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L'éducation sentimentale

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Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par l’Etat ; qu’il y eût un jury pour examiner les oeuvres de femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une école polytechnique pour les femmes, une garde nationale pour les femmes, tout pour les femmes ! Et, puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre la force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils, pouvaient faire trembler l’hôtel de ville !

La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l’encouragea, en lui montrant la gloire à l’horizon. Rosanette se réjouit d’avoir un homme qui parlerait à la Chambre.

«Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place.»

Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse.

Au bruit de la grande porte qui retombait, un rideau s’entrouvrit derrière une croisée ; une femme y parut. Il n’eut pas le temps de la reconnaître ; mais, dans l’antichambre, un tableau l’arrêta, le tableau de Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans doute.

Cela représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge. Frédéric, après une minute de contemplation, s’écria :

«Quelle turpitude !»

«N’est-ce pas, hein ?» dit M. Dambreuse, survenu sur cette parole et s’imaginant qu’elle concernait non la peinture, mais la doctrine glorifiée par le tableau.

Martinon arriva au même moment. Ils passèrent dans le cabinet ; et Frédéric tirait un papier de sa poche, quand Mlle Cécile, entrant tout à coup, articula d’un air ingénu :

«Ma tante est-elle ici ?»

«Tu sais bien que non», répliqua le banquier.» N’importe ! faites comme chez vous, mademoiselle.»

«Oh ! merci ! je m’en vais.»

A peine sortie, Martinon eut l’air de chercher son mouchoir.

«Je l’ai oublié dans mon paletot, excusez-moi !»

«Bien !» dit M. Dambreuse.

Evidemment, il n’était pas dupe de cette manoeuvre, et même semblait la favoriser. Pourquoi ? Mais bientôt Martinon reparut, et Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, qui signalait comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.

«Comment… ? mais permettez !»

L’autre n’entendait pas, et continua. Il réclamait l’impôt sur la rente, l’impôt progressif, une fédération européenne, et l’instruction du peuple, des encouragements aux beaux-arts les plus larges.

«Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où serait le mal ?»

Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.

«N’épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez !»

Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin dissimulant son émotion sous un aigre sourire :

«C’est parfait, votre discours !» Et il en vanta beaucoup la forme, pour n’avoir pas à s’exprimer sur le fond.

Cette virulence de la part d’un jeune homme inoffensif l’effrayait, surtout comme symptôme. Martinon tâcha de le rassurer. Le parti conservateur, d’ici peu, prendrait sa revanche, certainement ; dans plusieurs villes on avait chassé les commissaires du gouvernement provisoire : les élections n’étaient fixées qu’au 23 avril, on avait du temps ; bref, il fallait que M. Dambreuse, lui-même, se présentât dans l’Aube ; et, dès lors, Martinon ne le quitta plus, devint son secrétaire et l’entoura de soins filiaux.

Frédéric arriva fort content de sa personne chez Rosanette. Delmar y était, et lui apprit que» définitivement» il se portait comme candidat aux élections de la Seine. Dans une affiche adressée» au Peuple» et où il le tutoyait, l’acteur se vantait de le comprendre,» lui», et des êtres fait, pour son salut,» crucifier par l’Art», si bien qu’il était son incarnation, son idéal ; – croyant effectivement avoir sur les masses une influence énorme, jusqu’à proposer plus tard dans un bureau de ministère de réduire une émeute à lui seul ; et, quant aux moyens qu’il emploierait, il fit cette réponse :

«N’ayez pas peur ! Je leur montrerai ma tête» Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le cabotin, du moment que son futur collègue visait la province, se déclara son serviteur et offrit de le piloter dans les clubs.

