Kostenlos

Les trois Don Juan

Text
0
Kritiken
Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

II
DON JUAN DE MARANA ou LE DON JUAN DES FLANDRES

CHAPITRE I
À L'UNIVERSITÉ DE SALAMANQUE

La famille de Maraña.—Les âmes du Purgatoire.—À l'Université de Salamanque.—Don Garcia Navarro.—À l'église.—Fausta et Teresa de Ojedo.—Première sérénade.

Don Juan de Maraña était le fils de l'un des seigneurs les plus importants de Séville, Don Carlos de Maraña. Ce gentilhomme s'était illustré dans maintes guerres. Couvert de blessures, il fit un mariage des plus avantageux. Sa femme ne lui donna d'abord que des filles, dont plusieurs devaient entrer en religion. Ses cheveux avaient déjà blanchi quand, pour son plus grand bonheur, Don Juan vint au monde.

Juan fut un enfant mal élevé. Son père le voulait guerrier, sa mère dévot. La comtesse de Maraña lui serinait des prières du matin au soir, le père lui contait les prodigieuses aventures que ses aïeux et lui-même avaient courues pendant les révoltes des Mores. C'était auquel de ses deux parents le gâterait le mieux pour qu'il daignât suivre son enseignement.

La comtesse lui expliquait par le détail un grand tableau qu'elle possédait et qui représentait les divers supplices réservés aux fidèles condamnés à faire un stage au Purgatoire. On y voyait notamment un homme dont un serpent rongeait les entrailles pendant qu'un brasier ardent lui brûlait les membres un à un. Un tel châtiment lui avait été réservé parce que, dans sa vie terrestre, il avait négligé la leçon de catéchisme, fait des singeries à la procession ou trompé son confesseur.

Le comte lui énumérait les exploits des diverses armes qu'il conservait suspendues sur les murs de son cabinet de travail. Avec celle-ci il avait pourfendu un More, avec celle-là transpercé un chef de brigands. Quand il fut question d'envoyer Juan à l'Université de Salamanque, son père lui confia une épée à poignée d'argent, portant gravées les armes de la famille.

«Ton honneur, lui dit-il, est celui des Maraña. Prends cette pure épée… Puisse-t-elle n'être jamais souillée que du sang de l'infidèle ou du coupable! Ne la tire jamais le premier, mais n'oublie pas que tes ancêtres ne la remirent jamais au fourreau avant qu'elle n'eût fait son office…»

L'Université de Salamanque n'était pas seulement célèbre dans les Espagnes, mais dans l'univers entier. Ses professeurs étaient savants, ses élèves zélés. Cependant cette jeunesse ne se privait pas de manifester une exubérance sans souci de la tranquillité des bourgeois. Rixes, enlèvements, c'était le quotidien tracas de la police. Les plus grands ennuis venaient, comme il est juste, des étudiants nobles auxquels la morgue d'un nom permettait de défier les lois. Cependant nul d'entre eux n'avait beaucoup d'argent à sa disposition. Les pères de famille estimaient qu'à vingt ans un jeune homme doit pouvoir tout se procurer sans monnaie trébuchante.

Don Juan arrivait à l'Université empli de saines résolutions. Aussi, dès le premier cours, il s'efforça de trouver une bonne place auprès du professeur. Précisément, sur un des premiers bancs, un vide paraissait avoir été réservé. Juan s'y assit sans plus de façons. Mais un étudiant dont la triste mine et le vêtement en loques disaient suffisamment la pauvreté lui dit:

«Ce que vous faites est bien imprudent et audacieux. On voit que vous êtes nouveau venu à l'Université. Cette place est celle où s'assied à l'ordinaire Don Garcia Navarro.

–La place est au premier occupant», répondit Juan.

Et, sans s'émouvoir, il se mit en demeure de suivre la conférence.

«Don Garcia Navarro est tout à fait chatouilleux, poursuivait l'étudiant misérable, sur le point de l'honneur. Il estime cette place la meilleure du cours et considère par le fait qu'elle doit lui revenir. Oh! méfiez-vous d'une querelle avec Don Garcia. Plusieurs, dit-on, sont déjà tombés sous son épée…»

Don Juan n'était pas sans quelque inquiétude. Certes, une querelle n'était pas pour l'effrayer. Mais débuter ainsi à l'Université, ç'eût été mécontenter sa sainte mère et, sans doute, aussi le comte Carlos qui avait voulu faire de son fils un gentilhomme, non un bretteur.

