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Salammbô

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Les rues se trouvèrent trop étroites pour les éléphants. Il fallut les laisser dehors.

Dès que le Suffète fut dans la ville, les principaux le vinrent saluer. Il se fit conduire aux étuves, et appela ses cuisiniers.

Trois heures après, il était encore enfoncé dans l’huile de cinnamome dont on avait rempli la vasque ; et, tout en se baignant, il mangeait, sur une peau de boeuf étendue, des langues de phénicoptères avec des graines de pavot assaisonnées au miel. Près de lui, son médecin qui, immobile dans une longue robe jaune, faisait de temps à autre réchauffer l’étuve, et deux jeunes garçons penchés sur les marches du bassin, lui frottaient les jambes. Mais les soins de son corps n’arrêtaient pas son amour de la chose publique, et il dictait une lettre pour le Grand-Conseil, et, comme on venait de faire des prisonniers, il se demandait quel châtiment terrible inventer.

– «Arrête !» dit-il à un esclave qui écrivait, debout, dans le creux de sa main. «Qu’on m’en amène ! Je veux les voir.»

Et du fond de la salle emplie d’une vapeur blanchâtre où les torches jetaient des taches rouges, on poussa trois Barbares : un Samnite, un Spartiate et un Cappadocien.

– «Continue !» dit Hannon.

– «Réjouissez-vous, lumière des Baals ! votre suffète a exterminé les chiens voraces ! Bénédictions sur la République ! Ordonnez des prières !»

Il aperçut les captifs, et alors éclatant de rire :

– «Ah ! ah ! mes braves de Sicca ! Vous ne criez plus si fort aujourd’hui ! C’est moi ! Me reconnaissez-vous ? Où sont donc vos épées ? Quels hommes terribles, vraiment !» Et il feignait de se vouloir cacher, comme s’il en avait peur. – «Vous demandiez des chevaux, des femmes, des terres, des magistratures, sans doute, et des sacerdoces ! Pourquoi pas ? Eh bien, je vous en fournirai, des terres, et dont jamais vous ne sortirez ! On vous mariera à des potences toutes neuves ! Votre solde ? on vous la fondra dans la bouche en lingots de plomb ! et je vous mettrai à de bonnes places, très hautes, au milieu des nuages, pour être rapprochés des aigles !»

Les trois Barbares, chevelus et couverts de guenilles, le regardaient sans comprendre ce qu’il disait. Blessés aux genoux, on les avait saisis en leur jetant des cordes, et les grosses chaînes de leurs mains traînaient par le bout, sur les dalles. Hannon s’indigna de leur impassibilité.

– «A genoux ! à genoux ! chacals ! poussière ! vermine ! excréments ! Et ils ne répondent pas ! Assez ! taisez-vous ! Qu’on les écorche vifs ! Non ! Tout à l’heure !»

Il soufflait comme un hippopotame, en roulant ses yeux. L’huile parfumée débordait sous la masse de son corps, et, se collant contre les écailles de sa peau, à la lueur des torches, la faisait paraître rose.

Il reprit :

– «Nous avons, pendant quatre jours, grandement souffert du soleil. Au passage du Macar, des mulets se sont perdus. Malgré leur position, le courage extraordinaire… Ah ! Demonades ! comme je souffre ! Qu’on réchauffe les briques, et qu’elles soient rouges !»

On entendit un bruit de râteaux et de fourneaux. L’encens fuma plus fort dans les larges cassolettes, et les masseurs tout nus, qui suaient comme des éponges, lui écrasèrent sur les articulations une pâte composée avec du froment, du soufre, du vin noir, du lait de chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une soif incessante le dévorait ; l’homme vêtu de jaune ne céda pas à cette envie, et, lui tendant une coupe d’or où fumait un bouillon de vipère :

– «Bois !» dit-il, «pour que la force des serpents, nés du soleil, pénètre dans la moelle de tes os, et prends courage, ô reflet des Dieux ! Tu sais d’ailleurs qu’un prêtre d’Eschmoûn observe autour du Chien les étoiles cruelles d’où dérive ta maladie. Elles pâlissent comme les macules de ta peau, et tu n’en dois pas mourir.»

