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La tentation de Saint Antoine

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Antoine soupire.

J'ai des attelages de gazelles, des quadriges d'éléphants, des couples de chameaux par centaines, et des cavales à crinière si longue que leurs pieds y entrent quand elles galopent, et des troupeaux à cornes si larges que l'on abat les bois devant eux quand ils pâturent. J'ai des girafes qui se promènent dans mes jardins, et qui avancent leur tête sur le bord de mon toit, quand je prends l'air après dîner.

Assise dans une coquille, et traînée par les dauphins, je me promène dans les grottes écoutant tomber l'eau des stalactites. Je vais au pays des diamants, où les magiciens mes amis me laissent choisir les plus beaux; puis je remonte sur la terre, et je rentre chez moi.

Elle pousse un sifflement aigu; – et un grand oiseau, qui descend du ciel, vient s'abattre sur le sommet de sa chevelure, dont il fait tomber la poudre bleue.

Son plumage, de couleur orange, semble composé d'écaillés métalliques. Sa petite tête, garnie d'une huppe d'argent, représente un visage humain. Il a quatre ailes, des pattes de vautour, et une immense queue de paon, qu'il étale en rond derrière lui.

Il saisit dans son bec le parasol de la Reine, chancelle un peu avant de prendre son aplomb, puis hérisse toutes ses plumes, et demeure immobile.

Merci, beau Simorg-anka! toi qui m'as appris où se cachait l'amoureux!

Merci! merci! messager de mon coeur!

Il vole comme le désir. Il fait le tour du monde dans sa journée. Le soir, il revient; il se pose au pied de ma couche; il me raconte ce qu'il a vu, les mers qui ont passé sous lui avec les poissons et les navires, les grands déserts vides qu'il a contemplés du haut des cieux, et toutes les moissons qui se courbaient dans la campagne, et les plantes qui poussaient sur le mur des villes abandonnées.

Elle tord ses bras, langoureusement.

Oh! si tu voulais, si tu voulais!.. J'ai un pavillon sur un promontoire au milieu d'un isthme, entre deux océans. Il est lambrissé de plaques de verre, parqueté d'écailles de tortue, et s'ouvre aux quatre vents du ciel. D'en haut, je vois revenir mes flottes et les peuples qui montent la colline avec des fardeaux sur l'épaule. Nous dormirions sur des duvets plus mous que des nuées, nous boirions des boissons froides dans des écorces de fruits, et nous regarderions le soleil à travers des émeraudes! Viens!..

Antoine se recule. Elle se rapproche; et d'un ton irrité:

Comment? ni riche, ni coquette, ni amoureuse? ce n'est pas tout cela qu'il te faut, hein? mais lascive, grasse, avec une voix rauque, la chevelure couleur de feu et des chairs rebondissantes. Préfères-tu un corps froid comme la peau des serpents, ou bien de grands yeux noirs, plus sombres que les cavernes mystiques? regarde-les, mes yeux!

Antoine, malgré lui, les regarde.

Toutes celles que tu as rencontrées, depuis la fille des carrefours chantant sous sa lanterne jusqu'à la patricienne effeuillant des roses du haut de sa litière, toutes les formes entrevues, toutes les imaginations de ton désir, demande-les! Je ne suis pas une femme, je suis un monde. Mes vêtements n'ont qu'à tomber, et tu découvriras sur ma personne une succession de mystères!

Antoine claque des dents.

Si tu posais ton doigt sur mon épaule, ce serait comme une traînée de feu dans tes veines. La possession de la moindre place de mon corps t'emplira d'une joie plus véhémente que la conquête d'un empire. Avance tes lèvres! mes baisers ont le goût d'un fruit qui se fondrait dans ton coeur! Ah! comme tu vas te perdre sous mes cheveux, humer ma poitrine, t'ébahir de mes membres, et brûlé par mes prunelles, entre mes bras, dans un tourbillon …

Antoine fait un signe de croix.

Tu me dédaignes! adieu!

Elle s'éloigne en pleurant, puis se retourne:

Bien sûr? une femme si belle!

Elle rit, et le singe qui tient le bas de sa robe, la soulève.

Tu te repentiras, bel ermite, tu gémiras! tu t'ennuieras! mais je m'en moque! la! la! la! oh! oh! oh!

