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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

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»La révolution ordinaire des vingt-quatre heures amène le samedi, et le soleil du matin annonce un beau jour. Vers neuf heures, S.A.S. arrive au pont de Chaumontel, où recommencent proprement ses domaines, à deux lieues de Chantilly. Elle était dans une voiture légère accompagnée de M. le comte de Montrevel, de M. le marquis d’Amézague et de M. le marquis de la Vaupalière, tous en habit de chasse, de l’ancienne livrée de ce bon roi de Navarre, chamarrée d’argent comme on le sait, pour le prince et les chasseurs du cortége. Le premier objet sur lequel tombent ses yeux est une cavalerie leste, composée des principaux officiers de ses chasses, M. de Belleval, capitaine, messieurs Toudouze, de la Martinière, et Gapart, lieutenans, M. Manoury, inspecteur, etc., et d’un gros de ses vassaux, ou de voisins distingués, qui se présentent en belle ordonnance pour lui rendre les premiers hommages du canton. Son altesse les reçoit d’un air obligeant, traverse la plaine, prend l’allée qu’on nomme des Princes, qui le rend à l’ancienne et noble route du Connétable. Elle ne fait qu’un vol, jusqu’aux Lions. Au moment qu’elle y paraît, vingt-quatre pièces de gros canon, disposées sur la grande pelouse du vaste et magnifique édifice des écuries, font entendre leur tonnerre, pendant qu’une foule de peuple, répandue des deux côtés de la route, perce l’air de ses acclamations et du cri mille fois redoublé de vive le roi et son Altesse!

»Le prince continue d’avancer, passe la grille, entre dans l’esplanade qui forme l’avant-cour du château. Il y trouve tous les habitans notables de Chantilly et des paroisses circonvoisines rangés en deux haies pour le recevoir, et les deux haies prolongées jusqu’à l’entrepont pour les gardes à pied et à cheval, tant de sa livrée que de celle de la capitainerie.

»L’entrée et toute la longueur du pont étaient décorées de pilastres d’ifs, représentant des palmiers dont les branches entrelacées formaient de chaque côté cinq arcades. Dans les deux arcades du milieu étaient des trophées d’armes, sur des piédestaux de marbre blanc; et les milieux des huit autres arcades étaient remplis par de grandes caisses de lauriers. La porte d’entrée du château était ornée de deux grands palmiers soutenant un ample cartouche aux armes de S.A.S., entouré de drapeaux étrangers, d’instrumens militaires et de palmes, surmonté d’une couronne de lauriers; au-dessous du cartouche était un ruban en festons, sur lequel on lisait: Vivat, vivat Condæus!

»Son altesse trouva dans la cour, auprès des degrés de la salle à manger, un grand nombre d’officiers militaires, tous décorés de la croix de Saint-Louis, quantité d’honnêtes gens de tous les ordres, invités de la ville et des châteaux voisins, le clergé de Chantilly et les chapelains du château, plusieurs dames et les jeunes filles du bourg vêtues en petites nymphes, pour la partie champêtre de la fête. Elle descendit de sa voiture, elle reçut la respectueuse révérence de toute l’assemblée, et l’honora de la sienne avec un air admirable de noblesse et de bonté, en passant dans la salle à manger. Aussitôt la cour du château fut environnée de gardes en haie, et le milieu fut occupé par la vénerie, dormant des fanfares; l’artillerie de la pelouse avait fait une seconde décharge, pendant que S. A. entrait au château.

»L’honorable compagnie l’ayant suivie dans la salle, on attendit l’orateur. Il manquait dans l’assemblée; on le cherche, il paraît quelques momens après, mais essoufflé de sa marche. Sa demeure étant à quelque distance du château, il avait été trompé par la vitesse du prince. Il perce la foule déjà fort grossie, il se présente, et n’espérant plus de pouvoir se faire entendre, il exprime respectueusement ses intentions et son regret. S. A. répondit obligeamment qu’elle ne le tenait pas quitte, et qu’elle désirait par écrit ce que les circonstances ne permettaient plus de prononcer. Ce désir était un ordre auquel il s’empressa d’obéir.

