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La tentation de Saint Antoine

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Et auparavant? Oui, je me souviens! la foule des hérésiarques … Quels cris! quels yeux! Mais pourquoi tant de débordements de la chair et d'égarements de l'esprit?

C'est vers Dieu qu'ils prétendent se diriger par toutes ces voies! De quel droit les maudire, moi qui trébuche dans la mienne? Quand ils ont disparu, j'allais peut-être en apprendre davantage. Cela tourbillonnait trop vite; je n'avais pas le temps de répondre. A présent, c'est comme s'il y avait dans mon intelligence plus d'espace et plus de lumière. Je suis tranquille. Je me sens capable … Qu'est-ce donc? je croyais avoir éteint le feu!

Une flamme voltige entre les roches; et bientôt une voix saccadée se fait entendre, au loin, dans la montagne.

Est-ce l'aboiement d'une hyène, ou les sanglots de quelque voyageur perdu?

Antoine écoute. La flamme se rapproche.

Et il voit venir une femme qui pleure, appuyée sur l'épaule d'un homme à barbe blanche.

Elle est couverte d'une robe de pourpre en lambeaux. Il est nu-tête comme elle, avec une tunique de même couleur, et porte un vase de bronze, d'où s'élève une petite flamme bleue.

Antoine a peur – et voudrait savoir qui est cette femme.

L'ÉTRANGER (SIMON)

C'est une jeune fille, une pauvre enfant, que je mène partout avec moi.

Il hausse le vase d'airain.

Antoine la considère, à la lueur de cette flamme qui vacille.

Elle a sur le visage des marques de morsures, le long des bras des traces de coups; ses cheveux épars s'accrochent dans les déchirures de ses haillons; ses yeux paraissent insensibles à la lumière.

SIMON

Quelquefois, elle reste ainsi, pendant fort long-temps, sans parler, sans manger; puis elle se réveille, – et débite des choses merveilleuses.

ANTOINE

Vraiment?

SIMON

Ennoia! Ennoia! Ennoia! raconte ce que tu as à dire!

Elle tourne ses prunelles comme sortant d'un songe, passe lentement ses doigts sur ses deux sourcils, et d'une voix dolente:

HÉLÈNE (ENNOIA)

J'ai souvenir d'une région lointaine, couleur d'émeraude. Un seul arbre l'occupe.

Antoine tressaille.

A chaque degré de ses larges rameaux se tient dans l'air un couple d'Esprits. Les branches autour d'eux s'entre-croisent, comme les veines d'un corps, et ils regardent la vie éternelle circuler depuis les racines plongeant dans l'ombre jusqu'au faîte qui dépasse le soleil. Moi, sur la deuxième branche, j'éclairais avec ma figure les nuits d'été.

ANTOINE

se touchant le front.

Ah! ah! je comprends! la tête!

SIMON

le doigt sur la bouche:

Chut!..

HÉLÈNE

La voile restait bombée, la carène fendait l'écume. Il me disait: «Que m'importe si je trouble ma patrie, si je perds mon royaume! Tu m'appartiendras, dans ma maison!»

Qu'elle était douce la haute chambre de son palais! Il se couchait sur le lit d'ivoire, et, caressant ma chevelure, chantait amoureusement.

A la fin du jour, j'apercevais les deux camps, les fanaux qu'on allumait, Ulysse au bord de sa tente, Achille tout armé conduisant un char le long du rivage de la mer.

ANTOINE

Mais elle est folle entièrement! Pourquoi?..

SIMON

Chut!.. chut!

HÉLÈNE

Ils m'ont graissée avec des onguents, et ils m'ont vendue au peuple pour que je l'amuse.

Un soir, debout, et le cistre en main, je faisais danser des matelots grecs. La pluie, comme une cataracte, tombait sur la taverne, et tes coupes de vin chaud fumaient. Un homme entra, sans que la porte fût ouverte.

SIMON

C'était moi! je t'ai retrouvée!

La voici, Antoine, celle qu'on nomme Sigeh, Ennoia, Barbelo, Prounikos! Les Esprits gouverneurs du monde furent jaloux d'elle, et ils l'attachèrent dans un corps de femme.

