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L'éducation sentimentale

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Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. Il se rappelait le porte-cigares offert au corps de garde, les soirs du quai Napoléon, tant de bonnes causeries, de livres prêtés, les mille complaisances de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.

Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration incompréhensible ; elle ne souhaitait même la fortune que pour l’écraser plus tard avec son carrosse.

Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier ; et, quand il sut positivement le jour de la vente, il sortit. Dès le lendemain matin, il entrait chez Frédéric avec une contenance embarrassée.

«J’ai des excuses à vous faire.»

«De quoi donc ?»

«Vous devez me prendre pour un ingrat, moi dont elle est…» Il balbutiait.» Oh ! je ne la verrai plus, je ne serai pas son complice !» Et, l’autre le regardant tout surpris :» Est-ce qu’on ne va pas, dans trois jours, vendre les meubles de votre maîtresse ?»

«Qui vous a dit cela ?»

«Elle-même, la Vatnaz ! Mais j’ai peur de vous offenser…»

«Impossible, cher ami !»

«Ah ! c’est vrai, vous êtes si bon !»

Et il lui tendit, d’une main discrète, un petit portefeuille de basane.

C’était quatre mille francs, toutes ses économies.

«Comment ! Ah ! non ! – non !…»

«Je savais bien que je vous blesserais», répliqua Dussardier, avec une larme au bord des yeux.

Frédéric lui serra la main ; et le brave garçon reprit d’une voix dolente : «Acceptez-les Faites-moi ce plaisir-là ! Je suis tellement désespéré ! Est-ce que tout n’est pas fini, d’ailleurs ? – J’avais cru, quand la révolution est arrivée, qu’on serait heureux. Vous rappelez-vous comme c’était beau ! comme on respirait bien Mais nous voilà retombés pire que jamais.»

Et, fixant ses yeux à terre :

«Maintenant, ils tuent notre République, comme ils ont tué l’autre, la romaine ! et la pauvre Venise, la pauvre Pologne, la pauvre Hongrie ! Quelles abominations ! D’abord, on a abattu les arbres d’e la liberté, puis restreint le droit de suffrage, fermé les clubs, rétabli la censure et livré l’enseignement aux prêtres, en attendant l’Inquisition. Pourquoi pas ? Des conservateurs nous souhaitent bien les Cosaques ! On condamne les journaux quand ils parlent contre la peine de mort, Paris regorge de baïonnettes, seize départements sont en état de siège et l’amnistie qui est encore une fois repoussée»

Il se prit le front à deux mains puis, écartant les bras comme dans une grande détresse

«Si on tâchait, cependant. Si on était de bonne foi, on pourrait s’entendre ! Mais non ! Les ouvriers ne valent pas mieux que les bourgeois, voyez-vous ! A Elbeuf, dernièrement, ils ont refusé leurs secours dans un incendie. Des misérables traitent Barbès d’aristocrate ! Pour qu’on se moque du peuple, ils veulent nommer à la présidence Nadaud, un maçon, je vous demande un peu ! Et il n’y a pas de moyen ! pas de remède ! Tout le monde est contre nous ! – Moi, je n’ai jamais fait de mai ; et, pourtant, c’est comme un poids qui me pèse sur l’estomac. J’en deviendrai fou, si ça continue. J’ai envie de me faire tuer. Je vous dis que je n’ai pas besoin de mon argent ! Vous me le rendrez, parbleu ! je vous le prête.»

Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi, du côté de la Vatnaz, ils n’avaient plus d’inquiétude.

Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre Arnoux, et, par entêtement, voulait en appeler.

Deslauriers s’exténuait à lui faire comprendre que la promesse d’Arnoux ne constituait ni une donation, ni une cession régulière ; elle n’écoutait même pas, trouvant la loi injuste ; c’est parce qu’elle était une femme, les hommes se soutenaient entre eux ! A la fin, cependant, elle suivit ses conseils.

Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric, qui lui avançait de l’argent, le faisait même habiller par son tailleur et l’avocat donnait ses vieilles redingotes au socialiste, dont les moyens d’existence étaient inconnus.

Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un jour qu’elle lui montrait douze actions de la Compagnie du kaolin (cette entreprise qui avait fait condamner Arnoux à trente mille francs), il lui dit :

«Mais c’est véreux ! c’est superbe !»

Elle avait le droit de l’assigner pour le remboursement de ses créances. Elle prouverait d’abord qu’il était tenu solidairement à payer tout le passif de la Compagnie, puis qu’il avait déclaré comme dettes collectives des dettes personnelles, enfin qu’il avait diverti plusieurs effets à la Société.

«Tout cela le rend coupable de banqueroute frauduleuse, articles 586 et 587 du Code de commerce ; et nous l’emballerons, soyez-en sûre, ma mignonne.»

Rosanette lui sauta au cou. Il la recommanda le lendemain à son ancien patron, ne pouvant s’occuper lui-même du procès, car il avait besoin à Nogent ; Sénécal lui écrirait, en cas d’urgence.

Ses négociations pour l’achat d’une étude étaient un prétexte. Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé non seulement par faire l’éloge de leur ami, mais par l’imiter d’allures et de langage autant que possible ; – ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise, tandis qu’il gagnait celle de son père en se déchaînant contre Ledru-Rollin.

Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il fréquentait le grand monde ; et peu à peu Deslauriers leur apprit qu’il aimait quelqu’un, qu’il avait un enfant, qu’il entretenait une créature.

Le désespoir de Louise fut immense, l’indignation de Mme Moreau non moins forte. Elle voyait son fils tourbillonnant vers le fond d’un gouffre vague, était blessée dans sa religion des convenances et en éprouvait comme un déshonneur personnel, quand tout à coup sa physionomie changea. Aux questions qu’on lui faisait sur Frédéric, elle répondait d’un air narquois

«Il va bien, très bien.»

Elle savait son mariage avec Mme Dambreuse.

L’époque en était fixée ; et même il cherchait comment faire avaler la chose à Rosanette.

Vers le milieu de l’automne, elle gagna son procès relatif aux actions de kaolin. Frédéric l’apprit en rencontrant à sa porte Sénécal, qui sortait de l’audience.

On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes ; et l’ex-répétiteur avait un tel air de s’en réjouir, que Frédéric l’empêcha d’aller plus loin, en assurant qu’il se chargeait de sa commission près de Rosanette. Il entra chez elle la figure irritée.

«Eh bien, te voilà contente !»

Mais, sans remarquer ces paroles :

«Regarde donc !»

Et elle lui montra son enfant couché dans un berceau, près du feu. Elle l’avait trouvé si mal le matin chez sa nourrice, qu’elle l’avait ramené à Paris.

Tous ses membres étaient maigris extraordinairement et ses lèvres couvertes de points blancs, qui faisaient dans l’intérieur de sa bouche comme des caillots de lait.

«Qu’a dit le médecin ?»

«Ah ! le médecin ! Il prétend que le voyage a augmenté son… je ne sais plus, un nom en ite… enfin qu’il a le muguet. Connais-tu cela ?»

Frédéric n’hésita pas à répondre :

«Certainement», ajoutant que ce n’était rien.

Mais dans la soirée, il fut effrayé par l’aspect débile de l’enfant et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles à de la moisissure, comme si la vie, abandonnant déjà ce pauvre petit corps, n’eût laissé qu’une matière où la végétation poussait. Ses mains étaient froides ; il ne pouvait plus boire, maintenant ; et la nourrice, une autre que le portier avait été prendre au hasard dans un bureau, répétait :

«Il me paraît bien bas, bien bas !»

Rosanette fut debout toute la nuit.

Le matin, elle alla trouver Frédéric.

«Viens donc voir. Il ne remue plus.»

