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Salammbô

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– «Ce sont tes bons amis les Barbares ! Traître ! infâme ! Tu reviens pour nous voir périr, n’est-ce pas – Laissez-le parler ! —» – «Non ! non !»

Ils se vengeaient de la contrainte où le cérémonial politique les avait tout à l’heure obligés ; et bien qu’ils eussent souhaité le retour d’Hamilcar, ils s’indignaient maintenant de ce qu’il n’avait point prévenu leurs désastres ou plutôt ne les avait pas subis comme eux.

Quand le tumulte fut calmé, le pontife de Moloch se leva.

– «Nous te demandons pourquoi tu n’es pas revenu à Carthage ?»

– «Que vous importe !» répondit dédaigneusement le Suffète.

Leurs cris redoublèrent.

– «De quoi m’accusez-vous ! J’ai mal conduit la guerre, peut-être ? Vous avez vu l’ordonnance de mes batailles, vous autres qui laissez commodément à des Barbares…»

– «Assez, assez !»

Il reprit, d’une voix basse, pour se faire mieux écouter :

– «Oh ! cela est vrai ! Je me trouve, lumières des Baals ; il en est parmi vous d’intrépides ! Giscon, lève-toi !»

Et parcourant la marche de l’autel, les paupières à demi fermées, comme pour chercher quelqu’un, il répéta : «Lève-toi Giscon ! tu peux m’accuser, ils te défendront ! Mais où est-il ?» Puis, comme se ravisant : «Ah ! dans sa maison, sans doute ? entouré de ses fils, commandant à ses esclaves, heureux, et comptant sur le mur les colliers d’honneur que la patrie lui a donnés ?»

Ils s’agitaient avec des haussements d’épaules, comme flagellés par les lanières. – «Vous ne savez même pas s’il est vivant ou s’il est mort !» Et sans se soucier de leurs clameurs, il disait qu’en abandonnant le Suffète, c’était la République qu’on avait abandonnée. De même la paix romaine, si avantageuse qu’elle leur parût, était plus funeste que vingt batailles. Quelques-uns applaudirent, les moins riches du Conseil, suspects d’incliner toujours vers le peuple ou vers la tyrannie. Leurs adversaires, chefs des Syssites et administrateurs, en triomphaient par le nombre ; les plus considérables s’étaient rangés près d’Hannon, qui siégeait à l’autre bout de la salle, devant la haute porte, fermée par une tapisserie d’hyacinthe.

Il avait peint avec du fard les ulcères de sa figure. Mais la poudre d’or de ses cheveux lui était tombée sur les épaules, où elle faisait deux plaques brillantes, et ils paraissaient blanchâtres, fins et crépus comme de la laine. Des linges imbibés d’un parfum gras qui dégouttelait sur les dalles, enveloppaient ses mains, et sa maladie sans doute avait considérablement augmenté, car ses yeux disparaissaient sous les plis de ses paupières. Pour voir, il lui fallait se renverser la tête. Ses partisans l’engageaient à parler. Enfin, d’une voix rauque et hideuse :

– «Moins d’arrogance, Barca ! Nous avons tous été vaincus ! Chacun supporte son malheur ! résigne-toi !»

– «Apprends-nous plutôt» , dit en souriant Hamilcar, «comment tu as conduit tes galères dans la flotte romaine ?»

– «J’étais chassé par le vent» , répondit Hannon.

– «Tu fais comme le rhinocéros qui piétine dans sa fiente : tu étales ta sottise ! tais-toi !» Et ils commencèrent à s’incriminer sur la bataille des Iles Aegates.

Hannon l’accusait de n’être pas venu à sa rencontre.

– «Mais c’eût été dégarnir Eryx. Il fallait prendre le large ; qui t’empêchait ? Ah ! j’oubliais ! tous les éléphants ont peur de la mer !»

Les gens d’Hamilcar trouvèrent la plaisanterie si bonne qu’ils poussèrent de grands rires. La voûte en retentissait, comme si l’on eût frappé des tympanons.

Hannon dénonça l’indignité d’un tel outrage ; cette maladie lui étant survenue par un refroidissement au siège d’Hécatompyle, et des pleurs coulaient sur sa face comme une pluie d’hiver sur une muraille en ruine.

