Kostenlos

Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8)

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT

DU
PROCÈS INTENTÉ A L'AUTEUR
DEVANT LE
TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE PARIS
(6e Chambre)
PRÉSIDENCE DE M. DUBARLE
Audiences des 31 janvier et 7 février 1857

Ce roman a été publié, pour la première fois, en 1857, dans la Revue de Paris, important recueil de l'époque, dirigé par M. Laurent Pichat. Ce fut un événement littéraire, un succès retentissant que la faveur générale a consacré, mais qui devait d'autant plus vite émouvoir les susceptibilités de la censure légale. Le Parquet, s'ingéniant à trouver dans certains passages des offenses aux bonnes mœurs et à la religion, se hâta d'en faire le motif d'une poursuite judiciaire.

Cependant, le zèle excessif du ministère public, représenté en cette occasion par M. Pinard, simple substitut du procureur impérial, et qui devint plus tard ministre de l'intérieur, échoua complètement devant le bon sens des juges, la haute portée de l'œuvre d'art, l'éloquence et l'habileté de M. Senard, l'avocat que l'auteur avait choisi. Gustave Flaubert fut acquitté.

Nous donnons ici le compte rendu in extenso de ce procès célèbre, comme l'un des documents les plus intéressants pour l'histoire littéraire et morale du temps.

LE MINISTÈRE PUBLIC

CONTRE
M. GUSTAVE FLAUBERT
RÉQUISITOIRE DE M. L'AVOCAT IMPÉRIAL
M. ERNEST PINARD1

Messieurs, en abordant ce débat, le ministère public est en présence d'une difficulté qu'il ne peut pas se dissimuler. Elle n'est pas dans la nature même de la prévention: offenses à la morale publique et à la religion, ce sont là sans doute des expressions un peu vagues, un peu élastiques, qu'il est nécessaire de préciser. Mais enfin, quand on parle à des esprits droits et pratiques, il est facile de s'entendre à cet égard, de distinguer si telle page d'un livre porte atteinte à la religion ou à la morale. La difficulté n'est pas dans notre prévention, elle est plutôt, elle est davantage dans l'étendue de l'œuvre que vous avez à juger. Il s'agit d'un roman tout entier. Quand on soumet à votre appréciation un article de journal, on voit tout de suite où le délit commence et où il finit; le ministère public lit l'article et le soumet à votre appréciation. Ici il ne s'agit pas d'un article de journal, mais d'un roman tout entier, qui commence le 1er octobre, finit le 15 décembre, et se compose de six livraisons, dans la Revue de Paris, 1856. Que faire dans cette situation? Quel est le rôle du ministère public? Lire tout le roman? C'est impossible. D'un autre côté, ne lire que les textes incriminés, c'est s'exposer à un reproche très fondé. On pourrait nous dire: si vous n'exposez pas le procès dans toutes ses parties, si vous passez ce qui précède et ce qui suit les passages incriminés, il est évident que vous étouffez le débat en restreignant le terrain de la discussion. Pour éviter ce double inconvénient, il n'y a qu'une marche à suivre, et la voici: c'est de vous raconter d'abord tout le roman sans en lire, sans en incriminer aucun passage, et puis de lire, d'incriminer en citant le texte, et enfin de répondre aux objections qui pourraient s'élever contre le système général de la prévention.

Quel est le titre du roman? Madame Bovary. C'est un titre qui ne dit rien par lui-même. Il y en a un second entre parenthèses: Mœurs de province. C'est encore là un titre qui n'explique pas la pensée de l'auteur, mais qui la fait pressentir. L'auteur n'a pas voulu suivre tel ou tel système philosophique vrai ou faux, il a voulu faire des tableaux de genre, et vous allez voir quels tableaux!!! Sans doute c'est le mari qui commence et qui termine le livre; mais le portrait le plus sérieux de l'œuvre, qui illumine les autres peintures, c'est évidemment celui de Mme Bovary.