Elle a été l'Hélène des Troyens, dont le poëte Stesichore a maudit la mémoire. Elle a été Lucrèce, la patricienne violée par les rois. Elle a été Dalila, qui coupait les cheveux de Samson. Elle a été cette fille d'Israël qui s'abandonnait aux boucs. Elle a aimé l'adultère, l'idolâtrie, le mensonge et la sottise. Elle s'est prostituée à tous les peuples. Elle a chanté dans tous les carrefours. Elle a baisé tous les visages.

A Tyr, la Syrienne, elle était la maîtresse des voleurs. Elle buvait avec eux pendant les nuits, et elle cachait les assassins dans la vermine de son lit tiède.

ANTOINE

Eh! que me fait!..

SIMON

d'un air furieux:

Je l'ai rachetée, te dis-je, – et rétablie en sa splendeur; tellement que Caïus César Caligula en est devenu amoureux, puisqu'il voulait coucher avec la Lune!

ANTOINE

Eh bien?..

SIMON

Mais c'est elle qui est la Lune! Le pape Clément n'a-t-il pas écrit qu'elle fut emprisonnée dans une tour? Trois cents personnes vinrent cerner la tour; et à chacune des meurtrières en même temps, on vit paraître la lune, – bien qu'il n'y ait pas dans le monde plusieurs lunes, ni plusieurs Ennoia!

ANTOINE

Oui … je crois me rappeler …

Et il tombe dans une rêverie.

SIMON

Innocente comme le Christ, qui est mort pour les hommes, elle s'est dévouée pour les femmes. Car l'impuissance de Jéhovah se démontre par la transgression d'Adam, et il faut secouer la vieille loi, antipathique à l'ordre des choses.

J'ai prêché le renouvellement dans Éphraïm et dans Issachar, le long du torrent de Bizor, derrière le lac d'Houleh, dans la vallée de Mageddo, plus loin que les montagnes, à Bostra et à Damas! Viennent à moi ceux qui sont couverts de vin, ceux qui sont couverts de boue, ceux qui sont couverts de sang; et j'effacerai leurs souillures avec le Saint-Esprit, appelé Minerve par les Grecs! Elle est Minerve! elle est le Saint-Esprit! Je suis Jupiter, Apollon, le Christ, le Paraclet, la grande puissance de Dieu, incarnée en la personne de Simon!

ANTOINE

Ah! c'est toi!.. c'est donc toi? Mais je sais tes crimes!

Tu es né à Gittoï, près de Samarie. Dosithéus, ton premier maître, t'a renvoyé! Tu exècres saint Paul pour avoir converti une de tes femmes; et, vaincu par saint Pierre, – de rage et de terreur tu as jeté dans les flots le sac qui contenait tes artifices!

SIMON

Les veux-tu?

Antoine le regarde; – et une voix intérieure murmure dans sa poitrine.

«Pourquoi pas?»

Simon reprend:

Celui qui connaît les forces de la Nature et la substance des Esprits doit opérer des miracles. C'est le rêve de tous les sages – et le désir qui te ronge; avoue-le!

Au milieu des Romains, j'ai volé dans le cirque tellement haut qu'on ne m'a plus revu. Néron ordonna de me décapiter; mais ce fut la tête d'une brebis qui tomba par terre, au lieu de la mienne. Enfin on m'a enseveli tout vivant; mais j'ai ressuscité le troisième jour. La preuve, c'est que me voilà!

Il lui donne ses mains à flairer. Elles sentent le cadavre. Antoine se recule.

Je peux faire se mouvoir des serpents de bronze, rire des statues de marbre, parler des chiens. Je te montrerai une immense quantité d'or; j'établirai des rois; tu verras des peuples m'adorant! Je peux marcher sur les nuages et sur les flots, passer à travers les montagnes, apparaître en jeune homme, en vieillard, en tigre et en fourmi, prendre ton visage, te donner le mien, conduire la foudre. L'entends-tu?

Le tonnerre gronde, des éclairs se succèdent.

C'est la voix du Très-Haut! «car l'Éternel ton Dieu est un feu,» et toutes les créations s'opèrent par des jaillissements de ce foyer.

Tu vas en recevoir le baptême, – ce second baptême annoncé par Jésus, et qui tomba sur les apôtres, un jour d'orage que la fenêtre était ouverte!

Et tout en remuant la flamme avec sa main, lentement, comme pour en asperger Antoine:

Mère des miséricordes, toi qui découvres les secrets, afin que le repos nous arrive dans la huitième maison …

ANTOINE

s'écrie:

Ah! si j'avais de l'eau bénite!