Ils les visitèrent tous, ou presque tous, les rouges et les bleus, les furibonds et les tranquilles, les puritains, les débraillés, les mystiques et les pochards, ceux où l’on décrétait la mort des Rois, ceux où l’on dénonçait les fraudes de l’Epicerie ; et, partout, les locataires maudissaient les propriétaires, la blouse s’en prenait à l’habit, et les riches conspiraient contre les pauvres. Plusieurs voulaient des indemnités comme anciens martyrs de la police, d’autres imploraient de l’argent pour mettre en jeu des inventions, ou bien c’étaient des plans de phalanstères, des projets de bazars cantonaux, des systèmes de félicité publique ; – puis, çà et là, un éclair d’esprit dans ces nuages de sottise, des apostrophes, soudaines comme des éclaboussures, le droit formulé par un juron, et des fleurs d’éloquence aux lèvres d’un goujat, portant à cru le baudrier d’un sabre sur sa poitrine sans chemise. Quelquefois aussi, figurait un monsieur, aristocrate humble d’allures, disant des choses plébéiennes, et qui ne s’était pas lavé les mains pour les faire paraître calleuses. Un patriote le reconnaissait, les plus vertueux le houspillaient ; et il sortait la rage dans l’âme. On devait, par affectation de bon sens, dénigrer toujours les avocats, et servir le plus souvent possible ces locutions :» apporter sa pierre à l’édifice, – problème social, – atelier.»

Delmar ne ratait pas les occasions d’empoigner la parole ; et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa ressource était de se camper le poing sur la hanche, l’autre bras dans le gilet, en se tournant de profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête. Alors, des applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz au fond de la salle.

Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, n’osait se risquer. Tous ces gens lui semblaient trop incultes ou trop hostiles.

Mais Dussardier se mit en recherche, et lui annonça qu’il existait, rue Saint-Jacques, un club intitulé le Club de l’Intelligence. Un nom pareil donnait bon espoir. D’ailleurs, il amènerait des amis.

Il amena ceux qu’il avait invités à son punch : le teneur de livres, le placeur de vins, l’architecte ; Pellerin même était venu, peut-être qu’Hussonnet allait venir ; et sur le trottoir, devant la porte, stationnait Regimbart avec deux individus, dont le premier était son fidèle Compain, homme un peu courtaud, marqué de petite vérole, les yeux rouges ; et le second, une espèce de singe-nègre, extrêmement chevelu, et qu’il connaissait seulement pour être» un patriote de Barcelone.»

Ils passèrent par une allée, puis furent introduits dans une grande pièce, à usage de menuisier sans doute, et dont les murs encore neufs sentaient le plâtre. Quatre quinquets accrochés parallèlement y faisaient une lumière désagréable. Sur une estrade, au fond, il y avait un bureau avec une sonnette, en dessous une table figurant la tribune, et de chaque côté deux autres plus basses, pour les secrétaires. L’auditoire qui garnissait les bancs était composé de vieux rapins, de pions, d’hommes de lettres inédits. Sur ces lignes de paletots à collets gras, on voyait de place en place le bonnet d’une femme ou le bourgeron d’un ouvrier. Le fond de la salle était même plein d’ouvriers, venus là sans doute par désoeuvrement, ou qu’avaient introduits des orateurs pour se faire applaudir.

Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier et Regimbart, qui, à peine assis, posa ses deux mains sur sa canne, son menton sur ses deux mains et ferma les paupières, tandis qu’à l’autre extrémité de la salle, Delmar, debout, dominait l’assemblée.

Au bureau du président, Sénécal parut.

Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric. Elle le contraria.

La foule témoignait à son président une grande déférence. Il était de ceux qui, le 25 février, avaient voulu l’organisation immédiate du travail ; le lendemain, au Prado, il s’était prononcé pour qu’on attaquât l’Hôtel de ville ; et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l’un copiant Saint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement convenable.

Il ouvrit la séance par la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix vigoureuse entonna les Souvenirs du peuple de Béranger.

D’autres voix s’élevèrent.

«Non ! non ! pas ça !»

«La Casquette !» se mirent à hurler, au fond, les patriotes.

Et ils chantèrent en choeur la poésie du jour :

Chapeau bas devant ma casquette,

A genoux devant l’ouvrier !

Sur un mot du président, l’auditoire se tut. Un des secrétaires procéda au dépouillement des lettres.

