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Bouvard et Pécuchet

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Foureau exaltait le gouvernement. Hurel ne voyait dans le monde que la propriété foncière. L'abbé Jeufroy se plaignit de ce qu'on ne protégeait pas la religion. Pécuchet attaqua les impôts. Mme Bordin criait par intervalle: – Moi d'abord, je déteste la République et le docteur se déclara pour le progrès. Car enfin, monsieur, nous avons besoin de réformes.

– Possible! répondit Foureau; mais toutes ces idées-là nuisent aux affaires.

– Je me fiche des affaires! s'écria Pécuchet.

Vaucorbeil poursuivit: – Au moins, donnez nous l'adjonction des capacités. Bouvard n'allait pas jusque-là.

– C'est votre opinion? reprit le docteur. Vous êtes toisé! Bonsoir! et je vous souhaite un déluge pour naviguer dans votre bassin!

– Moi aussi, je m'en vais dit un moment après M. Foureau; et désignant sa poche où était l'Abd-el-Kader: Si j'ai besoin d'un autre, je reviendrai.

Le curé, avant de partir confia timidement à Pécuchet qu'il ne trouvait pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des légumes. Hurel, en se retirant salua très bas la compagnie. M. Marescot avait disparu après le dessert.

Mme Bordin recommença le détail de ses cornichons, promit une seconde recette pour les prunes à l'eau-de-vie – et fit encore trois tours dans la grande allée; – mais en passant près du tilleul le bas de sa robe s'accrocha; et ils l'entendirent qui murmurait: – Mon Dieu! quelle bêtise que cet arbre!

Jusqu'à minuit, les deux amphitryons, sous la tonnelle, exhalèrent leur ressentiment.

Sans doute, on pouvait reprendre dans le dîner deux ou trois petites choses par-ci, par-là; et cependant les convives s'étaient gorgés comme des ogres, preuve qu'il n'était pas si mauvais. Mais pour le jardin, tant de dénigrement provenait de la plus basse jalousie; et s'échauffant tous les deux:

– Ah! l'eau manque dans le bassin! Patience, on y verra jusqu'à un cygne et des poissons!

– À peine s'ils ont remarqué la pagode!

– Prétendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion d'imbécile!

– Et le tombeau une inconvenance! Pourquoi inconvenance? Est-ce qu'on n'a pas le droit d'en construire un dans son domaine? Je veux même m'y faire enterrer!

– Ne parle pas de ça! dit Pécuchet.

Puis, ils passèrent en revue les convives.

– Le médecin m'a l'air d'un joli poseur!

– As-tu observé le ricanement de Marescot devant le portrait?

– Quel goujat que M. le maire! Quand on dîne dans une maison, que diable! on respecte les curiosités.

– Mme Bordin dit Bouvard.

– Eh! c'est une intrigante! Laisse-moi tranquille.

Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plus voir personne, de vivre exclusivement chez eux, pour eux seuls.

Et ils passaient des jours dans la cave à enlever le tartre des bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquèrent les chambres. Chaque soir, en regardant le bois brûler, ils dissertaient sur le meilleur système de chauffage.

Ils tâchèrent par économie de fumer des jambons, de couler eux-mêmes la lessive. Germaine qu'ils incommodaient haussait les épaules. À l'époque des confitures, elle se fâcha, et ils s'établirent dans le fournil.

C'était une ancienne buanderie, où il y avait sous les fagots, une grande cuve maçonnée excellente pour leurs projets, l'ambition leur étant venue de fabriquer des conserves.

Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois; ils en lutèrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquèrent sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans l'eau bouillante. Elle s'évaporait; ils en versèrent de la froide; la différence de température fit éclater les bocaux. Trois seulement furent sauvés.

Ensuite, ils se procurèrent de vieilles boîtes à sardines, y mirent des côtelettes de veau et les enfoncèrent dans le bain-marie. Elles sortirent rondes comme des ballons; le refroidissement les aplatirait. Pour continuer l'expérience, ils enfermèrent dans d'autres boîtes, des oeufs, de la chicorée, du homard, une matelote, un potage! – et ils s'applaudissaient, comme M. Appert d'avoir fixé les saisons; de pareilles découvertes, selon Pécuchet, l'emportaient sur les exploits des conquérants.