Elle s'en va la figure dans les mains, en sautillant à cloche-pied.

Les esclaves défilent devant saint Antoine, les chevaux, les dromadaires, l'éléphant, les suivantes, les mulets qu'on a rechargés, les négrillons, le singe, les courriers verts, tenant à la main leur lis cassé; – et la Reine de Saba s'éloigne, en poussant une sorte de hoquet convulsif, qui ressemble à des sanglots ou à un ricanement.

III

Quand elle a disparu, Antoine aperçoit un enfant sur le seuil de sa cabane.

C'est quelqu'un des serviteurs de la Reine, pense-t-il.

Cet enfant est petit comme un nain, et pourtant trapu comme un Cabire, contourné, d'aspect misérable. Des cheveux blancs couvrent sa tête prodigieusement grosse; et il grelotte sous une méchante tunique, tout en gardant à sa main un rouleau de papyrus.

La lumière de la lune, que traverse un nuage, tombe sur lui.

ANTOINE

l'observe de loin et en a peur.

Qui es tu?

L'ENFANT répond:

Ton ancien disciple Hilarion!

ANTOINE

Tu mens! Hilarion habite depuis longues années la Palestine.

HILARION

J'en suis revenu! c'est bien moi!

ANTOINE

se rapproche, et il le considère.

Cependant sa figure était brillante comme l'aurore, candide, joyeuse.

Celle-là est toute sombre et vieille.

HILARION

De longs travaux m'ont fatigué!

ANTOINE

La voix aussi est différente. Elle a un timbre qui vous glace.

HILARION

C'est que je me nourris de choses amères!

ANTOINE

Et ces cheveux blancs?

HILARION

J'ai eu tant de chagrins!

ANTOINE

à part:

Serait-ce possible?..

HILARION

Je n'étais pas si loin que tu le supposes. L'ermite Paul t'a rendu visite cette année, pendant le mois de schebar. Il y a juste vingt jours que les Nomades t'ont apporté du pain. Tu as dit, avant-hier, à un matelot de te faire parvenir trois poinçons.

ANTOINE

Il sait tout!

HILARION

Apprends même que je ne t'ai jamais quitté. Mais tu passes de longues périodes sans m'apercevoir.

ANTOINE

Comment cela? Il est vrai que j'ai la tête si troublée! Cette nuit particulièrement …

HILARION

Tous les Péchés Capitaux sont venus. Mais leurs piètres embûches se brisent contre un Saint tel que toi!

ANTOINE

Oh! non!.. non! A chaque minute, je défaille! Que ne suis-je un de ceux dont l'âme est toujours intrépide et l'esprit ferme, – comme le grand Athanase, par exemple.

HILARION

Il a été ordonné illégalement par sept évêques!

ANTOINE

Qu'importe! si sa vertu …

HILARION

Allons donc! un homme orgueilleux, cruel, toujours dans les intrigues, et finalement exilé comme accapareur.

ANTOINE

Calomnie!

HILARION

Tu ne nieras pas qu'il ait voulu corrompre Eustates, le trésorier des largesses?

ANTOINE

On l'affirme; j'en conviens.

HILARION

Il a brûlé, par vengeance, la maison d'Arsène!

ANTOINE

Hélas!

HILARION

Au concile de Nicée, il a dit en parlant de Jésus: «L'homme du

Seigneur.»

ANTOINE

Ah! cela c'est un blasphème!

HILARION

Tellement borné du reste, qu'il avoue ne rien comprendre à la nature du

Verbe.

ANTOINE

souriant de plaisir:

En effet, il n'a pas l'intelligence très … élevée.

HILARION

Si l'on t'avait mis à sa place, c'eût été un grand bonheur pour tes frères comme pour toi. Cette vie à l'écart des autres est mauvaise.

ANTOINE

Au contraire! L'homme, étant esprit, doit se retirer des choses mortelles. Toute action le dégrade. Je voudrais ne pas tenir à la terre, – même par la plante de mes pieds!