» Des jeunes gens annoncent qu’ils brûlent chaque soir devant le Panthéon un numéro de l’Assemblée nationale, et ils engagent tous les patriotes à suivre leur exemple.»

«Bravo ! adopté !» répondit la foule.

«Le citoyen Jean-Jacques Langreneux, typographe, rue Dauphine, voudrait qu’on élevât un monument à la mémoire des martyrs de thermidor.»

«Michel-Evariste-Népomucène Vincent, ex-professeur, émet le voeu que la démocratie européenne adopte l’unité de langage. On pourrait se servir d’une langue morte, comme par exemple du latin perfectionné.»

 

«Non ! pas de latin !» s’écria l’architecte.

«Pourquoi ?» reprit un maître d’études.

Et ces deux messieurs engagèrent une discussion, où d’autres se mêlèrent, chacun jetant son mot pour éblouir, et qui ne tarda pas à devenir tellement fastidieuse, que beaucoup s’en allaient.

Mais un petit vieillard, portant au bas de son front prodigieusement haut des lunettes vertes, réclama la parole pour une communication urgente.

C’était un mémoire sur la répartition des impôts. Les chiffres découlaient, cela n’en finissait plus ! L’impatience éclata d’abord en murmures, en conversations ; rien ne le troublait. Puis on se mit à siffler, on appelait» Azor» ; Sénécal gourmanda le public ; l’orateur continuait comme une machine. Il fallut, pour l’arrêter, le prendre par le coude. Le bonhomme eut l’air de sortir d’un songe, et, levant tranquillement ses lunettes :

«Pardon ! citoyens ! pardon ! Je me retire ! mille excuses !»

L’insuccès de cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait son discours dans sa poche, mais une improvisation eût mieux valu.

Enfin, le président annonça qu’ils allaient passer à l’affaire importante, la question électorale. On ne discuterait pas les grandes listes républicaines. Cependant, le Club de l’Intelligence avait bien le droit, comme un autre, d’en former une,» n’en déplaise à MM. les pachas de l’hôtel de ville», et les citoyens qui briguaient le mandat populaire pouvaient exposer leurs titres.

«Allez-y donc !» dit Dussardier.

Un homme en soutane, crépu, et de physionomie pétulante, avait déjà levé la main. Il déclara, en bredouillant, s’appeler Ducretot, prêtre et agronome auteur d’un ouvrage intitulé Des engrais. On le renvoya vers un cercle horticole.

Puis un patriote en blouse gravit la tribune. Celui-là était un plébéien, large d’épaules, une grosse figure très douce et de longs cheveux noirs. Il parcourut l’assemblée d’un regard presque voluptueux, se renversa la tête, et enfin, écartant les bras :

«Vous avez repoussé Ducretot, O mes frères ! et vous avez bien fait, mais ce n’est pas par irréligion, car nous sommes tous religieux.»

Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des airs de catéchumènes, des poses extatiques.

«Ce n’est pas, non plus, parce qu’il est prêtre, car, nous aussi, nous sommes prêtres ! L’ouvrier est prêtre, comme l’était le fondateur du socialisme, notre Maître à tous, Jésus-Christ !»

Le moment était venu d’inaugurer le règne de Dieu. L’Evangile conduisait tout droit à 89 ! Après l’abolition de l’esclavage, l’abolition du prolétariat. On avait eu l’âge de haine, allait commencer l’âge d’amour.

«Le christianisme est la clef de voûte et le fondement de l’édifice nouveau…»

«Vous fichez-vous de nous ?» s’écria le placeur d’alcools.» Qu’est-ce qui m’a donné un calotin pareil !» Cette interruption causa un grand scandale. Presque tous montèrent sur les bancs, et, le poing tendu, vociféraient :» Athée ! aristocrate ! canaille !» pendant que la sonnette du président tintait sans discontinuer et que les cris» A l’ordre ! à l’ordre !» redoublaient. Mais, intrépide, et soutenu d’ailleurs par» trois cafés» pris avant de venir, il se débattait au milieu des autres.

