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L'éducation sentimentale

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«Allons, ma chère, bien du plaisir là-bas ; au revoir !»

Elle écarquilla les yeux ; puis, d’un ton sec :

«Au revoir !»

Il repassa par le salon jaune et par la seconde antichambre. Il y avait sur la table, entre un vase plein de cartes de visite et une écritoire, un coffret d’argent ciselé. C’était celui de Mme Arnoux ! Alors, il éprouva un attendrissement, et en même temps comme le scandale d’une profanation. Il avait envie d’y porter les mains, de l’ouvrir. Il eut peur d’être aperçu, et s’en alla.

Frédéric fut vertueux. Il ne retourna point chez Arnoux.

Il envoya son domestique acheter les deux nègres, lui ayant fait toutes les recommandations indispensables ; et la caisse partit, le soir même, pour Nogent. Le lendemain, comme il se rendait chez Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face à face.

Leur premier mouvement fut de reculer ; puis, le même sourire leur vint aux lèvres, et ils s’abordèrent. Pendant une minute, aucun des deux ne parla.

Le soleil l’entourait ; – et sa figure ovale, ses longs sourcils, son châle de dentelle noire, moulant la forme de ses épaules, sa robe de soie gorge-de-pigeon, le bouquet de violettes au coin de sa capote, tout lui parut d’une splendeur extraordinaire. Une suavité infinie s’épanchait de ses beaux yeux ; et, balbutiant, au hasard, les premières paroles venues :

«Comment se porte Arnoux ?» dit Frédéric.

«Je vous remercie.»

«Et vos enfants ?»

«Ils vont très bien.»

«Ah !… ah… Quel beau temps nous avons, n’est-ce pas ?»

«Magnifique, c’est vrai.»

«Vous faites des courses ?»

«Oui.»

Et avec une lente inclination de tête :

«Adieu !»

Elle ne lui avait pas tendu la main, n’avait pas dit un seul mot affectueux, ne l’avait même pas invité à venir chez elle, n’importe ! il n’eût point donné cette rencontre pour la plus belle des aventures ; et il en ruminait la douceur tout en continuant sa route.

Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit, – car il conservait par obstination quelque espérance encore du côté de Mme Arnoux ; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pour être plus libre dans ses manoeuvres.

Il dit cependant qu’il s’était présenté chez elle, afin de savoir si leur contrat stipulait la communauté ; alors, on aurait pu recourir contre la femme ;» et elle a fait une drôle de mine quand je lui ai appris ton mariage.»

«Tiens ! quelle invention !»

«Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tes capitaux ! Une personne indifférente n’aurait pas eu l’espèce de syncope qui l’a prise.»

«Vraiment ?» s’écria Frédéric.

«Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc, voyons !»

Une lâcheté immense envahit l’amoureux de Mme Arnoux.

«Mais non !… je t’assure !… ma parole d’honneur»

Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il lui demanda» des détails». Frédéric n’en donna pas, et même résista à l’envie d’en inventer.

Quant à l’hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d’attendre. Deslauriers trouva qu’il avait tort, et même fut brutal dans ses remontrances.

Il était d’ailleurs plus sombre, malveillant et irascible que jamais. Dans un an, si la fortune ne changeait pas, il s’embarquerait pour l’Amérique ou se ferait sauter la cervelle. Enfin il paraissait si furieux contre tout et d’un radicalisme tellement absolu que Frédéric ne put s’empêcher de lui dire :

«Te voilà comme Sénécal.»

Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu’il était sorti de Sainte-Pélagie, l’instruction n’ayant point fourni assez de preuves, sans doute, pour le mettre en jugement.

Dans la joie de cette délivrance, Dussardier voulut» offrir un punch», et pria Frédéric» d’en être», en l’avertissant toutefois qu’il se trouverait avec Hussonnet, lequel s’était montré excellent pour Sénécal.

En effet, le Flambard venait de s’adjoindre un cabinet d’affaires, portant sur ses prospectus :» Comptoir des vignobles. – Office de publicité. – Bureau de recouvrements et renseignements, etc.» Mais le bohème craignait que son industrie ne fît du tort à sa considération littéraire, et il avait pris le mathématicien pour tenir les comptes. Bien que la place fût médiocre, Sénécal, sans elle, serait mort de faim. Frédéric ne voulant point affliger le brave commis, accepta son invitation.