En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua, l’étreignait en l’appelant des noms les plus doux, le couvrait de baisers et de sanglots, tournait sur elle-même éperdue, s’arrachait les cheveux, poussait des cris et se laissa tomber au bord du divan, où elle restait la bouche ouverte, avec un flot de larmes tombant de ses yeux fixes. Puis une torpeur la gagna, et tout devint tranquille dans l’appartement. Les meubles étaient renversés. Deux ou trois serviettes traînaient. Six heures sonnèrent. La veilleuse s’éteignit.

Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque rêver. Son coeur se serrait d’angoisse. Il lui semblait que cette mort n’était qu’un commencement, et qu’il y avait par derrière un malheur plus considérable près de survenir.

Tout à coup Rosanette dit d’une voix tendre :

«Nous le conserverons, n’est-ce pas ?»

Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons s’y opposaient. La meilleure, selon Frédéric, c’est que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin, et Delphine courut le porter.

Pellerin arriva promptement, voulant effacer par ce zèle tout souvenir de sa conduite. Il dit d’abord :

«Pauvre petit ange ! Ah ! mon Dieu, quel malheur !»

Mais, peu à peu (l’artiste en lui l’emportant), il déclara qu’on ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide, que c’était une véritable nature morte, qu’il faudrait beaucoup de talent ; et il murmurait :

«Oh ! pas commode, pas commode !»

«Pourvu que ce soit ressemblant», objecta Rosanette.

«Eh ! je me moque de la ressemblance ! A bas le Réalisme ! C’est l’esprit qu’on peint ! Laissez-moi ! Je vais tâcher de me figurer ce que ça devait être.»

Il réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans la droite ; puis, tout à coup :

«Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi-teintes colorées, passées presque à plat, on peut obtenir un beau modelé, sur les bords seulement.»

Il envoya la femme de chambre chercher sa boîte ; puis, ayant une chaise sous les pieds et une autre près de lui, il commença à jeter de grands traits, aussi calme que s’il eût travaillé d’après la bosse. Il vantait les petits saint Jean de Corrège, l’infante Rose de Velasquez, les chairs lactées de Reynolds, la distinction de Lawrence, et surtout l’enfant aux longs cheveux qui est sur les genoux de lady Gower.

 

«D’ailleurs, peut-on trouver rien de plus charmant que ces crapauds-là ! Le type du sublime (Raphaël l’a prouvé par ses madones), c’est peut-être une mère avec son enfant ?»

Rosanette, qui suffoquait, sortit -, et Pellerin dit aussitôt :

«Eh bien, Arnoux !… vous savez ce qui arrive ?»

«Non ! Quoi ?»

«Ça devait finir comme ça, du reste !»

«Qu’est-ce donc ?»

«Il est peut-être maintenant… Pardon»

L’artiste se leva pour exhausser la tête du petit cadavre.

«Vous disiez…» reprit Frédéric.

Et Pellerin, tout en clignant pour mieux prendre ses mesures :

«Je disais que notre ami Arnoux est peut-être, maintenant, coffré !»

Puis, d’un ton satisfait :

«Regardez un peu ! Est-ce ça ?»

«Oui, très bien ! Mais Arnoux ?»

Pellerin déposa son crayon.

«D’après ce que j’ai pu comprendre, il se trouve poursuivi par un certain Mignot, un intime de Regimbart, une bonne tête, celui-là, hein ? Quel idiot ! figurez-vous qu’un jour…»

«Eh ! il ne s’agit pas de Regimbart !»

«C’est vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon, il était perdu.»

«Oh ! c’est peut-être exagéré», dit Frédéric.

«Pas le moins du monde ! Ça m’avait l’air grave, très grave»

Rosanette, à ce moment, reparut avec des rougeurs sous les paupières, ardentes comme des plaques de fard.