Hamilcar reprit :

– «Si vous m’aviez aimé autant que celui-là, il y aurait maintenant une grande joie dans Carthage ! Combien de fois n’ai-je pas crié vers vous ! et toujours vous me refusiez de l’argent !»

– «Nous en avions besoin» , dirent les chefs des Syssites.

– «Et quand mes affaires étaient désespérées, nous avons bu l’urine des mulets et mangé les courroies de nos sandales, – quand j’aurais voulu que les brins d’herbe fussent des soldats, et faire des bataillons avec la pourriture de nos morts, vous rappeliez chez vous ce qui me restait de vaisseaux !»

– «Nous ne pouvions pas tout risquer» , répondit Baat-Baal, possesseur de mines d’or dans la Gétulie-Darytienne.

– «Que faisiez-vous cependant, ici, à Carthage, dans vos maisons, derrière vos murs ? Il y a des Gaulois sur l’Eridan qu’il fallait pousser, des Chananéens à Cyrène qui seraient venus, et tandis que les Romains envoient à Ptolémée des ambassadeurs…»

– «Il nous vante les Romains, à présent !» Quelqu’un lui cria : «Combien t’ont-ils payé pour les défendre ?»

– «Demande-le aux plaines du Brutium, aux ruines de Locres, de Métaponte et d’Héraclée ! J’ai brûlé tous leurs arbres, j’ai pillé tous leurs temples, et jusqu’à la mort des petits-fils de leurs petits-fils…»

– «Eh ! tu déclames comme un rhéteur !» fit Kapouras, un marchand très illustre. «Que veux-tu donc ?»

– «Je dis qu’il faut être plus ingénieux ou plus terrible ! Si l’Afrique entière rejette votre joug, c’est que vous ne savez pas, maîtres débiles, l’attacher à ses épaules ! Agathoclès, Régulus, Coepio, tous les hommes hardis n’ont qu’à débarquer pour la prendre ; et quand les Libyens qui sont à l’Orient s’entendront avec les Numides qui sont à l’Occident, et que les Nomades viendront du sud et les Romains du nord …»

Un cri d’horreur s’éleva. «Oh ! vous frapperez vos poitrines, vous vous roulerez dans la poussière et vous déchirerez vos manteaux ! N’importe ! il faudra s’en aller tourner la meule dans Suburre et faire la vendange sur les collines du Latium.»

Ils se battaient la cuisse droite pour marquer leur scandale, et les manches de leur robe se levaient comme de grandes ailes d’oiseaux effarouchés. Hamilcar, emporté par un esprit, continuait, debout sur la plus haute marche de l’autel, frémissant, terrible ; il levait les bras, et les rayons du candélabre qui brûlait derrière lui passaient entre ses doigts comme des javelots d’or.

– «Vous perdrez vos navires, vos campagnes, vos chariots, vos lits suspendus, et vos esclaves qui vous frottent les pieds ! Les chacals se coucheront dans vos palais, la charrue retournera vos tombeaux. Il n’y aura plus que le cri des aigles et l’amoncellement des ruines. Tu tomberas, Carthage !»

Les quatre pontifes étendirent leurs mains pour écarter l’anathème. Tous s’étaient levés. Mais le Suffète-de-la-mer, magistrat sacerdotal sous la protection du Soleil, était inviolable tant que l’assemblée des Riches ne l’avait pas jugé. Une épouvante s’attachait à l’autel. Ils reculèrent.

Hamilcar ne parlait plus. L’oeil fixe et la face aussi pâle que les perles de sa tiare, il haletait, presque effrayé par lui-même et l’esprit perdu dans des visions funèbres. De la hauteur où il était, tous les flambeaux sur les tiges de bronze lui semblaient une vaste couronne de feux, posée à ras des dalles ; des fumées noires, s’en échappant, montaient dans les ténèbres de la voûte ; et le silence pendant quelques minutes fut tellement profond qu’on entendait au loin le bruit de la mer.