Mais un chuchotement se fit parmi les étudiants qui avaient observé, les uns avec curiosité, les autres avec angoisse, la petite scène. C'était Don Garcia Navarro lui-même qui pénétrait dans la salle.

Ce Garcia était un jeune homme à la forte carrure d'épaules, au visage marqué déjà, l'œil fier, la lèvre dédaigneuse. Il portait un pourpoint sombre tout râpé et un manteau percé de nombreux trous. Sur cet accoutrement défraîchi pendait une longue chaîne d'or.

Juan ne fut pas trop étonné d'apercevoir en cette tenue un si réputé seigneur. Il savait que c'était la mode parmi les étudiants de paraître insoucieux du costume. Seule comptait l'arme gravée au pommeau de l'épée. La jeunesse écolière voulait ainsi s'opposer à la jeunesse militaire qui affectait de porter des uniformes impeccables, plumets frisés et bottes reluisantes.

Mais, à la stupéfaction générale, Don Garcia, apercevant à sa place Don Juan, le salua avec une grande politesse:

«Maraña, lui dit-il, vous êtes un nouveau parmi nous. Mais nos pères furent jadis de grands amis. Si vous le permettez, les fils ne le seront pas moins.

–Seigneur Garcia Navarro, répondit sans se démonter Juan, il me sera doux de profiter à l'Université et même en ville des conseils d'un étudiant aussi savant et expérimenté que vous. J'ignorais que nos pères eussent été ainsi liés, mais vous m'en voyez, en vérité, heureux et flatté.

–Certes, reprit Garcia, je vous ferai connaître Salamanque, et dans tous ses secrets. Mais, pour aujourd'hui, il s'agit d'écouter la parole de ce pédant… Allons, fit-il à l'étudiant qui avait tout à l'heure prévenu Juan, déménage, Perico. Crois-tu qu'un croquant de ton espèce puisse tenir compagnie à un Maraña ou à un Navarro?…»

Le pauvre Perico fila prestement aux derniers bancs de l'amphithéâtre sans se le faire dire deux fois.

«Les méchantes langues, Juan, dit Garcia à son nouvel ami au sortir du cours, vous raconteront que je fus en mon enfance voué au Diable. Mon père, las d'implorer saint Michel pour ma guérison, eut, un beau jour, recours à celui que l'Archange foule aux pieds… Je guéris ainsi d'une maladie désespérée… Tout cela n'est que sotte légende. Je suis un homme libre, indépendant des puissances infernales tout autant que célestes.»

Et ce disant, Don Garcia assurait son chapeau sur le coin de l'oreille et faisait claquer son épée sur ses éperons.

Juan fut cependant étonné que l'étudiant lui proposât d'entrer dans l'église San-Pedro, où se tenait, à cet instant, le dernier office du soir. Il le suivit et, agenouillé, fit sa prière.

Il l'avait terminée depuis longtemps que Garcia semblait toujours absorbé dans ses méditations. N'osant pas le déranger de ses pieuses oraisons, il fit de l'œil le tour des quelques vieux messieurs et des dévotes qui composaient le plus clair du public. Cependant, à peu de distance, agenouillées sur le tapis, il remarqua trois femmes qui méritaient attention. Celle du milieu était évidemment une duègne, mais les deux autres laissaient deviner ainsi de dos, sous la mantille, de souples tailles, des formes rondes, d'opulentes chevelures, de gracieuses beautés enfin.

Il demeura à regarder les jeunes filles. Soudain, Garcia le poussa du coude.

«Vous êtes un novice, fit-il. Détournez l'œil. Vous pensez bien que ce ne sont point les litanies du vénérable padre qui me retiennent ici. Je les surveille aussi…

–Et qui sont-elles? risqua Juan.

–Elles sont filles d'un auditeur au Conseil de Castille. Doña Fausta, l'aînée, est ma princesse. Tâchez, si le cœur vous en dit, d'être amoureux de la seconde, Teresa. Ainsi pourrons-nous mener le siège de conserve. Ah! voici qu'elles se lèvent enfin. On est donc bien dévot dans la famille de Ojedo? Hâtons-nous. Peut-être le vent soulèvera-t-il leurs légères basquines, tandis qu'elles monteront en voiture, et apercevrons-nous ainsi la ligne charmante de leurs jambes…»

Était-ce l'influence de Garcia, mais Don Juan, en effet, se sentit immédiatement amoureux de Doña Teresa.