Elle se mit près du carton et regarda. Pellerin fit signe qu’il se taisait à cause d’elle. Mais Frédéric, sans y prendre garde :

«Cependant, je ne peux pas croire…»

«Je vous répète que je l’ai rencontré hier», dit l’artiste,» à sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, par précaution ; et il parlait de s’embarquer au Havre, lui et toute sa smala.»

«Comment ! Avec sa femme ?»

«Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivre tout seul.»

«Et vous en êtes sûr ?»

«Parbleu ! Où voulez-vous qu’il ait trouvé douze mille francs ?»

Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait, se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau.

«Où vas-tu donc ?» dit Rosanette.

Il ne répondit pas, et disparut.

Chapitre 5

Il fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait plus Mme Arnoux ; et, jusqu’à présent, un espoir invincible lui était resté. Est-ce qu’elle ne faisait pas comme la substance de son coeur, le fond même de sa vie ? Il fut pendant quelques minutes à chanceler sur le trottoir, se rongeant d’angoisses, heureux néanmoins de n’être plus chez l’autre.

Où avoir de l’argent ? Frédéric savait par lui-même combien il est difficile d’en obtenir tout de suite, à n’importe quel prix. Une seule personne pouvait l’aider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il alla chez elle ; et, d’un ton hardi:

«As-tu douze mille francs à me prêter ?»

«Pourquoi ?»

C’était le secret d’un autre. Elle voulait le connaître. Il ne céda pas. Tous deux s’obstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner, avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades avait commis un vol. La somme devait être restituée aujourd’hui même.

«Tu l’appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ?»

«Dussardier !»

Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de n’en rien dire.

«Quelle idée as-tu de moi ?» reprit Mme Dambreuse.» On croirait que tu es le coupable. Finis donc tes airs tragiques ! Tiens, les voilà ! et grand bien lui fasse !»

Il courut chez Arnoux. Le marchand n’était pas dans sa boutique. Mais il logeait toujours rue Paradis, car il possédait deux domiciles.

Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était absent depuis la veille ; quant à Madame, il n’osait rien dire ; et Frédéric, ayant monté l’escalier comme une flèche, colla son oreille contre la serrure. Enfin, on ouvrit. Madame était partie avec Monsieur. La bonne ignorait quand ils reviendraient ; ses gages étaient payés ; elle-même s’en allait.

Tout à coup un craquement de porte se fit entendre.

«Mais il y a quelqu’un ?»

«Oh ! non, monsieur ! C’est le vent.»

Alors, il se retira. N’importe, une disparition si prompte avait quelque chose d’inexplicable.

Regimbart, étant l’intime de Mignot, pouvait peut-être l’éclairer ? Et Frédéric se fit conduire chez lui, à Montmartre, rue de l’Empereur.

Sa maison était flanquée d’un jardinet, clos par une grille que bouchaient des plaques de fer. Un perron de trois marches relevait la façade blanche ; et en passant sur le trottoir, on apercevait les deux pièces du rez-de-chaussée, dont la première était un salon avec des robes partout sur les meubles, et la seconde l’atelier où se tenaient les ouvrières de Mme Regimbart.

Toutes étaient convaincues que Monsieur avait de grandes occupations, de grandes relations, que c’était un homme complètement hors ligne. Quand il traversait le couloir, avec son chapeau à bords retroussés, sa longue figure sérieuse et sa redingote verte, elles en interrompaient leur besogne. D’ailleurs, il ne manquait pas de leur adresser toujours quelque mot d’encouragement, une politesse sous forme de sentence et, plus tard, dans leur ménage, elles se trouvaient malheureuses, parce qu’elles l’avaient gardé pour idéal.

Aucune cependant ne l’aimait comme Mme Regimbart, petite personne intelligente qui le faisait vivre avec son métier.