Puis les Anciens se mirent à s’interroger. Leurs intérêts, leur existence se trouvait attaquée par les Barbares. Mais on ne pouvait les vaincre sans le secours du Suffète et cette considération, malgré leur orgueil, leur fit oublier toutes les autres. On prit à part ses amis.

Il y eut des réconciliations intéressées, des sous-entendus et des promesses. Hamilcar ne voulait plus se mêler d’aucun gouvernement. Tous le conjurèrent. Ils le suppliaient : et comme le mot de trahison revenait dans leurs discours, il s’emporta. Le seul traître, c’était le Grand-Conseil, car l’engagement des soldats expirant avec la guerre, ils devenaient libres dès que la guerre était finie ; : il exalta même leur bravoure et tous les avantages qu’on en pourrait tirer en les intéressant à la République par des donations, des privilèges.

Alors Magdassan un ancien Gouverneur de provinces, dit en roulant ses yeux jaunes :

– «Vraiment, Barca, à force de voyager, tu es devenu un Grec ou un Latin, je ne sais quoi ! Que parles-tu de récompenses pour ces hommes ? Périssent dix mille Barbares plutôt qu’un seul d’entre nous !»

Les Anciens approuvaient de la tête en murmurant :

– «Oui, faut-il tant se gêner ? On en trouve toujours !»

– «Et l’on s’en débarrasse commodément, n’est-ce pas ? On les abandonne, ainsi que vous avez fait en Sardaigne. On avertit l’ennemi du chemin qu’ils doivent prendre, comme pour ces Gaulois dans la Sicile, ou bien on les débarque au milieu de la mer. En revenant, j’ai vu le rocher tout blanc de leurs os !»

– «Quel malheur !» fit impudemment Kapouras.

– «Est-ce qu’ils n’ont pas cent fois tourné à l’ennemi !» exclamaient les autres.

Hamilcar s’écria :

– «Pourquoi donc, malgré vos lois, les avez-vous rappelés à Carthage ? Et quand ils sont dans votre ville, pauvres et nombreux au milieu de toutes vos richesses, l’idée ne vous vient pas de les affaiblir par la moindre division ! Ensuite vous les congédiez avec leurs femmes et avec leurs enfants, tous, sans garder un seul otage ! Comptiez-vous qu’ils s’assassineraient pour vous épargner la douleur de tenir vos serments ? Vous les haïssez, parce qu’ils sont forts ! Vous me haïssez encore plus, moi, leur maître ! Oh ! je l’ai senti, tout à l’heure, quand vous me baisiez les mains, et que vous vous reteniez tous pour ne pas les mordre !»

Si les lions qui dormaient dans la cour fussent entrés en hurlant, la clameur n’eût pas été plus épouvantable. Mais le pontife d’Eschmoûn se leva, et, les deux genoux l’un contre l’autre, les coudes au corps, tout droit et les mains à demi ouvertes, il dit :

 

– «Barca, Carthage a besoin que tu prennes contre les Mercenaires le commandement général des forces puniques !»

– «Je refuse» , répondit Hamilcar.

– «Nous te donnerons pleine autorité ! —» crièrent les chefs des Syssites.

– «Non !»

– «Sans aucun contrôle, sans partage, tout l’argent que tu voudras, tous les captifs, tout le butin, cinquante zerets de terre par cadavre d’ennemi.»

– «Non ! non ! parce qu’il est impossible de vaincre avec vous !»

– «Il en a peur.»

– «Parce que vous êtes lâches, avares, ingrats, pusillanimes et fous !»

– «Il les ménage !»

– «Pour se mettre à leur tête» , dit quelqu’un.

– «Et revenir sur nous» , dit un autre ; et du fond de la salle, Hannon hurla :

– «Il veut se faire roi !»

Alors ils bondirent, en renversant les sièges et les flambeaux : leur foule s’élança vers l’autel ; ils brandissaient des poignards. Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deux larges coutelas ; et à demi courbé, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants, les dents serrées, il les défiait, immobile sous le candélabre d’or.