Ils perfectionnèrent les achars de Mme Bordin, en épiçant le vinaigre avec du poivre; et leurs prunes à l'eau-de-vie étaient bien supérieures! Ils obtinrent par la macération des ratafias de framboise et d'absinthe. Avec du miel et de l'angélique dans un tonneau de Bagnols, ils voulurent faire du vin de Malaga; et ils entreprirent également la confection d'un champagne! Les bouteilles de chablis, coupées de moût, éclatèrent d'elles-mêmes. Alors, ils ne doutèrent plus de la réussite.

Leurs études se développant, ils en vinrent à soupçonner des fraudes dans toutes les denrées alimentaires.

Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se firent un ennemi de l'épicier, en lui soutenant qu'il adultérait ses chocolats. Ils se transportèrent à Falaise, pour demander du jujube; – et sous les yeux même du pharmacien soumirent sa pâte à l'épreuve de l'eau. Elle prit l'apparence d'une couenne de lard, ce qui dénotait de la gélatine.

Après ce triomphe, leur orgueil s'exalta. Ils achetèrent le matériel d'un distillateur en faillite – et bientôt arrivèrent dans la maison, des tamis, des barils, des entonnoirs, des écumoires, des chausses et des balances, sans compter une sébile à boulet et un alambic tête-de-maure, lequel exigea un fourneau réflecteur, avec une hotte de cheminée.

Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les différentes sortes de cuite: le grand et le petit perlé, le soufflé, le boulé, la morve et le caramel. Mais il leur tardait d'employer l'alambic; et ils abordèrent les liqueurs fines, en commençant par l'anisette. Le liquide presque toujours entraînait avec lui les substances, ou bien elles se collaient dans le fond; d'autres fois, ils s'étaient trompés sur le dosage. Autour d'eux les grandes bassines de cuivre reluisaient, les matras avançaient leur bec pointu, les poêlons décoraient le mur. Souvent l'un triait des herbes sur la table, tandis que l'autre faisait osciller le boulet de canon dans la sébile suspendue. Ils mouvaient les cuillers; ils dégustaient les mélanges.

Bouvard, toujours en sueur, n'avait pour vêtement que sa chemise et son pantalon tiré jusqu'au creux de l'estomac par ses courtes bretelles; mais étourdi comme un oiseau, il oubliait le diaphragme de la cucurbite, ou exagérait le feu. Pécuchet marmottait des calculs, immobile dans sa longue blouse, une espèce de sarrau d'enfant avec des manches; et ils se considéraient comme des gens très sérieux, occupés de choses utiles.

Enfin ils rêvèrent une crème, qui devait enfoncer toutes les autres. Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme dans le marasquin, de l'hysope comme dans la chartreuse, de l'ambrette comme dans le vespetro, du calamus aromaticus comme dans le krambambuli; – et elle serait colorée en rouge avec du bois de santal. Mais sous quel nom l'offrir au commerce? Car il fallait un nom facile à retenir, et pourtant bizarre. Ayant longtemps cherché, ils décidèrent qu'elle se nommerait la Bouvarine!

Vers la fin de l'automne, des taches parurent dans les trois bocaux de conserves. Les tomates et les petits pois étaient pourris. Cela devait dépendre du bouchage? Alors le problème du bouchage les tourmenta. Pour essayer les méthodes nouvelles ils manquaient d'argent. Leur ferme les rongeait.

Plusieurs fois, des tenanciers s'étaient offerts. Bouvard n'en avait pas voulu. Mais son premier garçon cultivait d'après ses ordres, avec une épargne dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient, tout périclitait; et ils causaient de leur embarras, quand maître Gouy entra dans le laboratoire, escorté de sa femme qui se tenait en arrière, timidement.

Grâce à toutes les façons qu'elles avaient reçues, les terres s'étaient améliorées – et il venait pour reprendre la ferme. Il la déprécia. Malgré tous leurs travaux les bénéfices étaient chanceux, bref s'il la désirait c'était par amour du pays et regret d'aussi bons maîtres. On le congédia d'une manière froide. Il revint le soir même.