– «Oh ! oui, n’est-ce pas ?» répéta le Suffète, «je n’en dois pas mourir !» Et de ses lèvres violacées s’échappait une haleine plus nauséabonde que l’exhalaison d’un cadavre. Deux charbons semblaient brûler à la place de ses yeux, qui n’avaient plus de sourcils ; un amas de peau rugueuse lui pendait sur le front ; ses deux oreilles, en s’écartant de sa tête, commençaient à grandir, et les rides profondes qui formaient des demi-cercles autour de ses narines lui donnaient un aspect étrange et effrayant, l’air d’une bête farouche. Sa voix dénaturée ressemblait à un rugissement ; il dit :

– «Tu as peut-être raison, Demonades ? En effet, voilà bien des ulcères qui se sont fermés. Je me sens robuste. Tiens ! regarde comme je mange !»

Et moins par gourmandise que par ostentation, et pour se prouver à lui-même qu’il se portait bien, il entamait les farces de fromage et d’origan, les poissons désossés, les courges, les huîtres, avec des oeufs, des raiforts, des truffes et des brochettes de petits oiseaux. Tout en regardant les prisonniers, il se délectait dans l’imagination de leur supplice. Cependant il se rappelait Sicca, et la rage de toutes ses douleurs s’exhalait en injures contre ces trois hommes.

– «Ah ! traîtres ! ah ! misérables ! infâmes ! maudits ! Et vous m’outragiez, moi ! moi ! le Suffète ! Leurs services, le prix de leur sang, comme ils disent ! Ah ! oui ! leur sang ! leur sang !» Puis, se parlant à lui-même : – «Tous périront ! on n’en vendra pas un seul ! Il vaudrait mieux les conduire à Carthage ! on me verrait… mais je n’ai pas, sans doute, emporté assez de chaînes ? Ecris : envoyez-moi … Combien sont-ils ? qu’on aille le demander à Muthumbal ! Va ! pas de pitié ! et qu’on m’apporte dans des corbeilles toutes leurs mains coupées !»

Mais des cris bizarres, à la fois rauques et aigus, arrivaient dans la salle, par-dessus la voix d’Hannon et le retentissement des plats que l’on posait autour de lui. Ils redoublèrent, et tout à coup le barrissement furieux des éléphants éclata, comme si la bataille recommençait. Un grand tumulte entourait la ville.

Les Carthaginois n’avaient point cherché à poursuivre les Barbares. Ils s’étaient établis au pied des murs, avec leurs bagages, leurs valets, tout leur train de satrapes, et ils se réjouissaient sous leurs belles tentes à bordures de perles, tandis que le camp des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu’un amas de ruines. Spendius avait repris son courage. Il expédia Zarxas vers Mâtho, parcourut les bois, rallia ses hommes (les pertes n’étaient pas considérables), – et enragés d’avoir été vaincus sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand on découvrit une cuve de pétrole, abandonnée sans doute par les Carthaginois. Alors Spendius fit enlever des porcs dans les métairies, les barbouilla de bitume, y mit le feu et les poussa vers Utique.

Les éléphants, effrayés par ces flammes, s’enfuirent. Le terrain montait, on leur jetait des javelots, ils revinrent en arrière ; – et à grands coups d’ivoire et sous leurs pieds, ils éventraient les Carthaginois, les étouffaient, les aplatissaient. Derrière eux, les Barbares descendaient la colline ; le camp punique, sans retranchements, dès la première charge fut saccagé, et les Carthaginois se trouvèrent écrasés contre les portes, car on ne voulut pas les ouvrir dans la peur des Mercenaires.

Le jour se levait ; on vit, du côté de l’Occident, arriver les fantassins de Mâtho. En même temps des cavaliers parurent ; c’était Narr’Havas avec ses Numides. Sautant par-dessus les ravins et les buissons, ils forçaient les fuyards comme des lévriers qui chassent des lièvres. Ce changement de fortune interrompit le Suffète. Il cria pour qu’on vînt l’aider à sortir de l’étuve.