Ainsi, par précaution, ils avaient apporté des armes ; c’était un crime ; ils se regardèrent les uns les autres, effrayés. Comme tous étaient coupables, chacun bien vite se rassura, et peu à peu, tournant le dos au Suffète, ils redescendirent, enragés d’humiliation. Pour la seconde fois, ils reculaient devant lui. Pendant quelque temps, ils restèrent debout. Plusieurs qui s’étaient blessé les doigts les portaient à leur bouche ou les roulaient doucement dans le bas de leur manteau, et ils allaient s’en aller quand Hamilcar entendit ces paroles :

– «Eh ! c’est une délicatesse pour ne pas affliger sa fille !»

Une voix plus haute s’éleva :

– «Sans doute, puisqu’elle prend ses amants parmi les Mercenaires !»

D’abord il chancela, puis ses yeux cherchèrent rapidement Schahabarim. Mais, seul, le prêtre de Tanit était resté à sa place ; et Hamilcar n’aperçut de loin que son haut bonnet. Tous lui ricanaient à la face. A mesure qu’augmentait son angoisse, leur joie redoublait, et, au milieu des huées, ceux qui étaient par-derrière criaient :

– «On l’a vu sortir de sa chambre !»

– «Un matin du mois de Tammouz !»

– «C’est le voleur du zaïmph !»

– «Un homme très beau !»

– «Plus grand que toi !»

Il arracha sa tiare, insigne de sa dignité, – sa tiare à huit rangs mystiques dont le milieu portait une coquille d’émeraude – et à deux mains, de toutes ses forces, il la lança par terre ; les cercles d’or en se brisant rebondirent, et les perles sonnèrent sur les dalles. Ils virent alors sur la blancheur de son front une longue cicatrice ; elle s’agitait comme un serpent entre ses sourcils ; tous ses membres tremblaient. Il monta un des escaliers latéraux qui conduisaient sur l’autel et il marchait dessus ! C’était se vouer au Dieu, s’offrir en holocauste. Le mouvement de son manteau agitait les lueurs du candélabre plus bas que ses sandales, et la poudre fine, soulevée par ses pas, l’entourait comme un nuage jusqu’au ventre. Il s’arrêta entre les jambes du colosse d’airain. Il prit dans ses mains deux poignées de cette poussière dont la vue seule faisait frissonner d’horreur tous les Carthaginois, et il dit :

– «Par les cent flambeaux de vos Intelligences ! par les huit feux des Kabyres ! par les étoiles, les météores et les volcans ! par tout ce qui brûle ! par la soif du Désert et la salure de l’Océan ! par la caverne d’Hadrumète et l’empire des Ames ! par l’extermination ! par la cendre de vos fils, et la cendre des frères de vos aïeux, avec qui maintenant je confonds la mienne ! vous, les Cent du Conseil de Carthage, vous avez menti en accusant ma fille ! Et moi, Hamilcar Barca, Suffète-de-la-mer, Chef des Riches et Dominateur du peuple, devant Moloch-à-tête-de-taureau, je jure…» On s’attendait à quelque chose d’épouvantable, mais il reprit d’une voix plus haute et plus calme : «Que même je ne lui en parlerai pas !»

Les serviteurs sacrés, portant des peignes d’or, entrèrent, – les uns avec des éponges de pourpre et les autres avec des branches de palmier. Ils relevèrent le rideau d’hyacinthe étendu devant la porte : et par l’ouverture de cet angle, on aperçut au fond des autres salles le grand ciel rose qui semblait continuer la voûte, en s’appuyant à l’horizon sur la mer toute bleue. Le soleil, sortant des flots, montait. Il frappa tout à coup contre la poitrine du colosse d’airain, divisé en sept compartiments que fermaient des grilles. Sa gueule aux dents rouges s’ouvrait dans un horrible bâillement ; ses naseaux énormes se dilataient, le grand jour l’animait, lui donnait un air terrible et impatient, comme s’il avait voulu bondir au-dehors pour se mêler avec l’astre, le Dieu, et parcourir ensemble les immensités.

Cependant les flambeaux répandus par terre brûlaient encore, en allongeant çà et là sur les pavés de nacre comme des taches de sang. Les Anciens chancelaient, épuisés ; ils aspiraient à pleins poumons la fraîcheur de l’air ; la sueur coulait sur leurs faces livides ; à force d’avoir crié, ils ne s’entendaient plus. Mais leur colère contre le Suffète n’était point calmée ; en manière d’adieux ils lui jetaient des menaces, et Hamilcar leur répondait :

– «A la nuit prochaine, Barca, dans le temple d’Eschmoûn !»

