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Salammbô

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La statue d’airain continuait à s’avancer vers la place de Khamon. Les Riches, portant des sceptres à pomme d’émeraude, partirent du fond de Mégara ; les Anciens, coiffés de diadèmes, s’étaient assemblés dans Kinisdo, et les maîtres des finances, les gouverneurs des provinces, les marchands, les soldats, les matelots et la horde nombreuse employée aux funérailles, tous, avec les insignes de leur magistrature ou les instruments de leur métier, se dirigeaient vers les tabernacles qui descendaient de l’Acropole, entre les collèges des pontifes.

Par déférence pour Moloch, ils s’étaient ornés de leurs joyaux les plus splendides. Des diamants étincelaient sur les vêtements noirs, mais les anneaux trop larges tombaient des mains amaigries, – et rien n’était lugubre comme cette foule silencieuse où les pendants d’oreilles battaient contre des faces pâles, où les tiares d’or serraient des fronts crispés par un désespoir atroce.

Enfin le Baal arriva juste au milieu de la place. Ses pontifes, avec des treillages, disposèrent une enceinte pour écarter la multitude, et ils restèrent à ses pieds, autour de lui.

Les prêtres de Khamon, en robes de laine fauve, s’alignèrent devant leur temple, sous les colonnes du portique ; ceux d’Eschmoûn, en manteaux de lin, avec des colliers à tête de coucoupha et des tiares pointues, s’établirent sur les marches de l’Acropole ; les prêtres de Melkarth, en tuniques violettes, prirent pour eux le côté de l’Occident ; les prêtres des Abaddirs, serrés dans des bandes d’étoffes phrygiennes, se placèrent à l’Orient ; et l’on rangea sur le côté du Midi, avec les nécromanciens tout couverts de tatouages, les hurleurs en manteaux rapiécés, les desservants des Patæques et les Yidonim qui, pour connaître l’avenir, se mettaient dans la bouche un os de mort. Les prêtres de Cérès, habillés de robes bleues, s’étaient arrêtés, prudemment, dans la rue de Satheb, et psalmodiaient à voix basse un thesmophorion en dialecte mégarien.

De temps en temps, il arrivait des files d’hommes complètement nus, les bras écartés et tous se tenant par les épaules. Ils tiraient, des profondeurs de leur poitrine, une intonation rauque et caverneuse ; leurs prunelles, tendues vers le colosse, brillaient dans la poussière, et ils se balançaient le corps à intervalles égaux, tous à la fois, comme ébranlés par un seul mouvement. Ils étaient si furieux que, pour établir l’ordre, les hiérodoules, à coups de bâton, les firent se coucher sur le ventre, la face posée contre les treillages d’airain.

Ce fut alors que, du fond de la Place, un homme en robe blanche s’avança. Il perça lentement la foule et l’on reconnut un prêtre de Tanit, – le grand-prêtre Schahabarim. Des huées s’élevèrent, car la tyrannie du principe mâle prévalait ce jour-là dans toutes les consciences, et la Déesse était même tellement oubliée, que l’on n’avait pas remarqué l’absence de ses pontifes. Mais l’ébahissement redoubla quand on l’aperçut ouvrant dans les treillages une des portes destinées à ceux qui entreraient pour offrir les victimes. C’était, croyaient les prêtres de Moloch, un outrage qu’il venait faire à leur dieu ; avec de grands gestes, ils essayaient de le repousser. Nourris par les viandes des holocaustes, vêtus de pourpre comme des rois et portant des couronnes à triple étage, ils conspuaient ce pâle eunuque exténué de macérations, et des rires de colère secouaient sur leur poitrine leur barbe noire étalée en soleil.

Schahabarim, sans répondre, continuait à marcher ; et, traversant pas à pas toute l’enceinte, il arriva sous les jambes du colosse, puis il le toucha des deux côtés en écartant les deux bras, ce qui était une formule solennelle d’adoration. Depuis trop longtemps, la Rabbet le torturait ; et, par désespoir, ou peut-être à défaut d’un dieu satisfaisant complètement sa pensée, il se déterminait enfin pour celui-là.

La foule, épouvantée par cette apostasie, poussa un long murmure. On sentait se rompre le dernier lien qui attachait les âmes à une divinité clémente.