Les trois captifs étaient toujours devant lui. Alors un nègre (le même qui, dans la bataille, portait son parasol) se pencha vers son oreille.

– «Eh bien ! . . ? …» répondit le Suffète lentement.

– «Ah ! tue-les !» ajouta-t-il d’un ton brusque.

L’Ethiopien tira de sa ceinture un long poignard et les trois têtes tombèrent. Une d’elles, en rebondissant parmi les épluchures du festin, alla sauter dans la vasque, et elle y flotta quelque temps, la bouche ouverte et les yeux fixes. Les lueurs du matin entraient par les fentes du mur ; les trois corps, couchés sur leur poitrine, ruisselaient à gros bouillons comme trois fontaines, et une nappe de sang coulait sur les mosaïques, sablées de poudre bleue. Le Suffète trempa sa main dans cette fange toute chaude, et il s’en frotta les genoux : c’était un remède.

Le soir venu, il s’échappa de la ville avec son escorte, puis s’engagea dans la montagne, pour rejoindre son armée.

Il parvint à en retrouver les débris.

Quatre jours après, il était à Gorza, sur le haut d’un défilé, quand les troupes de Spendius se présentèrent en bas. Vingt bonnes lances, en attaquant le front de leur colonne, les eussent facilement arrêtées ; les Carthaginois les regardèrent passer tout stupéfaits. Hannon reconnut à l’arrière-garde le roi des Numides ; Narr’Havas s’inclina pour le saluer, en faisant un signe qu’il ne comprit pas.

On s’en revint à Carthage avec toutes sortes de terreurs. On marchait la nuit seulement ; le jour on se cachait dans les bois d’oliviers. A chaque étape quelques-uns mouraient ; ils se crurent perdus plusieurs fois. Enfin ils atteignirent le cap Hermaeum, où des vaisseaux vinrent les prendre.

Hannon était si fatigué, si désespéré, – la perte des éléphants surtout l’accablait, – qu’il demanda, pour en finir, du poison à Demonades. D’ailleurs, il se sentait déjà tout étendu sur sa croix.

Carthage n’eut pas la force de s’indigner contre lui. On avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles d’argent, quinze mille six cent vingt-trois shekels d’or, dix-huit éléphants, quatorze membres du Grand-Conseil, trois cents Riches, huit mille citoyens, du blé pour trois lunes, un bagage considérable et toutes les machines de guerre ! La défection de Narr’Havas était certaine, les deux sièges recommençaient. L’armée d’Autharite s’étendait maintenant de Tunis à Rhadès. Du haut de l’Acropole, on apercevait dans la campagne de longues fumées montant jusqu’au ciel ; c’étaient les châteaux des Riches qui brûlaient.

 

Un homme, seul, aurait pu sauver la République. On se repentit de l’avoir méconnu, et le parti de la paix, lui-même, vota les holocaustes pour le retour d’Hamilcar.

La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô. Elle croyait la nuit entendre les pas de la Déesse, et elle se réveillait épouvantée en jetant des cris. Elle envoyait tous les jours porter de la nourriture dans les temples. Taanach se fatiguait à exécuter ses ordres, et Schahabarim ne la quittait plus.

Chapitre 7. Hamilcar Barca

L’Annonciateur-des-Lunes qui veillait toutes les nuits au haut du temple d’Eschmoûn, pour signaler avec sa trompette les agitations de l’astre, aperçut un matin, du côté de l’Occident, quelque chose de semblable à un oiseau frôlant de ses longues ailes la surface de la mer.

C’était un navire à trois rangs de rames ; il y avait à la proue un cheval sculpté. Le soleil se levait ; l’Annonciateur-des-Lunes mit sa main devant les yeux ; puis saisissant à plein bras son clairon, il poussa sur Carthage un grand cri d’airain.

De toutes les maisons des gens sortirent ; on ne voulait pas en croire les paroles, on se disputait, le môle était couvert de peuple. Enfin on reconnut la trirème d’Hamilcar.