HILARION

Hypocrite qui s'enfonce dans la solitude pour se livrer mieux au débordement de ses convoitises! Tu te prives de viandes, de vin, d'étuves, d'esclaves et d'honneurs; mais comme tu laisses ton imagination t'offrir des banquets, des parfums, des femmes nues et des des foules applaudissantes! Ta chasteté n'est qu'une corruption plus subtile, et ce mépris du monde l'impuissance de ta haine contre lui! C'est là ce qui rend tes pareils si lugubres, ou peut-être parce qu'ils doutent. La possession de la vérité donne la joie. Est-ce que Jésus était triste? Il allait entouré d'amis, se reposait à l'ombre de l'olivier, entrait chez le publicain, multipliait les coupes, pardonnant à la pécheresse, guérissant toutes les douleurs. Toi, tu n'as de pitié que pour ta misère. C'est comme un remords qui t'agite et une démence farouche, jusqu'à repousser la caresse d'un chien ou le sourire d'un enfant.

ANTOINE

éclate en sanglots.

Assez! assez! tu remues trop mon coeur!

HILARION

Secoue la vermine de tes haillons! Relève-toi de ton ordure! Ton Dieu n'est pas un Moloch qui demande de la chair en sacrifice!

ANTOINE

Cependant la souffrance est bénie. Les chérubins s'inclinent pour recevoir le sang des confesseurs.

HILARION

Admire donc les Montanistes! ils dépassent tous les autres.

ANTOINE

Mais c'est la vérité de la doctrine qui fait le martyre!

HILARION

Comment peut-il en prouver l'excellence, puisqu'il témoigne également pour l'erreur?

ANTOINE

Te tairas-tu, vipère!

HILARION

Cela n'est peut-être pas si difficile. Les exhortations des amis, le plaisir d'insulter le peuple, le serment qu'on a fait, un certain vertige, mille circonstances les aident.

 

Antoine s'éloigne d'Hilarion. Hilarion le suit.

D'ailleurs, cette manière de mourir amène de grands désordres. Denys, Cyprien et Grégoire s'y sont soustraits. Pierre d'Alexandrie l'a blâmée, et le concile d'Elvire …

ANTOINE

se bouche les oreilles.

Je n'écoute plus!

HILARION

élevant la voix:

Voilà que tu retombes dans ton péché d'habitude, la paresse. L'ignorance est l'écume de l'orgueil. On dit: «Ma conviction est faite, pourquoi discuter?» et on méprise les docteurs, les philosophes, la tradition, et jusqu'au texte de la Loi qu'on ignore. Crois-tu tenir la sagesse dans ta main?

ANTOINE

Je l'entends toujours! Ses paroles bruyantes emplissent ma tête.

HILARION

Les efforts pour comprendre Dieu sont supérieurs à tes mortifications pour le fléchir. Nous n'avons de mérite que par notre soif du Vrai. La Religion seule n'explique pas tout; et la solution des problèmes que tu méconnais peut la rendre plus inattaquable et plus haute. Donc il faut, pour son salut, communiquer avec ses frères, – ou bien l'Église, l'assemblée des fidèles, ne serait qu'un mot, – et écouter toutes les raisons, ne dédaigner rien, ni personne. Le sorcier Balaam, le poëte Eschyle et la sibylle de Cumes avaient annoncé le Sauveur. Denys l'Alexandrin reçut du Ciel l'ordre de lire tous les livres. Saint Clément nous ordonne la culture des lettres grecques. Hermas a été converti par l'illusion d'une femme qu'il avait aimée.

ANTOINE

Quel air d'autorité! Il me semble que tu grandis …

En effet, la taille d'Hilarion s'est progressivement élevée; et Antoine, pour ne plus le voir, ferme les yeux.

HILARION

Rassure-toi, bon ermite!

Asseyons-nous là, sur cette grosse pierre, – comme autrefois, quand à la première lueur du jour je te saluais, en t'appelant «claire étoile du matin»; et tu commençais tout de suite mes instructions. Elles ne sont pas finies. La lune nous éclaire suffisamment. Je t'écoute.

Il a tiré un calame de sa ceinture; et, par terre, jambes croisées, avec son rouleau de papyrus à la main, il lève la tête vers saint Antoine, qui, assis près de lui, reste le front penché.

Après un moment de silence, Hilarion reprend:

La parole de Dieu, n'est-ce pas, nous est confirmée par les miracles? Cependant les sorciers de Pharaon en faisaient; d'autres imposteurs peuvent en faire; on s'y trompe. Qu'est-ce donc qu'un miracle? Un événement qui nous semble en dehors de la nature. Mais connaissons-nous toute sa puissance? et de ce qu'une chose ordinairement ne nous étonne pas, s'ensuit-il que nous la comprenions?