Dussardier, trois jours d’avance, avait ciré lui-même les pavés rouges de sa mansarde, battu le fauteuil et épousseté la cheminée, où l’on voyait sous un globe une pendule d’albâtre entre une stalactite et un coco. Comme ses deux chandeliers et son bougeoir n’étaient pas suffisants, il avait emprunté au concierge deux flambeaux ; et ces cinq luminaires brillaient sur la commode, que recouvraient trois serviettes, afin de supporter plus décemment des macarons, des biscuits, une brioche et douze bouteilles de bière. En face, contre la muraille tendue d’un papier jaune, une petite bibliothèque en acajou contenait les Fables de Lachambeaudie, les Mystères de Paris, le Napoléon, de Norvins – et, au milieu de l’alcôve, souriait, dans un cadre de palissandre, le visage de Béranger !

Les convives étaient (outre Deslauriers et Sénécal) un pharmacien nouvellement reçu, mais qui n’avait pas les fonds nécessaires pour s’établir ; un jeune homme de sa maison, un placeur de vins, un architecte et un monsieur employé dans les assurances. Regimbart n’avait pu venir. On le regretta.

Ils accueillirent Frédéric avec de grandes marques de sympathie, tous connaissant par Dussardier son langage chez M. Dambreuse. Sénécal se contenta de lui offrir la main, d’un air digne.

Il se tenait debout contre la cheminée. Les autres, assis et la pipe aux lèvres, l’écoutaient discourir sur le suffrage universel, d’où devait résulter le triomphe de la Démocratie, l’application des principes de l’Evangile. Du reste, le moment approchait ; les banquets réformistes se multipliaient dans les provinces ; le Piémont, Naples, la Toscane…

«C’est vrai», dit Deslauriers, lui coupant net la parole,» ça ne peut pas durer plus longtemps !» Et il se mit à faire un tableau de la situation.

Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir de l’Angleterre la reconnaissance de Louis-Philippe ; et cette fameuse alliance anglaise, elle était perdue, grâce aux mariages espagnols ! En Suisse, M. Guizot, à la remorque de l’Autrichien, soutenait les traités de 1815. La Prusse avec son Zollverein nous préparait des embarras. La question d’Orient restait pendante.

«Ce n’est pas une raison parce que le grand-duc Constantin envoie des présents à M. d’Aumale Il pour se fier à la Russie. Quant à l’intérieur, jamais on n’a vu tant d’aveuglement, de bêtise ! Leur majorité même ne se tient plus Partout, enfin, c’est, selon le mot connu, rien ! rien ! rien Et, devant tant de hontes», poursuivit l’avocat en mettant ses poings sur ses hanches,» ils se déclarent satisfaits»

Cette allusion à un vote célèbre provoqua des applaudissements. Dussardier déboucha une bouteille de bière la mousse éclaboussa les rideaux, il n’y prit garde ; il chargeait les pipes, coupait la brioche, en offrait, était descendu plusieurs fois pour voir si le punch allait venir ; et on ne tarda pas à s’exalter, tous ayant contre le Pouvoir la même exaspération. Elle était violente, sans autre cause que la haine de l’injustice ; et ils mêlaient aux griefs légitimes les reproches les plus bêtes.

Le pharmacien gémit sur l’état pitoyable de notre flotte. Le courtier d’assurances ne tolérait pas les deux flotte. Le courtier d’assurances ne tolérait pas les deux sentinelles du maréchal Soult. Deslauriers dénonça les jésuites, qui venaient de s’installer à Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M. Cousin ; car l’éclectisme enseignant à tirer la certitude de la raison, développait l’égoïsme, détruisait la solidarité ; le placeur de vins, comprenant peu ces matières, remarqua tout haut qu’il oubliait bien des infamies :

«Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter quatre-vingt mille francs ! Qui le payera ?»

«Oui, qui le payera ?» reprit l’employé de commerce, furieux comme si on eût puisé cet argent dans sa poche.

Il s’ensuivit des récriminations contre les loups-cerviers de la Bourse et la corruption des fonctionnaires. On devait remonter plus haut, selon Sénécal, et accuser, tout d’abord, les princes, qui ressuscitaient les moeurs de la Régence.

«N’avez-vous pas vu, dernièrement, les amis du duc de Montpensier revenir de Vincennes, ivres sans doute, et troubler par leurs chansons les ouvriers du faubourg Saint-Antoine»

«On a même crié : A bas les voleurs !» dit le pharmacien.» J’y étais, j’ai crié !»

«Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille depuis le procès Teste-Cubières !»

«Moi, ce procès-là m’a fait de la peine», dit Dussardier,» parce que ça déshonore un vieux soldat !»

«Savez-vous», continua Sénécal,» qu’on a découvert chez la duchesse de Praslin ?»

Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.

«Salut, messeigneurs !», dit-il en s’asseyant sur le lit. Aucune allusion ne fut faite à son article, qu’il regrettait, du reste. la Maréchale l’en ayant tancé vertement. Il venait de voir, au théâtre de Dumas, le Chevalier de Maison-Rouge, et» trouvait ça embêtant».

Un jugement pareil étonna les démocrates, – ce drame, par ses tendances, ses décors plutôt, caressant leurs passions. Ils protestèrent. Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servait la Démocratie.

«Oui… . peut-être ; mais c’est d’un style…»

«Eh bien, elle est bonne, alors ; qu’est-ce que le style ? c’est l’idée !»

Et, sans permettre à Frédéric de parler :

«J’avançais donc que, dans l’affaire Praslin…» Hussonnet l’interrompit.

«Ah ! voilà encore une rengaine, celle-là ! M’embête-t-elle !»

 

«Et d’autres que vous !» répliqua Deslauriers.» Elle a fait saisir rien que cinq journaux ! Ecoutez-moi cette note.»

Et, ayant tiré son calepin, il lut :

«Nous avons subi, depuis l’établissement de la meilleure des républiques, douze cent vingt-neuf procès de presse, d’où il est résulté pour les écrivains : trois mille cent quarante et un ans de prison, avec la légère somme de sept millions cent dix mille cinq cents francs d’amende. – C’est coquet, hein ?»

Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les autres, reprit :

«La Démocratie pacifique a un procès pour son feuilleton, un roman intitulé la Part des Femmes.»

«Allons ! bon !» dit Hussonnet.» Si on nous défend notre part des femmes !»

«Mais qu’est-ce qui n’est pas défendu ?» s’écria Deslauriers.» Il est défendu de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter l’hymne à Pie IX !»

«Et on interdit le banquet des typographes !» articula une voix sourde.

C’était celle de l’architecte, caché par l’ombre de l’alcôve, et silencieux jusqu’à présent. Il ajouta que, la semaine dernière, on avait condamné pour outrages au Roi, un nommé Rouget.

«Rouget est frit !» dit Hussonnet.

Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à Sénécal, qu’il lui reprocha de défendre» le jongleur de l’hôtel de ville, l’ami du traître Dumouriez.»

«Moi ? au contraire !»

Il trouvait Louis-Philippe poncif, garde national, tout ce qu’il y avait de plus épicier et bonnet de coton ! Et, mettant la main sur son coeur, le bohème débita les phrases sacramentelles : «C’est toujours avec un nouveau plaisir… – La nationalité polonaise ne périra pas… – Nos grands travaux seront poursuivis… – Donnez-moi de l’argent pour ma petite famille…» Tous riaient beaucoup, le proclamant un gaillard délicieux, plein d’esprit ; la joie redoubla à la vue du bol de punch qu’un limonadier apportait.

Les flammes de l’alcool et celles des bougies échauffèrent vite l’appartement ; et la lumière de la mansarde, traversant la cour, éclairait en face le bord d’un toit, avec le tuyau d’une cheminée qui se dressait en noir sur la nuit. Ils parlaient très haut, tous à la fois ; ils avaient retiré leurs redingotes, ils heurtaient les meubles, ils choquaient les verres.

Hussonnet s’écria :

«Faites monter des grandes dames, pour que ce soit plus Tour de Nesle couleur locale, et rembranesque, palsambleu !»

Et le pharmacien, qui tournait le punch indéfiniment, entonna à pleine poitrine :

J’ai deux grands boeufs dans mon étable,

Deux grands boeufs blancs…

Sénécal lui mit la main sur la bouche, il n’aimait pas le désordre ; et les locataires apparaissaient à leurs carreaux, surpris du tapage insolite qui se faisait dans le logement de Dussardier.

Le brave garçon était heureux, et dit que ça lui rappelait leurs petites séances d’autrefois, au quai Napoléon ; plusieurs manquaient cependant,» ainsi Pellerin…»

«On peut s’en passer», reprit Frédéric.