«Comment, moi ! un aristocrate ? allons donc !» Admis enfin à s’expliquer, il déclara qu’on ne serait jamais tranquille avec les prêtres, et, puisqu’on avait parlé tout à l’heure d’économies, c’en serait une fameuse que de supprimer les églises, les saints ciboires, et finalement tous les cultes.

Quelqu’un lui objecta qu’il allait loin.

«Oui ! je vais loin ! Mais, quand un vaisseau est surpris par la tempête…»

Sans attendre la fin de la comparaison, un autre lui répondit :

«D’accord ! mais c’est démolir d’un seul coup, comme un maçon sans discernement…»

«Vous insultez les maçons !» hurla un citoyen couvert de plâtre ; et, s’obstinant à croire qu’on l’avait provoqué, il vomit des injures, voulait se battre, se cramponnait à son banc. Trois hommes ne furent pas de trop pour le mettre dehors.

Cependant, l’ouvrier se tenait toujours à la tribune. Les deux secrétaires l’avertirent d’en descendre. Il protesta contre le passe-droit qu’on lui faisait.

«Vous ne m’empêcherez pas de crier : amour éternel à notre chère France ! amour éternel aussi à la République !»

«Citoyens !» dit alors Compain,» citoyens !»

Et, à force de répéter :» Citoyens», ayant obtenu un peu de silence, il appuya sur la tribune ses deux mains rouges, pareilles à des moignons, se porta le corps en avant, et, clignant des yeux :

«Je crois qu’il faudrait donner une plus large extension à la tête de veau.»

Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu.

«Oui ! la tête de veau !»

Trois cents rires éclatèrent d’un seul coup. Le plafond trembla. Devant toutes ces faces bouleversées par la joie, Compain se reculait. Il reprit d’un ton furieux :

«Comment ! vous ne connaissez pas la tête de veau»

Ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les côtes. Quelques-uns même tombaient par terre, sous les bancs. Compain n’y tenant plus, se réfugia près de Regimbart et il voulait l’entraîner.

«Non ! je reste jusqu’au bout !» dit le Citoyen.

Cette réponse détermina Frédéric ; et, comme il cherchait de droite et de gauche ses amis pour le soutenir, il aperçut, devant lui, Pellerin à la tribune. L’artiste le prit de haut avec la foule.

«Je voudrais savoir un peu où est le candidat de l’Art dans tout cela ? Moi, j’ai fait un tableau…»

«Nous n’avons que faire des tableaux !» dit brutalement un homme maigre, ayant des plaques rouges aux pommettes.

Pellerin se récria qu’on l’interrompait.

Mais l’autre, d’un ton tragique :

«Est-ce que le Gouvernement n’aurait pas dû déjà abolir, par un décret, la prostitution et la misère ?»

Et, cette parole lui ayant livré tout de suite la faveur du peuple, il tonna contre la corruption des grandes villes.

«Honte et infamie ! On devrait happer les bourgeois au sortir de la Maison d’or et leur cracher à la figure ! Au moins, si le Gouvernement ne favorisait pas la débauche ! Mais les employés de l’octroi sont envers nos filles et nos soeurs d’une indécence…

Une voix proféra de loin :

«C’est rigolo !»

«A la porte !»

«On tire de nous des contributions pour solder le libertinage ! Ainsi, les forts appointements d’acteur…»

«A moi !» s’écria Delmar.

Il bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit sa pose ; et, déclarant qu’il méprisait d’aussi plates accusations, s’étendit sur la mission civilisatrice du comédien. Puisque le théâtre était le foyer de l’instruction nationale, il votait pour la réforme du théâtre ; et, d’abord, plus de directions, plus de privilèges !

«Oui ! d’aucune sorte !»

Le jeu de l’acteur échauffait la multitude, et des motions subversives se croisaient.

«Plus d’académies ! plus d’Institut»

«Plus de missions !»

«Plus de baccalauréat !»

«A bas les grades universitaires !»

«Conservons-les», dit Sénécal,» mais qu’ils soient conférés par le suffrage universel, par le Peuple, seul vrai juge !»