La flamme s'éteint, en produisant beaucoup de fumée.

Ennoia et Simon ont disparu.

Un brouillard extrêmement froid, opaque et fétide emplit l'atmosphère.

ANTOINE

étendant ses bras, comme un aveugle:

Où suis-je?.. J'ai peur de tomber dans l'abîme. Et la croix, bien sûr, est trop loin de moi … Ah! quelle nuit! quelle nuit!

Sous un coup de vent, le brouillard s'entr'ouvre; – et il aperçoit deux hommes, couverts de longues tuniques blanches.

Le premier est de haute taille, de figure douce, de maintien grave. Ses cheveux blonds, séparés comme ceux du Christ, descendent régulièrement sur ses épaules. Il a jeté une baguette qu'il portait à la main, et que son compagnon a reçue en faisant une révérence à la manière des Orientaux.

Ce dernier est petit, gros, camard, d'encolure ramassée, les cheveux crépus, une mine naïve.

Ils sont tous les deux nu-pieds, nu-tête, et poudreux comme des gens qui arrivent de voyage.

ANTOINE

en sursaut:

Que voulez-vous? Parlez! Allez-vous-en!

DAMIS

– C'est le petit homme. —

Là, là!..bon ermite! ce que je veux? je n'en sais rien! Voici le maître.

Il s'assoit, l'autre reste debout. Silence.

ANTOINE

reprend:

Vous venez ainsi?..

DAMIS

Oh! de loin, – de très-loin!

ANTOINE

Et vous allez?..

DAMIS

désignant l'autre:

Où il voudra!

ANTOINE

Qui est-il donc?

DAMIS

Regarde-le!

ANTOINE

à part:

Il a l'air d'un saint! Si j'osais …

La fumée est partie. Le temps est très-clair. La lune brille.

DAMIS

A quoi songez-vous donc, que vous ne parlez plus?

 

ANTOINE

Je songe … Oh! rien.

DAMIS

s'avance vers Apollonius, et fait plusieurs tours autour de lui, la taille courbée, sans lever la tête.

Maître! c'est un ermite galiléen qui demande à savoir les origines de la sagesse.

APOLLONIUS

Qu'il approche!

Antoine hésite.

DAMIS

Approchez!

APOLLONIUS

d'une voix tonnante:

Approche! Tu voudrais connaître qui je suis, ce que j'ai fait, ce que je pense? n'est-ce pas cela, enfant?

ANTOINE

…Si ces choses, toutefois, peuvent contribuer à mon salut.

APOLLONIUS

Réjouis-toi, je vais te les dire!

DAMIS

bas à Antoine:

Est-ce possible! Il faut qu'il vous ait, du premier coup d'oeil, reconnu des inclinations extraordinaires pour la philosophie! Je vais en profiter aussi, moi!

APOLLONIUS

Je te raconterai d'abord la longue route que j'ai parcourue pour obtenir la doctrine; et si tu trouves dans toute ma vie une action mauvaise, tu m'arrêteras, – car celui-là doit scandaliser par ses paroles qui a méfait par ses oeuvres.

DAMIS

à Antoine:

Quel homme juste! hein?

ANTOINE

Décidément, je crois qu'il est sincère.

APOLLONIUS

La nuit de ma naissance, ma mère crut se voir cueillant des fleurs sur le bord d'un lac. Un éclair parut, et elle me mit au monde à la voix des cygnes qui chantaient dans son rêve.

Jusqu'à quinze ans, on m'a plongé, trois fois par jour, dans la fontaine Asbadée, dont l'eau rend les parjures hydropiques; et l'on me frottait le corps avec les feuilles du cnyza pour me faire chaste.

Une princesse palmyrienne vint un soir me trouver, m'offrant des trésors qu'elle savait être dans des tombeaux. Une hiérodoule du temple de Diane s'égorgea, désespérée, avec le couteau des sacrifices; et le gouverneur de Cilicie, à la fin de ses promesses, s'écria devant ma famille qu'il me ferait mourir; mais c'est lui qui mourut trois jours après, assassiné par les Romains.

DAMIS

à Antoine, en le frappant du coude:

Hein? quand je vous disais! quel homme!

APOLLONIUS

J'ai, pendant quatre ans de suite, gardé le silence complet des pythagoriciens. La douleur la plus imprévue ne m'arrachait pas un soupir; et au théâtre, quand j'entrais, on s'écartait de moi comme d'un fantôme.