Et Deslauriers s’informa de Martinon.

«Que devient-il, cet intéressant Monsieur ?» Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais vouloir qu’il lui portait, attaqua son esprit, son caractère, sa fausse élégance, l’homme tout entier. C’était bien un spécimen de paysan parvenu ! L’aristocratie nouvelle, la bourgeoisie, ne valait pas l’ancienne, la noblesse. Il soutenait cela ; et les démocrates approuvaient, – comme s’il avait fait partie de l’une et qu’ils eussent fréquenté l’autre. On fut enchanté de lui. Le pharmacien le compara même à M. d’Alton-Shée qui, bien que pair de France, défendait la cause du Peuple.

L’heure de s’en aller était venue. Tous se séparèrent avec de grandes poignées de main ; Dussardier, par tendresse, reconduisit Frédéric et Deslauriers. Dès qu’ils furent dans la rue, l’avocat eut l’air de réfléchir, et, après un moment de silence :

«Tu lui en veux donc beaucoup, à Pellerin ?» Frédéric ne cacha pas sa rancune.

Le peintre, cependant, avait retiré de la montre le fameux tableau. On ne devait pas se brouiller pour des vétilles ! A quoi bon se faire un ennemi ?

«Il a cédé à un mouvement d’humeur, excusable dans un homme qui n’a pas le sou. Tu ne peux pas comprendre ça, toi !»

Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis ne lâcha point Frédéric ; il l’engagea même à acheter le portrait. En effet, Pellerin, désespérant de l’intimider, les avait circonvenus pour que, grâce à eux, il prît la chose.

Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de l’artiste étaient raisonnables.

«Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq cents francs…»

«Ah ! donne-les ! tiens, les voici», dit Frédéric.

Le soir même, le tableau fut apporté. Il lui parut plus abominable encore que la première fois. Les demi-teintes et les ombres s’étaient plombées sous les retouches trop nombreuses, et elles semblaient obscurcies par rapport aux lumières, qui, demeurées brillantes çà et là, détonnaient dans l’ensemble.

Frédéric se vengea de l’avoir payé, en le dénigrant amèrement. Deslauriers le crut sur parole et approuva sa conduite, car il ambitionnait toujours de constituer une phalange dont il serait le chef ; certains hommes se réjouissent de faire faire à leurs amis des choses qui leur sont désagréables.

Cependant, Frédéric n’était pas retourné chez les Dambreuse. Les capitaux lui manquaient. Ce seraient des explications à n’en plus finir ; il balançait à se décider. Peut-être avait-il raison ? Rien n’était sûr, maintenant, l’affaire des houilles pas plus qu’une autre ; il fallait abandonner un pareil monde ; enfin, Deslauriers le détourna de l’entreprise. A force de haine il devenait vertueux ; et puis il aimait mieux Frédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait son égal, et en communion plus intime avec lui.

La commission de Mlle Roque avait été fort mal exécutée. Son père l’écrivit, en fournissant les explications les plus précises, et terminait sa lettre par cette badinerie :» Au risque de vous donner un mal de nègre.» Frédéric ne pouvait faire autrement que de retourner chez Arnoux. Il monta dans le magasin, et ne vit personne. La maison de commerce croulant, les employés imitaient l’incurie de leur patron.

Il côtoya la longue étagère, chargée de faïences, qui occupait d’un bout à l’autre le milieu de l’appartement ; puis, arrivé au fond, devant le comptoir, il marcha plus fort pour se faire entendre.

La portière se relevant, Mme Arnoux parut.

«Comment, vous ici ! vous !»

«Oui», balbutia-t-elle, un peu troublée.» Je cherchais…»

Il aperçut son mouchoir près du pupitre, et devina qu’elle était descendue chez son mari pour se rendre compte, éclaircir sans doute une inquiétude.

«Mais… vous avez peut-être besoin de quelque chose ?» dit-elle.

«Un rien, madame.»

«Ces commis sont intolérables ils s’absentent toujours.»

On ne devait pas les blâmer. Au contraire, il se félicitait de la circonstance.

Elle le regarda ironiquement.

«Eh bien, et ce mariage ?»

«Quel mariage ?»

«Le vôtre !»

«Moi ? Jamais de la vie !»

Elle fit un geste de dénégation.

«Quand cela serait, après tout ? On se réfugie dans le médiocre, par désespoir du beau qu’on a rêvé !»