»Comme la fête supposait un compliment, je le donne tel qu’il fut remis le lendemain à S. A.

»L’abbé Prévost aurait donc fait ouvrir l’assemblée en cercle, au milieu duquel il se serait placé, et il aurait dit:

»Monseigneur… nous le voyons luire enfin, ce jour si lent pour l’impatience de nos désirs, si doux pour notre respectueuse et vive tendresse; ce cher et cet heureux jour qui rend votre altesse sérénissime à nos vœux. L’éclat de votre glorieuse campagne a fait notre admiration, sans doute, mais souvent aussi, trop souvent, le sujet de nos alarmes pour la sûreté de votre précieuse vie. Grâces à nos plus heureux destins, elle est échappée à tous les dangers auxquels votre valeur ne l’a que trop exposée! Qu’il soit permis, monseigneur, à nous, habitans de votre Chantilly, à nous, vos heureux sujets, dont le bonheur est attaché à la conservation du meilleur et du plus aimable des maîtres, de nous livrer aujourd’hui tout entiers à ce tendre sentiment! L’avenir amènera d’autres jours, où des circonstances plus tranquilles et des mouvemens de cœur moins tumultueux nous permettront de célébrer à loisir vos glorieux exploits et vos talens militaires; ces talens reconnus, décidés, pour le grand art des héros, déjà porté à sa plus haute perfection dans cette auguste race; ces talens, plus glorieux que vos exploits mêmes, puisqu’au jugement des arbitres de la gloire, vos exploits en sont le fruit. Aujourd’hui, monseigneur, nous ne connaissons pas d’autre bien, d’autre joie, nous ne sommes capables de sentir que l’inexprimable satisfaction de vous revoir.

»Là le vieil orateur, qui se piquait autrefois de chanter, aurait entonné gaîment deux ou trois couplets de sa façon, c’est-à-dire très-mauvais (car la nature me l’a pas fait poète), mais vrais et naïfs, sur l’air d’un vieux noël qui est la gaîté même.

»Les voici:

 
S’étonne-t-on qu’on danse
Dans l’heureux Chantilly?
De nos vœux pour la France
L’augure est accompli:
Une double victoire,
En cinq jours deux combats4;
C’est marcher à grands pas.
Au héros de sa race
Brûlant de ressembler,
Valeur, prudence, audace,
Condé sait rassembler.
Dans son lustre sixième5,
A grand’peine effleuré,
C’est un héros lui-même
Fait pour être adoré.
Aussi tout rend hommage
A ses brillans progrès;
Mais c’est notre avantage
De l’adorer de près;
Quand chacun, au passage,
Va, court le regarder,
Chantilly, ton partage
Est de le posséder.
 

»Le déjeuner, qui suivit immédiatement, se fit à la vue de toute l’assemblée, et fut animé par une conversation aimable et légère, mais souvent interrompue par l’artillerie et les fanfares. Enfin l’ardeur de la chasse fit descendre S. A. dans la cour, où elle était attendue par un autre spectacle fort convenable au goût de la fête; c’étaient tous ses chiens amenés par leurs valets et précédés des piqueurs. On observa qu’après avoir reçu les caresses du prince, ils demeurèrent attentifs à le regarder avec un murmure extraordinaire d’ardeur et d’impatience.

»Le prince monte à cheval et force successivement deux cerfs dans l’espace de trois heures, faible mais heureuse représentation de sa valeur et de son activité dans la dernière campagne.