Elle s’avançait d’une façon orgueilleuse et farouche, l’antenne toute droite, la voile bombée dans la longueur du mât, en fendant l’écume autour d’elle ; ses gigantesques avirons battaient l’eau en cadence ; de temps à autre l’extrémité de sa quille, faite comme un soc de charrue, apparaissait, et sous l’éperon qui terminait sa proue, le cheval à tête d’ivoire, en dressant ses deux pieds, semblait courir sur les plaines de la mer.

Autour du promontoire, comme le vent avait cessé, la voile tomba, et l’on aperçut auprès du pilote un homme debout, tête nue ; c’était lui, le suffète Hamilcar ! Il portait autour des flancs des lames de fer qui reluisaient ; un manteau rouge s’attachant à ses épaules laissait voir ses bras ; deux perles très longues pendaient à ses oreilles, et il baissait sur sa poitrine sa barbe noire, touffue.

Cependant la galère ballottée au milieu des rochers côtoyait le môle, et la foule la suivait sur les dalles en criant :

– «Salut ! bénédiction ! Oeil de Khamon ! ah ! délivre-nous ! C’est la faute des Riches ! ils veulent te faire mourir ! Prends garde à toi, Barca !»

Il ne répondait pas, comme si la clameur des océans et des batailles l’eût complètement assourdi. Mais quand il fut sous l’escalier qui descendait de l’Acropole, Hamilcar releva la tête et, les bras croisés, il regarda le temple d’Eschmoûn. Sa vue monta plus haut encore, dans le grand ciel pur ; d’une voix âpre, il cria un ordre à ses matelots ; la trirème bondit ; elle érafla l’idole établie à l’angle du môle pour arrêter les tempêtes ; et dans le port marchand plein d’immondices, d’éclats de bois et d’écorces de fruits, elle refoulait, éventrait les autres navires amarrés à des pieux et finissant par des mâchoires de crocodile. Le peuple accourait, quelques-uns se jetèrent à la nage.

Déjà elle se trouvait au fond, devant la porte hérissée de clous. La porte se leva, et la trirème disparut sous la voûte profonde.

Le Port-Militaire était complètement séparé de la ville ; quand des ambassadeurs arrivaient, il leur fallait passer entre deux murailles, dans un couloir qui débouchait à gauche, devant le temple de Khamoûn. Cette grande place d’eau, ronde comme une coupe, avait une bordure de quais où étaient bâties des loges abritant les navires. En avant de chacune d’elles montaient deux colonnes, portant à leur chapiteau des cornes d’Ammon, ce qui formait une continuité des portiques tout autour du bassin. Au milieu, dans une île, s’élevait une maison pour le Suffète-de-la-mer.

L’eau était si limpide que l’on apercevait le fond pavé de cailloux blancs. Le bruit des rues n’arrivait pas jusque-là, et Hamilcar, en passant, reconnaissait les trirèmes qu’il avait autrefois commandées.

Il n’en restait plus qu’une vingtaine peut-être, à l’abri, par terre, penchées sur le flanc ou droites sur la quille, avec des poupes très hautes et des proues bombées, couvertes de dorures et de symboles mystiques. Les chimères avaient perdu leurs ailes, les Dieux-Patæques leurs bras, les taureaux leurs cornes d’argent ; – et toutes à moitié dépeintes, inertes, pourries, mais pleines d’histoires et exhalant encore la senteur des voyages, comme des soldats mutilés qui revoient leur maître, elles semblaient lui dire : – «C’est nous ! c’est nous ! et toi aussi tu es vaincu !»

Nul, hormis le Suffète-de-la-mer , ne pouvait entrer dans la maison-amiral. Tant qu’on n’avait pas la preuve de sa mort, on le considérait comme existant toujours. Les Anciens évitaient par là un maître de plus, et ils n’avaient pas manqué pour Hamilcar d’obéir à la coutume.