Pécuchet avait sermonné Bouvard; ils allaient fléchir; Gouy demanda une diminution de fermage; et comme les autres se récriaient, il se mit à beugler plutôt qu'à parler, attestant le Bon Dieu, énumérant ses peines, vantant ses mérites. Quand on le sommait de dire son prix, il baissait la tête au lieu de répondre. Alors sa femme, assise près de la porte avec un grand panier sur les genoux recommençait les mêmes protestations, en piaillant d'une voix aiguë comme une poule blessée.

Enfin le bail fut arrêté aux conditions de trois mille francs par an, un tiers de moins qu'autrefois.

Séance tenante, maître Gouy proposa d'acheter le matériel; – et les dialogues recommencèrent.

L'estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s'en mourait de fatigue. Il lâcha tout pour une somme tellement dérisoire que Gouy, d'abord en écarquilla les yeux et s'écriant: – Convenu, lui frappa dans la main.

Après quoi, les propriétaires suivant l'usage offrirent de casser une croûte à la maison; et Pécuchet ouvrit une des bouteilles de son malaga, moins par générosité que dans l'espoir d'en obtenir des éloges.

Mais le laboureur dit en rechignant: – C'est comme du sirop de réglisse, et sa femme pour se faire passer le goût implora un verre d'eau-de-vie.

Une chose plus grave les occupait! Tous les éléments de la Bouvarine étaient enfin rassemblés.

Ils les entassèrent dans la cucurbite, avec de l'alcool, allumèrent le feu et attendirent. Cependant, Pécuchet tourmenté par la mésaventure du malaga prit dans l'armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauter le couvercle de la première, puis de la seconde, de la troisième. Il les rejetait avec fureur, et appela Bouvard.

 

Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se précipiter vers les conserves. La désillusion fut complète. Les tranches de veau ressemblaient à des semelles bouillies; un liquide fangeux remplaçait le homard; on ne reconnaissait plus la matelote. Des champignons avaient poussé sur le potage – et une intolérable odeur empestait le laboratoire.

Tout à coup, avec un bruit d'obus, l'alambic éclata en vingt morceaux, qui bondirent jusqu'au plafond, crevant les marmites, aplatissant les écumoires, fracassant les verres; le charbon s'éparpilla, le fourneau fut démoli – et le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la cour.

La force de la vapeur avait rompu l'instrument, d'autant que la cucurbite se trouvait boulonnée au chapiteau.

Pécuchet, tout de suite, s'était accroupi derrière la cuve, et Bouvard comme écroulé sur un tabouret. Pendant dix minutes, ils demeurèrent dans cette posture, n'osant se permettre un seul mouvement, pâles de terreur, au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole, ils se demandèrent quelle était la cause de tant d'infortunes, de la dernière surtout? – et ils n'y comprenaient rien, sinon qu'ils avaient manqué périr. Pécuchet termina par ces mots:

– C'est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie!

CHAPITRE III

Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault – et apprirent d'abord que les corps simples sont peut-être composés.

On les distingue en métalloïdes et en métaux, – différence qui n'a rien d'absolu, dit l'auteur. De même pour les acides et les bases, un corps pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases, suivant les circonstances.

La notation leur parut baroque. – Les Proportions multiples troublèrent

Pécuchet.

– Puisqu'une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant de parties; mais si elle se divise, elle cesse d'être l'unité, la molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas.

– Moi, non plus! disait Bouvard.

Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin – où ils acquirent la certitude que dix litres d'air pèsent cent grammes, qu'il n'entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n'est que du carbone.

Ce qui les ébahit par-dessus tout, c'est que la terre comme élément n'existe pas.

Ils saisirent la manoeuvre du chalumeau, l'or, l'argent, la lessive du linge, l'étamage des casseroles; puis sans le moindre scrupule, Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique.

Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes substances qui composent les minéraux. Néanmoins, ils éprouvaient une sorte d'humiliation à l'idée que leur individu contenait du phosphore comme les allumettes, de l'albumine comme les blancs d'oeufs, du gaz hydrogène comme les réverbères.

Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation.

Elle les conduisit aux acides – et la loi des équivalents les embarrassa encore une fois. Ils tâchèrent de l'élucider avec la théorie des atomes, ce qui acheva de les perdre.

Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments.

La dépense était considérable; et ils en avaient trop fait.

Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer.

Ils se présentèrent au moment de ses consultations.

– Messieurs, je vous écoute! quel est votre mal?

Pécuchet répliqua qu'ils n'étaient pas malades, et ayant exposé le but de leur visite:

– Nous désirons connaître premièrement l'atomicité supérieure.

Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la chimie.

– Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs! mais actuellement, on la fourre partout! Elle exerce sur la médecine une action déplorable. Et l'autorité de sa parole se renforçait au spectacle des choses environnantes.

Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boite chirurgicale posait au milieu du bureau. Des sondes emplissaient une cuvette dans un coin – et il y avait contre le mur, la représentation d'un écorché.

Pécuchet en fit compliment au Docteur.

– Ce doit être une belle étude que l'Anatomie?

M. Vaucorbeil s'étendit sur le charme qu'il éprouvait autrefois dans les dissections; – et Bouvard demanda quels sont les rapports entre l'intérieur de la femme et celui de l'homme.

Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque un recueil de planches anatomiques.

– Emportez-les! Vous les regarderez chez vous plus à votre aise!

Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, les trous de ses yeux, la longueur effrayante de ses mains. – Un ouvrage explicatif leur manquait; ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et grâce au manuel d'Alexandre Lauth ils apprirent les divisions de la charpente, en s'ébahissant de l'épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si le Créateur l'eût fait droite. – Pourquoi seize fois, précisément?

Les métacarpiens désolèrent Bouvard; – Pécuchet acharné sur le crâne, perdit courage devant le sphénoïde, bien qu'il ressemble à une selle turque, ou turquesque.

Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient – et ils attaquèrent les muscles.

Mais les insertions n'étaient pas commodes à découvrir – et parvenus aux gouttières vertébrales, ils y renoncèrent complètement.

Pécuchet dit, alors:

– Si nous reprenions la chimie? – ne serait ce que pour utiliser le laboratoire!

Bouvard protesta; et il crut se rappeler que l'on fabriquait à l'usage des pays chauds des cadavres postiches.

Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des renseignements. – Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M. Auzoux – et la semaine suivante, le messager de Falaise déposa devant leur grille une caisse oblongue.

Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d'émotion. Quand les planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie glissèrent, le mannequin apparut.

Il était couleur de brique, sans chevelure, sans peau, avec d'innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou, fort vilain, très propre et qui sentait le vernis.

Puis ils enlevèrent le thorax; et ils aperçurent les deux poumons pareils à deux éponges, le coeur tel qu'un gros oeuf, un peu de côté par derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles.

– À la besogne! dit Pécuchet.

La journée et le soir y passèrent.

Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les amphithéâtres, et à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte. – Ouvrez!

C'était M. Foureau, suivi du garde champêtre.

Les maîtres de Germaine s'étaient plu à lui montrer le bonhomme. Elle avait couru de suite chez l'épicière, pour conter la chose; et tout le village croyait maintenant qu'ils recelaient dans leur maison un véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s'assurer du fait. Des curieux se tenaient dans la cour.

Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc; et les muscles de la face étant décrochés, l'oeil faisait une saillie monstrueuse, avait quelque chose d'effrayant.

– Qui vous amène? dit Pécuchet.

Foureau balbutia: – Rien! rien du tout! et prenant une des pièces sur la table: – Qu'est-ce que c'est?

– Le buccinateur! répondit Bouvard.

Foureau se tut – mais souriait d'une façon narquoise, jaloux de ce qu'ils avaient un divertissement au-dessus de sa compétence.

Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les gens qui s'ennuyaient sur le seuil avaient pénétré dans le fournil – et comme on se poussait un peu, la table trembla.

– Ah! c'est trop fort! s'écria Pécuchet. Débarrassez-nous du public!

Le garde champêtre fit partir les curieux.