«Mes affaires avec l'aînée vont assez bien, lui dit Garcia, tandis qu'ils s'éloignaient. Elle a pris mon billet de l'air le plus naturel du monde.

–Votre billet?

–Eh! oui, mon billet… Ne le vîtes-vous point?

–Quand?

–Quand ma main dégantée tendait à ses jolis doigts l'eau bénite. Il n'est de tel à Séville que l'église pour faire connaissance. Le prêtre fait les mariages, le sacristain, pour une moindre monnaie, les unions passagères.

–Par exemple!

–Bref, Juan, il vous faut presser votre affaire. Ainsi livrerons-nous sans tarder un assaut contre la famille Ojedo.

Le soir ils furent dîner à une table où se réunissaient un certain nombre d'étudiants. Il y fut question de bal, d'amourette, de guet rossé, de vin, et très peu des études que ces messieurs poursuivaient à Salamanque.

«Tout ceci pour vous étonner, Juan, dit Don Garcia. Pas un de ces gamins ne saurait proprement tenir une épée. Oh! que la vôtre est belle!»

–C'est une épée des Maraña. Elle n'a jamais trempé que dans le sang de l'infidèle…

–Peut-être à Salamanque connaîtra-t-elle d'autres aventures», fit Garcia avec une certaine ironie.

C'était l'heure de la promenade nocturne au bord de la Tormes. Quelques jolies femmes lorgnaient les passants. Amoureuses et soupirants, amants et maîtresses y venaient échanger, sous la surveillance malhabile de leur famille ou de leur moitié conjugale, des œillades incendiaires autant que coupables. Des brises parfumées montaient de la rivière; c'était un soir de printemps merveilleusement doux.

Cependant la nuit était tombée.

«C'est l'heure, dit Garcia, de nous rendre sous la fenêtre de nos belles. Que si le guet survient, vous n'aurez qu'à me suivre. Je connais les détours, et du diable si ces maudits alguazils parviennent à nous joindre!»

 

En passant près du porche d'une église, Garcia siffla, et son petit page parut tenant une guitare à la main.

«Je chanterai pour nous deux, fit-il, car comme moi vous avez ici votre gibier. Soyez prudent pour un début. Il n'est d'important en amour que le premier contact avec la femme… et le dernier.»

Ce disant, Garcia posa le pied sur une borne et, accompagné de sa guitare, chantait en sourdine une vieille mélopée campagnarde qu'il avait légèrement transformée pour la circonstance.

 
En dansant, là-bas au village
Fausta m'a promis un baiser.
Tu l'as promis, fille volage,
Ah! ne va pas te raviser.
 
 
Quand vint le moment de la danse,
Comment ai-je fait pour oser?
Je la pris sans plus de prudence
Et lui demandai le baiser.
 
 
Inès honteuse me regarde,
Tout tremblant d'amour et d'effroi,
Et me dit: Prends-le, mais prends garde,
Désormais je compte sur toi.
 
 
J'ai dit: Tu peux, je te le jure,
Compter sur de longues amours,
À ce prix-là, n'es-tu pas sûre,
Fausta, de me garder toujours?
 
 
Prête du moins, si tu ne donnes,
Je te paierai les intérêts,
J'en rendrais trois, Dieu me pardonne!
Pour un que tu m'avancerais!
 

Comme se terminait la romance, les jalousies de deux fenêtres se soulevèrent légèrement. On écoutait. Alors Garcia posa sa guitare et, debout sur la borne, entama une conversation à voix basse avec la Fausta.

Don Juan regardait l'autre fenêtre, rendu plus timide encore après les recommandations de son ami. Il avait toujours aimé, dès l'enfance, les femmes. Il se sentait en tranquillité, en paix d'âme, en communion d'idées auprès de ce sexe. Mais quand la question est posée sur le terrain d'un amour offensif, les relations changent. Il y avait au fond de Juan un secret instinct qui l'avertissait que les femmes, naturellement, devaient venir à lui. Les cours assidues et pénibles ne seraient pas son fait. Elle doit faire tous les pas, celle-là qui eut l'honneur de plaire à Don Juan!

