigneurie, interrompit vivement Domingo. Eh bien! Aidez, aidez, je ne demande pas mieux, moi.

– Ainsi, par exemple, remarquez bien que je n'affirme rien, je suppose, voilà tout.

– ¡Caray! Je le sais bien, allez, seigneurie, ne vous gênez pas.

– Ainsi dis-je! N'auriez-vous pas un certain faible pour l'argent?

– Pour l'or surtout.

– C'est ce que je voulais dire.

– C'est qu'aussi l'or est bien tentant, seigneurie.

– Je ne vous en fais pas un crime, mon ami, je me borne à constater; du reste, cette passion est si naturelle!

– N'est-ce pas?

– Que vous devez en être atteint.

– Eh bien! Je vous avoue, seigneurie, que vous avez deviné.

– Voyez-vous, j'en étais sûr.

– Oh! L'or gagné honnêtement.

– Cela va sans dire; ainsi, par exemple, supposons que quelqu'un vous offrit mille piastres pour découvrir le secret du palanquin de don Miguel Ortega.

– Dame! fit le bandit en fixant un clair regard sur l'étranger qui, de son côté, l'examinait attentivement.

– Et si ce quelqu'un, continua don Stefano, vous donnait en sus, comme arrhes du marché, une bague comme celle-ci.

En disant ces paroles, il faisait chatoyer un magnifique diamant aux yeux du bandit.

– J'accepterais, cuerpo de Cristo! s'écria celui-ci avec un accent de convoitise, dussé-je, pour découvrir ce secret, compromettre à jamais la part que j'espère en Paradis!

Don Stefano se tourna vers Balle-Franche.

– Déliez cet homme, dit-il froidement, nous nous entendons.

En se sentant libre, le métis fit un bond de joie.

– La bague! dit-il.

– La voilà, fit don Stefano en la lui remettant, c'est convenu?

Domingo croisa le pouce de sa main droite sur celui de sa main gauche, et redressant fièrement la tête:

– Sur la sainte croix du Rédempteur, dit-il d'une voix ferme et accentuée, je jure de faire tous mes efforts pour découvrir le secret que don Miguel cache si jalousement; je jure de ne jamais trahir le caballero avec lequel je traite en ce moment; ce serment, je le fais devant les trois caballeros ici présents, m'engageant, si je le faussais, à subir sans me plaindre telle peine, fût-ce la mort, qu'il plaira à ces trois caballeros de m'infliger.

Le serment fait par Domingo est le plus redoutable que puisse prononcer un Hispano-américain; il n'y a pas d'exemple qu'il ait été jamais faussé. Don Stefano s'inclina convaincu de la loyauté du bandit.

Soudain plusieurs coups de feu, suivis de cris horribles, éclatèrent à peu de distance.

Balle-Franche tressaillit.

– Don José, dit-il à l'étranger en lui posant la main sur l'épaule, Dieu nous favorise; retournez au camp: la nuit prochaine, je vous apprendrai probablement du nouveau.

– Mais ces coups de feu?

– Ne vous en inquiétez pas, retournez au camp, vous dis-je, et laissez-moi agir.

– Allons, puisque vous le voulez, je me retire.

– A demain?

– A demain.

– Et moi? fit Domingo, caramba, compagnons, si vous allez jouer du couteau, ne pourriez-vous pas me prendre avec vous?

Le vieux chasseur le regarda attentivement.

– Eh! fit-il au bout d'un instant, votre idée n'est pas mauvaise, venez donc puisque vous le désirez.

– A la bonne heure donc, voilà un prétexte tout trouvé pour justifier mon absence.

Don Stefano sourit; après avoir une dernière fois rappelé à Balle-Franche leur rendez-vous pour la nuit suivante, il quitta le buisson et se dirigea vers le camp.

Les deux chasseurs et le métis demeurèrent seuls.

IV.
Indiens et chasseurs

A l'endroit où se trouvaient les trois chasseurs, nous l'avons dit déjà, le Río Colorado formait une large nappe, dont les eaux argentées serpentaient à travers une contrée superbe et pittoresque.

Parfois, sur l'une ou l'autre rive, le sol s'élevait presque subitement en montagnes hardies d'un aspect grandiose; d'autres fois il se déroulait en rives de fraîches et riantes prairies couvertes d'une luxuriante végétation, ou en vallons gracieux et ondulés, fourrés d'arbres de toutes sortes.

C'était dans l'un de ces vallons que la pirogue de Balle-Franche avait abordé; abrités de toutes parts par les hautes futaies qui les enveloppaient d'un épais rideau de verdure, les chasseurs auraient échappé, même pendant le jour, aux investigations des curieux ou des indiscrets qui auraient tenté de les surprendre à cette heure avancée de la nuit, aux rayons tremblotants de la lune, qui ne parvenaient jusqu'à eux que tamisés par le dôme de feuilles qui les cachait; ils pouvaient se considérer comme étant complètement en sûreté.