Ici je raconte, je ne cite pas. On prend le mari au collège, et il faut le dire, l'enfant annonce déjà ce que sera le mari. Il est excessivement lourd et timide, si timide que lorsqu'il arrive au collège et qu'on lui demande son nom, il commence par répondre Charbovari. Il est si lourd qu'il travaille sans avancer. Il n'est jamais le premier, il n'est jamais le dernier non plus de sa classe; c'est le type, sinon de la nullité, au moins de celui du ridicule au collège. Après les études du collège, il vint étudier la médecine à Rouen, dans une chambre au quatrième, donnant sur la Seine2, que sa mère lui avait louée chez un teinturier de sa connaissance. C'est là qu'il fait ses études médicales et qu'il arrive petit à petit à conquérir, non pas le grade de docteur en médecine, mais celui d'officier de santé. Il fréquentait les cabarets, il manquait les cours, mais il n'avait au demeurant d'autre passion que celle de jouer aux dominos. Voilà M. Bovary.

Il va se marier. Sa mère lui trouve une femme: la veuve d'un huissier de Dieppe; elle est vertueuse et laide, elle a quarante-cinq ans et 1,200 livres de rente. Seulement le notaire qui avait le capital de la rente partit un beau matin pour l'Amérique, et Mme Bovary jeune fut tellement frappée, tellement impressionnée par ce coup inattendu, qu'elle en mourut. Voilà le premier mariage, voilà la première scène.

M. Bovary, devenu veuf, songe à se remarier. Il interroge ses souvenirs; il n'a pas besoin d'aller bien loin, il lui vient tout de suite à l'esprit la fille d'un fermier du voisinage qui avait singulièrement excité les soupçons de Mme Bovary, Mlle Emma Rouault. Le fermier Rouault n'avait qu'une fille, élevée aux Ursulines de Rouen. Elle s'occupait peu de la ferme; son père désirait la marier. L'officier de santé se présente, il n'est pas difficile sur la dot, et vous comprenez qu'avec de telles dispositions de part et d'autre les choses vont vite. Le mariage est accompli. M. Bovary est aux genoux de sa femme, il est le plus heureux des hommes, le plus aveugle des maris; sa seule préoccupation est de prévenir les désirs de sa femme.

Ici le rôle de M. Bovary s'efface; celui de Mme Bovary devient l'œuvre sérieuse du livre.

Messieurs, Mme Bovary a-t-elle aimé son mari ou cherché à l'aimer? Non, et dès le commencement il y eut ce qu'on peut appeler la scène de l'initiation. A partir de ce moment, un autre horizon s'étale devant elle, une vie nouvelle lui apparaît. Le propriétaire du château de la Vaubyessard avait donné une grande fête. On avait invité l'officier de santé, on avait invité sa femme, et là il y eut pour elle comme une initiation à toutes les ardeurs de la volupté! Elle avait aperçu le duc de Laverdière, qui avait eu des succès à la cour; elle avait valsé avec un vicomte et éprouvé un trouble inconnu. A partir de ce moment, elle avait vécu d'une vie nouvelle; son mari, tout ce qui l'entourait, lui était devenu insupportable. Un jour, en cherchant dans un meuble, elle avait rencontré un fil de fer qui lui avait déchiré le doigt; c'était le fil de son bouquet de mariage. Pour essayer de l'arracher à l'ennui qui la consumait, M. Bovary fit le sacrifice de sa clientèle et vint s'installer à Yonville. C'est ici que vient la scène de la première chute. Nous sommes à la seconde livraison. Mme Bovary arrive à Yonville, et là, la première personne qu'elle rencontre, sur laquelle elle fixe ses regards, ce n'est pas le notaire de l'endroit, c'est l'unique clerc de ce notaire, Léon Dupuis. C'est un tout jeune homme qui fait son droit et qui va partir pour la capitale. Tout autre que M. Bovary aurait été inquiété des visites du jeune clerc, mais M. Bovary est si naïf qu'il croit à la vertu de sa femme; Léon, inexpérimenté, éprouvait le même sentiment. Il est parti, l'occasion est perdue, mais les occasions se retrouvent facilement. Il y avait dans le voisinage d'Yonville un M. Rodolphe Boulanger (vous voyez que je raconte). C'était un homme de trente-quatre ans, d'un tempérament brutal; il avait eu beaucoup de succès auprès des conquêtes faciles; il avait alors pour maîtresse une actrice; il aperçut Mme Bovary, elle était jeune, charmante; il résolut d'en faire sa maîtresse. La chose était facile, il lui suffit de trois occasions. La première fois il était venu aux comices agricoles, la seconde fois il lui avait rendu une visite, la troisième fois il lui avait fait faire une promenade à cheval que le mari avait jugée nécessaire à la santé de sa femme; et c'est alors, dans une première visite de la forêt, que la chute a lieu. Les rendez-vous se multiplieront au château de Rodolphe, surtout dans le jardin de l'officier de santé. Les amants arrivent jusqu'aux limites extrêmes de la volupté! Mme Bovary veut se faire enlever par Rodolphe, Rodolphe n'ose pas dire non, mais il lui écrit une lettre où il cherche à lui prouver, par beaucoup de raisons, qu'il ne peut pas l'enlever. Foudroyée à la réception de cette lettre, Mme Bovary a une fièvre cérébrale à la suite de laquelle une fièvre typhoïde se déclare. La fièvre tua l'amour, mais resta la malade. Voilà la deuxième scène.