Mais Schahabarim, à cause de sa mutilation, ne pouvait participer au culte du Baal. Les hommes en manteaux rouges l’exclurent de l’enceinte ; puis, quand il fut dehors, il tourna autour de tous les collèges, successivement, et le prêtre, désormais sans dieu, disparut dans la foule. Elle s’écartait à son approche.

Cependant, un feu d’aloès, de cèdre et de laurier brûlait entre les jambes du colosse. Ses longues ailes enfonçaient leur pointe dans la flamme ; les onguents dont il était frotté coulaient comme de la sueur sur ses membres d’airain. Autour de la dalle ronde où il appuyait ses pieds, les enfants, enveloppés de voiles noirs, formaient un cercle immobile ; et ses bras démesurément longs abaissaient leurs paumes jusqu’à eux, comme pour saisir cette couronne et l’emporter dans le ciel.

Les Riches, les Anciens, les femmes, toute la multitude se tassait derrière les prêtres et sur les terrasses des maisons. Les grandes étoiles peintes ne tournaient plus : les tabernacles étaient posés par terre ; et les fumées des encensoirs montaient perpendiculairement, telles que des arbres gigantesques étalant au milieu de l’azur leurs rameaux bleuâtres.

Plusieurs s’évanouirent ; d’autres devenaient inertes et pétrifiés dans leur extase. Une angoisse infinie pesait sur les poitrines. Les dernières clameurs une à une s’éteignaient ; – et le peuple de Carthage haletait, absorbé dans le désir de sa terreur.

Enfin, le grand-prêtre de Moloch passa la main gauche sous les voiles des enfants, et il leur arracha du front une mèche de cheveux qu’il jeta sur les flammes. Alors, les hommes en manteaux rouges entonnèrent l’hymne sacré.

– «Hommage à toi, Soleil ! roi des deux zones, créateur qui s’engendre, Père et Mère, Père et Fils, Dieu et Déesse, Déesse et Dieu !» Et leur voix se perdit dans l’explosion des instruments sonnant tous à la fois, pour étouffer les cris des victimes. Les scheminith à huit cordes, les kinnor, qui en avaient dix, et les nebal, qui en avaient douze, grinçaient, sifflaient, tonnaient. Des outres énormes hérissées de tuyaux faisaient un clapotement aigu ; les tambourins, battus à tour de bras, retentissaient de coups sourds et rapides ; et, malgré la fureur des clairons, les salsalim claquaient, comme des ailes de sauterelle.

Les hiérodoules, avec un long crochet, ouvrirent les sept compartiments étagés sur le corps du Baal. Dans le plus haut, on introduisit de la farine ; dans le second, deux tourterelles ; dans le troisième, un singe ; dans le quatrième, un bélier ; dans le cinquième, une brebis ; et, comme on n’avait pas de boeufs pour le sixième, on y jeta une peau tannée prise au sanctuaire. La septième case restait béante.

Avant de rien entreprendre, il était bon d’essayer les bras du Dieu. De minces chaînettes partant de ses doigts gagnaient ses épaules et redescendaient par-derrière, où des hommes, tirant dessus, faisaient monter, jusqu’à la hauteur de ses coudes, ses deux mains ouvertes qui, en se rapprochant, arrivaient contre son ventre ; elles remuèrent plusieurs fois de suite, à petits coups saccadés. Puis les instruments se turent. Le feu ronflait.

Les pontifes de Moloch se promenaient sur la grande dalle, en examinant la multitude.

Il fallait un sacrifice individuel, une oblation toute volontaire et qui était considérée comme entraînant les autres. Mais personne, jusqu’à présent, ne se montrait, et les sept allées conduisant des barrières au colosse étaient complètement vides. Alors, pour encourager le peuple, les prêtres tirèrent de leurs ceintures des poinçons et ils se balafraient le visage. On fit entrer dans l’enceinte les Dévoués, étendus sur terre, en dehors. On leur jeta un paquet d’horribles ferrailles et chacun choisit sa torture. Ils se passaient des broches entre les seins ; ils se fendaient les joues ; ils se mirent des couronnes d’épines sur la tête ; puis ils s’enlacèrent par les bras, et, entourant les enfants, ils formaient un autre grand cercle qui se contractait et s’élargissait. Ils arrivaient contre la balustrade, se rejetaient en arrière et recommençaient toujours, attirant à eux la foule par le vertige de ce mouvement tout plein de sang et de cris.