– «J’y serai !»

– «Nous te ferons condamner par les Riches !»

– «Et moi par le peuple !»

– «Prends garde de finir sur la croix !»

– «Et vous, déchirés dans les rues !»

Dès qu’ils furent sur le seuil de la cour, ils reprirent un calme maintien.

Leurs coureurs et leurs cochers les attendaient à la porte. La plupart s’en allèrent sur des mules blanches. Le Suffète sauta dans son char, prit les rênes ; les deux bêtes, courbant leur encolure et frappant en cadence les cailloux qui rebondissaient, montèrent au grand galop toute la voie des Mappales, et le vautour d’argent, à la pointe du timon, semblait voler tant le char passait vite.

La route traversait un champ, planté de longues dalles, aiguës par le sommet, telles que des pyramides, et qui portaient, entaillée à leur milieu, une main ouverte comme si le mort couché dessous l’eût tendue vers le ciel pour réclamer quelque chose. Ensuite, étaient disséminées des cabanes en terre, en branchages, en claies de joncs, toutes de forme conique. De petits murs en cailloux, des rigoles d’eau vive, des cordes de sparterie, des haies de nopals séparaient irrégulièrement ces habitations, qui se tassaient de plus en plus, en s’élevant vers les jardins du Suffète. Mais Hamilcar tendait ses yeux sur une grande tour dont les trois étages faisaient trois monstrueux cylindres, le premier bâti en pierres, le second en briques, et le troisième, tout en cèdre, – supportant une coupole de cuivre sur vingt-quatre colonnes de genévrier, d’où retombaient, en manière de guirlandes, des chaînettes d’airain entrelacées. Ce haut édifice dominait les bâtiments qui s’étendaient à droite, les entrepôts, la maison-de-commerce, tandis que le palais des femmes se dressait au fond des cyprès, – alignés comme deux murailles de bronze.

Quand le char retentissant fut entré par la porte étroite, il s’arrêta sous un large hangar, où des chevaux, retenus à des entraves, mangeaient des tas d’herbes coupées.

Tous les serviteurs accoururent. Ils faisaient une multitude, ceux qui travaillaient dans les campagnes, par terreur des soldats, ayant été ramenés à Carthage. Les laboureurs, vêtus de peaux de bêtes, traînaient des chaînes rivées à leurs chevilles ; les ouvriers des manufactures de pourpre avaient les bras rouges comme des bourreaux ; les marins, des bonnets verts ; les pêcheurs, des colliers de corail ; les chasseurs, un filet sur l’épaule ; et les gens de Mégara, des tuniques blanches ou noires, des caleçons de cuir, des calottes de paille, de feutre ou de toile, selon leur service ou leurs industries différentes.

Par-derrière se pressait une populace en haillons. Ils vivaient, ceux-là, sans aucun emploi, loin des appartements, dormaient la nuit dans les jardins, dévoraient les restes des cuisines, – moisissure humaine qui végétait à l’ombre du palais. Hamilcar les tolérait, par prévoyance encore plus que par dédain. Tous, en témoignage de joie, s’étaient mis une fleur à l’oreille, et beaucoup d’entre eux ne l’avaient jamais vu.

Mais des hommes, coiffés comme des sphinx et munis de grands bâtons, s’élancèrent dans la foule, en frappant de droite et de gauche. C’était pour repousser les esclaves curieux de voir le maître, afin qu’il ne fût pas assailli sous leur nombre et incommodé par leur odeur.

Alors, tous se jetèrent à plat ventre en criant :

– «Oeil de Baal, que ta maison fleurisse !»

Et entre ces hommes, ainsi couchés par terre dans l’avenue des cyprès, l’Intendant-des-intendants, Abdalonim, coiffé d’une mitre blanche, s’avança vers Hamilcar, un encensoir à la main.

