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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8)

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– Comment, monsieur Boulanger, vous nous abandonnez?

Rodolphe protesta qu'il allait venir. Mais quand le président eut disparu:

– Ma foi, non, reprit-il, je n'irai pas; votre compagnie vaut bien la sienne.

Et tout en se moquant des comices, Rodolphe, pour circuler plus à l'aise, montrait au gendarme sa pancarte bleue, et même il s'arrêtait parfois devant quelque beau sujet, que Mme Bovary n'admirait guère. Il s'en aperçut, et alors se mit à faire des plaisanteries sur les dames d'Yonville, à propos de leur toilette; puis il s'excusa lui-même du négligé de la sienne. Elle avait cette incohérence de choses communes et recherchées, où le vulgaire d'habitude croit entrevoir la révélation d'une existence excentrique, les désordres du sentiment, les tyrannies de l'art, et toujours un certain mépris des conventions sociales, ce qui le séduit ou l'exaspère. Ainsi sa chemise de batiste à manchettes plissées bouffait au hasard du vent, dans l'ouverture de son gilet, qui était de coutil gris, et son pantalon à larges raies découvrait aux chevilles des bottines de nankin, claquées de cuir verni. Elles étaient si vernies que l'herbe s'y reflétait. Il foulait avec elles les crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de côté.

– D'ailleurs, ajouta-t-il, quand on habite la campagne…

– Tout est peine perdue, dit Emma.

– C'est vrai! répliqua Rodolphe. Songez que pas un seul de ces braves gens n'est capable de comprendre même la tournure d'un habit!

Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existences qu'elle étouffait, des illusions qui s'y perdaient.

– Aussi, disait Rodolphe, je m'enfonce dans une tristesse…

– Vous! fit-elle avec étonnement. Mais je vous croyais très gai?

– Ah! oui, d'apparence, parce qu'au milieu du monde je sais mettre sur mon visage un masque railleur, et cependant que de fois, à la vue d'un cimetière, au clair de lune, je me suis demandé si je ne ferais pas mieux d'aller rejoindre ceux qui sont à dormir!..

– Oh! Et vos amis, dit-elle, vous n'y pensez pas.

– Mes amis? lesquels donc? en ai-je? Qui s'inquiète de moi? Et il accompagna ces derniers mots d'une sorte de sifflement entre ses lèvres.

Mais ils furent obligés de s'écarter l'un de l'autre, à cause d'un grand échafaudage de chaises qu'un homme portait derrière eux. Il en était si surchargé que l'on apercevait seulement la pointe de ses sabots, avec le bout de ses deux bras écartés droit. C'était Lestiboudois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l'église. Plein d'imagination pour tout ce qui concernait ses intérêts, il avait découvert ce moyen de tirer parti des comices; et son idée lui réussissait, car il ne savait plus auquel entendre. En effet, les villageois qui avaient chaud se disputaient ces sièges dont la paille sentait l'encens, et s'appuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vénération.

Mme Bovary reprit le bras de Rodolphe; il continua comme se parlant à lui-même:

– Oui! tant de choses m'ont manqué! toujours seul! Ah! si j'avais eu un but dans la vie, si j'eusse rencontré une affection, si j'avais trouvé quelqu'un… Oh! comme j'aurais dépensé toute l'énergie dont je suis capable, j'aurais surmonté tout, brisé tout!

– Il me semble pourtant, dit Emma, que vous n'êtes guère à plaindre.

– Ah! vous trouvez? fit Rodolphe.

– Car enfin… reprit-elle, vous êtes libre. Elle hésita: – riche.

– Ne vous moquez pas de moi, répondit-il.

Et elle jurait qu'elle ne se moquait pas, quand un coup de canon retentit; aussitôt on se poussa pêle-mêle vers le village.

C'était une fausse alerte. M. le préfet n'arrivait pas; et les membres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s'il fallait commencer la séance ou bien attendre encore.

Enfin, au fond de la place, parut un grand landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras un cocher en chapeau blanc. Binet n'eut que le temps de crier: Aux armes! et le colonel de l'imiter. On courut vers les faisceaux. On se précipita. Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais l'équipage préfectoral sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur leurs chaînettes, arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au moment où la garde nationale et les pompiers s'y déployaient, tambour battant, et marquant le pas.

– Balancez! cria Binet.

– Halte! cria le colonel. Par file à gauche!

Et après un port d'armes, où le cliquetis des capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole les escaliers, tous les fusils retombèrent.

Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu d'un habit court à broderies d'argent, chauve sur le front, portant toupet à l'occiput, ayant le teint blafard et l'apparence des plus bénignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se fermaient à demi pour considérer la multitude, en même temps qu'il levait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le préfet n'avait pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des civilités, l'autre s'avoua confus; et ils restaient ainsi, face à face et leur front se touchant presque, avec les membres du jury tout autour, le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule. M. le conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses phrases, protestait de son dévouement à la monarchie, et de l'honneur que l'on faisait à Yonville.

Hippolyte, le garçon de l'auberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied-bot, il les conduisit sous le porche du Lion d'or, où beaucoup de paysans s'amassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, l'obusier tonna, et les messieurs à la file montèrent s'asseoir, sur l'estrade, dans les fauteuils en utrecht rouge qu'avait prêtés Mme Tuvache.

Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants s'échappaient de grands cols roides, que maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets étaient de velours, à châle; toutes les montres portaient au bout d'un long ruban quelque cachet ovale en cornaline; et l'on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes.

Les dames de la société se tenaient derrière, sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était en face, debout, ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait apporté là toutes celles qu'il avait déménagées de la prairie, et même il courait à chaque minute en chercher d'autres dans l'église, et causait un tel encombrement par son commerce que l'on avait grand'peine à parvenir jusqu'au petit escalier de l'estrade.

– Moi, je trouve, dit M. L'Heureux (s'adressant au pharmacien qui passait pour gagner sa place), que l'on aurait dû planter là deux mâts vénitiens; avec quelque chose d'un peu sévère et de riche comme nouveautés, c'eût été d'un fort joli coup d'œil.

– Certes, répondit Homais. Mais que voulez-vous? c'est le maire qui a tout pris sous son bonnet. Il n'a pas grand goût, ce pauvre Tuvache, et il est même complètement dénué de ce qui s'appelle le génie des arts.

Cependant Rodolphe, avec Mme Bovary, était monté au premier étage de la mairie, dans la salle des délibérations, et comme elle était vide, il avait déclaré que l'on y serait bien pour jouir du spectacle plus à son aise. Il prit trois tabourets autour de la table ovale, sous le buste du monarque, et les ayant approchés de l'une des fenêtres, ils s'assirent l'un près de l'autre.

Il y eut une agitation sur l'estrade, de longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le conseiller se leva. On savait maintenant qu'il s'appelait Lieuvain, et l'on se répétait son nom de l'un à l'autre, dans la foule. Quand il eut collationné quelques feuilles et appliqué dessus son œil pour y mieux voir, il commença:

«Messieurs,

«Qu'il me soit permis d'abord (avant de vous entretenir de l'objet de cette réunion d'aujourd'hui, et ce sentiment, j'en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu'il me soit permis, dis-je, de rendre justice à l'administration supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé, à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n'est indifférente, et qui dirige à la fois d'une main si ferme et si sage le char de l'État parmi les périls incessants d'une mer orageuse, sachant d'ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l'industrie, le commerce, l'agriculture et les beaux-arts.»

– Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu.

– Pourquoi? dit Emma.

Mais à ce moment la voix du conseiller s'éleva d'un ton extraordinaire. Il déclamait:

«Le temps n'est plus, messieurs, où la discorde civile ensanglantait nos places publiques, où le propriétaire, le négociant, l'ouvrier lui-même, en s'endormant le soir d'un sommeil paisible, tremblaient de se voir réveillés tout à coup au bruit des tocsins incendiaires, où les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases…»

– C'est qu'on pourrait, reprit Rodolphe, m'apercevoir d'en bas; puis j'en aurais pour quinze jours à donner des excuses, et avec ma mauvaise réputation…

– Oh! vous vous calomniez, dit Emma.

 

– Non, non, elle est exécrable, je vous jure.

«Mais, messieurs, poursuivait le conseiller, que, si, écartant de mon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situation actuelle de notre belle patrie: qu'y vois-je? Partout fleurissent le commerce et les arts; partout des voies nouvelles de communication, comme autant d'artères nouvelles dans le corps de l'État, y établissent des rapports nouveaux; nos grands centres manufacturiers ont repris leur activité; la religion, plus affermie, sourit à tous les cœurs; nos ports sont pleins, la confiance renaît, et enfin la France respire!..»

– Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au point de vue du monde, a-t-on raison?

– Comment cela? fit-elle.