Peu à peu, des gens entrèrent jusqu’au fond des allées ; ils lançaient dans la flamme des perles, des vases d’or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs richesses ; les offrandes, de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin, un homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un enfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire ; elle s’enfonça dans l’ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la grande dalle, – et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les renaissances de l’éternité.

Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s’envolant faisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin disparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles, et la sombre draperie les empêchait de rien voir et d’être reconnus.

Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch, se tenait auprès du Baal, debout devant l’orteil de son pied droit. Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde put s’apercevoir qu’il eut un grand geste d’horreur. Mais bientôt, reprenant son attitude, il croisa ses bras et il regardait par terre. De l’autre côté de la statue, le Grand-Pontife restait immobile comme lui. Baissant sa tête chargée d’une mitre assyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d’or recouverte de pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueurs irisées. Il pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front ; et ils étaient tous les deux si près du bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de temps à autre l’effleurait.

Les bras d’airain allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus. Chaque fois que l’on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple, en vociférant : «Ce ne sont pas des hommes, mais des boeufs !» et la multitude à l’entour répétait : «Des boeufs ! des boeufs !» Les dévots criaient : «Seigneur ! mange !» et les prêtres de Proserpine, se conformant par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule éleusiaque : «Verse la pluie ! enfante !»

 

Les victimes, à peine au bord de l’ouverture, disparaissaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie, et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate.

Cependant, l’appétit du Dieu ne s’apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait. Des dévots au commencement avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l’année solaire ; mais on en mit d’autres, et il était impossible de les distinguer dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps, indéfiniment jusqu’au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors, on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers.

Le jour tomba ; des nuages s’amoncelèrent au-dessus du Baal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide de charbons jusqu’à ses genoux ; complètement rouge comme un géant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chanceler sous le poids de son ivresse.

A mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait ; le nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu’il en fallait encore. On aurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient sous les hurlements d’épouvante et de volupté mystique. Puis des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et eux ; et les remettre aux hommes rouges. Les joueurs d’instruments quelquefois s’arrêtaient, épuisés ; alors, on entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons. Les buveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse et rugissaient comme des tigres, les Yidonim vaticinaient, les Dévoués chantaient avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part du sacrifice ; et les pères dont les enfants étaient morts autrefois jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés.

Quelques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur les autres. On s’entr’égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoules prirent au bord de la dalle les cendres tombées ; et ils les lançaient dans l’air, afin que le sacrifice s’éparpillât sur la ville et jusqu’à la région des étoiles.

Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré les Barbares au pied des murs ; se cramponnant pour mieux voir sur les débris de l’hélépole, ils regardaient, béants d’horreur.

Chapitre 14. Le Défilé de la Hache

Les Carthaginois n’étaient pas rentrés dans leurs maisons que les nuages s’amoncelèrent plus épais ; ceux qui levaient la tête vers le colosse sentirent sur leur front de grosses gouttes, et la pluie tomba.

Elle tomba toute la nuit, abondamment, à flots ; le tonnerre grondait ; c’était la voix de Moloch ; il avait vaincu Tanit ; et, maintenant fécondée, elle ouvrait du haut du ciel son vaste sein. Parfois on l’apercevait dans une éclaircie lumineuse étendue sur des coussins de nuages ; puis les ténèbres se refermaient comme si, trop lasse encore, elle voulait se rendormir ; les Carthaginois, – croyant tous que l’eau est enfantée par la lune, – criaient pour faciliter son travail.

La pluie battait les terrasses et débordait par-dessus, formait des lacs dans les cours, des cascades sur les escaliers, des tourbillons au coin des rues. Elle se versait en lourdes masses tièdes et en rayons pressés ; des angles de tous les édifices de gros jets écumeux sautaient ; contre les murs il y avait comme des nappes blanchâtres vaguement suspendues, et les toits des temples, lavés, brillaient en noir à la lueur des éclairs. Par mille chemins des torrents descendaient de l’Acropole ; des maisons s’écroulaient tout à coup ; et des poutrelles, des plâtras, des meubles passaient dans les ruisseaux, qui couraient sur les dalles impétueusement.