DAMIS

Auriez-vous fait cela, vous?

APOLLONIUS

Le temps de mon épreuve terminé, j'entrepris d'instruire les prêtres qui avaient perdu la tradition.

ANTOINE

Quelle tradition?

DAMIS

Laissez-le poursuivre! Taisez-vous!

APOLLONIUS

J'ai devisé avec les Samanéens du Gange, avec les astrologues de Chaldée, avec les mages de Babylone, avec les Druides gaulois, avec les sacerdoces des nègres! J'ai gravi les quatorze Olympes, j'ai sondé les lacs de Scythie, j'ai mesuré la grandeur du Désert!

DAMIS

C'est pourtant vrai, tout cela! J'y étais, moi!

APOLLONIUS

J'ai d'abord été jusqu'à la mer d'Hyrcanie. J'en ai fait le tour; et par le pays des Baraomates, où est enterré Bucéphale, je suis descendu vers Ninive. Aux portes de la ville, un homme s'approcha.

DAMIS

Moi! moi! mon bon maître! Je vous aimai, tout de suite! Vous étiez plus doux qu'une fille et plus beau qu'un Dieu!

APOLLONIUS

sans l'entendre:

Il voulait m'accompagner, pour me servir d'interprète.

DAMIS

Mais vous répondîtes que vous compreniez tous les langages et que vous deviniez toutes les pensées. Alors j'ai baisé le bas de votre manteau, et je me suis mis à marcher derrière vous.

APOLLONIUS

Après Ctésiphon, nous entrâmes sur les terres de Babylone.

DAMIS

Et le satrape poussa un cri, en voyant un homme si pâle.

ANTOINE

à part:

Que signifie …

APOLLONIUS

Le Roi m'a reçu debout, près d'un trône d'argent, dans une salle ronde, constellée d'étoiles; – et de la coupole pendaient, à des fils que l'on n'apercevait pas, quatre grands oiseaux d'or, les deux ailes étendues.

ANTOINE

rêvant:

Est-ce qu'il y a sur la terre des choses pareilles?

DAMIS

C'est là une ville, cette Babylone! tout le monde y est riche! Les maisons, peintes en bleu, ont des portes de bronze, avec un escalier qui descend vers le fleuve;

Dessinant par terre, avec son bâton,

Comme cela, voyez-vous? Et puis, ce sont des temples, des places, des bains, des aqueducs! Les palais sont couverts de cuivre rouge! et l'intérieur donc, si vous saviez!

APOLLONIUS

Sur la muraille du septentrion, s'élève une tour qui en supporte une seconde, une troisième, une quatrième, une cinquième – et il y en a trois autres encore! La huitième est une chapelle avec un lit. Personne n'y entre que la femme choisie par les prêtres pour le Dieu Bélus. Le roi de Babylone m'y fit loger.

DAMIS

A peine si l'on me regardait, moi! Aussi, je restais seul à me promener par les rues. Je m'informais des usages; je visitais les ateliers; j'examinais les grandes machines qui portent l'eau dans les jardins. Mais il m'ennuyait d'être séparé du Maître.

APOLLONIUS

Enfin, nous sortîmes de Babylone; et au clair de la lune, nous vîmes tout à coup une empuse.

DAMIS

Oui-da! Elle sautait sur son sabot de fer; elle hennissait comme un âne; elle galopait dans les rochers. Il lui cria des injures; elle disparut.

ANTOINE

à part:

Où veulent-ils en venir?

APOLLONIUS

A Taxilla, capitale de cinq mille forteresses, Phraortes, roi du Gange, nous a montré sa garde d'hommes noirs hauts de cinq coudées, et dans les jardins de son palais, sous un pavillon de brocart vert, un éléphant énorme, que les reines s'amusaient à parfumer. C'était l'éléphant de Porus, qui s'était enfui après la mort d'Alexandre.

DAMIS

Et qu'on avait retrouvé dans une forêt.

ANTOINE

Ils parlent abondamment comme des gens ivres.

APOLLONIUS

Phraortes nous fit asseoir à sa table.

DAMIS

Quel drôle de pays! Les seigneurs, tout en buvant, se divertissent à lancer des flèches sous les pieds d'un enfant qui danse. Mais je n'approuve pas …

APOLLONIUS

Quand je fus prêt à partir, le Roi me donna un parasol, et il me dit: «J'ai sur l'Indus un haras de chameaux blancs. Quand tu n'en voudras plus, souffle dans leurs oreilles. Ils reviendront.»