Dès que M. Moreau eut dit son nom, elle vint prestement le recevoir, sachant par les domestiques ce qu’il était à Mme Dambreuse. Son mari» rentrait à l’instant même» ; et Frédéric tout en la suivant, admira la tenue du logis et la profusion de toile cirée qu’il y avait. Puis il attendit quelques minutes dans une manière de bureau, où le Citoyen se retirait pour penser.

Son accueil fut moins rébarbatif que d’habitude.

Il conta l’histoire d’Arnoux. L’ex-fabricant de faïences avait enguirlandé Mignot, un patriote, possesseur de cent actions du Siècle, en lui démontrant qu’il fallait, au point de vue démocratique, changer la gérance et la rédaction du journal ; et, sous prétexte de faire triompher son avis dans la prochaine assemblée des actionnaires, il lui avait demandé cinquante actions, en disant qu’il les repasserait à des amis sûrs, lesquels appuieraient son vote ; Mignot n’aurait aucune responsabilité, ne se fâcherait avec personne ; puis, le succès obtenu, il lui ferait avoir dans l’administration une bonne place, de cinq à six mille francs pour le moins. Les actions avaient été livrées. Mais Arnoux, tout de suite, les avait vendues ; et, avec l’argent, s’était associé à un marchand d’objets religieux. Là-dessus, réclamations de Mignot, lanternements d’Arnoux ; enfin, le patriote l’avait menacé d’une plainte en escroquerie, s’il ne restituait ses titres ou la somme équivalente : cinquante mille francs.

Frédéric eut l’air désespéré.

«Ce n’est pas tout», dit le Citoyen.» Mignot, qui est un brave homme, s’est rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de l’autre, nouvelles farces naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot l’a sommé d’avoir à lui rendre dans les vingt-quatre heures sans préjudice du reste, douze mille francs.»

«Mais je les ai !» dit Frédéric.

Le Citoyen se retourna lentement :

«Blagueur !»

«Pardon ! ils sont dans ma poche. Je les apportais.»

«Comme vous y allez, vous ! Nom d’un petit bonhomme ! Du reste, il n’est plus temps ; la plainte est déposée, et Arnoux parti.»

«Seul ?»

«Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la gare du Havre.»

Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart crut qu’il allait s’évanouir. Il se contint, et même il eut la force d’adresser deux ou trois questions sur l’aventure. Regimbart s’en attristait, tout cela en somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans conduite et sans ordre.

«Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les deux bouts ! Le cotillon l’a perdu ! Ce n’est pas lui que je plains, mais sa pauvre femme !» car le Citoyen admirait les femmes vertueuses, et faisait grand cas de Mme Arnoux.» Elle a dû joliment souffrir !»

Frédéric lui sut gré de cette sympathie ; et, comme s’il en avait reçu un service, il serra sa main avec effusion.

«As-tu fait toutes les courses nécessaires ?» dit Rosanette en le revoyant.

Il n’en avait pas eu le courage, répondit-il, et avait marché au hasard, dans les rues, pour s’étourdir.

A huit heures, ils passèrent dans la salle à manger ; mais ils restèrent silencieux l’un devant l’autre, poussaient par intervalles un long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l’eau-de-vie. Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti, n’ayant plus conscience de rien que d’une extrême fatigue.

Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert et l’indigo s’y heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse, presque dérisoire.

D’ailleurs, le petit mort était méconnaissable, maintenant. Le ton violacé de ses lèvres augmentait la blancheur de sa peau ; les narines étaient encore plus minces, les yeux plus caves ; et sa tête reposait sur un oreiller de taffetas bleu, entre des pétales de camélias, des roses d’automne et des violettes ; c’était une idée de la femme de chambre ; elles l’avaient ainsi arrangé toutes les deux, dévotement. La cheminée, couverte d’une housse en guipure, supportait des flambeaux de vermeil espacés par des bouquets de buis bénit ; aux coins, dans les deux vases, des pastilles du sérail brûlaient ; tout cela formait avec le berceau une manière de reposoir ; et Frédéric se rappela sa veillée près de M. Dambreuse.