 

J'arrive à la troisième. La chute avec Rodolphe avait été suivie d'une réaction religieuse, mais elle avait été courte; Mme Bovary va tomber de nouveau. Le mari avait jugé le spectacle utile à la convalescence de sa femme, et il l'avait conduite à Rouen. Dans une loge, en face de celle qu'occupaient M. et Mme Bovary, se trouvait Léon Dupuis, ce jeune clerc de notaire qui fait son droit à Paris, et qui en est revenu singulièrement instruit, singulièrement expérimenté. Il va voir Mme Bovary; il lui propose un rendez-vous. Mme Bovary lui indique la cathédrale. Au sortir de la cathédrale, Léon lui propose de monter dans un fiacre. Elle résiste d'abord, mais Léon lui dit que cela se fait ainsi à Paris, et alors plus d'obstacle. La chute a lieu dans le fiacre! Les rendez-vous se multiplient pour Léon comme pour Rodolphe, chez l'officier de santé et puis dans une chambre qu'on avait louée à Rouen. Enfin elle arriva jusqu'à la fatigue même de ce second amour, et c'est ici que commence la scène de détresse, c'est la dernière du roman.

Mme Bovary avait prodigué, jeté les cadeaux à la tête de Rodolphe et de Léon, elle avait mené une vie de luxe, et pour faire face à tant de dépenses, elle avait souscrit de nombreux billets à ordre. Elle avait obtenu de son mari une procuration générale pour gérer le patrimoine commun, elle avait rencontré un usurier qui se faisait souscrire des billets, lesquels, n'étant pas payés à l'échéance, étaient renouvelés sous le nom d'un compère. Puis étaient venus le papier timbré, les protêts, les jugements, la saisie, et enfin l'affiche de la vente du mobilier de M. Bovary, qui ignorait tout. Réduite aux plus cruelles extrémités, Mme Bovary demande de l'argent à tout le monde et n'en obtient de personne. Léon n'en a pas, et il recule épouvanté à l'idée d'un crime qu'on lui suggère pour s'en procurer. Parcourant tous les degrés de l'humiliation, Mme Bovary va chez Rodolphe; elle ne réussit pas; Rodolphe n'a pas 3,000 francs. Il ne lui reste plus qu'une issue. De s'excuser près de son mari? Non, de s'expliquer avec lui? Mais ce mari aurait la générosité de lui pardonner, et c'est là une humiliation qu'elle ne peut pas accepter: elle s'empoisonne. Viennent alors des scènes douloureuses. Le mari est là, à côté du corps glacé de sa femme. Il fait apporter sa robe de noces, il ordonne qu'on l'en enveloppe et qu'on enferme sa dépouille dans un triple cercueil.