Salammbô descendait alors l’escalier des galères. Toutes ses femmes venaient derrière elle ; et, à chacun de ses pas, elles descendaient aussi. Les têtes des Négresses marquaient de gros points noirs la ligne des bandeaux à plaque d’or qui serraient le front des Romaines. D’autres avaient dans les cheveux des flèches d’argent, des papillons d’émeraude, ou de longues aiguilles étalées en soleil. Sur la confusion de ces vêtements blancs, jaunes et bleus, les anneaux, les agrafes, les colliers, les franges, les bracelets resplendissaient ; un murmure d’étoffes légères s’élevait ; on entendait le claquement des sandales avec le bruit sourd des pieds nus posant sur le bois : – et, çà et là, un grand eunuque, qui les dépassait des épaules, souriait la face en l’air. Quand l’acclamation des hommes se fut apaisée, en se cachant le visage avec leurs manches, elles poussèrent ensemble un cri bizarre, pareil au hurlement d’une louve, et il était si furieux et si strident qu’il semblait faire, du haut en bas, vibrer comme une lyre le grand escalier d’ébène tout couvert de femmes.

Le vent soulevait leurs voiles, et les minces tiges des papyrus se balançaient doucement. On était au mois de Schebaz, en plein hiver. Les grenadiers en fleur se bombaient sur l’azur du ciel, et, à travers les branches, la mer apparaissait avec une île au loin, à demi perdue dans la brume.

Hamilcar s’arrêta, en apercevant Salammbô. Elle lui était survenue après la mort de plusieurs enfants mâles. D’ailleurs, la naissance des filles passait pour une calamité dans les religions du Soleil. Les Dieux, plus tard, lui avaient envoyé un fils ; mais il gardait quelque chose de son espoir trahi et comme l’ébranlement de la malédiction qu’il avait prononcée contre elle. Salammbô, cependant, continuait à marcher.

Des perles de couleurs variées descendaient en longues grappes de ses oreilles sur ses épaules et jusqu’aux coudes. Sa chevelure était crêpée, de façon à simuler un nuage. Elle portait, autour du cou, de petites plaques d’or quadrangulaires représentant une femme entre deux lions cabrés ; et son costume reproduisait en entier l’accoutrement de la Déesse. Sa robe d’hyacinthe, à manches larges, lui serrait la taille en s’évasant par le bas. Le vermillon de ses lèvres faisait paraître ses dents plus blanches, et l’antimoine de ses paupières ses yeux plus longs. Ses sandales, coupées dans un plumage d’oiseau, avaient des talons très hauts et elle était pâle extraordinairement, à cause du froid sans doute.

Enfin elle arriva près d’Hamilcar, et, sans le regarder, sans lever la tête, elle lui dit :

– «Salut, Oeil de Baalim, gloire éternelle ! triomphe ! loisir ! satisfaction ! richesse ! Voilà longtemps que mon coeur était triste, et la maison languissait. Mais le maître qui revient est comme Tainmmouz ressuscité ; et sous ton regard, ô père, une joie, une existence nouvelle va partout s’épanouir !»

Et prenant des mains de Taanach un petit vase oblong où fumait un mélange de farine, de beurre, de cardamome et de vin : – «Bois à pleine gorge» dit-elle, «la boisson du retour préparée par ta servante.»

Il répliqua «Bénédiction sur toi !» et il saisit machinalement le vase d’or qu’elle lui tendait.

Cependant, il l’examinait avec une attention si âpre que Salammbô troublée balbutia :

– «On t’a dit, ô maître ! …»

– «Oui ! je sais !» fit Hamilcar à voix basse.

Etait-ce un aveu ? ou parlait-elle des Barbares ? Et il ajouta quelques mots vagues sur les embarras publics qu’il espérait à lui seul dissiper.

– «O père !» exclama Salammbô, «tu n’effaceras pas ce qui est irréparable !»

Alors il se recula, et Salammbô s’étonnait de son ébahissement ; car elle ne songeait point à Carthage mais au sacrilège dont elle se trouvait complice. Cet homme, qui faisait trembler les légions et qu’elle connaissait à peine, l’effrayait comme un dieu ; il avait deviné, il savait tout, quelque chose de terrible allait venir. Elle s’écria : «Grâce !»

 

Hamilcar baissa la tête, lentement.