«Tous vos rêves, pourtant, n’étaient pas si… candides !»

«Que voulez-vous dire ?»

«Quand vous vous promenez aux courses avec… des personnes !»

Il maudit la Maréchale. Un souvenir lui revint.

«Mais c’est vous-même, autrefois, qui m’avez prié de la voir, dans l’intérêt d’Arnoux»

Elle répliqua en hochant la tête :

«Et vous en profitez pour vous distraire.»

«Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises»

«C’est juste, puisque vous allez vous marier»

Et elle retenait son soupir, en mordant ses lèvres.

Alors, il s’écria :

«Mais je vous répète que non ! Pouvez-vous croire que, moi, avec mes besoins d’intelligence, mes habitudes, j’aille m’enfouir en province pour jouer aux cartes, surveiller des maçons, et me promener en sabots ! Dans quel but, alors ? On vous a conté qu’elle était riche, n’est-ce pas ? Ah ! je me moque bien de l’argent ! Est-ce qu’après avoir désiré tout ce qu’il y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, une sorte de paradis sous forme humaine, et quand je l’ai trouvé enfin, cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres…» Et, lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les paupières, en répétant :

«Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai jamais ! jamais !»

Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le ravissement.

La porte du magasin sur l’escalier retomba. Elle fit un bond ; et elle restait la main étendue, comme pour lui commandé le silence. Des pas se rapprochèrent. Puis quelqu’un dit au-dehors :

«Madame est-elle là ?»

«Entrez !»

Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plume entre ses doigts, tranquillement, quand le teneur de livres ouvrit la portière.

Frédéric se leva.

«Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Le service, n’est-ce pas, sera prêt ? je puis compter dessus ?»

Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuse enflamma son visage de toutes les rougeurs de l’adultère.

Le lendemain, il retourna chez elle, on le reçut ; et, afin de poursuivre ses avantages, immédiatement, sans préambule, Frédéric commença par se justifier de la rencontre au Champ de Mars. Le hasard seul l’avait fait se trouver avec cette femme. En admettant qu’elle fût jolie (ce qui n’était pas vrai), comment pourrait-elle arrêter sa pensée, même une minute, puisqu’il en aimait une autre !

«Vous le savez bien, je vous l’ai dit.»

Mme Arnoux baissa la tête.

«Je suis fâchée que vous me l’ayez dit.»

«Pourquoi ?»

«Les convenances les plus simples exigent maintenant que je ne vous revoie plus !»

Il protesta de l’innocence de son amour. Le passé devait lui répondre de l’avenir ; il s’était promis à lui-même de ne pas troubler son existence, de ne pas l’étourdir de ses plaintes.

«Mais, hier, mon coeur débordait.»

«Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon ami !»

Cependant, où serait le mal quand deux pauvres êtres confondraient leur tristesse ?

«Car vous n’êtes pas heureuse non plus ! Oh ! je vous connais, vous n’avez personne qui réponde à vos besoins d’affection, de dévouement ; je ferai tout ce que vous voudrez ! Je ne vous offenserai pas !… je vous le jure.»

Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s’affaissant sous un poids intérieur trop lourd.

«Levez-vous !» dit-elle,» je le veux !»

Et elle lui déclara impérieusement que. s’il n’obéissait pas. il ne la reverrait jamais.

«Ah ! je vous en défie bien reprit Frédéric.»

«Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde ? Les autres s’évertuent pour la richesse, la célébrité. le pouvoir ! Moi. je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupation exclusive. toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l’air du ciel ! Est-ce que vous ne sentez pas l’aspiration de mon âme monter vers la vôtre. et qu’elles doivent se confondre. et que j’en meurs ?»

Mme Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.

«Oh ! allez-vous-en ? je vous en prie !» L’expression bouleversée de sa figure l’arrêta. Puis il fit un pas. Mais elle se reculait, en joignant les deux mains.

«Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce» Et Frédéric l’aimait tellement, qu’il sortit.

Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara un imbécile, et, vingt-quatre heures après, il revint.

Madame n’y était pas. Il resta sur le palier, étourdi de fureur et d’indignation. Arnoux parut, et lui apprit que sa femme. le matin même, était partie s’installer dans une petite maison de campagne qu’ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-Cloud.

«C’est encore une de ses lubies ! Enfin, puisque ça l’arrange ! et moi aussi du reste ; tant mieux ! Dînons-nous ensemble ce soir ?»

Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.

Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune s’évanouit.

Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus de confiance. il exagéra même sa réserve ; et, lorsqu’il demanda s’il pouvait revenir, elle répondit :» Mais sans doute», en offrant sa main, qu’elle retira presque aussitôt.

Frédéric, dès lors, multiplia ses visites. Il promettait au cocher de gros pourboires. Mais souvent, la lenteur du cheval l’impatientant, il descendait ; puis, hors d’haleine, grimpait dans un omnibus ; et comme il examinait dédaigneusement les figures des gens assis devant lui, et qui n’allaient pas chez elle !

 

Il reconnaissait de loin sa maison, à un chèvrefeuille énorme couvrant, d’un seul côté, les planches du toit ; c’était une manière de chalet suisse peint en rouge, avec un balcon extérieur. Il y avait dans le jardin trois vieux marronniers, et au milieu, sur un tertre, un parasol en chaume que soutenait un tronc d’arbre. Sous l’ardoise des murs, une grosse vigne mal attachée pendait de place en place, comme un câble pourri. La sonnette de la grille, un peu rude à tirer, prolongeait son carillon, et on était toujours longtemps avant de venir. Chaque fois, il éprouvait une angoisse, une peur indéterminée.

Puis il entendait claquer, sur le sable, les pantoufles de la bonne ; ou bien Mme Arnoux elle-même se présentait. Il arriva, un jour, derrière son dos, comme elle était accroupie, devant le gazon, à chercher de la violette.

L’humeur de sa fille l’avait forcée de la mettre au couvent. Son gamin passait l’après-midi dans une école, Arnoux faisait de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l’ami Compain. Aucun fâcheux ne pouvait les surprendre.

Il était bien entendu qu’ils ne devaient pas s’appartenir. Cette convention qui les garantissait du péril, facilitait leurs épanchements.

Elle lui dit son existence d’autrefois, à Chartres, chez sa mère ; sa dévotion vers douze ans , puis sa fureur de musique, lorsqu’elle chantait jusqu’à la nuit, dans sa petite chambre, d’où l’on découvrait les remparts. Il lui conta ses mélancolies au collège, et comment dans son ciel poétique resplendissait un visage de femme, si bien qu’en la voyant pour la première fois, il l’avait reconnue.

Ces discours n’embrassaient, d’habitude, que les années de leur fréquentation. Il lui rappelait d’insignifiants détails, la couleur de sa robe à telle époque, quelle personne un jour était survenue, ce qu’elle avait dit une autre fois ; et elle répondait tout émerveillée» Oui, je me rappelle !»

Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes.

Souvent celui des deux qui écoutait l’autre s’écriait :

«Moi aussi !»

Et l’autre à son tour reprenait : «Moi aussi !»

Puis c’étaient d’interminables plaintes sur la Providence :

«Pourquoi le ciel ne l’a-t-il pas voulu ! Si nous nous étions rencontrés !…»

«Ah ! si j’avais été plus jeune !» soupirait-elle.

«Non ! moi, un peu plus vieux.»

Et ils s’imaginaient une vie exclusivement amoureuse, assez féconde pour remplir les plus vastes solitudes, excédant toutes joies, défiant toutes les misères, où les heures auraient disparu dans un continuel épanchement d’eux-mêmes, et qui aurait fait quelque chose de resplendissant et d’élevé comme la palpitation des étoiles.

Presque toujours, ils se tenaient en plein air au haut de l’escalier ; des cimes d’arbres jaunies par l’automne se mamelonnaient devant eux, inégalement jusqu’au bord du ciel pâle ; ou bien ils allaient au bout de l’avenue, dans un pavillon ayant pour tout meuble un canapé de toile grise. Des points noirs tachaient la glace ; les murailles exhalaient une odeur de moisi ; – et ils restaient là, causant d’eux-mêmes, des autres, de n’importe quoi, avec ravissement. Quelquefois, les rayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient depuis le plafond jusque sur les dalles comme les cordes d’une lyre, des brins de poussière tourbillonnaient dans ces barres lumineuses. Elle s’amusait à les fendre avec sa main ; – Frédéric la saisissait, doucement ; et il contemplait l’entrelacs de ses veines, les grains de sa peau, la forme de ses doigts. Chacun de ses doigts était, pour lui, plus qu’une chose, presque une personne.