Tous les quarts d’heure, à peu près, Rosanette ouvrait les rideaux pour contempler son enfant. Elle l’apercevait, dans quelques mois d’ici, commençant à marcher, puis au collège au milieu de la cour, jouant aux barres ; puis à vingt ans, jeune homme ; et toutes ces images, qu’elle se créait, lui faisaient comme autant de fils qu’elle aurait perdus, – l’excès de la douleur multipliant sa maternité.

Frédéric, immobile dans l’autre fauteuil, pensait à Mme Arnoux.

Elle était en chemin de fer, sans doute, le visage au carreau d’un wagon, et regardant la campagne s’enfuir derrière elle du côté de Paris, ou bien sur le pont d’un bateau à vapeur, comme la première fois qu’il l’avait rencontrée ; mais celui-là s’en allait indéfiniment vers des pays d’où elle ne sortirait plus. Puis il la voyait dans une chambre d’auberge, avec des malles par terre, un papier de tenture en lambeaux, la porte qui tremblait au vent. Et après ? que deviendrait-elle ? Institutrice, dame de compagnie, femme de chambre, peut-être ? Elle était livrée à tous les hasards de la misère. Cette ignorance de son sort le torturait. Il aurait dû s’opposer à sa fuite ou partir derrière elle. N’était-il pas son véritable époux ? Et, en songeant qu’il ne la retrouverait jamais, que c’était bien fini, qu’elle était irrévocablement perdue, il sentait comme un déchirement de tout son être ; ses larmes accumulées depuis le matin débordèrent.

Rosanette s’en aperçut.

«Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ?»

«Oui ! oui ! j’en ai !…»

Il la serra contre son coeur, et tous deux sanglotaient en se tenant embrassés.

Mme Dambreuse aussi pleurait, couchée sur son lit, à plat ventre, la tête dans ses mains.

Olympe Regimbart, étant venue le soir lui essayer sa première robe de couleur, avait conté la visite de Frédéric, et même qu’il tenait tout prêts douze mille francs destinés à M. Arnoux.

Ainsi cet argent, son argent à elle, était pour empêcher le départ de l’autre, pour se conserver une maîtresse ?

Elle eut d’abord un accès de rage ; et elle avait résolu de le chasser comme un laquais. Des larmes abondantes la calmèrent. Il valait mieux tout renfermer, ne rien dire.

Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille francs.

Elle le pria de les garder, en cas de besoin, pour son ami, et elle l’interrogea beaucoup sur ce monsieur. Qui donc l’avait poussé à un tel abus de confiance ? Une femme, sans doute ! Les femmes vous entraînent à tous les crimes.

Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il éprouvait un grand remords de sa calomnie. Ce qui le rassurait, c’est que Mme Dambreuse ne pouvait connaître la vérité.

Elle y mit de l’entêtement, cependant ; car, le surlendemain, elle s’informa encore de son petit camarade, puis d’un autre, de Deslauriers.

 

«Est-ce un homme sûr et intelligent ?» Frédéric le vanta.

«Priez-le de passer à la maison un de ces matins je désirerais le consulter pour une affaire.»

Elle avait trouvé un rouleau de paperasses contenant des billets d’Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature. C’était pour ceux-là que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que le capitaliste n’eût pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement la condamnation d’Arnoux, mais celle de sa femme, qui l’ignorait, son mari n’ayant pas jugé convenable de l’en avertir.

C’était une arme, cela ! Mme Dambreuse n’en doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait peut-être l’abstention, elle eût préféré quelqu’un d’obscur ; et elle s’était rappelé ce grand diable, à mine impudente, qui lui avait offert ses services.

Frédéric fit naïvement sa commission.

L’avocat fut enchanté d’être mis en rapport avec une si grande dame.

Il accourut.