Le Suffète s’avança dans les appartements déserts. A chaque pas il retrouvait des armures, des meubles, des objets connus qui l’étonnaient cependant, et même sous le vestibule il y avait encore, dans une cassolette, la cendre des parfums allumés au départ pour conjurer Melkarth. Ce n’était pas ainsi qu’il espérait revenir. ! Tout ce qu’il avait fait, tout ce qu’il avait vu se déroula dans sa mémoire : les assauts, les incendies, les légions, les tempêtes Drépanum, Syracuse, Lilybée, le mont Etna, le plateau d’Eryx, cinq ans de batailles, – jusqu’au jour funeste où, déposant les armes, avait il perdu la Sicile. Puis il revoyait des bois de citronniers, des pasteurs avec des chèvres sur des montagnes grises ; et son coeur bondissait à l’imagination d’une autre Carthage établie là-bas. Ses projets, ses souvenirs bourdonnaient dans sa tête, encore étourdie par le tangage du vaisseau ; une angoisse l’accablait, et devenu faible, tout à coup, il sentit le besoin de se rapprocher des Dieux.

Alors il monta au dernier étage de sa maison ; puis ayant retiré d’une coquille d’or suspendue à son bras une spatule garnie de clous, il ouvrit une petite chambre ovale.

De minces rondelles noires, encastrées dans la muraille et transparentes comme du verre, l’éclairaient doucement. Entre les rangs de ces disques égaux, des trous étaient creusés, pareils à ceux des urnes dans les columbarium. Ils contenaient chacun une pierre ronde, obscure, et qui paraissait très lourde. Les gens d’un esprit supérieur, seuls, honoraient ces abaddirs tombés de la lune. Par leur chute, ils signifiaient les astres, le ciel, le feu ; par leur couleur, la nuit ténébreuse, et par leur densité, la cohésion des choses terrestres. Une atmosphère étouffante emplissait ce lieu mystique. Du sable marin, que le vent avait poussé sans doute à travers la porte, blanchissait un peu les pierres rondes posées dans les niches. Hamilcar, du bout de son doigt, les compta les unes après les autres ; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran, et, tombant à genoux, il s’étendit par terre, les deux bras allongés.

Le jour extérieur frappait contre les feuilles de laitier noir. Des arborescences, des monticules, des tourbillons, de vagues animaux se dessinaient dans leur épaisseur diaphane ; et la lumière arrivait, effrayante et pacifique cependant, comme elle doit être par-derrière le soleil, dans les mornes espaces des créations futures. Il s’efforçait à bannir de sa pensée toutes les formes, tous les symboles et les appellations des Dieux, afin de mieux saisir l’esprit immuable que les apparences dérobaient. Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait, tandis qu’il sentait pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant et plus intime. Quand il se releva, il était plein d’une intrépidité sereine, invulnérable à la miséricorde, à la crainte, et comme sa poitrine étouffait, il alla sur le sommet de la tour qui dominait Carthage.

La ville descendait en se creusant par une courbe longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d’or, ses maisons, ses touffes de palmiers, çà et là, ses boules de verre d’où jaillissaient des feux, et les remparts faisaient comme la gigantesque bordure de cette corne d’abondance qui s’épanchait vers lui. Il apercevait en bas les ports, les places, l’intérieur des cours, le dessin des rues, les hommes tout petits presque à ras des dalles. Ah ! Si Hannon n’était pas arrivé trop tard le matin des îles Aegates – Ses yeux plongèrent dans l’extrême horizon, et il tendit du côté de Rome ses deux bras frémissants.

La multitude occupait les degrés de l’Acropole. Sur la place de Khamon on se poussait pour voir le Suffète sortir, les terrasses peu à peu se chargeaient de monde ; quelques-uns le reconnurent, on le saluait, il se retira, afin d’irriter mieux l’impatience du peuple.