On avait exposé des amphores, des buires, des toiles ; mais les torches s’éteignaient ; on prit des brandons au bûcher du Baal, et les Carthaginois, pour boire, se tenaient le cou renversé, la bouche ouverte. D’autres, au bord des flaques bourbeuses, y plongeaient leurs bras jusqu’à l’aisselle, et se gorgeaient d’eau si abondamment qu’ils la vomissaient comme des buffles. La fraîcheur peu à peu se répandait ; ils aspiraient l’air humide en faisant jouer leurs membres, et, dans le bonheur de cette ivresse, bientôt un immense espoir surgit. Toutes les misères furent oubliées. La patrie encore une fois renaissait.

Ils éprouvaient comme le besoin de rejeter sur d’autres l’excès de la fureur qu’ils n’avaient pu employer contre eux-mêmes. Un tel sacrifice ne devait pas être inutile ; – bien qu’ils n’eussent aucun remords, ils se trouvaient emportés par cette frénésie que donne la complicité des crimes irréparables.

Les Barbares avaient reçu l’orage dans leurs tentes mal closes ; et, tout transis encore le lendemain, ils pataugeaient au milieu de la boue, en cherchant leurs munitions et leurs armes, gâtées, perdues.

Hamilcar, de lui-même, alla trouver Hannon ; et, suivant ses pleins pouvoirs, il lui confia le commandement. Le vieux Suffète hésita quelques minutes entre sa rancune et son appétit de l’autorité. Il accepta cependant.

Ensuite Hamilcar fit sortir une galère armée d’une catapulte à chaque bout. Il la plaça dans le golfe en face du radeau ; puis il embarqua sur les vaisseaux disponibles ses troupes les plus robustes. Il s’enfuyait donc ; et, cinglant vers le nord, il disparut dans la brume.

Mais trois jours après (on allait recommencer l’attaque), des gens de la côte Lybique arrivèrent tumultueusement. Barca était entré chez eux. Il avait partout levé des vivres et il s’étendait dans le pays.

Alors les Barbares furent indignés comme s’il les trahissait. Ceux qui s’ennuyaient le plus du siège, les Gaulois surtout, n’hésitèrent pas à quitter les murs pour tâcher de le rejoindre. Spendius voulait reconstruire l’hélépole ; Mâtho s’était tracé une ligne idéale depuis sa tente jusqu’à Mégara, il s’était juré de la suivre ; et aucun de leurs hommes ne bougea. Mais les autres, commandés par Autharite, s’en allèrent, abandonnant la portion occidentale du rempart. L’incurie était si profonde que l’on ne songea même pas à les remplacer.

Narr’Havas les épiait de loin dans les montagnes. Il fit, pendant la nuit, passer tout son monde sur le côté extérieur de la Lagune, par le bord de la mer, et il entra dans Carthage.

Il s’y présenta comme un sauveur, avec six mille hommes, tous portant de la farine sous leurs manteaux, et quarante éléphants chargés de fourrages et de viandes sèches. On s’empressa vite autour d’eux ; on leur donna des noms. L’arrivée d’un pareil secours réjouissait encore moins les Carthaginois que le spectacle même de ces forts animaux consacrés au Baal ; c’était un gage de sa tendresse, une preuve qu’il allait enfin, pour les défendre, se mêler de la guerre.

Narr’Havas reçut les compliments des Anciens. Puis il monta vers le palais de Salammbô.

Il ne l’avait pas revue depuis cette fois où, dans la tente d’Hamilcar, entre les cinq armées, il avait senti sa petite main froide et douce attachée contre la sienne ; après les fiançailles, elle était partie pour Carthage. Son amour, détourné par d’autres ambitions, lui était revenu ; et maintenant, il comptait jouir de ses droits, l’épouser, la prendre.

Salammbô ne comprenait pas comment ce jeune homme pourrait jamais devenir son maître ! Bien qu’elle demandât, tous les jours, à Tanit la mort de Mâtho, son horreur pour le Libyen diminuait. Elle sentait confusément que la haine dont il l’avait persécutée était une chose presque religieuse, – et elle aurait voulu voir dans la personne de Narr’Havas comme un reflet de cette violence qui la tenait encore éblouie. Elle souhaitait le connaître davantage et cependant sa présence l’eût embarrassée. Elle lui fit répondre qu’elle ne devait pas le recevoir.