– Très bien! dit Bouvard! nous n'avons besoin de personne!

Foureau comprit l'allusion; et lui demanda s'ils avaient le droit, n'étant pas médecins, de détenir un objet pareil? Il allait, du reste, en écrire au Préfet. – Quel pays! on n'était pas plus inepte, sauvage et rétrograde! La comparaison qu'ils firent d'eux-mêmes avec les autres les consola. – Ils ambitionnaient de souffrir pour la science.

Le Docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin comme trop éloigné de la nature; mais profita de la circonstance pour faire une leçon.

Bouvard et Pécuchet furent charmés; et sur leur désir, M. Vaucorbeil leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque, affirmant toutefois qu'ils n'iraient pas jusqu'au bout.

Ils prirent en note dans le Dictionnaire des Sciences médicales, les exemples d'accouchement, de longévité, d'obésité et de constipation extraordinaires. Que n'avaient-ils connu le fameux Canadien de Beaumont, les polyphages Tarare et Bijoux, la femme hydropique du département de l'Eure, le Piémontais qui allait à la garde-robe tous les vingt jours, Simorre de Mirepoix mort ossifié, et cet ancien maire d'Angoulême, dont le nez pesait trois livres!

Le cerveau leur inspira des réflexions philosophiques. Ils distinguaient fort bien dans l'intérieur, le septum lucidum composé de deux lamelles et la glande pinéale, qui ressemble à un petit pois rouge. Mais il y avait des pédoncules et des ventricules, des arcs, des piliers, des étages, des ganglions, et des fibres de toutes les sortes, et le foramen de Pacchioni, et le corps de Pacini, bref un amas inextricable, de quoi user leur existence.

Quelquefois dans un vertige, ils démontaient complètement le cadavre, puis se trouvaient embarrassés pour remettre en place les morceaux.

Cette besogne était rude, après le déjeuner surtout! et ils ne tardaient pas à s'endormir, Bouvard le menton baissé, l'abdomen en avant, Pécuchet la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la table.

Souvent à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui terminait ses premières visites, entr'ouvrait la porte.

– Eh bien, les confrères, comment va l'anatomie?

– Parfaitement! répondaient-ils.

Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre.

Quand ils étaient las d'un organe, ils passaient à un autre – abordant ainsi et délaissant tour à tour le coeur, l'estomac, l'oreille, les intestins; – car le bonhomme de carton les assommait, malgré leurs efforts pour s'y intéresser. Enfin le Docteur les surprit comme ils le reclouaient dans sa boîte.

– Bravo! Je m'y attendais. On ne pouvait à leur âge entreprendre ces études; – et le sourire accompagnant ses paroles les blessa profondément.

De quel droit les juger incapables? est-ce que la science appartenait à ce monsieur! Comme s'il était lui-même un personnage bien supérieur!

Donc acceptant son défi, ils allèrent jusqu'à Bayeux pour y acheter des livres. Ce qui leur manquait, c'était la physiologie; – et un bouquiniste leur procura les traités de Richerand et d'Adelon, célèbres à l'époque.

Tous les lieux communs sur les âges, les sexes et les tempéraments leur semblèrent de la plus haute importance. Ils furent bien aises de savoir qu'il y a dans le tartre des dents trois espèces d'animalcules, que le siège du goût est sur la langue, et la sensation de la faim dans l'estomac.

Pour en saisir mieux les Fonctions, ils regrettaient de n'avoir pas la faculté de ruminer, comme l'avaient eue Montègre, M. Gosse, et le frère de Bérard; – et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient, accompagnant de la pensée le bol alimentaire dans leurs entrailles, le suivaient même jusqu'à ses dernières conséquences, pleins d'un scrupule méthodique, d'une attention presque religieuse.

Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassèrent de la viande dans une fiole, où était le suc gastrique d'un canard – et ils la portèrent sous leurs aisselles durant quinze jours, sans autre résultat que d'infecter leurs personnes.

On les vit courir le long de la grande route, revêtus d'habits mouillés et à l'ardeur du soleil. C'était pour vérifier si la soif s'apaise par l'application de l'eau sur l'épiderme. Ils rentrèrent haletants; et tous les deux avec un rhume.