Hamilcar trouva en bas, dans la salle, les hommes les plus importants de son parti : Istatten, Subeldia, Hictamon, Yeoubas et d’autres. Ils lui racontèrent tout ce qui s’était passé depuis la conclusion de la paix : l’avarice des Anciens, le départ des soldats, leur retour, leurs exigences, la capture de Giscon, le vol du zaïmph, Utique secourue, puis abandonnée ; mais aucun n’osa lui dire les événements qui le concernaient. Enfin on se sépara, pour se revoir pendant la nuit à l’assemblée des Anciens, dans le temple de Moloch.

Ils venaient de sortir quand un tumulte s’éleva en dehors, à la porte. Malgré les serviteurs, quelqu’un voulait entrer ; et comme le tapage redoublait, Hamilcar commanda d’introduire l’inconnu.

On vit paraître une vieille négresse, cassée, ridée, tremblante, l’air stupide, et enveloppée jusqu’aux talons dans de larges voiles bleus. Elle s’avança en face du Suffète, ils se regardèrent l’un l’autre quelque temps ; tout à coup Hamilcar tressaillit ; sur un geste de sa main, les esclaves s’en allèrent. Alors, lui faisant signe de marcher avec précaution, il l’entraîna par le bras dans une chambre lointaine.

La négresse se jeta par terre, à ses pieds pour les baiser ; il la releva brutalement.

– «Où l’as-tu laissé, Iddibal ?»

– «Là-bas, Maître» ; et en se débarrassant de ses voiles, avec sa manche elle se frotta la figure ; la couleur noire, le tremblement sénile, la taille courbée, tout disparut. C’était un robuste vieillard, dont la peau semblait tannée par le sable, le vent et la mer. Une houppe de cheveux blancs se levait sur son crâne, comme l’aigrette d’un oiseau ; et, d’un coup d’oeil ironique, il montrait par terre le déguisement tombé.

– «Tu as bien fait, Iddibal ! C’est bien ! —» Puis, comme le perçant de son regard aigu : «Aucun encore ne se doute ?»

Le vieillard lui jura par les Kabyres que le mystère était gardé. Ils ne quittaient pas leur cabane à trois jours d’Hadrumète, rivage peuplé de tortues avec des palmiers sur la dune. – «Et selon ton ordre, ô Maître ! je lui apprends à lancer des javelots et à conduire des attelages !»

– «Il est fort, n’est-ce pas ?»

– «Oui, Maître, et intrépide aussi ! Il n’a peur ni des serpents, ni du tonnerre, ni des fantômes. Il court pieds nus, comme un pâtre, sur le bord des précipices.»

– «Parle ! Parle !»

– «Il invente des pièges pour les bêtes farouches. L’autre lune, croirais-tu, il a surpris un aigle ; il le traînait, et le sang de l’oiseau et le sang de l’enfant s’éparpillaient dans l’air en larges gouttes, telles que des roses emportées. La bête, furieuse, l’enveloppait du battement de ses ailes ; il l’étreignait contre sa poitrine, et à mesure qu’elle agonisait ses rires redoublaient, éclatants et superbes comme des chocs d’épées.»

Hamilcar baissait la tête, ébloui par ces présages de grandeur.

– «Mais, depuis quelque temps, une inquiétude l’agite. Il regarde au loin les voiles qui passent sur la mer ; il est triste, il repousse le pain, il s’informe des Dieux et il veut connaître Carthage !»

– «Non ! non ! pas encore !» s’écria le Suffète.

Le vieil esclave parut savoir le péril qui effrayait Hamilcar, et il reprit :

– «Comment le retenir ? Il me faut déjà lui faire des promesses, et je ne suis venu à Carthage que pour lui acheter un poignard à manche d’argent avec des perles tout autour.» Puis il conta qu’ayant aperçu le Suffète sur la terrasse, il s’était donné aux gardiens du port pour une des femmes de Salammbô, afin de pénétrer jusqu’à lui.

Hamilcar resta longtemps comme perdu dans ses délibérations ; enfin il dit :

– «Demain tu te présenteras à Mégara, au coucher du soleil, derrière les fabriques de pourpre, en imitant par trois fois le cri d’un chacal. Si tu ne me vois pas, le premier jour de chaque lune tu reviendras à Carthage. N’oublie rien ! Aime-le ! Maintenant, tu peux lui parler d’Hamilcar.»