Bien qu’elle voulût s’accuser, elle n’osait ouvrir les lèvres ; et cependant elle étouffait du besoin de se plaindre et d’être consolée. Hamilcar combattait l’envie de rompre son serment. Il le tenait par orgueil, ou par crainte d’en finir avec son incertitude : et il la regardait en face, de toutes ses forces, pour saisir ce qu’elle cachait au fond de son coeur.

Peu à peu, en haletant, Salammbô s’enfonçait la tête dans les épaules, écrasée par ce regard trop lourd. Il était sûr maintenant qu’elle avait failli dans l’étreinte d’un Barbare ; il frémissait, il leva ses deux poings. Elle poussa un cri et tomba entre ses femmes, qui s’empressèrent autour d’elle.

Hamilcar tourna les talons. Tous les intendants le suivirent.

On ouvrit la porte des entrepôts, et il entra dans une vaste salle ronde où aboutissaient, comme les rayons d’une roue à son moyeu, de longs couloirs qui conduisaient vers d’autres salles. Un disque de pierre s’élevait au centre avec des balustres pour soutenir des coussins accumulés sur des tapis.

Le Suffète se promena d’abord à grands pas rapides ; : il respirait bruyamment, il frappait la terre du talon, il se passait la main sur le front comme un homme harcelé par les mouches. Mais il secoua la tête, et, en apercevant l’accumulation des richesses, il se calma ; : sa pensée, qu’attiraient les perspectives des couloirs, se répandait dans les autres salles pleines de trésors plus rares. Des plaques de bronze, des lingots d’argent et des barres de fer alternaient avec les saumons d’étain apportés des Cassitérides par la mer Ténébreuse : les gommes du pays des Noirs débordaient de leurs sacs en écorce de palmier ; poudre d’or, tassée dans des outres, fuyait insensiblement par les coutures trop vieilles. De minces filaments, tirés des plantes marines, pendaient entre les lins d’Egypte, de Grèce, de Taprobane et de Judée : des madrépores, tels que de larges buissons, se hérissaient au pied des murs : et une odeur indéfinissable flottait, exhalaison des parfums, des cuirs, des épices et des plumes d’autruche liées en gros bouquets tout au haut de la voûte. Devant chaque couloir, des dents d’éléphant posées debout, en se réunissant par les pointes, formaient un arc au-dessus de la porte.

Enfin, il monta sur le disque de pierre. Tous les intendants se tenaient les bras croisés, la tête basse, tandis qu’Abdalonim levait d’un air orgueilleux sa mitre pointue.

Hamilcar interrogea le Chef-des-navires. C’était un vieux pilote aux paupières éraillées par le vent, et des flocons blancs descendaient jusqu’à ses hanches, comme si l’écume des tempêtes lui était restée sur la barbe.

Il répondit qu’il avait envoyé une flotte par Gadès et Thymiamata, pour tâcher d’atteindre Eziongaber, en doublant la Corne-du-Sud et le promontoire des Aromates.

D’autres avaient continué dans l’Ouest, durant quatre lunes, sans rencontrer de rivages ; mais la proue des navires s’embarrassait dans les herbes, l’horizon retentissait continuellement du bruit des cataractes, des brouillards couleur de sang obscurcissaient le soleil, une brise toute chargée de parfums endormait les équipages ; et à présent ils ne pouvaient rien dire, tant leur mémoire était troublée. Cependant on avait remonté les fleuves des Scythes, pénétré en Colchide, chez les Ingriens, chez les Estiens, ravi dans l’archipel quinze cents vierges et coulé bas tous les vaisseaux étrangers naviguant au-delà du cap Oestrymon, pour que le secret des routes ne fût pas connu. Le roi Ptolémée retenait l’encens de Schesbar, Syracuse, Elathia, la Corse et les îles n’avaient rien fourni, et le vieux pilote baissa la voix pour annoncer qu’une trirème était prise à Rusicada par les Numides, – «car ils sont avec eux, Maître» .

Hamilcar fronça les sourcils ; puis il fit signe de parler au Chef-des-voyages, enveloppé d’une robe brune sans ceinture, et la tête prise dans une longue écharpe d’étoffe blanche qui, passant au bord de sa bouche, lui retombait par-derrière sur l’épaule.