Rassuré par la force de sa position. Balle-Franche, dès que don Stefano l'eut quitté, dressa son plan de campagne avec cette lucidité que peut seule donner une longue habitude de la vie du désert.

– Compagnon, dit-il au métis, connaissez-vous la Prairie?

– Pas autant que vous certainement, vieux trappeur, répondit modestement celui-ci; mais assez cependant pour vous être d'un bon secours dans l'expédition que vous voulez tenter.

– J'aime cette façon de répondre, elle dénote le désir de bien faire; écoutez-moi attentivement: la couleur de mes cheveux et les rides qui sillonnent mon visage vous disent assez que je dois posséder une certaine expérience; ma vie entière s'est écoulée dans les bois; il n'y a pas un brin d'herbe que je ne connaisse, un bruit dont je ne puisse me rendre compte, une empreinte que je ne sache découvrir; il y a quelques instants plusieurs coups de feu ont éclaté non loin de nous, le cri de guerre des Indiens a été poussé; parmi ces coups de feu je suis certain d'avoir reconnu le son du rifle d'un homme pour lequel je professe la plus chaleureuse amitié, cet homme est en danger en ce moment, il combat contre les Apaches qui l'ont surpris et attaqué pendant son sommeil. Le nombre des coups de feu me fait supposer que mon ami n'a avec lui que deux compagnons; si nous ne lui venons pas en aide il est perdu, car ses adversaires sont nombreux; le coup de main que je veux tenter est presque désespéré; nous avons toutes les chances contre nous; réfléchissez avant que de répondre: êtes-vous toujours résolu à nous accompagner, Ruperto et moi, en un mot à risquer votre chevelure en notre compagnie?

– Bah! fit insoucieusement le bandit, on ne meurt qu'une fois; peut-être ne retrouverai-je jamais une aussi belle occasion de mourir honnêtement. Disposez de moi, vieux trappeur, je suis à vous corps et âme.

– Bien, je m'attendais à cette réponse. Cependant mon devoir était de vous avertir du danger qui vous menaçait; maintenant, ne parlons pas davantage et agissons, car le temps presse et chaque minute que nous perdons est un siècle pour celui que nous voulons sauver. Marchez dans mes moksens, ayez l'œil et l'oreille au guet, surtout soyez prudents et ne faites rien sans mon ordre; partons!

Après avoir visité avec soin l'amorce de son rifle, précaution imitée par ses deux compagnons, Balle-Franche s'orienta pendant quelques secondes; puis, avec cet instinct des chasseurs qui chez eux est presque une seconde vue, il s'avança d'un pas rapide, bien que silencieux, dans la direction du combat, en invitant d'un geste les deux hommes à le suivre.

Il est impossible de se faire une idée, même lointaine, de ce qu'est une marche de nuit dans la Prairie, à pied, au milieu des broussailles, des arbres enchevêtrés les uns dans les autres, des lianes qui s'enroulent de tous les côtés, montant, descendant dans toutes les directions en formant les plus extravagantes paraboles; marchant sur un terrain mouvant composé de détritus de toutes sortes accumulés par les siècles, tantôt formant des buttes de plusieurs pieds de haut pour tout à coup ouvrir des fosses profondes; non seulement il est difficile de se tracer une route au milieu de ce tohu-bohu et de ce pêle-mêle inextricable lorsqu'on marche franchement devant soi, sans craindre de révéler sa présence; mais cela devient presque impossible lorsqu'il faut s'ouvrir silencieusement passage, ne pas faire fouetter une branche ou frissonner une feuille, bruit presque imperceptible qui suffirait cependant pour donner l'éveil à l'ennemi que l'on veut surprendre.

Une longue habitude du désert peut seule faire acquérir à l'homme l'adresse nécessaire pour mener à bien ce rude labeur.

Cette adresse, Balle-Franche la possédait au plus haut degré; il semblait deviner les obstacles qui, à chaque pas, se dressaient devant lui, obstacles dont les moindres auraient, dans une circonstance semblable, fait reculer l'homme le plus résolu par la conviction de son impuissance à les surmonter.

Les deux autres chasseurs n'avaient plus qu'à suivre le sillon si adroitement et si péniblement tracé par leur guide. Heureusement que les aventuriers n'étaient séparés que par une faible distance de ceux qu'ils allaient secourir; sans cela, il leur aurait fallu la nuit presque tout entière pour les joindre. Si Balle-Franche avait voulu, il aurait pu longer la lisière de la forêt et marcher dans les hautes herbes, route incomparablement plus facile et surtout moins fatigante; mais, avec sa justesse de conception habituelle, le chasseur avait compris que la direction qu'il avait prise était la seule qui lui permettait d'arriver jusqu'au théâtre de la lutte, sans être découvert par les Indiens, qui, malgré toute leur sagacité, ne se douteraient jamais qu'un homme osât se hasarder à suivre un tel chemin.