Elle le prévint que la succession appartenait à sa nièce, motif de plus pour liquider ces créances qu’elle rembourserait, tenant à accabler les époux Martinon des meilleurs procédés.

Deslauriers comprit qu’il y avait là-dessous un mystère ; il y rêvait en considérant les billets. Le nom de Mme Arnoux, tracé par elle-même, lui remit devant les yeux toute sa personne et l’outrage qu’il en avait reçu. Puisque la vengeance s’offrait, pourquoi ne pas la saisir ?

Il conseilla donc à Mme Dambreuse de faire vendre aux enchères les créances désespérées qui dépendaient de la succession. Un homme de paille les rachèterait en sous-main et exercerait les poursuites. Il se chargeait de fournir cet homme-là.

Vers la fin du mois de novembre, Frédéric, en passant dans la rue de Mme Arnoux, leva les yeux vers ses fenêtres, et aperçut contre la porte une affiche, où il y avait en grosses lettres :

» Vente d’un riche mobilier, consistant en batterie de cuisine, linge de corps et de table, chemises, dentelles, jupons, pantalons, cachemires français et de l’Inde, piano d’Erard, deux bahuts de chêne Renaissance, miroirs de Venise, poteries de Chine et du Japon.»

«C’est leur mobilier !» se dit Frédéric ; et le portier confirma ses soupçons.

Quant à la personne qui faisait vendre, il l’ignorait. Mais le commissaire-priseur, Me Berthelmot, donnerait peut-être des éclaircissements.

L’officier ministériel ne voulut point, tout d’abord, dire quel créancier poursuivait la vente. Frédéric insista. C’était un sieur Sénécal, agent d’affaires ; et Me Berthelmot poussa même la complaisance jusqu’à prêter son journal des Petites Affiches.

Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table tout ouvert.

«Lis donc !»

«Eh bien, quoi ?» dit-elle, avec une figure tellement placide, qu’il en fut révolté.

«Ah ! garde ton innocence !»

«Je ne comprends pas.»

«C’est toi qui fais vendre Mme Arnoux ?»

Elle relut l’annonce.

«Où est son nom ?»

«Eh ! c’est son mobilier ! Tu le sais mieux que moi !»

«Qu’est-ce que ça me fait ?» dit Rosanette en haussant les épaules.

«Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout ! C’est la suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l’as pas outragée jusqu’à venir chez elle ! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure ! Pourquoi t’acharnes-tu à la ruiner ?»

«Tu te trompe, je t’assure !»

«Allons donc ! Comme si tu n’avais pas mis Sénécal en avant !»

«Quelle bêtise !»

Alors, une fureur l’emporta.

«Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jalouse d’elle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari ! Sénécal s’est déjà mêlé de tes affaires ! Il déteste Arnoux, vos deux haines s’entendent. J’ai vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là ?»

«Je te donne ma parole…»

«Oh ! je la connais, ta parole !»

Et Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms, avec des détails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, se reculait.

«Cela t’étonne ! Tu me croyais aveugle parce que je fermais les yeux. J’en ai assez, aujourd’hui ! On ne meurt pas pour les trahisons d’une femme de ton espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses, on s’en écarte ; ce serait se dégrader que de les punir !»

Elle se tordait les bras.

«Mon Dieu, qu’est-ce donc qui l’a changé ?»

«Pas d’autres que toi-même !»

«Et tout cela pour Mme Arnoux !…» s’écria Rosanette en pleurant.

Il reprit froidement :

«Je n’ai jamais aimé qu’elle !»

A cette insulte, ses larmes s’arrêtèrent.

«Ça prouve ton bon goût ! Une personne d’un âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plaît, va la rejoindre»

«C’est ce que j’attendais ! Merci !»

Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces façons extraordinaires. Elle laissa même la porte se refermer ; puis, d’un bond, elle le rattrapa dans l’antichambre, et, l’entourant de ses bras :

«Mais tu es fou ! tu es fou ! c’est absurde ! je t’aime !» Elle le suppliait :» Mon Dieu, au nom de notre petit enfant !»