ANTOINE

Peu importe! il faut croire l'Écriture!

HILARION

Saint Paul, Origène et bien d'autres ne l'entendaient pas littéralement; mais si on l'explique par des allégories, elle devient le partage d'un petit nombre et l'évidence de la vérité disparaît. Que faire?

ANTOINE

S'en remettre a l'Église!

HILARION

Donc l'Écriture est inutile?

ANTOINE

Non pas! quoique l'Ancien Testament, je l'avoue, ait … des obscurités

… Mais le Nouveau resplendit d'une lumière pure.

HILARION

Cependant l'ange annonciateur, dans Matthieu, apparaît à Joseph, tandis que dans Luc, c'est à Marie. L'onction de Jésus par une femme se passe, d'après le premier Évangile, au commencement de sa vie publique, et, selon les trois autres, peu de jours avant sa mort. Le breuvage qu'on lui offre sur la croix, c'est, dans Matthieu, du vinaigre avec du fiel, dans Marc du vin et de la myrrhe. Suivant Luc et Matthieu, les apôtres ne doivent prendre ni argent ni sac, pas même de sandales et de bâton, dans Marc, au contraire, Jésus leur défend de rien emporter si ce n'est des sandales et un bâton. Je m'y perds!..

ANTOINE

avec ébahissement:

En effet … en effet …

HILARION

Au contact de l'hémorroïdesse, Jésus se retourna en disant: «Qui m'a touché?» Il ne savait donc pas qui le touchait? Cela contredit l'omniscience de Jésus. Si le tombeau était surveillé par des gardes, les femmes n'avaient pas à s'inquiéter d'un aide pour soulever la pierre de ce tombeau. Donc, il n'y avait pas de gardes, ou bien les saintes femmes n'étaient pas là. A Emmaüs, il mange avec ses disciples et leur fait tâter ses plaies. C'est un corps humain, un objet matériel, pondérable, et cependant qui traverse les murailles. Est-ce possible?

ANTOINE

Il faudrait beaucoup de temps pour te répondre!

HILARION

Pourquoi reçut-il le Saint-Esprit, bien qu'étant le Fils? Qu'avait-il besoin du baptême s'il était le Verbe? Comment le Diable pouvait-il le tenter, lui, Dieu?

Est-ce que ces pensées-là ne te sont jamais venues?

ANTOINE

Oui!.. souvent! Engourdies ou furieuses, elles demeurent dans ma conscience. Je les écrase, elles renaissent, m'étouffent; et je crois parfois que je suis maudit.

HILARION

Alors, tu n'as que faire de servir Dieu?

ANTOINE

J'ai toujours besoin de l'adorer!

Après un long silence:

HILARION

reprend:

Mais en dehors du dogme, toute liberté de recherches nous est permise. Désires-tu connaître la hiérarchie des Anges, la vertu des Nombres, la raison des germes et des métamorphoses?

ANTOINE

Oui! oui! ma pensée se débat pour sortir de sa prison. Il me semble qu'en ramassant mes forces j'y parviendrai. Quelquefois même, pendant la durée d'un éclair, je me trouve comme suspendu; puis je retombe!

HILARION

Le secret que tu voudrais tenir est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des Dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards tout à l'entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras; et la face de l'Inconnu se dévoilera!

ANTOINE

soupirant:

La route est longue, et je suis vieux!

HILARION

Oh! oh! les hommes savants ne sont pas rares! Il y en a même tout près de toi; ici! – Entrons!

IV

Et Antoine voit devant lui une basilique immense.

La lumière se projette du fond, merveilleuse comme serait un soleil multicolore. Elle éclaire les têtes innombrables de la foule qui emplit la nef et reflue entre les colonnes, vers les bas côtés, – où l'on distingue dans des compartiments de bois, des autels, des lits, des chaînettes de petites pierres bleues, et des constellations peintes sur les murs.