«Jésus! Mon mouchoir est tombé.»

Et, en effet, la frêle batiste de Doña Teresa venait de choir. Maladresse? Calcul? Juan se précipita pour le ramasser et sur la pointe de son épée le tendit à la jeune fille.

«Grand merci, Seigneur, dit-elle… Mais ne vous ai-je point aperçu ce soir sous le porche de l'église San-Pedro?»

Décidément tout se passait comme il convient.

«Hélas! répondit d'une voix doucereuse Juan, je fus en effet ce soir à l'église San-Pedro, et dès cet instant j'ai perdu le repos…

–Et comment?

–Parce que je vous ai vue!»

Une conversation si bien entamée ne s'arrêta pas là. Jusqu'à l'heure du retour au logis du seigneur d'Ojedo, les deux galants soupirèrent à leurs belles des paroles d'amour. Le premier effort fait, Juan s'était découvert une merveilleuse et naturelle habileté sur ce sujet. Ah! que valaient les propos vides de la vie courante, les discussions oiseuses, à côté d'un si charmant duo galant! Il s'en fut dans la nuit, le cœur grisé de ses propres paroles, plein de son premier amour…

CHAPITRE II
FAUSTA ET TERESA

Premiers baisers.—Don Cristoval.—La rixe.—Un mort.—L'épée des Maraña.—Visite des deux sœurs.—Rendez-vous en ville.—Le souper des étudiants.—Deux jolies maîtresses.—Leçons de volupté.—Première fatigue.—Le signe de beauté.—Échange de femmes?—Le pari perdu.—L'amontillado.—La tentative de viol.—Mort de Fausta.—Fuite de Don Juan.—En Flandre!

Chaque soir, la sérénade recommençait. La position des deux compères s'améliorait. Bientôt ils furent autorisés à poser un baiser sur les jolies mains effilées, baiser gagné au prix d'une pénible escalade. Don Garcia, que ces bagatelles ne satisfaisaient point, fit allusion à une échelle de corde qui permettrait de circuler plus aisément, ou même à de fausses clefs qui donneraient l'accès des appartements tandis que le seigneur de Ojedo faisait chaque soir sa partie chez des amis.

Par une nuit très sombre, tandis que les galants entretiens se poursuivaient, sept à huit hommes en manteaux, portant pour la plupart des instruments de musique, se montrèrent à l'extrémité de la rue.

«Voici Don Cristoval qui vient nous offrir une sérénade, s'écria Teresa. Par le ciel, éloignez-vous. Ils ne manqueraient pas de vous chercher querelle.»

Mais Don Garcia n'écoutait guère ces paroles de prudence.

«Holà! cria-t-il, qui s'avise de venir nous déranger ici? Passez votre chemin, messieurs; la place est prise!

–Et qui donc ose me parler ainsi? Un de ces gamins d'étudiants. Parbleu! Je vais lui tirer les oreilles!

–C'est à l'épée, si vous le voulez bien, que nous viderons la question.»

Et roulant avec une prestesse admirable son manteau autour de son bras, Don Garcia avait mis flamberge au vent. Juan l'imita sans hésiter. Cristoval et les deux hommes d'armes qui l'accompagnaient avaient de même tiré l'épée. Quant aux musiciens, ils s'enfuyaient à toutes jambes, craignant que leurs précieux instruments ne fussent brisés dans la bagarre.

Juan, avec toute l'impétuosité de son âge et de son sang, s'était jeté en avant, et ce fut lui qui croisa le fer avec Don Cristoval. Celui-ci était un escrimeur habile, et peu à peu il repoussait Juan vers la muraille. Fort heureusement l'étudiant se rappela une certaine botte que lui avait enseignée le seigneur Uberti, son maître d'armes. Il se laissa aller à terre sur la main gauche et, de la droite, lancée en avant avec plus de force, plongea son épée au défaut des côtes de Cristoval. Le coup fut si violent que le fer se brisa après avoir pénétré d'une bonne moitié dans le corps.

Quand ils virent leur maître à terre et sérieusement touché, les deux spadassins tournèrent les talons. On entendait en effet dans la rue voisine le bruit de la patrouille qui arrivait en hâte.

«Sauvons-nous, dit Garcia à Juan… Adieu, mes belles!»