 

L’esclave reprit son costume, et ils sortirent ensemble de la maison et du port.

Hamilcar continua seul à pied, sans escorte, car les réunions des Anciens étaient, dans les circonstances extraordinaires, toujours secrètes, et l’on s’y rendait mystérieusement.

D’abord il longea la face orientale de l’Acropole, passa ensuite par le Marché-aux-herbes, les galeries de Kinsido, le Faubourg-des-parfumeurs. Les rares lumières s’éteignaient, les rues plus larges se faisaient silencieuses, puis des ombres glissèrent dans les ténèbres. Elles le suivaient, d’autres survinrent, et toutes se dirigeaient comme lui du côté des Mappales.

Le temple de Moloch était bâti au pied d’une gorge escarpée, dans un endroit sinistre. On n’apercevait d’en bas que de hautes murailles montant indéfiniment, telles que les parois d’un monstrueux tombeau. La nuit était sombre, un brouillard grisâtre semblait peser sur la mer. Elle battait contre la falaise avec un bruit de râles et de sanglots ; et des ombres peu à peu s’évanouissaient comme si elles eussent passé à travers les murs.

Mais, sitôt qu’on avait franchi la porte, on se trouvait dans une vaste cour quadrangulaire, que bordaient des arcades. Au milieu, se levait une masse d’architecture à huit pans égaux. Des coupoles la surmontaient en se tassant autour d’un second étage qui supportait une manière de rotonde, d’où s’élançait un cône à courbe rentrante, terminé par une boule au sommet.

Des feux brûlaient dans des cylindres en filigrane emmanchés à des perches que portaient des hommes. Ces lueurs vacillaient sous les bourrasques du vent et rougissaient les peignes d’or fixant à la nuque leurs cheveux tressés. Ils couraient, s’appelaient pour recevoir les Anciens.

Sur les dalles, de place en place, étaient accroupis comme des sphinx des lions énormes, symboles vivants du Soleil dévorateur. Ils sommeillaient, les paupières entre-closes. Mais réveillés par les pas et par les voix, ils se levaient lentement, venaient vers les Anciens, qu’ils reconnaissaient à leur costume, se frottaient contre leurs cuisses en bombant le dos avec des bâillements sonores ; la vapeur de leur haleine passait sur la lumière des torches. L’agitation redoubla, des portes se fermèrent, tous les prêtres s’enfuirent, et les Anciens disparurent sous les colonnes qui faisaient autour du temple un vestibule profond.

Elles étaient disposées de façon à reproduire par leurs rangs circulaires, compris les uns dans les autres, la période saturnienne contenant les années, les années les mois, les mois les jours, et se touchaient à la fin contre la muraille du sanctuaire.

C’était là que les Anciens déposaient leurs bâtons en corne de narval, – car une loi toujours observée punissait de mort celui qui entrait à la séance avec une arme quelconque. Plusieurs portaient au bas de leur vêtement une déchirure arrêtée par un galon de pourpre, pour bien montrer qu’en pleurant la mort de leurs proches ils n’avaient point ménagé leurs habits, et ce témoignage d’affliction empêchait la fente de s’agrandir. D’autres gardaient leur barbe enfermée dans un petit sac de peau violette, que deux cordons attachaient aux oreilles. Tous s’abordèrent en s’embrassant poitrine contre poitrine. Ils entouraient Hamilcar, ils le félicitaient ; on aurait dit des frères qui revoient leur frère.