Un jour il ouvre le secrétaire et il y trouve le portrait de Rodolphe, ses lettres et celles de Léon. Vous croyez que l'amour va tomber alors? Non, non, il s'excite, au contraire, il s'exalte pour cette femme que d'autres ont possédée, en raison de ces souvenirs de volupté qu'elle lui a laissés; et dès ce moment il néglige sa clientèle, sa famille, il laisse aller au vent les dernières parcelles de son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans la tonnelle de son jardin, tenant dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.

Voilà le roman; je l'ai raconté tout entier en n'en supprimant aucune scène. On l'appelle Madame Bovary; vous pouvez lui donner un autre titre et l'appeler avec justesse: Histoire des adultères d'une femme de province.

Messieurs, la première partie de ma tâche est remplie; j'ai raconté, je vais citer, et après les citations viendra l'incrimination qui porte sur deux délits: offense à la morale publique, offense à la morale religieuse. L'offense à la morale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux; l'offense à la morale religieuse, dans des images voluptueuses mêlées aux choses sacrées. J'arrive aux citations. Je serai court, car vous lirez le roman tout entier. Je me bornerai à vous citer quatre scènes, ou plutôt quatre tableaux. La première, ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe; la seconde, la transition religieuse entre les deux adultères, la troisième, ce sera la chute avec Léon, c'est le deuxième adultère, et enfin la quatrième que je veux citer, c'est la mort de Mme Bovary.

Avant de soulever ces quatre coins du tableau, permettez-moi de me demander quelle est la couleur, le coup de pinceau de M. Flaubert, car enfin son roman est un tableau, et il faut savoir à quelle école il appartient, quelle est la couleur qu'il emploie, et quel est le portrait de son héroïne.

La couleur générale de l'auteur, permettez-moi de vous le dire, c'est la couleur lascive, avant, pendant et après ces chutes! Elle est enfant, elle a dix ou douze ans3, elle est au couvent des Ursulines. A cet âge où la jeune fille n'est pas formée, où la femme ne peut pas sentir ces émotions premières qui lui révèlent un monde nouveau, elle se confesse.

«Quand elle allait à confesse (cette première citation de la première livraison est à la page 30 du numéro du 1er octobre4), quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l'ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l'âme des douceurs inattendues.»

Est-ce qu'il est naturel qu'une petite fille invente de petits péchés, quand on sait que pour un enfant ce sont les plus petits qu'on a le plus de peine à dire? Et puis, à cet âge-là, quand une petite fille n'est pas formée, la montrer inventant de petits péchés dans l'ombre, sous le chuchotement du prêtre, en se rappelant ces comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel, qui lui faisaient éprouver comme un frisson de volupté, n'est-ce pas faire ce que j'ai appelé une peinture lascive?

Voulez-vous Mme Bovary dans ses moindres actes, à l'état libre, sans l'amant, sans la faute? Je passe sur ce mot du lendemain, et sur cette mariée qui ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose, il y a là déjà un tour de phrase plus qu'équivoque; mais voulez-vous savoir comment était le mari?

Ce mari du lendemain «que l'on eût pris pour la vierge de la veille», et cette mariée «qui ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose5». Ce mari (p. 29)6, qui se lève et part «le cœur plein des félicités de la nuit, l'esprit tranquille, la chair contente», s'en allant «ruminant son bonheur comme ceux qui mâchent encore après dîner le goût des truffes qu'ils digèrent».

Je tiens, messieurs, à vous préciser le cachet de l'œuvre littéraire de M. Flaubert et ses coups de pinceau. Il a quelquefois des traits qui veulent beaucoup dire, et ces traits ne lui coûtent rien.