– Eh quoi! dit-il, ne savez-vous pas qu'il y a des âmes sans cesse tourmentées? Il leur faut tour à tour le rêve et l'action, les passions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l'on se jette ainsi dans toutes sortes de fantaisies, de folies.

Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a passé par des pays extraordinaires, et elle reprit:

– Nous n'avons pas même cette distraction, nous autres pauvres femmes!

– Triste distraction, car on n'y trouve pas le bonheur.

– Mais le trouve-t-on jamais? demanda-t-elle.

– Oui, il se rencontre un jour, répondit-il.

«Et c'est là ce que vous avez compris, disait le conseiller; vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes; vous, pionniers pacifiques d'une œuvre toute de civilisation; vous, hommes de progrès et de moralité; vous avez compris, dis-je, que les orages politiques sont encore plus redoutables vraiment que les désordres de l'atmosphère…»

– Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en désespérait. Alors des horizons s'entr'ouvrent, c'est comme une voix qui crie: «Le voilà!» Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui sacrifier tout! On ne s'explique pas, on se devine. On s'est entrevu dans ses rêves. – Et il la regardait. – Enfin, il est là, ce trésor que l'on a tant cherché, là, devant vous; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n'ose y croire; on en reste ébloui, comme si l'on sortait des ténèbres à la lumière.

Et en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu'un homme pris d'étourdissement; puis il la laissa retomber sur celle d'Emma. Elle retira la sienne. Le conseiller lisait toujours:

«Et qui s'en étonnerait, messieurs? Celui-là seul qui serait assez aveugle, assez plongé (je ne crains pas de le dire), assez plongé dans les préjugés d'un autre âge, pour méconnaître encore l'esprit des populations agricoles. Où trouver en effet plus de patriotisme que dans les campagnes, plus de dévouement à la cause publique, plus d'intelligence, en un mot? Et je n'entends pas, messieurs, cette intelligence superficielle, vain ornement des esprits oisifs, mais cette intelligence profonde et modérée qui s'applique par-dessus toute chose à poursuivre des buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, à l'amélioration commune et au soutien des États, fruit du respect des lois et de la pratique des devoirs.»

– Ah! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis assommé de ces mots-là! Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle et de bigotes à chaufferette et à chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles: le devoir! le devoir! Eh parbleu! le devoir, c'est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d'accepter toutes les conventions de la société, avec les ignominies qu'elle nous impose.

– Cependant… cependant… objectait Mme Bovary.

– Eh non! Pourquoi déclamer contre les passions? Ne sont-elles pas la seule belle chose qu'il y ait sur la terre, la source de l'héroïsme, de l'enthousiasme, de la poésie, de la musique, des arts, de tout enfin!

– Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu l'opinion du monde et obéir à sa morale.

– Ah! c'est qu'il y en a deux, répliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, s'agite en bas, terre à terre, comme ce rassemblement d'imbéciles que vous voyez. Mais l'autre, l'éternelle, elle est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous éclaire.

M. Lieuvain venait de s'essuyer la bouche avec son mouchoir de poche. Il reprit:

«Et qu'aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l'utilité de l'agriculture? Qui donc pourvoit à nos besoins? qui donc fournit à notre subsistance? N'est-ce pas l'agriculteur? L'agriculteur, messieurs, qui, ensemençant d'une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel, broyé, est mis en poudre au moyen d'ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N'est-ce pas l'agriculteur encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les pâturages? Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans l'agriculteur? Et même, messieurs, est-il besoin d'aller si loin chercher des exemples? Qui n'a souvent réfléchi à toute l'importance que l'on retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs? Mais je n'en finirais pas, s'il fallait énumérer l'un après l'autre les différents produits que la terre bien cultivée, telle qu'une mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, c'est la vigne; ailleurs, ce sont les pommiers à cidre; là, le colza; plus loin, les fromages; et le lin, messieurs, n'oublions pas le lin! qui a pris dans ces dernières années un accroissement considérable et sur lequel j'appellerai plus particulièrement votre attention.»

Il n'avait pas besoin de l'appeler, car toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, à côté de lui, l'écoutait en écarquillant les yeux; M. Derozerais, de temps à autre, fermait doucement les paupières; et plus loin, le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille, pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury balançaient lentement leurs mentons dans leur gilet, en signe d'approbation. Les pompiers, au bas de l'estrade, se reposaient sur leurs baïonnettes, et Binet, immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en l'air. Il entendait peut-être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière de son casque qui lui descendait sur le nez. Néanmoins, son lieutenant, le fils cadet du sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien, car il en portait un énorme et qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard d'indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout enfantine, et sa petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance, d'accablement et de sommeil.