L'audition, la phonation, la vision furent expédiées lestement. Mais

Bouvard s'étala sur la génération.

Les réserves de Pécuchet en cette matière l'avaient toujours surpris.

Son ignorance lui parut si complète qu'il le pressa de s'expliquer – et

Pécuchet en rougissant finit par faire un aveu.

Des farceurs, autrefois, l'avaient entraîné dans une mauvaise maison – d'où il s'était enfui, se gardant pour la femme qu'il aimerait plus tard; – une circonstance heureuse n'était jamais venue; si bien, que par fausse honte, gêne pécuniaire, crainte des maladies, entêtement, habitude, à cinquante deux ans et malgré le séjour de la capitale, il possédait encore sa virginité.

 

Bouvard eut peine à le croire – puis il rit énormément, mais s'arrêta, en apercevant des larmes dans les yeux de Pécuchet.

Car les passions ne lui avaient pas manqué, s'étant tour à tour épris d'une danseuse de corde, de la belle-soeur d'un architecte, d'une demoiselle de comptoir – enfin d'une petite blanchisseuse; – et le mariage allait même se conclure, quand il avait découvert qu'elle était enceinte d'un autre.

Bouvard lui dit:

– Il y a moyen toujours de réparer le temps perdu! Pas de tristesse, voyons! je me charge si tu veux…

Pécuchet répliqua, en soupirant, qu'il ne fallait plus y songer. – Et ils continuèrent leur physiologie.

Est-il vrai que la surface de notre corps dégage perpétuellement une vapeur subtile? La preuve, c'est que le poids d'un homme décroît à chaque minute. Si chaque jour s'opère l'addition de ce qui manque et la soustraction de ce qui excède, la santé se maintiendra en parfait équilibre. Sanctorius, l'inventeur de cette loi, employa un demi-siècle à peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrétions, et se pesait lui-même, ne prenant de relâche que pour écrire ses calculs.

Ils essayèrent d'imiter Sanctorius. Mais comme leur balance ne pouvait les supporter tous les deux, ce fut Pécuchet qui commença.

Il retira ses habits, afin de ne pas gêner la perspiration – et il se tenait sur le plateau, complètement nu, laissant voir, malgré la pudeur, son torse très long pareil à un cylindre, avec des jambes courtes, les pieds plats et la peau brune. À ses côtés, sur une chaise, son ami lui faisait la lecture.

Des savants prétendent que la chaleur animale se développe par les contractions musculaires, et qu'il est possible en agitant le thorax et les membres pelviens de hausser la température d'un bain tiède.

Bouvard alla chercher leur baignoire – et quand tout fut prêt, il s'y plongea, muni d'un thermomètre.

Les ruines de la distillerie balayées vers le fond de l'appartement dessinaient dans l'ombre un vague monticule. On entendait par intervalles le grignotement des souris; une vieille odeur de plantes aromatiques s'exhalait – et se trouvant là fort bien ils causaient avec sérénité.

Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur.

– Agite tes membres! dit Pécuchet.

Il les agita, sans rien changer au thermomètre; – c'est froid, décidément.

– Je n'ai pas chaud, non plus reprit Pécuchet, saisi lui-même par un frisson mais agite tes membres pelviens! agite-les!

Bouvard ouvrit les cuisses, se tordait les flancs, balançait son ventre, soufflait comme un cachalot; – puis regardait le thermomètre, qui baissait toujours. – Je n'y comprends rien! Je me remue, pourtant!

– Pas assez!

Et il reprenait sa gymnastique.

Elle avait duré trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube.

– Comment! douze degrés! – Ah! bonsoir! Je me retire!

Un chien entra, moitié dogue moitié braque, le poil jaune, galeux, la langue pendante.

Que faire? pas de sonnettes! et leur domestique était sourde. Ils grelottaient mais n'osaient bouger, dans la peur d'être mordus.

Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux.

Alors le chien aboya; – et il sautait autour de la balance, où Pécuchet se cramponnant aux cordes, et pliant les genoux, tâchait de s'élever le plus haut possible.