Le plus utile, d’ailleurs, n’était pas cela. Il fallait d’abord passer le niveau sur la tête des riches ! Et il les représenta se gorgeant de crimes sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutes les vertus. Les applaudissements devinrent si forts, qu’il s’interrompit. Pendant quelques minutes, il resta les paupières closes, la tête renversée et comme se berçant sur cette colère qu’il soulevait.

Puis, il se remit à parler d’une façon dogmatique, en phrases impérieuses comme des lois. L’Etat devait s’emparer de la Banque et des Assurances. Les héritages seraient abolis. On établirait un fond social pour les travailleurs. Bien d’autres mesures étaient bonnes dans l’avenir. Celles-là, pour le moment, suffisaient ; et, revenant aux élections :

«Il nous faut des citoyens purs, des hommes entièrement neufs ! Quelqu’un se présente-t-il ?»

Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement d’approbation causé par ses amis. Mais Sénécal, prenant une figure à la Fouquier-Tinville, se mit à l’interroger sur ses nom, prénoms, antécédents, vie et moeurs.

Frédéric lui répondait sommairement et se mordait les lèvres. Sénécal demanda si quelqu’un voyait un empêchement à cette candidature.

«Non ! non !»

Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et tendirent les oreilles. Le citoyen postulant n’avait pas livré une certaine somme promise pour une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22 février, bien que suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place du Panthéon.

«Je jure qu’il était aux Tuileries !» s’écria Dussardier.

«Pouvez-vous jurer l’avoir vu au Panthéon ?» Dussardier baissa la tête. Frédéric se taisait ; ses amis scandalisés le regardaient avec inquiétude.

«Au moins», reprit Sénécal,» connaissez-vous un patriote qui nous réponde de vos principes ?»

«Moi !» dit Dussardier.

«Oh ! cela ne suffit pas ! un autre !»

Frédéric se tourna vers Pellerin. L’artiste lui répondit par une abondance de gestes qui signifiait :

«Ah ! mon cher, ils m’ont repoussé ! Diable ! que voulez-vous !»

Alors, Frédéric poussa du coude Regimbart.

«Oui ! c’est vrai ! il est temps ! j’y vais !»

Et Regimbart enjamba l’estrade ; puis, montrant l’Espagnol qui l’avait suivi :

«Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un patriote de Barcelone.»

Le patriote fit un grand salut, roula comme un automate ses yeux d’argent, et, la main sur le coeur :

«Ciudadanos ! mucho aprecio el honor que me dispensáis, y si grande es vuestra bondad mayor es vuestro atención.»

«Je réclame la parole !» cria Frédéric.

«Desde que se proclamó la constitución de Cadiz, ese pacto fondamental de las libertades españolas, hasta la última revolución, nuestra patria cuenta numerosos y heroicos mártires.»

Frédéric encore une fois voulut se faire entendre :

«Mais citoyens !…»

L’Espagnol continuait :

«El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de la Magdelena un servicio fúnebre.»

«C’est absurde à la fin ! personne ne comprend !»

Cette observation exaspéra la foule.

«A la porte ! à la porte !»

«Qui ? moi ?» demanda Frédéric.

«Vous-même !» dit majestueusement Sénécal.

«Sortez !»

Il se leva pour sortir ; et la voix de libérien le poursuivait :

«Y todos los españoles desearían ver allí reunidas las deputaciones de los clubs y de la milicia nacional. Una oración fúnebre en honor de la libertad española y del mundo entero, serà pronunciada por un miembro del clero de Paris en la sala Bonne-Nouvelle. Honor al pueblo francés, que llamaría yo el primero pueblo del mundo, si no fuese ciudadano de otra nación»

«Aristo !» glapit un voyou, en montrant le poing à Frédéric, qui s’élançait dans la cour, indigné.

Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que les accusations portées contre lui étaient justes, après tout. Quelle fatale idée que cette candidature ! Mais quels ânes, quels crétins ! Il se comparait à ces hommes, et soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil. Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs et d’emphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait qu’il avait dû, le soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu’il entra, elle ne lui fit pas même une question.

Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d’une robe. Un pareil ouvrage le surprit.

«Tiens ? qu’est-ce que tu fais ?»

«Tu le vois», dit-elle sèchement.» Je raccommode mes hardes ! C’est ta République.»

«Pourquoi ma République ?»

«C’est la mienne, peut-être ?»

Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en France depuis deux mois, l’accusant d’avoir fait la révolution, d’être cause qu’on était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris, et qu’elle mourrait plus tard à l’hôpital.

«Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes.»

«Cela se peut», dit Frédéric,» les plus dévoués sont toujours méconnus ; et, si l’on n’avait pour soi sa conscience, les brutes avec qui l’on se compromet vous dégoûteraient de l’abnégation !»

Rosanette le regarda, les cils rapprochés.

«Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur n’a pas réussi, à ce qu’il paraît ? Tant mieux ! ça t’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme !»

 

Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde.

Il s’était retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.

«Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme dans une maison, il faut un maître ; autrement, chacun fait danser l’anse du panier. D’abord, tout le monde sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à Lamartine, comment veux-tu qu’un poète s’entende à la politique ? Ah ! tu as beau hocher la tête et te croire plus d’esprit que les autres, c’est pourtant vrai ! Mais tu ergotes toujours ; on ne peut pas placer un mot avec toi ! Voilà par exemple Fournier-Fontaine, des magasins de Saint-Roch : sais-tu de combien il manque ? De huit cent mille francs ! Et Gomer, l’emballeur d’en face, un autre républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la tête de sa femme, et il a bu tant d’absinthe, qu’on va le mettre dans une maison de santé. C’est comme ça qu’ils sont tous, les républicains ! Une République à vingt-cinq pour cent ! Ah oui ! vante-toi !»

Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit même un peu redevenu patriote.

La mauvaise humeur de Rosanette ne fit que s’accroître. Mlle Vatnaz l’irritait par son enthousiasme. Se croyant une mission, elle avait la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son amie dans ces matières, l’accablait d’arguments.

Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet, qui venait de se permettre des polissonneries, au club des femmes. Rosanette approuva cette conduite, déclarant même qu’elle prendrait des habits d’homme pour aller» leur dire leur fait, à toutes, et les fouetter». Frédéric entrait au même moment.

«Tu m’accompagneras, n’est-ce pas ?»

Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent, l’une faisant la bourgeoise, l’autre la philosophe.

Les femmes, selon Rosanette, étaient nées exclusivement pour l’amour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage.

D’après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans l’Etat. Autrefois, les Gauloises légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi, les épouses des Hurons faisaient partie du Conseil. L’oeuvre civilisatrice était commune. Il fallait toutes y concourir, et substituer enfin à l’égoïsme la fraternité, à l’individualisme l’association, au morcellement la grande culture.

«Allons, bon ! tu te connais en culture, à présent» Pourquoi pas ? D’ailleurs, il s’agit de l’humanité, de son avenir !»

«Mêle-toi du tien !»

«Ça me regarde !»

Elles se fâchaient. Frédéric s’interposa. La Vatnaz s’échauffait, et arriva même à soutenir le Communisme.

«Quelle bêtise !» dit Rosanette.» Est-ce que jamais ça pourra se faire ?»

L’autre cita en preuve les Esséniens, les frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, la famille des Pingons, près de Thiers en Auvergne ; et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’or suspendu.

Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement. Mlle Vatnaz continuait à dégager son bibelot. «Ne te donne pas tant de mal», dit Rosanette» maintenant, je connais tes opinions politiques.»

«Quoi ?» reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.

«Oh ! oh ! tu me comprends !»

Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le socialisme.

«Et quand cela serait», répliqua la Vatnaz, se redressant intrépidement.

«C’est un emprunt, ma chère, dette pour dette !»

«Parbleu, je ne nie pas les miennes ! Pour quelques mille francs, belle histoire ! J’emprunte au moins ; je ne vole personne !»