Ce fut à travers les ruelles de Séville, une bonne demi-heure, une acharnée poursuite. Mais Garcia connaissait tous les tours et détours. Au moment où ils allaient être saisis, ils rencontrèrent une bande nombreuse d'étudiants qui se promenaient en chantant. Dès qu'ils virent leurs camarades poursuivis, ils s'armèrent de pierres, de bâtons, et résolument entreprirent de barrer la route au guet. Les alguazils, essoufflés, ne jugèrent pas à propos d'engager la bataille, et les deux compagnons purent enfin regagner la chambre de Don Garcia.

«Mais qu'avez-vous fait de votre épée? dit celui-ci soudain à son compagnon.

–Mon épée! Par le diable, la lame s'était brisée en deux. Je l'aurai laissé tomber.

–Et vos armes sont gravées sur le pommeau! C'était bien la peine! Don Juan, nous sommes perdus! Ce Cristoval est un puissant seigneur…

–Quoi qu'il en soit, dormons, répondit Don Juan, je suis rompu.»

Et il s'étendit sur le matelas de cuir, à côté du lit de Garcia, où il passait maintenant la plupart de ses nuits.

Mais il dormit mal. Il vit en rêve s'agiter devant ses yeux une lame brisée, et cette lame était teinte de sang, et sur l'acier se jouait l'écusson des Maraña. Ce n'était pas dans le corps d'un infidèle qu'était entrée jusqu'à la garde la bonne épée que son père, le vieux Carlos, lui avait confiée!

Au petit jour, un sommeil lourd les prit l'un et l'autre. Ils en furent brusquement tirés par un coup frappé à la porte.

«Je n'attends personne, dit Garcia. Debout, Juan. Ce sont les alguazils. Cette fois, il n'y a plus à résister. Recevons du moins ces messieurs dignement.»

À la hâte ils firent un brin de toilette, étonnés que l'on ne cognât pas plus fort. Enfin Garcia tourna la clef et, à leur grande stupéfaction, ils aperçurent sur le seuil deux femmes soigneusement voilées.

Elles entrèrent et se découvrirent le visage. C'étaient Doña Teresa et Doña Fausta.

Ils baisèrent les mains de leurs belles, cependant que Garcia se répandait en excuses sur le peu de luxe répandu dans son logis.

«Au reste, dit-il, je n'y compte plus habiter longtemps. Nous sommes, lui et moi, inséparables, et à ce combat nocturne…

–Nous avons admiré votre bravoure, firent les deux sœurs.

–À ce combat, dis-je, il a laissé tomber son épée sur laquelle est gravé l'écusson des Maraña. Nul doute que le guet ne l'ait découverte. Je suis étonné que le procureur ne se soit pas encore inquiété de nous faire jeter en prison.

–L'épée de Don Juan, dit Teresa, la voici. Nous l'avions vue tomber et nous nous sommes empressées de la ramasser, tandis que le guet s'était lancé à votre poursuite. C'est pour vous la rapporter que nous sommes venues ici ce matin toutes deux…»

Don Juan tomba aux genoux de Teresa, tandis que Garcia, sous le prétexte de fêter ce bonheur imprévu, embrassait sans autre forme au visage Doña Fausta qui se défendait à peine…

Les deux sœurs s'en furent, mais non sans avoir donné, en un coin écarté de la ville, rendez-vous à leurs amoureux. Il ne s'agissait plus, après la bagarre où Cristoval avait trouvé la mort, de venir bayer à la lune sous les fenêtres de la maison du seigneur de Ojedo.

Le soir, quelques étudiants offrirent un banquet aux deux amis pour fêter convenablement le trépas de Don Cristoval. Cavalier fameux, il était fort redouté des étudiants, et sa disparition était une vraie bénédiction du ciel. Cependant, en ville, tous avaient soigneusement gardé le silence sur le drame. Les étudiants savaient entre eux tenir étroitement une parole.

«Savez-vous, dit Garcia, que le corregidor ne nous soupçonne en rien? De prime abord, il m'avait fait l'honneur de penser à moi. J'étais tout désigné, paraît-il, pour un semblable exploit! Mais il a changé d'opinion parce que maints témoins sont venus affirmer que j'avais passé la soirée avec vous. Vous avez, mon cher, une réputation de sagesse bien établie!»