Au milieu de la foule, des groupes, çà et là, stationnent. Des hommes, debout sur des escabeaux, haranguent le doigt levé; d'autres prient les bras en croix, sont couchés par terre, chantent des hymnes, ou boivent du vin; autour d'une table, des fidèles font les agapes; des martyrs démaillotent leurs membres pour montrer leurs blessures; des vieillards, appuyés sur des bâtons, racontant leurs voyages.

Il y en a du pays des Germains, de la Thrace et des Gaules, de la Scythie et des Indes, – avec de la neige sur la barbe, des plumes dans la chevelure, des épines aux franges de leur vêtement, les sandales noires de poussière, la peau brûlée par le soleil. Tous les costumes se confondent, les manteaux de pourpre et les robes de lin, des dalmatiques brodées, des sayons de poil, des bonnets de matelots, des mitres d'évêques. Leurs yeux fulgurent extraordinairement. Ils ont l'air de bourreaux ou l'air d'eunuques.

Hilarion s'avance au milieu d'eux. Tous le saluent. Antoine, en se serrant contre son épaule, les observe. Il remarque beaucoup de femmes. Plusieurs sont habillées en hommes, avec les cheveux ras; il en a peur.

HILARION

Ce sont des chrétiennes qui ont converti leurs maris. D'ailleurs les femmes sont toujours pour Jésus, même les idolâtres, témoin Procula l'épouse de Pilate et Poppée la concubine de Néron. Ne tremble plus! avance!

Et il en arrive d'autres, continuellement.

Ils se multiplient, se dédoublent, légers comme des ombres, tout en faisant une grande clameur où se mêlent des hurlements de rage, des cris d'amour, des cantiques et des objurgations.

ANTOINE

à voix basse:

Que veulent-ils?

HILARION

Le Seigneur a dit «j'aurais encore à vous parler de bien des choses.»

Ils possèdent ces choses.

Et il le pousse vers un trône d'or à cinq marches où, entouré de quatre-vingt-quinze disciples, tous frottés d'huile, maigres et très-pâles, siège le prophète Manès, – beau comme un archange, immobile comme une statue, portant une robe indienne, des escarboucles dans ses cheveux nattés, à sa main gauche un livre d'images peintes, et sous sa droite un globe. Les images représentent les créatures qui sommeillaient dans le chaos. Antoine se penche pour les voir. Puis,

MANÈS

fait tourner son globe; et réglant ses paroles sur une lyre d'où s'échappent des sons cristallins:

La terre céleste est à l'extrémité supérieure, la terre mortelle à l'extrémité inférieure. Elle est soutenue par deux anges, le Splenditenens et l'Omophore à six visages.

Au sommet du ciel le plus haut se tient la Divinité impassible; en dessous, face à face, sont le Fils de Dieu et le Prince des ténèbres.

Les ténèbres s'étant avancées jusqu'à son royaume, Dieu tira de son essence une vertu qui produisit le premier homme; et il l'environna des cinq éléments. Mais les démons des ténèbres lui en dérobèrent une partie, et cette partie est l'âme.

Il n'y a qu'une seule âme – universellement épandue, comme l'eau d'un fleuve divisé en plusieurs bras. C'est elle qui soupire dans le vent, grince dans le marbre qu'on scie, hurle par la voix de la mer; et elle pleure des larmes de lait quand on arrache les feuilles du figuier.

Les âmes sorties de ce monde émigrent vers les astres, qui sont des êtres animés.

ANTOINE

se met à rire.

Ah! ah! quelle absurde imagination!

UN HOMME

sans barbe, et d'apparence austère:

En quoi?

Antoine va répondre. Mais Hilarion lui dit tout bas que cet homme est l'immense Origène; et

MANÈS

reprend:

D'abord elles s'arrêtent dans la lune, où elles se purifient. Ensuite elles montent dans le soleil.

ANTOINE

lentement:

Je ne connais rien … qui nous empêche … de le croire.

MANÈS

Le but de toute créature est la délivrance du rayon céleste enfermé dans la matière. Il s'en échappe plus facilement par les parfums, les épices, l'arôme du vin cuit, les choses légères qui ressemblent à des pensées. Mais les actes de la vie l'y retiennent. Le meurtrier renaîtra dans le corps d'un celèphe, celui qui tue un animal deviendra cet animal; si tu plantes une vigne, tu seras lié dans ses rameaux. La nourriture en absorbe. Donc, privez-vous! jeûnez!