Et puis, au château de la Vaubyessard, savez-vous ce qui attire les regards de cette jeune femme, ce qui la frappe le plus? C'est toujours la même chose, c'est le duc de Laverdière, amant, «disait-on, de Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun», et sur lequel «les yeux d'Emma revenaient d'eux-mêmes, comme sur quelque chose d'extraordinaire et d'auguste; il avait vécu à la cour et couché dans le lit des reines7

Ce n'est là qu'une parenthèse historique, dira-t-on? Triste et inutile parenthèse! L'histoire a pu autoriser des soupçons, mais non le droit de les ériger en certitude. L'histoire a parlé du collier dans tous les romans, l'histoire a parlé de mille choses; mais ce ne sont là que des soupçons, et, je le répète, je ne sache pas qu'elle ait autorisé à transformer ces soupçons en certitude. Et quand Marie-Antoinette est morte avec la dignité d'une souveraine et le calme d'une chrétienne, ce sang versé pourrait effacer des fautes, à plus forte raison des soupçons. Mon Dieu, M. Flaubert a eu besoin d'une image frappante pour peindre son héroïne, et il a pris celle-là pour exprimer tout à la fois et les instincts pervers et l'ambition de Mme Bovary!

Mme Bovary doit très bien valser, et la voici valsant:

«Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient; tout tournait autour d'eux, les lampes, les meubles, les lambris et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe d'Emma par le bas s'ériflait au pantalon; leurs jambes entraient l'une dans l'autre, il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui; une torpeur la prenait, elle s'arrêta. Ils repartirent, et, d'un mouvement plus rapide, le vicomte, l'entraînant, disparut avec elle jusqu'au bout de la galerie où, haletante, elle faillit tomber, et un instant s'appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place; elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux8

Je sais bien qu'on valse un peu de cette manière, mais cela n'en est pas plus moral!

Prenez Mme Bovary dans les actes les plus simples, c'est toujours le même coup de pinceau, il est à toutes les pages, Aussi Justin, le domestique du pharmacien voisin, a-t-il des émerveillements subits quand il est initié dans le secret du cabinet de toilette de cette femme. Il poursuit sa voluptueuse admiration jusqu'à la cuisine.

«Le coude sur la longue planche où elle (Félicité, la femme de chambre) repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femme étalées autour de lui, les jupons de basin, les fichus, les collerettes et les pantalons à coulisse, vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.

« – A quoi cela sert-il? demandait le jeune garçon, en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes.

« – Tu n'as donc jamais rien vu? répondait en riant Félicité.»

Aussi le mari se demande-t-il, en présence de cette femme sentant frais, si l'odeur vient de la peau ou de la chemise.

«Il trouvait tous les soirs des meubles souples et une femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même d'où venait cette odeur, ou si ce n'était pas la femme qui parfumait la chemise9

Assez de citations de détail! Vous connaissez maintenant la physionomie de Mme Bovary au repos, quand elle ne provoque personne, quand elle ne pèche pas, quand elle est encore complètement innocente, quand, au retour d'un rendez-vous, elle n'est pas encore à côté d'un mari qu'elle déteste; vous connaissez maintenant la couleur générale du tableau, la physionomie générale de Mme Bovary. L'auteur a mis le plus grand soin, employé tous les prestiges de son style pour peindre cette femme. A-t-il essayé de la montrer du côté de l'intelligence? Jamais. Du côté du cœur? Pas davantage. Du côté de l'esprit? Non. Du côté de la beauté physique? Pas même. Oh! je sais bien qu'il y a un portrait de Mme Bovary après l'adultère des plus étincelants; mais le tableau est avant tout lascif, les poses sont voluptueuses, la beauté de Mme Bovary est une beauté de provocation.

 

J'arrive maintenant aux quatre citations importantes: je n'en ferai que quatre; je tiens à restreindre mon cadre. J'ai dit que la première serait sur les amours de Rodolphe, la seconde sur la transition religieuse, la troisième sur les amours de Léon, la quatrième, sur la mort.

Voyons la première. Mme Bovary est près de la chute, près de succomber.

«La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, les tendresses matrimoniales en des désirs adultères.» «… Elle se maudit de n'avoir pas aimé Léon, elle eut soif de ses lèvres10

Qu'est-ce qui a séduit Rodolphe et l'a préparé? Le gonflement de l'étoffe de la robe de Mme Bovary qui s'est crevée de place en place selon les inflexions du corsage! Rodolphe a amené son domestique chez Bovary pour le faire saigner. Le domestique va se trouver mal, Mme Bovary tient la cuvette11.