Ces hommes étaient généralement trapus, avec des nez recourbés comme ceux des colosses assyriens. Quelques-uns cependant, par leurs pommettes plus saillantes, leur taille plus haute et leurs pieds plus étroits, trahissaient une origine africaine, des ancêtres nomades. Ceux qui vivaient continuellement au fond de leurs comptoirs avaient le visage pâle ; d’autres gardaient sur eux comme la sévérité du désert, et d’étranges joyaux scintillaient à tous les doigts de leurs mains, hâlés par les soleils inconnus. On distinguait des navigateurs au balancement de leur démarche, tandis que les hommes d’agriculture sentaient le pressoir, les herbes sèches et la sueur de mulet. Ces vieux pirates faisaient labourer des campagnes, ces ramasseurs d’argent équipaient des navires, ces propriétaires de culture nourrissaient des esclaves exerçant des métiers. Tous étaient savants dans les disciplines religieuses, experts en stratagèmes, impitoyables et riches. Ils avaient l’air fatigués par de longs soucis. Leurs yeux pleins de flammes regardaient avec défiance, et l’habitude des voyages et du mensonge, du trafic et du commandement, donnait à toute leur personne un aspect de ruse et de violence, une sorte de brutalité discrète et convulsive. D’ailleurs, l’influence du Dieu les assombrissait.

Ils passèrent d’abord par une salle voûtée, qui avait la forme d’un oeuf. Sept portes, correspondant aux sept planètes, étalaient contre sa muraille sept carrés de couleur différente. Après une longue chambre, ils entrèrent dans une autre salle pareille.

Un candélabre tout couvert de fleurs ciselées brûlait au fond, et chacune de ses huit branches en or portait dans un calice de diamants une mèche de byssus. Il était posé sur la dernière des longues marches qui allaient vers un grand autel, terminé aux angles par des cornes d’airain. Deux escaliers latéraux conduisaient à son sommet aplati ; on n’en voyait pas les pierres ; c’était comme une montagne de cendres accumulées, et quelque chose d’indistinct fumait dessus, lentement. Puis au-delà, plus haut que le candélabre, et bien plus haut que l’autel, se dressait le Moloch, tout en fer, avec sa poitrine d’homme où bâillaient des ouvertures. Ses ailes ouvertes s’étendaient sur le mur, ses mains allongées descendaient jusqu’à terre ; trois pierres noires, que bordait un cercle jaune, figuraient trois prunelles à son front, et, comme pour beugler, il levait dans un effort terrible sa tête de taureau.

Autour de l’appartement étaient rangés des escabeaux d’ébène. Derrière chacun d’eux, une tige en bronze posant sur trois griffes supportait un flambeau. Toutes ces lumières se reflétaient dans les losanges de nacre qui pavaient la salle. Elle était si haute que la couleur rouge des murailles, en montant vers la voûte, se faisait noire, et les trois yeux de l’idole apparaissaient tout en haut, comme des étoiles à demi perdues dans la nuit.

Les Anciens s’assirent sur les escabeaux d’ébène, ayant mis par-dessus leur tête la queue de leur robe. Ils restaient immobiles, les mains croisées dans leurs larges manches, et le dallage de nacre semblait un fleuve lumineux qui, ruisselant de l’autel vers la porte, coulait sous leurs pieds nus.

Les quatre pontifes se tenaient au milieu, dos à dos, sur quatre sièges d’ivoire formant la croix, le grand-prêtre d’Eschmoûn en robe d’hyacinthe, le grand-prêtre de Tanit en robe de lin blanc, le grand-prêtre de Khamon en robe de laine fauve, et le grand-prêtre de Moloch en robe de pourpre.

Hamilcar s’avança vers le candélabre. Il tourna tout autour, en considérant les mèches qui brûlaient, puis jeta sur elles une poudre parfumée ; des flammes violettes parurent à l’extrémité des branches.

Alors une voix aiguë s’éleva, une autre y répondit ; et les cent Anciens, les quatre pontifes, et Hamilcar debout, tous à la fois, entonnèrent un hymne, et répétant toujours les mêmes syllabes et renforçant les sons, leurs voix montaient, éclatèrent, devinrent terribles, puis, d’un seul coup, se turent.

On attendit quelque temps. Enfin Hamilcar tira de sa poitrine une petite statuette à trois têtes, bleue comme du saphir, et il la posa devant lui. C’était l’image de la vérité, le génie même de sa parole. Puis il la replaça dans son sein, et tous, comme saisis d’une colère soudaine, crièrent :