Don Juan voulut sans doute donner tort à l'opinion du corregidor, car ce soir-là, pour la première fois de sa vie, il se grisa abominablement.

La Fausta ne tarda point de succomber entre les bras de Garcia, et quelques jours après sa sœur Teresa devenait la maîtresse de Juan.

C'était une jolie créature au buste petit et étroit, à la taille ployée, aux longues jambes fines. Juan n'avait pas connu de femme, et la jeune fille était vierge quand elle se donna à lui. Les premiers temps de la passion furent chez Juan un ravissement. Il était en adoration, en extase devant le joli corps de sa maîtresse; il eût passé des heures, des semaines, des mois sans relâche auprès d'elle. Ensemble ces deux enfants apprirent la volupté.

Elle l'avait d'abord dominé, mais il la domina bientôt. Les femmes étaient faites pour se courber devant Don Juan.

Du jour où elles se déclaraient esclaves, elles étaient perdues du reste.

Don Garcia, qui n'avait point attaché d'importance à la conquête de la Fausta, démontra à Juan que la constance était une vertu chimérique. Il lui fit même honte d'une passion qui l'empêchait de mener comme par le passé la libre vie d'étudiant.

Un matin, Juan reçut un billet de la Teresa qui lui exprimait son regret de manquer au rendez-vous pour le soir. Une vieille parente venait d'arriver à Salamanque, et on avait dû lui donner la chambre de Teresa qui devait coucher dans celle de sa mère. Impossible de s'échapper par les fenêtres!

Don Juan éprouva une sorte de satisfaction à la lecture de ce billet. En compagnie de son ami Garcia qui n'avait pas de scrupule, lui, à se défaire un soir de sa maîtresse, ils pourraient passer ensemble une bonne nuit de garçon, au cabaret et ailleurs!

Mais au moment où il sortait, une femme voilée lui remit un autre billet de Teresa. Elle avait arrangé l'affaire de la chambre, et ils pourraient se retrouver le soir.

Don Juan se rendit au rendez-vous, mais il éprouvait une sorte d'irritation contre la pauvre enfant, et il ne s'efforça même pas de le dissimuler.

Doña Teresa avait sous le sein gauche un signe de beauté. Ce fut une immense faveur que requit Don Juan de se le faire montrer avant qu'elle ne lui appartînt. En ces temps, il comparait le signe tantôt à une violette, tantôt à une anémone, tantôt à la fleur de l'alfale. Tandis que sa petite maîtresse se dévêtait et avant qu'elle se rhabillât, Juan ne manquait point d'embrasser à maintes reprises amoureusement le signe.

«C'est une singulière tache noire que vous avez là, lui disait-il maintenant… Parbleu! Cela ressemble à une couenne de lard… Le Diable emporte ce nègre!»

 

Puis il s'enquit d'un médecin pour le faire disparaître. À quoi Teresa répondit en pleurant qu'il n'y avait pas un seul homme, excepté lui, qui eût vu cette tache, et que sa nourrice lui avait dit que de tels signes portaient bonheur…

«Je crois plutôt que c'est un signe de réprobation», reprit Juan avec un rire qui lui fit peur à lui-même.

«J'ai bien envie, dit un matin Garcia à Juan, d'envoyer ma princesse à tous les diables!

–La Fausta est une jolie personne, au teint si clair…

–Ses cuisses en effet sont d'une blancheur de cygne. Mais les ai-je trop contemplées? Cette fille-là n'a pas de couleur. Auprès de sa sœur, elle semble fade… C'est vous qui êtes bien heureux.

–La petite est assez gentille, mais si enfant!

–Une femme est comme un cheval, Don Juan, il faut la savoir dresser.

–Avec la gaule?

–Peut-être… Soyons francs, Don Juan. Voulez-vous me céder votre Teresa? Je vous donne la Fausta en échange.

–Si ces dames y veulent consentir!

–Si elles consentiront! Quel blanc-bec vous êtes pour croire qu'une femme puisse hésiter entre un amant de six mois et un amant d'un jour! Tenez, voici pour la Fausta une lettre comminatoire. Je lui dis que pour régler une dette de jeu, je lui ordonne de se mettre, corps et âme, à votre disposition… Elle m'appartient, que diable! J'ai le droit d'en disposer!»