«Pour la mettre sous la table, dans le mouvement qu'elle fit en s'inclinant, sa robe s'évasa autour d'elle sur les carreaux de la salle; et comme Emma, baissée, chancelait un peu en écartant les bras, le gonflement de l'étoffe se crevait de place en place selon les inflexions du corsage.» Aussi voici la réflexion de Rodolphe:

«Il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il l'avait vue, et il la déshabillait12

P. 417. C'est le premier jour où ils se parlent. «Ils se regardaient, un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches, et mollement, sans effort, leurs doigts se confondirent13

Ce sont là les préliminaires de la chute. Il faut lire la chute elle-même.

«Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme était à sa disposition et qu'ils comptaient sur sa complaisance.

«Le lendemain à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maître; l'un portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim.

«Il avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n'en avait jamais vu de pareilles; en effet, Emma fut charmée de sa tournure, lorsqu'il apparut avec son grand habit de velours marron et sa culotte de tricot blanc14

«Dès qu'il sentit la terre, le cheval d'Emma prit le galop. Rodolphe galopait à côté d'elle15

Les voilà dans la forêt.

«Il l'entraîna plus loin autour d'un petit étang où des lentilles d'eau faisaient une verdure sur les ondes…

« – J'ai tort, j'ai tort, disait-elle, je suis folle de vous entendre.

« – Pourquoi? Emma! Emma!

« – O Rodolphe!.. fit lentement la jeune femme, en se penchant sur son épaule.

«Le drap de sa robe s'accrochait au velours de l'habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s'abandonna16

Lorsqu'elle se fut relevée, lorsqu'après avoir secoué les fatigues de la volupté, elle rentra au foyer domestique, à ce foyer où elle devait trouver un mari qui l'adorait, après sa première faute, après ce premier adultère, après cette première chute, est-ce le remords, le sentiment du remords qu'elle éprouva, au regard de ce mari trompé qui l'adorait? Non! le front haut, elle rentra en glorifiant l'adultère.

«En s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage. Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.

«Elle se répétait: J'ai un amant! un amant! Se délectant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc enfin posséder ces plaisirs de l'amour, cette fièvre de bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout serait passion, extase, délire17…»

Ainsi, dès cette première faute, dès cette première chute, elle fait la glorification de l'adultère, elle chante le cantique de l'adultère, sa poésie, ses voluptés. Voilà, messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus immoral que la chute elle-même!

Messieurs, tout est pâle devant cette glorification de l'adultère, même les rendez-vous de nuit, quelques jours après.

«Pour l'avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable. Elle se levait en sursaut; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il n'en finissait pas. Elle se dévorait d'impatience; si ses yeux l'avaient pu, ils l'eussent fait sauter par les fenêtres. Enfin elle commençait sa toilette de nuit, puis elle prenait un livre et continuait à lire fort tranquillement, comme si la lecture l'eût amusée. Mais Charles, qui était au lit, l'appelait pour se coucher.

« – Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.

« – Oui, j'y vais! répondait-elle.

«Cependant, comme les bougies l'éblouissaient, il se tournait vers le mur et s'endormait. Elle s'échappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, déshabillée.

«Rodolphe avait un grand manteau; il l'en enveloppait tout entière, et, passant le bras autour de sa taille, il l'entraînait sans parler jusqu'au fond du jardin.

«C'était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois Léon la regardait si amoureusement durant les soirées d'été! elle ne pensait guère à lui, maintenant.

«Le froid de la nuit les faisait s'étreindre davantage, les soupirs de leurs lèvres leur semblaient plus forts, leurs yeux, qu'ils entrevoyaient à peine, leur paraissaient plus grands, et au milieu du silence il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s'y répercutaient en vibrations multipliées18

Connaissez-vous au monde, messieurs, un langage plus expressif? Avez-vous jamais vu un tableau plus lascif? Écoutez encore:

«Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l'enthousiasme, du succès, et qui n'est que l'harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l'expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l'avaient par gradations développée, et elle s'épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux; ils s'enroulaient en une masse lourde, négligemment, et selon les hasards de l'adultère qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme au premier temps de leur mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible19

Jusqu'ici la beauté de cette femme avait consisté dans sa grâce, dans sa tournure, dans ses vêtements; enfin, elle vient de vous être montrée sans voile, et vous pouvez dire si l'adultère ne l'a pas embellie:

« – Emmène-moi! s'écria-t-elle. Enlève-moi!.. Oh! je t'en supplie!

«Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s'exhalait dans un baiser20

Voilà un portrait, messieurs, comme sait les faire M. Flaubert. Comme les yeux de cette femme s'élargissent! comme quelque chose de ravissant est épandu sur elle, depuis sa chute! sa beauté a-t-elle jamais été aussi éclatante que le lendemain de sa chute, que dans les jours qui ont suivi sa chute? Ce que l'auteur vous montre, c'est la poésie de l'adultère, et je vous demande encore une fois si ces pages lascives ne sont pas d'une immoralité profonde!!!

J'arrive à la seconde situation. La seconde situation est une transition religieuse. Mme Bovary avait été très malade, aux portes du tombeau. Elle revient à la vie, sa convalescence est signalée par une petite transition religieuse.

«M. Bournisien (c'était le curé) venait la voir. Il s'enquérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et l'exhortait à la religion dans un petit bavardage câlin, qui ne manquait pas d'agrément. La vue seule de sa soutane la réconfortait21

Enfin elle va faire la communion. Je n'aime pas beaucoup à rencontrer des choses saintes dans un roman; mais au moins quand on en parle, faudrait-il ne pas les travestir par le langage. Y a-t-il dans cette femme adultère qui va à la communion quelque chose de la foi de la Madeleine repentante? Non, non, c'est toujours la femme passionnée qui cherche des illusions et qui les cherche dans les choses les plus saintes, les plus augustes.

«Un jour qu'au plus fort de sa maladie, elle s'était crue agonisante, elle avait demandé la communion; et à mesure que l'on faisait dans sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que l'on disposait en autel la commode encombrée de sirops, et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus, une autre vie commençait; il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait s'anéantir dans cet amour, comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur22

Dans quelle langue prie-t-on Dieu avec les paroles adressées à l'amant dans les épanchements de l'adultère? Sans doute on parlera de la couleur locale, et on s'excusera en disant qu'une femme vaporeuse, romanesque, ne fait pas, même en religion, les choses comme tout le monde. Il n'y a pas de couleur locale qui excuse ce mélange! Voluptueuse un jour, religieuse le lendemain, nulle femme, même dans d'autres régions, même sous le ciel d'Espagne ou d'Italie, ne murmure à Dieu les caresses adultères qu'elle donnait à l'amant. Vous apprécierez ce langage, messieurs, et vous n'excuserez pas ces paroles de l'adultère introduites, en quelque sorte, dans le sanctuaire de la Divinité! Voilà la seconde situation, j'arrive à la troisième, c'est la série des adultères.

Après la transition religieuse, Mme Bovary est encore prête à tomber. Elle va au spectacle à Rouen. On jouait Lucie de Lammermoor. Emma fit un retour sur elle-même.

«Ah! si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et les désillusions de l'adultère (il y en a qui auraient dit: les désillusions du mariage et les souillures de l'adultère), avant les souillures du mariage et les désillusions de l'adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d'une félicité si haute23

En voyant Lagardy sur la scène, elle eut envie de courir dans ses «bras pour se réfugier en sa force, comme dans l'incarnation de l'amour même, et de lui dire, de s'écrier: Enlève-moi, emmène-moi, partons! à toi, à toi! toutes mes ardeurs et tous mes rêves24

1Plus tard ministre.
2Sic. Voy. p. , ligne 18.
3Treize ans, dans le livre, page .
4Voy. page , ligne 23 de la présente édition.
5Page .
6Page .
7Page .
8Page .
9Page .
10Page .
11Page .
12Page .
13Page .
14Page .
15Page .
16Page .
17Page .
18Page .
19Page .
20Page .
21Page .
22Page .
23Page .
24Page .