La Place jusqu'aux maisons était comble de monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, d'autres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixé dans la contemplation de ce qu'il regardait. Malgré le silence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans l'air. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, qu'interrompait çà et là le bruit des chaises dans la foule; puis on entendait tout à coup partir derrière soi un long mugissement de bœuf, ou bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau.

Rodolphe s'était rapproché d'Emma, et il disait d'une voix basse, en parlant vite:

– Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas? Est-il un seul sentiment qu'il ne condamne? Les instincts les plus nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés, et s'il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour qu'elles ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des ailes, elles s'appelleront. Oh! n'importe, tôt ou tard, dans six mois, dix ans, elles se réuniront, s'aimeront, parce que la fatalité l'exige et qu'elles sont nées l'une pour l'autre.

Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux de petits rayons d'or s'irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l'avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron; et machinalement elle entre-ferma les paupières pour la mieux respirer. Mais dans ce geste qu'elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l'horizon, la vieille diligence l'Hirondelle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de poussière. C'était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle, et par cette route, là-bas, qu'il était parti pour toujours! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre; puis tout se confondit, des nuages passèrent: il lui sembla qu'elle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n'était pas loin, qu'il allait venir… et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté d'elle.

La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d'autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle s'essuya les mains; puis avec son mouchoir elle s'éventait la figure, tandis qu'à travers le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et la voix du conseiller qui psalmodiait ses phrases.

Il disait:

«Continuez! persévérez! n'écoutez ni les suggestions de la routine ni les conseils trop hâtifs d'un empirisme téméraire! Appliquez-vous surtout à l'amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races chevaline, bovine, ovine et porcine! Que ces comices soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l'espoir d'un succès meilleur! Et vous, vénérables serviteurs, humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu'à ce jour n'avait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l'État, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu'il vous encourage, qu'il vous protège, qu'il fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant qu'il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices!»

M. Lieuvain se rassit; et alors M. Derozerais se leva, commençant un autre discours. Le sien, peut-être, ne fut point aussi fleuri que celui du conseiller; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif, c'est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des considérations plus relevées. Ainsi l'éloge du gouvernement y tenait moins de place; la religion et l'agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de l'une et de l'autre, et comment elles avaient concouru toujours à la civilisation. Rodolphe, avec Mme Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, l'orateur vous dépeignait ces temps farouches où les hommes vivaient de glands au fond des bois. Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne. Était-ce un bien, et n'y avait-il pas dans cette découverte plus d'inconvénients que d'avantages? M. Derozerais se posait ce problème. Du magnétisme, peu à peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et tandis que M. le président citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant l'année par des semailles, le jeune homme expliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existence antérieure:

– Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus? Quel hasard l'a voulu? C'est qu'à travers l'éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés l'un vers l'autre.

 

Et il saisit sa main; elle ne la retira pas.

«Ensemble de bonnes cultures», cria le Président.

– Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous…

«A M. Bizet, de Quincampoix.»

– Savais-je que je vous accompagnerais?

«Soixante-dix francs!»

– Cent fois même j'ai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis resté.

«Fumiers.»

– Comme je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma vie!

«A M. Caron, d'Argueil, une médaille d'or!»

– Car jamais je n'ai trouvé dans la société de personne un charme aussi complet.

«A M. Bain, de Givry-Saint-Martin.»

– Aussi, moi, j'emporterai votre souvenir.

«Pour un bélier mérinos…»

– Mais vous m'oublierez, j'aurai passé comme une ombre.

«A M. Belot, de Notre-Dame…»

– Oh! non, n'est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans votre vie?

«Race porcine, prix ex æquo: à MM. Lehérissé et Cullembourg: soixante francs!»

Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée; mais, soit qu'elle essayât de la dégager ou bien qu'elle répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts; il s'écria:

– Oh! merci! Vous ne me repoussez pas! Vous êtes bonne! Vous comprenez que je suis à vous! Laissez que je vous voie, que je vous contemple!

Un coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis sur la table; et sur la Place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s'agitent.

«Emploi de tourteaux de graines oléagineuses », continuait le Président; il se hâtait, « engrais flamand, – culture du lin, – drainage, – baux à longs termes, – services de domestiques».

Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches; et mollement, sans efforts, leurs doigts se confondirent.

«Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de services dans la même ferme, une médaille d'argent, du prix de vingt-cinq francs!»