Le soir, Don Juan, ayant bu une bouteille d'amontillado pour se donner du courage, se rendit chez les Ojedo, frappa à la fenêtre de la Fausta, le manteau sur les yeux, et, selon le protocole, escalada et pénétra dans chambre en silence. Là, il se découvrit le visage.

«Comment, c'est vous, seigneur Don Juan, mais Don Garcia serait-il malade?

–Il n'a pu venir…

–Ma sœur sera contente de vous voir.

–Je ne désire pas la voir.

–Votre air est singulier, ce soir…»

Glacial, Don Juan lui tendit le billet de Garcia. Elle le lut rapidement, ne comprenant pas d'abord. Puis elle le relut, ne pouvant en croire ses yeux… Ses lèvres tremblaient, une pâleur mortelle couvrait son visage:

«Garcia n'a pas écrit cela, dit-elle d'un effort désespéré.

–Vous reconnaissez son écriture. Il ne savait pas quel trésor il possédait, et moi j'ai accepté… parce que je vous adore, Fausta!»

Elle se contenta de jeter sur lui un regard de mépris, puis, avec des larmes, relut encore la lettre.

«C'est une plaisanterie, fit-elle soudain, se ressaisissant… Garcia va venir… C'est une plaisanterie.

–Ce n'est point une plaisanterie. Je vous aime.

–Si tu dis cela, tu es encore un plus grand scélérat que Don Garcia!

–L'amour excuse tout. Allons, trêve de discours, tu as lu la lettre, ma belle!»

Il s'avança sur elle. Mais elle avait pris un couteau. Alors il lui saisit le bras et la désarma. Puis il l'embrassa à pleine bouche, l'entraînant vers le petit lit de repos. Elle se débattait, n'osant crier… Elle résistait des dents, des ongles, se cramponnant aux meubles. Il s'irrita, la brutalisa, la renversa de force, puis, un genou sur son ventre, commença à la déshabiller… Ses yeux étaient injectés de sang, l'amontillado lui était remonté au cerveau.

Elle comprit qu'elle allait être vaincue. Alors elle n'hésita plus. Elle se mit à crier de toute la force de ses poumons, luttant contre la main de Juan qui essayait de lui fermer la bouche… Elle cria, et toute la maison s'éveilla.

Juan tenta de fuir, mais maintenant, ivre de fureur à son tour, elle se cramponnait à son pourpoint, elle ne voulait pas qu'il échappât.

La porte s'ouvrit. Un homme armé d'une arquebuse parut sur le seuil. Juan fit tomber la chandelle, mais trop tard, l'homme avait fait feu. Il sentit quelque chose de chaud glisser sur ses mains, tandis que se desserrait l'étreinte de Fausta… La pauvre enfant tomba sur le parquet. La balle venait de lui fracasser l'épine dorsale; son père l'avait tuée au lieu de Don Juan!

L'épée à la main, celui-ci cherchait maintenant à se frayer un passage. Les laquais le harcelaient en effet. Soudain Don Alonso de Ojedo se trouva devant lui. Juan ne voulait que se défendre, mais l'attaque appelle la riposte et la riposte l'attaque. Don Ojedo tomba transpercé devant lui.

Il put ainsi gagner la rue sans être poursuivi. Les domestiques et Doña Teresa, qui ne connaissait pas encore tout son malheur, s'empressaient auprès des victimes. Il fit bientôt irruption dans la chambre de Garcia, toujours occupé à vider des bouteilles d'amontillado. Lui s'était dégrisé. Il se laissa tomber dans un fauteuil, les yeux hagards, et des râles douloureux sortaient de sa poitrine.

Avec des mots entrecoupés, il raconta ce qui s'était passé.

«Buvez, lui disait Don Garcia, buvez, vous en avez besoin. Tuer un père est grave… Rester à Salamanque, ce serait folie. Votre réputation, à l'heure actuelle, à l'Université vaut la mienne, c'est-à-dire pas grand'chose… Même l'affaire étouffée, notre cas est mauvais. Il faut partir. Don Juan, on se bat dans les Flandres. Nous sommes devenus ici bien trop savants pour des gentilshommes de bonne maison. Partons au massacre des hérétiques: rien n'est plus propre à racheter nos peccadilles.

–C'est cela, fit Juan. En Flandre! En Flandre! Allons nous faire tuer en Flandre!