D’ailleurs, Hamilcar avait défendu à ses gens d’admettre chez elle le roi des Numides ; en reculant jusqu’à la fin de la guerre cette récompense, il espérait l’entretenir son dévouement ; et Narr’Havas, par crainte du Suffète, se retira.

Mais il se montra hautain envers les Cent. Il changea leurs dispositions. Il exigea des prérogatives pour ses hommes et les établit dans les postes importants ; aussi les Barbares ouvrirent tous de grands yeux en apercevant les Numides sur les tours.

La surprise des Carthaginois fut encore plus forte lorsque arrivèrent, sur une vieille trirème punique, quatre cents des leurs, faits prisonniers pendant la guerre de Sicile. En effet, Hamilcar avait secrètement renvoyé aux Quirites les équipages des vaisseaux latins pris avant la défection des villes tyriennes ; et Rome, par échange de bons procédés, lui rendait maintenant ses captifs. Elle dédaigna les ouvertures des Mercenaires dans la Sardaigne, et même elle ne voulut point reconnaître comme sujets les habitants d’Utique.

Hiéron, qui gouvernait à Syracuse, fut entraîné par cet exemple. Il lui fallait, pour conserver ses Etats, un équilibre entre les deux peuples ; il avait donc intérêt au salut des Chananéens, et il se déclara leur ami en leur envoyant douze cents boeufs avec cinquante-trois mille nebel de pur froment.

Une raison plus profonde faisait secourir Carthage : on sentait bien que si les Mercenaires triomphaient, depuis le soldat jusqu’au laveur d’écuelles, tout s’insurgerait, et qu’aucun gouvernement, aucune maison ne pourrait y résister.

Hamilcar, pendant ce temps-là, battait les campagnes orientales. Il refoula les Gaulois et tous les Barbares se trouvèrent eux-mêmes comme assiégés.

Alors il se mit à les harceler. Il arrivait, s’éloignait, et, renouvelant toujours cette manoeuvre, peu à peu, il les détacha de leurs campements. Spendius fut obligé de les suivre ; Mâtho, à la fin, céda comme lui.

Il ne dépassa point Tunis. Il s’enferma dans ses murs. Cette obstination était pleine de sagesse ; car bientôt on aperçut Narr’Havas qui sortait par la porte de Khamon avec ses éléphants et ses soldats ; Hamilcar le rappelait. Mais déjà les autres Barbares erraient dans les provinces à la poursuite du Suffète.

Il avait reçu à Clypea trois mille Gaulois. Il fit venir des chevaux de la Cyrénaïque, des armures du Brutium, et il recommença la guerre.

Jamais son génie ne fut aussi impérieux et fertile. Pendant cinq lunes il les traîna derrière lui. Il avait un but où il voulait les conduire.

Les Barbares avaient tenté d’abord de l’envelopper par de petits détachements ; il leur échappait toujours. Ils ne se quittèrent plus. Leur armée était de quarante mille hommes environ, et plusieurs fois ils eurent la jouissance de voir les Carthaginois reculer.

Ce qui les tourmentait, c’était les cavaliers de Narr’Havas ! Souvent, aux heures les plus lourdes, quand on avançait par les plaines en sommeillant sous le poids des armes, tout à coup une grosse ligne de poussière montait à l’horizon ; des galops accouraient, et du sein d’un nuage plein de prunelles flamboyantes, une pluie de dards se précipitait. Les Numides, couverts de manteaux blancs, poussaient de grands cris, levaient les bras en serrant des genoux leurs étalons cabrés, les faisaient tourner brusquement, puis disparaissaient. Ils avaient toujours à quelque distance, sur les dromadaires, des provisions de javelots, et ils revenaient plus terribles, hurlaient comme des loups, s’enfuyaient comme des vautours. Ceux des Barbares placés au bord des files tombaient un à un, – et l’on continuait ainsi jusqu’au soir, où l’on tâchait d’entrer dans les montagnes.

Bien qu’elles fussent périlleuses pour les éléphants, Hamilcar s’y engagea. Il suivit la longue chaîne qui s’étend depuis le promontoire Hermaeum jusqu’au sommet du Zagouan. C’était, croyaient-ils, un moyen de cacher l’insuffisance de ses troupes. Mais l’incertitude continuelle où il les maintenait finissait par les exaspérer plus qu’aucune défaite. Ils ne se décourageaient pas, et marchaient derrière lui.