Nous descendîmes le long du fleuve, marchant la nuit à la lueur des lucioles qui brillaient dans les bambous. L'esclave sifflait un air pour écarter les serpents; et nos chameaux se courbaient les reins en passant sous les arbres, comme sous des portes trop basses.

Un jour, un enfant noir qui tenait un caducée d'or à la main, nous conduisit au collège des sages. Iarchas, leur chef, me parla de mes ancêtres, de toutes mes pensées, de toutes mes actions, de toutes mes existences. Il avait été le fleuve Indus, et il me rappela que j'avais conduit des barques sur le Nil, au temps du roi Sésostris.

DAMIS

Moi, on ne me dit rien, de sorte que je ne sais pas qui j'ai été.

ANTOINE

Ils ont l'air vague comme des ombres.

APOLLONIUS

Nous avons rencontré, sur le bord de la mer, les Cynocéphales gorgés de lait, qui s'en revenaient de leur expédition dans l'île Taprobane. Les flots tièdes poussaient devant nous des perles blondes. L'ambre craquait sous nos pas. Des squelettes de baleine blanchissaient dans la crevasse des falaises. La terre, à la fin, se fit plus étroite qu'une sandale; – et après avoir jeté vers le soleil des gouttes de l'Océan, nous tournâmes à droite, pour revenir.

Nous sommes revenus par la Région des Aromates, par le pays des Gangarides, le promontoire de Comaria, la contrée des Sachalites, des Adramites et des Homérites; – puis, à travers les monts Cassaniens, la mer Rouge et l'île Topazos, nous avons pénétré en Éthiopie par le royaume des Pygmées.

ANTOINE

à part:

Comme la terre est grande!

DAMIS

Et quand nous sommes rentrés chez nous, tous ceux que nous avions connus jadis étaient morts.

Antoine baisse la tête. Silence.

APOLLONIUS

reprend:

Alors on commença dans le monde à parler de moi.

La peste ravageait Ephèse; j'ai fait lapider un vieux mendiant;

DAMIS

Et la peste s'en est allée!

ANTOINE

Comment! il chasse les maladies?

APOLLONIUS

A Cnide, j'ai guéri l'amoureux de la Vénus.

DAMIS

Oui, un fou, qui même avait promis de l'épouser. – Aimer une femme passe encore; mais une statue, quelle sottise! – Le Maître lui posa la main sur le coeur; et l'amour aussitôt s'éteignit.

ANTOINE

Quoi! il délivre des démons?

APOLLONIUS

A Tarente, on portait au bûcher une jeune fille morte.

DAMIS

Le Maître lui toucha les lèvres, et elle s'est relevée en appelant sa mère.

ANTOINE

Comment! il ressuscite les morts?

APOLLONIUS

J'ai prédit le pouvoir à Vespasien.

ANTOINE

Quoi! il devine l'avenir?

DAMIS

Il y avait à Corinthe,

APOLLONIUS

Étant à table avec lui, aux eaux de Baïa …

ANTOINE

Excusez-moi, étrangers, il est tard!

DAMIS

Un jeune homme qu'on appelait Ménippe.

ANTOINE

Non! non! allez-vous-en!

APOLLONIUS

Un chien entra, portant à la gueule une main coupée.

DAMIS

Un soir, dans un faubourg, il rencontra une femme.

ANTOINE

Vous ne m'entendez pas? retirez-vous!

APOLLONIUS

Il rôdait vaguement autour des lits.

ANTOINE

Assez!

APOLLONIUS

On voulait le chasser.

DAMIS

Ménippe donc se rendit chez elle; ils s'aimèrent.

APOLLONIUS

Et battant la mosaïque avec sa queue, il déposa cette main sur les genoux de Flavius.

DAMIS

Mais le matin, aux leçons de l'école, Ménippe était pâle.

ANTOINE

bondissant:

Encore! Ah! qu'ils continuent, puisqu'il n'y a pas …

DAMIS

Le Maître lui dit: «O beau jeune homme, tu caresses un serpent; un serpent te caresse! à quand les noces?» Nous allâmes tous à la noce.

ANTOINE

J'ai tort, bien sûr, d'écouter cela!