 

Après une course d'environ vingt minutes, Balle-Franche s'arrêta. Les chasseurs étaient arrivés.

En écartant légèrement les branches des arbres et les broussailles, voici ce qu'ils aperçurent.

Devant eux, à dix pas à peine, se trouvait une clairière; au centre de cette clairière, trois feux étaient allumés et entourés de guerriers apaches, qui fumaient gravement, tandis que leurs chevaux, attachés à des piquets, broutaient les jeunes pousses des arbres.

Bon-Affût se tenait impassible auprès des chefs, debout et appuyé sur son rifle, échangeant parfois avec eux quelques paroles. Balle-Franche ne comprenait rien à ce qu'il voyait. Tous ces hommes semblaient dans les meilleurs termes avec le chasseur, qui, de son côté, ne trahissait, ni par ses gestes, ni par son visage, aucune préoccupation.

Pour bien faire comprendre au lecteur la position singulière dans laquelle se trouvaient placés tous ces hommes vis-à-vis les uns des autres, il nous faut faire quelques pas en arrière.

Nous avons dit qu'après l'attaque subite des Indiens, Bon-Affût s'était élancé au-devant eux, en agitant une robe de bison, en signe de paix. Les Indiens s'étaient arrêtés, avec cette déférence courtoise qu'ils apportent dans toutes leurs relations, afin d'écouter les explications du chasseur. Deux chefs s'étaient même avancés vers lui en l'invitant poliment à s'expliquer.

– Que demande mon frère le visage pâle? dit un des chefs en le saluant.

– Mon frère rouge ne me connaît-il pas, est-il donc nécessaire que je lui dise mon nom, afin qu'il sache à qui il parle? répondit Bon-Affût d'un ton de mauvaise humeur.

– Cela est inutile; je sais que mon frère est un grand guerrier blanc; mes oreilles sont ouvertes,'j'attends l'explication qu'il veut me donner.

Le chasseur haussa les épaules avec mépris.

– Les Apaches sont-ils donc devenus des coyotes lâches et pillards, qui se mettent en troupes pour chasser dans la Prairie? Pourquoi m'ont-ils attaqué?

– Mon frère le sait.

– Non, puisque je le demande. Les Apaches Antilopes avaient pour chef un grand guerrier, nommé le Loup-Rouge; ce chef était mon ami, j'avais fait avec lui un traité; mais le Loup-Rouge est mort, sans doute, sa chevelure orne la hutte d'un Comanche, puisque les jeunes gens de sa tribu sont venus m'attaquer, contre la paix jurée, traîtreusement, pendant mon sommeil.

Le chef se redressa en fronçant les sourcils.

– Le visage pâle a comme tous ces compatriotes une langue de vipère, dit-il rudement; une peau couvre son cœur, et les paroles que souffle sa poitrine sont autant de perfidies; le Loup-Rouge n'est pas mort, sa chevelure n'orne pas la hutte d'un chien comanche, il est toujours le premier sachem des Apaches Antilopes, le chasseur le sait bien, puisqu'il lui parle en ce moment.

– Je suis heureux que mon frère se soit nommé, répondit le chasseur, je ne l'aurais pas reconnu à sa façon d'agir.

– Oui, il y a un traître entre nous, reprit sèchement le chef; mais ce traître est un visage pâle, et non pas un Indien!

– J'attends que mon frère s'explique, je ne le comprends pas, un brouillard s'est étendu sur mes yeux, mon esprit est voilé; les paroles du chef dissiperont, je n'en doute pas, ce nuage.

– Je le désire! Que le chasseur réponde avec une langue honnête et sans détour; sa voix est une musique qui longtemps a résonné doucement à mon oreille et réjoui mon cœur, je serais heureux que son explication me rendît l'ami que je croyais avoir perdu.

– Que mon frère m'interroge! Je répondrai à ses questions.

Sur un signe du Loup-Rouge, les Apaches avaient allumé plusieurs feux et établi un camp provisoire. Malgré toute sa finesse, le doute était entré dans le cœur du chef apache, il voulait prouver, au chasseur blanc qu'il redoutait, qu'il agissait franchement et ne nourrissait aucun mauvais dessein contre lui. Les Apaches, voyant la bonne entente qui semblait régner entre leur sachem et le chasseur, s'étaient hâtés d'exécuter l'ordre qu'ils avaient reçu. Toute trace de lutte avait en un moment disparu, et la clairière offrait l'aspect d'un campement de chasseurs paisibles, recevant la visite d'un ami.