Enfin, un soir, entre la Montagne-d’Argent et la Montagne-de-Plomb, au milieu de grosses roches, à l’entrée d’un défilé, ils surprirent un corps de vélites ; et l’armée entière était certainement devant ceux-là, car on entendait un bruit de pas avec des clairons ; aussitôt les Carthaginois s’enfuirent par la gorge. Elle dévalait dans une plaine ayant la forme d’un fer de hache et environnée de hautes falaises. Pour atteindre les vélites, les Barbares s’y élancèrent ; tout au fond, parmi des boeufs qui galopaient, d’autres Carthaginois couraient tumultueusement. On aperçut un homme en manteau rouge, c’était le Suffète, on se le criait ; un redoublement de fureur et de joie les emporta. Plusieurs, soit paresse ou prudence, étaient restés au seuil du défilé. Mais de la cavalerie, débouchant d’un bois, à coups de pique et de sabre, les rabattit sur les autres ; et bientôt tous les Barbares furent en bas, dans la plaine.

 

Puis, cette grande masse d’hommes ayant oscillé quelque temps, s’arrêta ; ils ne découvraient aucune issue.

Ceux qui étaient le plus près du défilé revinrent en arrière ; mais le passage avait entièrement disparu. On héla ceux de l’avant pour les faire continuer ; ils s’écrasaient contre la montagne, et de loin ils invectivèrent leurs compagnons qui ne savaient pas retrouver la route.

En effet, à peine les Barbares étaient-ils descendus, que des hommes, tapis derrière les roches, en les soulevant avec des poutres, les avaient renversées ; et comme la pente était rapide, ces blocs énormes, roulant pêle-mêle, avaient bouché l’étroit orifice, complètement.

A l’autre extrémité de la plaine s’étendait un long couloir, çà et là fendu par des crevasses, et qui conduisait à un ravin montant vers le plateau supérieur où se tenait l’armée punique. Dans ce couloir, contre la paroi de la falaise, on avait d’avance disposé des échelles ; et, protégés par les détours des crevasses, les vélites, avant d’être rejoints, purent les saisir et remonter. Plusieurs même s’engagèrent jusqu’au bas de la ravine ; on les tira avec des câbles, car le terrain en cet endroit était un sable mouvant et d’une telle inclinaison que, même sur les genoux, il eût été impossible de le gravir. Les Barbares, presque immédiatement, y arrivèrent. Mais une herse, haute de quarante coudées, et faite à la mesure exacte de l’intervalle, s’abaissa devant eux tout à coup, comme un rempart qui serait tombé du ciel.

Donc les combinaisons du Suffète avaient réussi. Aucun des Mercenaires ne connaissait la montagne, et, marchant à la tête des colonnes, ils avaient entraîné les autres. Les roches, un peu étroites par la base, s’étaient facilement abattues, et, tandis que tous couraient, son armée, dans l’horizon, avait crié comme en détresse. Hamilcar, il est vrai, pouvait perdre ses vélites, la moitié seulement y resta. Il en eût sacrifié vingt fois davantage pour le succès d’une pareille entreprise.

Jusqu’au matin, les Barbares se poussèrent en files compactes d’un bout à l’autre de la plaine. Ils tâtaient la montagne avec leurs mains, cherchant à découvrir un passage.

Enfin le jour se leva ; ils aperçurent partout autour d’eux une grande muraille blanche, taillée à pic. Et pas un moyen de salut, pas un espoir ! Les deux sorties naturelles de cette impasse étaient fermées par la herse et par l’amoncellement des roches.

Alors, tous se regardèrent sans parler. Ils s’affaissèrent sur eux-mêmes, en se sentant un froid de glace dans les reins, et aux paupières une pesanteur accablante.

Ils se relevèrent, et bondirent contre les roches. Mais les plus basses, pressées par le poids des autres, étaient inébranlables. Ils tâchèrent de s’y cramponner pour atteindre au sommet ; la forme ventrue de ces grosses masses repoussait toute prise. Ils voulurent fendre le terrain des deux côtés de la gorge : leurs instruments se brisèrent. Avec les mâts des tentes, ils firent un grand feu ; le feu ne pouvait pas brûler la montagne.