Mlle Vatnaz s’efforça de rire.

«Oh ! j’en mettrais ma main au feu.»

«Prends garde ! Elle est assez sèche pour brûler.»

La vieille fille lui présenta sa main droite, et, la gardant levée juste en face d’elle :

«Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leur convenance !»

«Des Andalous, alors ? comme castagnettes !»

«Gueuse !»

La Maréchale fit un grand salut.

«On n’est pas plus ravissante !»

Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur parurent à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis.

Elle haletait. Enfin, elle gagna la porte, et, la faisant claquer vigoureusement :

«Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles !»

«A l’avantage !» dit Rosanette.

Sa contrainte l’avait brisée. Elle tomba sur le divan, toute tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes. Etait-ce cette menace de la Vatnaz qui la tourmentait ? Eh non ! elle s’en moquait bien ! A tout compter, l’autre lui devait de l’argent, peut-être ? C’était le mouton d’or, un cadeau ; et, au milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa. Donc, elle aimait le cabotin !

«Alors, pourquoi m’a-t-elle pris ?» se demanda Frédéric.» D’où vient qu’il est revenu ? Qui la force à me garder ? Quel est le sens de tout cela ?»

Les petits sanglots de Rosanette continuaient. Elle était toujours au bord du divan, étendue de côté, la joue droite sur ses deux mains, – et semblait un être si délicat, inconscient et endolori, qu’il se rapprocha d’elle, et la baisa au front, doucement.

Alors, elle lui fit des assurances de tendresse ; le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait pour le moment… gênée.» Tu l’as vu toi-même l’autre jour, quand j’utilisais mes vieilles doublures.» Plus d’équipages à présent ! Et ce n’était pas tout ; le tapissier menaçait de reprendre les meubles de la chambre et du grand salon. Elle ne savait que faire.

Frédéric eut envie de répondre :» Ne t’inquiète pas ! je payerai !» Mais la dame pouvait mentir. L’expérience l’avait instruit. Il se borna simplement à des consolations.

Les craintes de Rosanette n’étaient pas vaines ; il fallut rendre les meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut des stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait contribué largement à ces acquisitions ; il éprouvait la joie d’un nouveau marié qui possède enfin une maison à lui, une femme à lui ; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher presque tous les soirs.

Un matin, comme il sortait de l’antichambre, il aperçut au troisième étage, dans l’escalier, le shako d’un garde national qui montait. Où allait-il donc ? Frédéric attendit. L’homme montait toujours, la tête un peu baissée : il leva les yeux. C’était le sieur Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le même embarras.

Arnoux, le premier, trouva moyen d’en sortir.

«Elle va mieux, n’est-il pas vrai ?» comme si, Rosanette étant malade, il se fût présenté pour avoir de ses nouvelles.

Frédéric profita de cette ouverture.

«Oui, certainement ! Sa bonne me l’a dit, du moins», voulant faire entendre qu’on ne l’avait pas reçu.

Puis ils restèrent face à face, irrésolus l’un et l’autre, et s’observant. C’était à qui des deux ne s’en irait pas. Arnoux, encore une fois, trancha la question.

«Ah ! bah ! je reviendrai plus tard ! Où vouliez-vous aller ? Je vous accompagne !»

Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi naturellement que d’habitude. Sans doute, il n’avait point le caractère jaloux, ou bien il était trop bonhomme pour se fâcher.

D’ailleurs, la patrie le préoccupait. Maintenant il ne quittait plus l’uniforme. Le 29 mars, il avait défendu les bureaux de la Presse. Quand on envahit la Chambre il se signala par son courage, et il fut du banquet offert à la garde nationale d’Amiens.

Hussonnet, toujours de service avec lui, profitait, plus que personne, de sa gourde et de ses cigares ; mais, irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire, dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du Luxembourg, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu’au char de l’Agriculture, traîné par des chevaux à la place de boeufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion des partis. Cependant, ses affaires prenaient une tournure mauvaise. Il s’en inquiétait médiocrement.