HILARION

Ils sont tempérants, comme tu vois!

MANÈS

Il y en a beaucoup dans les viandes, moins dans les herbes. D'ailleurs les Purs, grâce à leurs mérites, dépouillent les végétaux de cette partie lumineuse et elle remonte à son foyer. Les animaux, par la génération, l'emprisonnent dans la chair. Donc, fuyez les femmes!

HILARION

Admire leur continence!

MANÈS

Ou plutôt, faites si bien qu'elles ne soient pas fécondes. – Mieux vaut pour l'âme tomber sur la terre que de languir dans des entraves charnelles!

ANTOINE

Ah! l'abomination!

HILARION

Qu'importe la hiérarchie des turpitudes? l'Église a bien fait du mariage un sacrement!

SATURNIN

en costume de Syrie:

Il propage un ordre de choses funestes! Le Père, pour punir les anges révoltés, leur ordonna de créer le monde. Le Christ est venu, afin que le Dieu des Juifs qui était un de ces anges …

ANTOINE

Un ange? lui! le Créateur!

CERDON

N'a-t-il pas voulu tuer Moïse, tromper ses prophètes, séduit les peuples, répandu le mensonge et l'idolâtrie?

MARCION

Certainement, le Créateur n'est pas le vrai Dieu!

SAINT CLÉMENT D'ALEXANDRIE

La matière est éternelle!

BARDESANES en mage de Babylone:

Elle a été formée par les Sept Esprits planétaires.

LES HERNIENS

Les anges ont fait les âmes!

LES PRISCILLIANIENS

C'est le Diable qui a fait le monde!

ANTOINE

se rejette en arrière:

Horreur!

HILARION

le soutenant:

Tu te désespères trop vite! tu comprends mal leur doctrine! En voici un qui a reçu la sienne de Théodas, l'ami de saint Paul. Écoute-le!

 

Et, sur un signe d'Hilarion,

VALENTIN

en tunique de toile d'argent, la voix sifflante et le crâne pointu:

Le monde est l'oeuvre d'un Dieu en délire.

ANTOINE

baisse la tête.

L'oeuvre d'un Dieu en délire!..

Après un long silence:

Comment cela?

VALENTIN

Le plus parfait des êtres, des Éons, l'Abîme, reposait au sein de la Profondeur avec la Pensée. De leur union sortit l'Intelligence, qui eut pour compagne la Vérité.

L'Intelligence et la Vérité engendrèrent le Verbe et la Vie, qui à leur tour, engendrèrent l'Homme; et l'Église; – et cela fait huit Éons!

Il compte sur ses doigts.

Le Verbe et la Vérité produisirent dix autres Éons, c'est-à-dire cinq couples. L'Homme et l'Église en avaient produit douze autres, parmi lesquels le Paraclet et la Foi, l'Espérance et la Charité, le Parfait et la Sagesse, Sophia.

L'ensemble de ces trente Éons constitue le Plérôme, ou Universalité de Dieu. Ainsi, comme les échos d'une voix qui s'éloigne, comme les effluves d'un parfum qui s'évapore, comme les feux du soleil qui se couche, les Puissances émanées du Principe vont toujours s'affaiblissant.

Mais Sophia, désireuse de connaître le Père, s'élança hors du Plérôme; – et le Verbe fit alors un autre couple, le Christ et le Saint-Esprit, qui avait relié entre eux tous les Éons; et tous ensemble ils formèrent Jésus, la fleur du Plérôme.

Cependant, l'effort de Sophia pour s'enfuir avait laissé dans le vide une image d'elle, une substance mauvaise, Acharamoth. Le Sauveur en eut pitié, la délivra des passions; – et du sourire d'Acharamoth délivrée la lumière naquit; ses larmes firent les eaux, sa tristesse engendra la matière noire.

D'Acharamoth sortit le Démiurge, fabricateur des mondes, des cieux et du Diable. Il habite bien plus bas que le Plérôme, sans même l'apercevoir, tellement qu'il se croit le vrai Dieu, et répète par la bouche de ses prophètes: «Il n'y a d'autre Dieu que moi!» Puis il fit l'homme, et lui jeta dans l'âme la semence immatérielle, qui était l'Église, reflet de l'autre Église placée dans le Plérôme.