Les caravanes étaient parties régulièrement à l’équinoxe d’hiver. Mais, de quinze cents hommes se dirigeant sur l’extrême Ethiopie avec d’excellents chameaux, des outres neuves et des provisions de toiles peintes, un seul avait reparu à Carthage, – les autres étant morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du désert ; – et il disait avoir vu, bien au-delà du Harousch-Noir, après les Atarantes et le pays des grands singes, d’immenses royaumes où les moindres ustensiles sont tous en or, un fleuve couleur de lait, large comme une mer ; des forêts d’arbres bleus, des collines d’aromates, des monstres à figure humaine végétant sur les rochers et dont les prunelles, pour vous regarder, s’épanouissent comme des fleurs ; puis, derrière des lacs tout couverts de dragons, des montagnes de cristal qui supportent le soleil. D’autres étaient revenus de l’Inde avec des paons, du poivre et des tissus nouveaux. Quant à ceux qui vont acheter des calcédoines par le chemin des Syrtes et le temple d’Ammon, sans doute ils avaient péri dans les sables. Les caravanes de la Gétulie et de Phazzana avaient fourni leurs provenances habituelles ; mais il n’osait à présent, lui, le Chef-des-voyages, en équiper aucune.

Hamilcar comprit ; les Mercenaires occupaient la campagne. Avec un sourd gémissement, il s’appuya sur l’autre coude ; et le Chef-des-métairies avait si peur de parler, qu’il tremblait horriblement malgré ses épaules trapues et ses grosses prunelles rouges. Sa face, camarde comme celle d’un dogue, était surmontée d’un réseau en fils d’écorces ; il portait un ceinturon en peau de léopard avec tous les poils et où reluisaient deux formidables coutelas.

Dès qu’Hamilcar se détourna, il se mit, en criant, à invoquer tous les Baals. Ce n’était pas sa faute ! il n’y pouvait rien ! Il avait observé les températures, les terrains, les étoiles, fait les plantations au solstice d’hiver, les élagages au décours de la lune, inspecté les esclaves, ménagé leurs habits.

Mais Hamilcar s’irritait de cette loquacité. Il claqua de la langue et l’homme au coutelas d’une voix rapide :

– «Ah ! Maître ! ils ont tout pillé ! tout saccagé ! tout détruit ! Trois mille pieds d’arbres sont coupés à Maschala, et à Ubada les greniers défoncés, les citernes comblées ! A Tedès, ils ont emporté quinze cents gomors de farine ; à Marazzana, tué les pasteurs, mangé les troupeaux, brûlé ta maison, ta belle maison à poutres de cèdre, où tu venais l’été ! Les esclaves de Tuburbo, qui sciaient de l’orge, se sont enfuis vers les montagnes ; et les ânes, les bardeaux, les mulets, les boeufs de Taormine, et les chevaux orynges, plus un seul ! tous emmenés ! C’est une malédiction ! je n’y survivrai pas !» Il reprenait en pleurant : «Ah ! Si tu savais comme les celliers étaient pleins et les charrues reluisantes ! Ah ! les beaux béliers ! ah ! les beaux taureaux !»

La colère d’Hamilcar l’étouffait. Elle éclata :

– «Tais-toi ! Suis-je donc un pauvre ? Pas de mensonges ! dites vrai ! Je veux savoir tout ce que j’ai perdu, jusqu’au dernier sicle, jusqu’au dernier cab ! Abdalonim, apporte-moi les comptes des vaisseaux, ceux des caravanes ; ceux des métairies, ceux de la maison ! Et si votre conscience est trouble, malheur sur vos têtes ! Sortez !»

Tous les intendants, marchant à reculons et les poings jusqu’à terre, sortirent.

Abdalonim alla prendre au milieu d’un casier, dans la muraille, des cordes à noeuds, des bandes de toile ou de papyrus, des omoplates de mouton chargées d’écritures fines. Il les déposa aux pieds d’Hamilcar, lui mit entre les mains un cadre de bois garni de trois fils intérieurs où étaient passées des boules d’or, d’argent et de corne, et il commença :