Elle lui donna ses gants, la semaine d’après son mouchoir. Elle l’appelait» Frédéric», il l’appelait» Marie», adorant ce nom-là, fait exprès, disait-il, pour être soupiré dans l’extase, et qui semblait contenir des nuages d’encens, des jonchées de roses.

Ils arrivèrent à fixer d’avance le jour de ses visites et sortant comme par hasard, elle allait au-devant de lui, sur la route.

Elle ne faisait rien pour exciter son amour, perdue dans cette insouciance qui caractérise les grands bonheurs. Pendant toute la saison, elle porta une robe de chambre en soie brune, bordée de velours pareil, vêtement large convenant à la mollesse de ses attitudes et de sa physionomie sérieuse. D’ailleurs, elle touchait au mois d’août des femmes, époque tout à la fois de réflexion et de tendresse, où la maturité qui commence colore le regard d’une flamme plus profonde, quand la force du coeur se mêle à l’expérience de la vie, et que, sur la fin de ses épanouissements, l’être complet déborde de richesses dans l’harmonie de sa beauté. Jamais elle n’avait eu plus de douceur, d’indulgence. Sûre de ne pas faillir, elle s’abandonnait à un sentiment qui lui semblait un droit conquis par ses chagrins. Cela était si bon, du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la grossièreté d’Arnoux et les adorations de Frédéric !

Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu’il croyait avoir gagné, se disant qu’on peut ressaisir une occasion et qu’on ne rattrape jamais une sottise. Il voulait qu’elle se donnât, et non la prendre. L’assurance de son amour le délectait comme un avant-goût de la possession, et puis le charme de sa personne lui troublait le coeur plus que les sens. C’était une béatitude indéfinie, un tel enivrement, qu’il en oubliait jusqu’à la possibilité d’un bonheur absolu. Loin d’elle, des convoitises furieuses le dévoraient.

Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de silence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir l’un devant l’autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour le dévoilaient ; plus il devenait fort, plus leurs manières étaient contenues. Par l’exercice d’un tel mensonge, leur sensibilité s’exaspéra, Ils jouissaient délicieusement de la senteur des feuilles humides, ils souffraient du vent d’est, ils avaient des irritations sans cause, des pressentiments funèbres ; un bruit de pas, le craquement d’une boiserie leur causaient des épouvantes comme s’ils avaient été coupables ; ils se sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphère orageuse les enveloppait ; et, quand des doléances échappaient à Frédéric, elle s’accusait elle-même.

«Oui ! je fais mal ! j’ai l’air d’une coquette ! Ne venez donc plus !»

Alors, il répétait les mêmes serments, – qu’elle écoutait chaque fois avec plaisir.

Son retour à Paris et les embarras du jour de l’an suspendirent un peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans les allures, quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois qui venaient la voir. On se livrait alors, à des conversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape, l’insurrection de Palerme et le banquet du XIIe arrondissement lequel inspirait des inquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant contre le Pouvoir ; car il souhaitait, comme Deslauriers, un bouleversement universel, tant il était maintenant aigri. Mme Arnoux, de son côté, devenait sombre.

Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière de la manufacture, celle qu’on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux l’apprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument» puisqu’on la trahissait.»

«Oh ! je ne m’en trouble guère !» dit-elle.

Cette déclaration lui parut affermir complètement leur intimité. Arnoux s’en méfiait-il ?

«Non ! pas maintenant !»

Elle lui conta qu’un soir, il les avait laissés en tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une entière sécurité :

«Avec raison, n’est-ce pas ?» dit amèrement Frédéric.

«Oui, sans doute»

Elle aurait fait mieux de ne pas risquer un pareil mot.

Un jour, elle ne se trouva point chez elle, à l’heure où il avait coutume d’y venir. Ce fut, pour lui, comme une trahison.

Il se fâcha ensuite de voir les fleurs qu’il apportait toujours plantées dans un verre d’eau.

«Où voulez-vous donc qu’elles soient ?»

«Oh ! pas là ! Du reste, elles y sont moins froidement que sur votre coeur.»

Quelque temps après, il lui reprocha d’avoir été la veille aux Italiens, sans le prévenir. D’autres l’avaient vue, admirée, aimée peut-être ; Frédéric s’attachait à ses soupçons uniquement pour la quereller, la tourmenter ; car il commençait à la haïr, et c’était bien le moins qu’elle eût une part de ses souffrances !