Ils revinrent sur la herse ; elle était garnie de longs clous, épais comme des pieux, aigus comme les dards d’un porc-épic et plus serrés que les crins d’une brosse. Mais tant de rage les animait qu’ils se précipitèrent contre elle. Les premiers y entrèrent jusqu’à l’échine, les seconds refluèrent par-dessus ; et tout retomba, en laissant à ces horribles branches des lambeaux humains et des chevelures ensanglantées.

Quand le découragement se fut un peu calmé, on examina ce qu’il y avait de vivres. Les Mercenaires, dont les bagages étaient perdus, en possédaient à peine pour deux jours ; et tous les autres s’en trouvaient dénués, – car ils attendaient un convoi promis par les villages du Sud.

Cependant des taureaux vagabondaient, ceux que les Carthaginois avaient lâchés dans la gorge afin d’attirer les Barbares. Ils les tuèrent à coups de lance ; on les mangea, et, les estomacs étant remplis, les pensées furent moins lugubres.

Le lendemain, ils égorgèrent tous les mulets, une quarantaine environ, puis on racla leurs peaux, on fit bouillir leurs entrailles, on pila les ossements, et ils ne désespéraient pas encore ; l’armée de Tunis, prévenue sans doute, allait venir.

Mais le soir du cinquième jour, la faim redoubla ; ils rongèrent les baudriers des glaives et les petites éponges bordant le fond des casques.

Ces quarante mille hommes étaient tassés dans l’espèce d’hippodrome que formait autour d’eux la montagne. Quelques-uns restaient devant la herse ou à la base des roches ; les autres couvraient la plaine confusément. Les forts s’évitaient, et les timides recherchaient les braves, qui ne pouvaient pourtant les sauver.

On avait, à cause de leur infection, enterré vivement les cadavres des vélites ; la place des fosses ne s’apercevait plus.

Tous les Barbares languissaient, couchés par terre. Entre leurs lignes, çà et là, un vétéran passait ; et ils hurlaient des malédictions contre les Carthaginois, contre Hamilcar – et contre Mâtho, bien qu’il fût innocent de leur désastre ; mais il leur semblait que leurs douleurs eussent été moindres s’il les avait partagées. Puis ils gémissaient ; quelques-uns pleuraient tout bas, comme de petits enfants.

Ils venaient vers les capitaines et ils les suppliaient de leur accorder quelque chose qui apaisât leurs souffrances. Les autres ne répondaient rien, – ou, saisis de fureur, ils ramassaient une pierre et la leur jetaient au visage.

Plusieurs, en effet, conservaient soigneusement, dans un trou en terre, une réserve de nourriture, quelques poignées de dattes, un peu de farine ; et on mangeait cela pendant la nuit, en baissant la tête sous son manteau. Ceux qui avaient des épées les gardaient nues dans leurs mains ; les plus défiants se tenaient debout, adossés contre la montagne.

Ils accusaient leurs chefs et les menaçaient. Autharite ne craignait pas de se montrer. Avec cette obstination de Barbare que rien ne rebute, vingt fois par jour il s’avançait jusqu’au fond, vers les roches, espérant chaque fois les trouver peut-être déplacées ; et balançant ses lourdes épaules couvertes de fourrures, il rappelait à ses compagnons un ours qui sort de sa caverne, au printemps, pour voir si les neiges sont fondues. Spendius, entouré de Grecs, se cachait dans une des crevasses ; comme il avait peur, il fit répandre le bruit de sa mort.

Ils étaient maintenant d’une maigreur hideuse ; leur peau se plaquait de marbrures bleuâtres. Le soir du neuvième jour, trois Ibériens moururent.

Leurs compagnons, effrayés, quittèrent la place. On les dépouilla ; et ces corps nus et blancs restèrent sur le sable, au soleil.

Alors des Garamantes se mirent lentement à rôder tout autour. C’étaient des hommes accoutumés à l’existence des solitudes et qui ne respectaient aucun dieu. Enfin le plus vieux de la troupe fit un signe, et se baissant vers les cadavres, avec leurs couteaux, ils en prirent des lanières ; puis, accroupis sur les talons, ils mangeaient. Les autres regardaient de loin ; on poussa des cris d’horreur ; – beaucoup cependant, au fond de l’âme, jalousaient leur courage.