Acharamoth, un jour, parvenant à la région la plus haute, se joindra au Sauveur; le feu caché dans le monde anéantira toute matière, se dévorera lui-même, et les hommes, devenus de purs esprits, épouseront des anges!

ORIGÈNE

Alors le Démon sera vaincu, et le règne de Dieu commencera!

Antoine retient un cri; et aussitôt,

BASILIDE

le prenant par le coude:

L'Être suprême avec les émanations infinies s'appelle Abraxas, et le Sauveur avec toutes ses vertus Kaulakau, autrement ligne-sur-ligne, rectitude-sur-rectitude.

On obtient la force de Kaulakau par le secours de certains mots, inscrits sur cette calcédoine pour faciliter la mémoire.

Et il montre à son cou une petite pierre où sont gravées des lignes bizarres.

Alors tu seras transporté dans l'Invisible; et supérieur à la loi, tu mépriseras tout, même la vertu!

Nous autres, les Purs, nous devons fuir la douleur, d'après l'exemple de

Kaulakau.

ANTOINE

Comment! et la croix?

LES ELKHESAÏTES

en robe d'hyacinthe, lui répondent:

La tristesse, la bassesse, la condamnation et l'oppression de mes pères sont effacées, grâce à la mission qui est venue!

On peut renier le Christ inférieur, l'homme-Jésus; mais il faut adorer l'autre Christ, éclos dans sa personne sous l'aile de la Colombe.

Honorez le mariage! Le Saint-Esprit est féminin!

Hilarion a disparu; et Antoine poussé par la foule arrive devant

LES CARPOCRATIENS

étendus avec des femmes sur des coussins d'écarlate:

Avant de rentrer dans l'Unique, tu passeras par une série de conditions et d'actions. Pour t'affranchir des ténèbres, accomplis, dès maintenant, leurs oeuvres! L'époux va dire à l'épouse: «Fais la charité à ton frère», et elle te baisera.

LES NICOLAÏTES

assemblés autour d'un mets qui fume:

C'est de la viande offerte aux idoles; prends-en! L'apostasie est permise quand le coeur est pur. Gorge ta chair de ce qu'elle demande. Tâche de l'exterminer à force de débauches! Prounikos, la mère du Ciel, s'est vautrée dans les ignominies.

LES MARCOSIENS

avec des anneaux d'or, et ruisselants de baume:

Entre chez nous pour t'unir à l'Esprit! Entre chez nous pour boire l'immortalité!

Et l'un d'eux lui montre, derrière une tapisserie, le corps d'un homme terminé par une tête d'âne. Cela représente Sabaoth, père du Diable. En marque de haine, il crache dessus.

Un autre découvre un lit très-bas, jonché de fleurs, en disant que

Les noces spirituelles vont s'accomplir.

Un troisième tient une coupe de verre, fait une invocation; du sang y paraît:

Ah! le voilà! le voilà! le sang du Christ!

Antoine s'écarte. Mais il est éclaboussé par l'eau qui saute d'une cuve.

LES HELVIDIENS

s'y jettent la tête en bas, en marmottant:

L'homme régénéré par le baptême est impeccable!

Puis il passe près d'un grand feu, où se chauffent les Adamites, complètement nus pour imiter la pureté du paradis; et il se heurte aux

MESSALIENS

vautrés sur les dalles, à moitié endormis, stupides:

Oh! écrase-nous si tu veux, nous ne bougerons pas! Le travail est un péché, toute occupation mauvaise!

Derrière ceux-là, les abjects

PATERNIENS

hommes, femmes et enfants, pêle-mêle sur un tas d'ordures, relèvent leurs faces hideuses barbouillées de vin:

Les parties inférieures du corps faites par le Diable lui appartiennent.

Buvons, mangeons, forniquons!

AETIUS

Les crimes sont des besoins au-dessous du regard de Dieu!

Mais tout à coup

UN HOMME

vêtu d'un manteau carthaginois, bondit au milieu d'eux, avec un paquet de lanières à la main; et frappant au hasard de droite et de gauche, violemment:

Ah! imposteurs, brigands, simoniaques, hérétiques et démons! la vermine des écoles, la lie de l'enfer! Celui-là, Marcion, c'est un matelot de Sinope excommunié pour inceste; on a banni Carpocras comme magicien; Aetius a volé sa concubine, Nicolas prostitué sa femme; et Manès, qui se fait appeler le Bouddha et qui se nomme Cubricus, fut écorché vif avec une pointe de roseau, si bien que sa peau tannée se balance aux portes de Clésiphon!