DAMIS

Dès le vestibule, des serviteurs se remuaient, les portes s'ouvraient; on n'entendait cependant ni le bruit des pas, ni le bruit des portes. Le Maître se plaça près de Ménippe. Aussitôt la fiancée fut prise de colère contre les philosophes. Mais la vaisselle d'or, les échansons, les cuisiniers, les pannetiers disparurent; le toit s'envola, les murs s'écroulèrent; et Apollonius resta seul, debout, ayant à ses pieds cette femme tout en pleurs. C'était une vampire qui satisfaisait les beaux jeunes hommes, afin de manger leur chair, – parce que rien n'est meilleur pour ces sortes de fantômes que le sang des amoureux.

APOLLONIUS

Si tu veux savoir l'art …

ANTOINE

Je ne veux rien savoir!

APOLLONIUS

Le soir de notre arrivée aux portes de Rome,

ANTOINE

Oh! oui, parlez-moi de la ville des papes!

APOLLONIUS

Un homme ivre nous accosta, qui chantait d'une voix douce. C'était un épithalame de Néron; et il avait le pouvoir de faire mourir quiconque l'écoutait négligemment. Il portait à son dos, dans une boîte, une corde prise à la cythare de l'Empereur. J'ai haussé les épaules. Il nous a jeté de la boue au visage. Alors, j'ai défait ma ceinture, et je la lui ai placée dans la main.

DAMIS

Vous avez eu bien tort, par exemple!

APOLLONIUS

L'Empereur, pendant la nuit, me fit appeler à sa maison. Il jouait aux osselets avec Sporus, accoudé du bras gauche, sur une table d'agate. Il se détourna, et fronçant ses sourcils blonds: «Pourquoi ne me crains-tu pas? me demanda-t-il? – Parce que le Dieu qui t'a fait terrible m'a fait intrépide», répondis-je.

ANTOINE

à part:

Quelque chose d'inexplicable m'épouvante.

Silence.

DAMIS

reprend d'une voix aiguë:

Toute l'Asie, d'ailleurs, pourra vous dire …

 

ANTOINE

en sursaut:

Je suis malade! Laissez-moi!

DAMIS

Écoutez donc. Il a vu, d'Ephèse, tuer Domitien, qui était à Rome.

ANTOINE

s'efforçant de rire:

Est-ce possible!

DAMIS

Oui, au théâtre, en plein jour, le quatorzième des calendes d'octobre, tout à coup il s'écria: «On égorge César!» et il ajoutait de temps à autre: «Il roule par terre; oh! comme il se débat! Il se relève; il essaye de fuir; les portes sont fermées; ah! c'est fini! le voilà mort!» Et ce jour-là, en effet, Titus Flavius Domitianus fut assassiné, comme vous savez.

ANTOINE

Sans le secours du Diable … certainement …

APOLLONIUS

Il avait voulu me faire mourir, ce Domitien! Damis s'était enfui par mon ordre, et je restais seul dans ma prison.

DAMIS

C'était une terrible hardiesse, il faut avouer!

APOLLONIUS

Vers la cinquième heure, les soldats m'amenèrent au tribunal. J'avais ma harangue toute prête que je tenais sous mon manteau.

DAMIS

Nous étions sur le rivage de Pouzzoles, nous autres! Nous vous croyions mort; nous pleurions. Quand, vers la sixième heure, tout à coup vous apparûtes, et vous nous dites: «C'est moi!»

ANTOINE

à part:

Comme Lui!

DAMIS

très-haut:

Absolument!

ANTOINE

Oh! non! vous mentez, n'est-ce pas? vous mentez!

APOLLONIUS

Il est descendu du Ciel. Moi, j'y monte, – grâce à ma vertu qui m'a élevé jusqu'à la hauteur du Principe!

DAMIS

Thyane, sa ville natale, a institué en son honneur un temple avec des prêtres!

APOLLONIUS

se rapproche d'Antoine et lui crie aux oreilles:

C'est que je connais tous les dieux, tous les rites, toutes les prières, tous les oracles! J'ai pénétré dans l'antre de Trophonius, fils d'Apollon! J'ai pétri pour les Syracusaines les gâteaux qu'elles portent sur les montagnes! j'ai subi les quatre-vingts épreuves de Mithra! j'ai serré contre mon coeur le serpent de Sabasius! j'ai reçu l'écharpe des Cabires! j'ai lavé Cybèle aux flots des golfes campaniens, et j'ai passé trois lunes dans les cavernes de Samothrace!