«Avoue que c’est toi qui as fait le coup !» dit Frédéric.

Elle protesta encore de son innocence.

«Tu ne veux pas avouer ?»

«Non !»

«Eh bien, adieu ! et pour toujours !»

«Ecoute-moi !»

Frédéric se retourna.

«Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ma décision est irrévocable !»

«Oh ! oh ! tu me reviendras !»

«Jamais de la vie !»

Et il fit claquer la porte violemment.

Rosanette écrivit à Deslauriers qu’elle avait besoin de lui tout de suite.

Il arriva cinq jours après, un soir ; et, quand elle eut conté sa rupture :

«Ce n’est que ça ! Beau malheur !»

Elle avait cru d’abord qu’il pourrait lui ramener Frédéric ; mais, à présent, tout était perdu. Elle avait appris, par son portier, son prochain mariage avec Mme Dambreuse.

Deslauriers lui fit de la morale, se montra même singulièrement gai, farceur ; et, comme il était fort tard, demanda la permission de passer la nuit sur un fauteuil. Puis, le lendemain matin, il repartit pour Nogent, en la prévenant qu’il ne savait pas quand ils se reverraient d’ici à peu, il y aurait peut-être un grand changement dans sa vie.

Deux heures après son retour, la ville était en révolution. On disait que M. Frédéric allait épouser Mme Dambreuse. Enfin, les trois demoiselles Auger, n’y tenant plus, se transportèrent chez Mme Moreau, qui confirma cette nouvelle avec orgueil. Le père Roque en fut malade. Louise s’enferma. Le bruit courut même qu’elle était folle.

Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse. Mme Dambreuse, pour l’en distraire sans doute, redoublait d’attentions. Toutes les après-midi, elle le promenait dans sa voiture ; et, une fois qu’ils passaient sur la place de la Bourse, elle eut l’idée d’entrer dans l’hôtel des commissaires-priseurs, par amusement.

C’était le 1er décembre, jour même où devait se faire la vente de Mme Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule et du bruit. Elle désirait y jeter un coup d’oeil seulement. Le coupé s’arrêta. Il fallait bien la suivre.

On voyait, dans la cour, des lavabos sans cuvettes, des bois de fauteuils, de vieux paniers, des tessons de porcelaine, des bouteilles vides, des matelas ; et des hommes en blouse ou en sale redingote, tout gris de poussière, la figure ignoble, quelques-uns avec des sacs de toile sur l’épaule, causaient par groupes distincts ou se hélaient tumultueusement.

Frédéric objecta les inconvénients d’aller plus loin.

«Ah ! bah !»

Et ils montèrent l’escalier.

Dans la première salle, à droite, des messieurs, un catalogue à la main, examinaient des tableaux ; dans une autre, on vendait une collection d’armes chinoises ; Mme Dambreuse voulut descendre. Elle regardait les numéros au-dessus des portes, et elle le mena jusqu’à l’extrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde.

Il reconnut immédiatement les deux étagères de l’Art industriel, sa table à ouvrage, tous ses meubles ! Entassés au fond, par rang de taille, ils formaient un large talus depuis le plancher jusqu’aux fenêtres ; et, sur les autres côtés de l’appartement, les tapis et les rideaux pendaient droit le long des murs. Il y avait, en dessous, des gradins occupés par de vieux bonshommes qui sommeillaient. A gauche, s’élevait une espèce de comptoir, où le commissaire-priseur en cravate blanche brandissait légèrement un petit marteau. Un jeune homme, près de lui, écrivait ; et, plus bas, debout, un robuste gaillard, tenant du commis-voyageur et du marchand de contremarques, criait les meubles à vendre. Trois garçons les apportaient sur une table, que bordaient, assis en ligne, des brocanteurs et des revendeuses. La foule circulait derrière eux.