ANTOINE

a reconnu Tertullien, et s'élance pour le rejoindre:

Maître! à moi! à moi!

TERTULLIEN

continuant:

Brisez les images! voilez les vierges! Priez, jeûnez, pleurez, mortifiez-vous! Pas de philosophie! pas de livres! après Jésus, la science est inutile!

Tous ont fui; et Antoine voit, à la place de Tertullien, une femme assise sur un banc de pierre.

Elle sanglote, la tête appuyée contre une colonne, les cheveux pendants, le corps affaissé dans une longue simarre brune.

Puis, ils se trouvent l'un près de l'autre, loin de la foule; – et un silence, un apaisement extraordinaire s'est fait, comme dans les bois, quand le vent s'arrête et que les feuilles tout à coup ne remuent plus.

Cette femme est très-belle, flétrie pourtant et d'une pâleur de sépulcre. Ils se regardent; et leurs yeux s'envoient comme un flot de pensées, mille choses anciennes, confuses et profondes. Enfin,

PRISCILLA

se met à dire:

J'étais dans la dernière chambre des bains, et je m'endormais au bourdonnement des rues.

Tout à coup j'entendis des clameurs. On criait: «C'est un magicien! c'est le Diable!» Et la foule s'arrêta devant notre maison, en face du temple d'Esculape. Je me haussai avec les poignets jusqu'à la hauteur du soupirail.

Sur le péristyle du temple, il y avait un homme qui portait un carcan de fer à son cou. Il prenait des charbons dans un réchaud, et il s'en faisait sur la poitrine de larges traînées, en appelant «Jésus, Jésus!» Le peuple disait: «Cela n'est pas permis! lapidons-le!» Lui, il continuait. C'étaient des choses inouïes, transportantes. Des fleurs larges comme le soleil tournaient devant mes yeux, et j'entendais dans les espaces une harpe d'or vibrer. Le jour tomba. Mes bras lâchèrent les barreaux, mon corps défaillit, et quand il m'eut emmenée à sa maison …

ANTOINE

De qui donc parles-tu?

PRISCILLA

Mais, de Montanus!

ANTOINE

Il est mort, Montanus.

PRISCILLA

Ce n'est pas vrai!

UNE VOIX

Non, Montanus n'est pas mort!

Antoine se retourne; et près de lui, de l'autre côté, sur le banc, une seconde femme est assise, – blonde celle-là, et encore plus pâle, avec des bouffissures sous les paupières comme si elle avait longtemps pleuré. Sans qu'il l'interroge, elle dit:

MAXIMILLA

Nous revenions de Tarse par les montagnes, lorsqu'à un détour du chemin, nous vîmes un homme sous un figuier.

Il cria de loin: «Arrêtez-vous!» et il se précipita en nous injuriant.

Les esclaves accoururent. Il éclata de rire. Les chevaux se cabrèrent.

Les molosses hurlaient tous.

Il était debout. La sueur coulait sur son visage. Le vent faisait claquer son manteau.

En nous appelant par nos noms, il nous reprochait la vanité de nos oeuvres, l'infamie de nos corps; – et il levait le poing du côté des dromadaires, à cause des clochettes d'argent qu'ils portent sous la mâchoire.

Sa fureur me versait l'épouvante dans les entrailles; c'était pourtant comme une volupté qui me berçait, m'enivrait.

D'abord, les esclaves s'approchèrent. «Maître, dirent-ils, nos bêtes sont fatiguées»; puis ce furent les femmes: «Nous avons peur», et les esclaves s'en allèrent. Puis, les enfants se mirent à pleurer: «Nous avons faim!» Et comme on n'avait pas répondu aux femmes, elles disparurent.

Lui, il parlait. Je sentis quelqu'un près de moi. C'était l'époux; j'écoutais l'autre. Il se traîna parmi les pierres en s'écriant «Tu m'abandonnes?» et je répondis: «Oui! va-t'en!» – afin d'accompagner Montanus.