DAMIS

riant bêtement:

Ah! ah! ah! aux mystères de la Bonne Déesse!

APOLLONIUS

Et maintenant nous recommençons le pèlerinage!

Nous allons au Nord, du côté des cygnes et des neiges. Sur la plaine blanche, les hippopodes aveugles cassent du bout de leurs pieds la plante d'outre-mer.

DAMIS

Viens! c'est l'aurore. Le coq a chanté, le cheval a henni, la voile est prête.

ANTOINE

Le coq n'a pas chanté! J'entends le grillon dans les sables, et je vois la lune qui reste en place.

APOLLONIUS

Nous allons au Sud, derrière les montagnes et les grands flots, chercher dans les parfums la raison de l'amour. Tu humeras l'odeur du myrrhodion qui fait mourir les faibles. Tu baigneras ton corps dans le lac d'huile rose de l'île Junonia. Tu verras, dormant sur les primevères, le lézard qui se réveille tous les siècles quand tombe à sa maturité l'escarboucle de son front. Les étoiles palpitent comme des yeux, les cascades chantent comme des lyres, des enivrements s'exhalent des fleurs écloses; ton esprit s'élargira parmi les airs, et dans ton coeur comme sur ta face.

DAMIS

Maître! il est temps! Le vent va se lever, les hirondelles s'éveillent, la feuille du myrte est envolée!

APOLLONIUS

Oui! partons!

ANTOINE

Non! moi, je reste!

APOLLONIUS

Veux-tu que je t'enseigne où pousse la plante Balis, qui ressuscite les morts?

DAMIS

Demande-lui plutôt l'androdamas qui attire l'argent, le fer et l'airain!

ANTOINE

Oh! que je souffre! que je souffre!

DAMIS

Tu comprendras la voix de tous les êtres, les rugissements, les roucoulements!

APOLLONIUS

Je te ferai monter sur les licornes, sur les dragons, sur les hippocentaures et les dauphins!

ANTOINE

pleure.

Oh! oh! oh!

APOLLONIUS

Tu connaîtras les démons qui habitent les cavernes, ceux qui parlent dans les bois, ceux qui remuent les flots, ceux qui poussent les nuages.

DAMIS

Serre ta ceinture! noue tes sandales!

APOLLONIUS

Je t'expliquerai la raison des formes divines, pourquoi Apollon est debout, Jupiter assis, Vénus noire à Corinthe, carrée dans Athènes, conique à Paphos.

ANTOINE

joignant les mains:

Qu'ils s'en aillent! qu'ils s'en aillent!

APOLLONIUS

J'arracherai devant toi les armures des Dieux, nous forcerons les sanctuaires, je te ferai violer la Pythie!

ANTOINE

Au secours, Seigneur!

Il se précipite vers la croix.

APOLLONIUS

Quel est ton désir? ton rêve? Le temps seulement d'y songer …

ANTOINE

Jésus, Jésus, à mon aide!

APOLLONIUS

Veux-tu que je le fasse apparaître, Jésus?

ANTOINE

Quoi? Comment?

APOLLONIUS

Ce sera lui! pas un autre! Il jettera sa couronne, et nous causerons face à face!

DAMIS

bas:

Dis que tu veux bien! Dis que tu veux bien!

Antoine au pied de la croix, murmure des oraisons. Damis tourne autour de lui, avec des gestes patelins.

Voyons, bon ermite, cher saint Antoine! homme pur, homme illustre! homme qu'on ne saurait assez louer! Ne vous effrayez pas; c'est une façon de dire exagérée, prise aux Orientaux. Cela n'empêche nullement …

APOLLONIUS

Laisse-le, Damis!

Il croit, comme une brute, à la réalité des choses. La terreur qu'il a des Dieux l'empêche de les comprendre; et il ravale le sien au niveau d'un roi jaloux!

Toi, mon fils, ne me quitte pas!

Il s'approche à reculons du bord de la falaise, la dépasse, et reste suspendu.

Par-dessus toutes les formes, plus loin que la terre, au delà des cieux, réside le monde des Idées, tout plein du Verbe! D'un bond, nous franchirons l'autre espace; et tu saisiras dans son infinité l'Éternel, l'Absolu, l'Être! – Allons! donne-moi la main! En marche!

Tous les deux, côte à côte, s'élèvent dans l'air, doucement.

Antoine embrassant la croix, les regarde monter.

Ils disparaissent.