Bon-Affût sourit intérieurement du succès de sa ruse et de la façon dont il avait su en quelques mots donner un tout autre tour à la position; cependant il n'était pas sans inquiétude sur l'explication que le chef allait lui demander; il se sentait dans un guêpier dont, à moins d'un hasard providentiel, il ne savait comment il parviendrait à sortir. Le Loup-Rouge avait invité le chasseur à prendre place à ses côtés auprès du feu, offre que celui-ci n'avait eu garde d'accepter, ne se doutant pas encore de quelle façon tourneraient les choses, et voulant se conserver une chance de salut au cas où l'explication deviendrait orageuse.

– Le chasseur pâle est-il prêt à répondre? demanda le Loup-Rouge.

– J'attends le bon plaisir de mon frère!

– Bon! Que mon frère ouvre les oreilles alors, un chef va parler.

– J'écoute!

– Le Loup-Rouge est un chef renommé; son nom est redouté par les Comanches, qui fuient devant lui comme des femmes timides. Un jour, à la tête de ses jeunes gens, le Loup-Rouge s'introduisit dans un altepetl (village) des Comanches, les Bisons Comanches chassaient dans la Prairie, leurs guerriers et leurs jeunes hommes étaient absents; le Loup-Rouge brûla les Calli et emmena les femmes prisonnières; est-ce vrai?

– C'est vrai! répondit le chasseur en s'inclinant.

– Parmi ces femmes, il s'en trouvait une pour laquelle le cœur du chef apache avait parlé; cette femme était la Cihuatl du sachem des Bisons Comanches. Le Loup-Rouge la mena dans sa tribu, la traita non comme une prisonnière, mais comme une sœur bien-aimée. Que fit le chasseur pâle?

Le chef s'interrompit en fixant un regard sévère sur Bon-Affût; celui-ci ne sourcilla pas.

– J'attends que mon frère m'accuse, afin de savoir ce qu'il me reproche, dit-il.

Le Loup-Rouge continua avec une certaine animation dans la voix:

– Le chasseur pâle, abusant de l'amitié du chef, s'introduisit dans son altepetl, sous le prétexte de visiter son frère rouge; comme il était connu et aimé de tous, il parcourut le village à sa guise, fureta partout, et lorsqu'il eut découvert l'Églantine, il l'enleva pendant une nuit obscure, comme un traître et un lâche!

A cette insulte, le chasseur serra le canon de son rifle par un mouvement convulsif; mais, reprenant presque aussitôt son sang-froid:

– Le chef est un grand guerrier, dit-il, il parle bien, les paroles arrivent à ses lèvres avec une abondance pleine de charme; malheureusement il se laisse entraîner par la passion et ne rapporte pas les choses ainsi qu'elles se sont passées.

– Ooah! s'écria le chef, le Loup-Rouge est donc un imposteur, sa langue menteuse doit être jetée aux chiens alors.

– J'ai écouté patiemment les paroles du chef, à son tour d'écouter les miennes.

– Bon! Que mon frère parle.

En ce moment, un sifflement faible comme un soupir se fit entendre; les Indiens n'y prêtèrent pas attention, mais le chasseur tressaillit, son œil profond lança un éclair et un sourire de triomphe plissa le coin de ses lèvres:

– Je serai bref, dit-il; je me suis, en effet, introduit dans le village de mon frère, mais franchement et loyalement, pour lui demander au nom de Mahchsi-Karehde, le grand sachem des Bisons Comanches, sa femme que le Loup-Rouge avait enlevée: cette femme, j'offrais de payer pour elle une riche rançon composée de quatre eruhpas, – fusils, – de six peaux de bisons femelles et de deux colliers de griffes d'ours gris; j'agissais ainsi dans le but d'empêcher une guerre entre les Bisons Comanches et les Apaches Antilopes; mon frère le Loup-Rouge, au lieu d'accepter mes propositions amicales, les a méprisées; je l'ai averti alors que, de gré ou de force, l'Aigle-Volant reprendrait sa femme traîtreusement enlevée dans son village pendant que lui était absent; puis je me suis retiré. Quel reproche peut m'adresser mon frère? Dans quelle circonstance me suis-je mal conduit avec lui? L'Aigle-Volant a repris sa femme: il a bien fait, il était dans son droit; le Loup-Rouge n'a rien à dire à cela, dans une circonstance semblable il aurait agi de même; j'ai dit, que mon frère réponde si son cœur lui prouve que j'ai eu tort.

1Voir Balle-Franche, 1 vol. in-12, Amyot, éditeur.