– Où est-elle, Catherine Leroux? répéta le conseiller.

Elle ne se présentait pas, et l'on entendait des voix qui chuchotaient:

– Vas-y!

– Non.

– A gauche!

– N'aie pas peur!

– Ah! qu'elle est bête!

– Enfin! y est-elle? s'écria Tuvache.

– Oui!.. la voilà!

– Qu'elle approche donc!

Alors on vit s'avancer sur l'estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner encore dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et le long des hanches un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d'un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales quoiqu'elles fussent rincées d'eau claire; et à force d'avoir servi, elles restaient entr'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d'une rigidité monacale relevait l'expression de sa figure. Rien de triste ou d'attendri n'amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C'était la première fois qu'elle se voyait au milieu d'une compagnie si nombreuse, et intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d'honneur du conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s'il fallait s'avancer ou s'enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude.

– Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux! dit M. le conseiller, qui avait pris des mains du Président la liste des lauréats; et tour à tour examinant la feuille de papier, puis la vieille femme, il répétait d'un ton paterne: Approchez, approchez!

– Êtes-vous sourde? dit Tuvache en bondissant sur son fauteuil; et il se mit à lui crier dans l'oreille: Cinquante-quatre ans de services! Une médaille d'argent! Vingt-cinq francs! C'est pour vous!

Puis, quand elle eut sa médaille, elle la considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa figure, et on l'entendit qui marmottait en s'en allant:

– Je la donnerai au curé de chez nous, pour qu'il me dise des messes.

– Quel fanatisme! exclama le pharmacien, en se penchant vers le notaire.

La séance était finie. La foule se dispersa; et maintenant que les discours étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume: les maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui s'en retournaient à l'étable, une couronne verte entre les cornes.

Cependant les gardes nationaux étaient montés au premier étage de la mairie avec des brioches embrochées à leurs baïonnettes et le tambour du bataillon qui portait un panier plein de bouteilles. Mme Bovary prit le bras de Rodolphe; il la reconduisit chez elle; ils se séparèrent devant sa porte; puis il se promena seul dans la prairie, tout en attendant l'heure du banquet.

Le festin fut long, bruyant, mal servi; l'on était si tassé que l'on avait peine à remuer les coudes, et les planches étroites qui servaient de bancs faillirent se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun s'en donnait pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts; et une vapeur blanchâtre, comme la buée d'un fleuve par un matin d'automne, flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente, pensait si fort à Emma qu'il n'entendait rien. Derrière lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes sales; ses voisins parlaient, il ne leur répondait pas; on lui emplissait son verre; et un silence s'établissait dans sa pensée, malgré les accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu'elle avait dit et à la forme de ses lèvres; sa figure, comme en un miroir magique, brillait sur la plaque des shakos; les plis de sa robe descendaient le long des murs, et des journées d'amour se déroulaient à l'infini dans les perspectives de l'avenir.

Il la revit le soir, pendant le feu d'artifice; mais elle était avec son mari, Mme Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues, et à chaque moment il quittait la compagnie pour aller faire à Binet des recommandations.

Cependant les pièces pyrotechniques envoyées à l'adresse du sieur Tuvache avaient, par excès de précaution, été enfermées dans sa cave; aussi la poudre humide ne s'enflammait guère, et le morceau principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complètement. De temps à autre, il partait une pauvre chandelle romaine; alors la foule béante poussait une clameur, où se mêlait le cri des femmes à qui l'on chatouillait la taille pendant l'obscurité. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre l'épaule de Charles; puis, le menton levé, elle suivait dans le ciel noir le jet lumineux des fusées. Rodolphe la contemplait à la lueur des lampions qui brûlaient.

Ils s'éteignirent peu à peu. Les étoiles s'allumèrent. Quelques gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu sur sa tête nue.

A ce moment, le fiacre du conseiller sortit de l'auberge. Son cocher, qui était ivre, s'assoupit tout à coup; et l'on apercevait de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse de son corps qui se balançait de droite et de gauche, selon le tangage des soupentes.

– En vérité, dit l'apothicaire, on devrait bien sévir contre l'ivresse! Je voudrais que l'on inscrivît, hebdomadairement, à la porte de la mairie, sur un tableau ad hoc, les noms de tous ceux qui, durant la semaine, se seraient intoxiqués avec des alcools. D'ailleurs, sous le rapport de la statistique, on aurait là comme des annales patentes qu'on irait au besoin… Mais, excusez!