– Tu t'y prends mal dit Bouvard; et il se mit à faire des risettes au chien en proférant des douceurs.

Le chien sans doute les comprit. – Il s'efforçait de le caresser, lui collait ses pattes sur les épaules, les éraflait avec ses ongles.

– Allons! maintenant! voilà qu'il a emporté ma culotte!

Il se coucha dessus, et demeura tranquille.

Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se hasardèrent l'un à descendre du plateau, l'autre à sortir de la baignoire; – et quand Pécuchet fut rhabillé, cette exclamation lui échappa:

– Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences!

Quelles expériences?

On pouvait lui injecter du phosphore, puis l'enfermer dans une cave pour voir s'il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter? et du reste, on ne leur vendrait pas de phosphore.

Ils songèrent à l'enfermer sous la machine pneumatique, à lui faire respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela peut être ne serait pas drôle! Enfin ils choisirent l'aimantation de l'acier par le contact de la moelle épinière.

Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette des aiguilles à Pécuchet, qui les plantait contre les vertèbres. Elles se cassaient, glissaient, tombaient par terre; il en prenait d'autres, et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le vestibule et se présenta dans la cuisine.

Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec des ficelles autour des pattes.

Ses maîtres qui le poursuivaient entrèrent au même moment. Il fit un bond et disparut.

La vieille servante les apostropha.

– C'est encore une de vos bêtises, j'en suis sûre! – Et ma cuisine, elle est propre! Ça le rendra peut-être enragé! On en fourre en prison qui ne vous valent pas!

Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles. Pas une n'attira la moindre limaille.

Puis, l'hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir la rage, revenir à l'improviste, se précipiter sur eux.

Le lendemain, ils allèrent partout, aux informations – et pendant plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt qu'apparaissait un chien, ressemblant à celui-là.

Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs, les pigeons qu'ils saignèrent l'estomac plein ou vide, moururent dans le même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l'eau périrent au bout de cinq minutes – et une oie, qu'ils avaient bourrée de garance, offrit des périostes d'une entière blancheur.

La nutrition les tourmentait.

Comment se fait-il que le même suc produise des os, du sang, de la lymphe et des matières excrémentielles? Mais on ne peut suivre les métamorphoses d'un aliment. L'homme qui n'use que d'un seul est, chimiquement, pareil à celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin ayant calculé toute la chaux contenue dans l'avoine d'une poule, en retrouva davantage dans les coquilles de ses oeufs. Donc, il se fait une création de substance. De quelle manière? on n'en sait rien.

On ne sait même pas quelle est la force du coeur. Borelli admet celle qu'il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres, et Keill l'évalue à huit onces, environ. D'où ils conclurent que la Physiologie est (suivant un vieux mot) le roman de la médecine. N'ayant pu la comprendre, ils n'y croyaient pas.

Un mois se passa dans le désoeuvrement. Puis ils songèrent à leur jardin.

L'arbre mort étalé dans le milieu était gênant. Ils l'équarrirent. Cet exercice les fatigua. – Bouvard avait, très souvent, besoin de faire arranger ses outils chez le forgeron.

Un jour qu'il s'y rendait, il fut accosté par un homme portant sur le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres pieux, des médailles bénites, enfin le Manuel de la Santé, par François Raspail.

Cette brochure lui plut tellement qu'il écrivit à Barberou de lui envoyer le grand ouvrage. Barberou l'expédia, et indiquait dans sa lettre, une pharmacie pour les médicaments.

La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les affections proviennent des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons, dilatent le foie, ravagent les intestins, et y causent des bruits. Ce qu'il y a de mieux pour s'en délivrer c'est le camphre. Bouvard et Pécuchet l'adoptèrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et distribuaient des cigarettes, des flacons d'eau sédative, et des pilules d'aloès. Ils entreprirent même la cure d'un bossu.

C'était un enfant qu'ils avaient rencontré un jour de foire. Sa mère, une mendiante, l'amenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient sa bosse avec de la graisse camphrée, y mettaient pendant vingt minutes un cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et pour être sûrs qu'il reviendrait, lui donnaient à déjeuner.