»Vous devez, monsieur, cette petite relation au chagrin que j’ai eu de voir la fête du 26 septembre demeurée sans écrivain. La crainte que celle-ci n’eût le même sort m’en a fait suivre toutes les circonstances, pour me hâter de les recueillir. Tout autre, sans doute, l’aurait fait avec plus d’esprit et d’agrément, personne avec plus d’exactitude et de vérité. Je connais d’ailleurs à quoi je suis borné par l’emploi d’inspecteur-général des jardins de S. A. sérénissime.

»J’ai l’honneur, monsieur, d’être votre très-humble et très-obéissant serviteur,

»QUIN.

»A Chantilly, ce 20 décembre 1762.»

– Vous auriez tort de croire pourtant, me dit le cadet de Chantilly, que les princes de Condé n’ont ici passé le temps qu’à la chasse; ils ont enrichi ce pays, qui n’était qu’un village avant eux. Ces jolies habitations, si uniformément encadrées de jardins, sont des concessions de terrain faites par le château. Rien n’existerait sans la munificence de cette famille, une de celles que la révolution française a le plus maltraitées. Lorsque le prince Louis-Joseph de Condé, père du prince de Bourbon qui vient de mourir, revit Chantilly après vingt-cinq ans d’exil, il fut bien étonné des changemens arrivés pendant son absence.

– Avez-vous retenu quelques-unes des impressions qu’il éprouva?

– Ce fut une singulière matinée d’audience, celle où le prince, rentré de la veille dans ses anciennes attributions, attendit, selon l’usage, que ses vassaux et vavassaux vinssent, en inauguration de son retour, tirer chacun un coup de fusil au milieu de la cour, et mettre un genou en terre sur le perron, et que personne ne parut. Personne ne lui apporta, précédé de ces deux signes de joie et de respect, ou la poule grasse ou la mesure de grain, le sac de noix ou le sac de farine, la branche d’arbre ou la poignée de terre, la caille ou le brochet, symboles parlans de ses droits sur les basses-cours, les moulins, les vergers, les champs, les étangs, le ciel, la terre et l’eau. La cour fut vide, le perron désert, et les immenses échos du château ne lui apportèrent que le bruit suspect du cor, célébrant quelque chasse dont le gibier ne lui reviendrait pas. Alors sa douleur fut grande. Il y a dans le cœur des vieillards des douleurs qui font désirer la mort: désir terrible, car ils n’ont qu’à parler!

 

En soupirant, en fermant les croisées de la cour, il se dit: «Peut-être se sont-ils trompés sur le jour et sur l’heure; vingt-six ans d’absence n’habituent pas nos vassaux à l’exactitude. Je ferai replacer la grosse cloche du château.»

Il rentra; il pleurait.

Vers le soir, quand les habitans de Chantilly et des environs eurent retrouvé l’instant d’intermède à leurs travaux, heure de loisir délicieusement remplie par des promenades sur la plus belle pelouse du monde, sans excepter la terrasse de Saint-Germain, ils se dirigèrent vers le château pour rendre leur visite au prince.

Sa pauvre tête n’y tint plus de joie; il avait retrouvé ses vassaux, ses valets le lui avaient annoncé. Il se lève précipitamment pour voir ses vassaux; ses vassaux sont là! «Vite, mon costume de cérémonie; monsieur le gentilhomme, mon épée d’acier! vous, monsieur, mon ceinturon, l’auriez-vous laissé à Munich! – Hâtez-vous, messieurs. – Bien! l’autre manche! – Fixez donc mieux cette boucle. Ah! l’émigration vous a gâté la main aussi, messieurs! on dirait que vous n’avez été de service que dans les cours du Nord au quinzième siècle. Allons donc! ce sont mes vassaux qui attendent. Les pauvres gens, comme ils ont dû souffrir pendant vingt-six ans! que je vais les trouver changés, vieillis, misérables. Mettez de l’or dans cette poche, beaucoup d’or dans celle-ci! – Il est temps de me rendre à leurs désirs. – Messieurs, devancez-moi! – Ces pauvres vassaux!»

Bon prince! au lieu de pauvres serfs en guêtres déchirées, en pantalons brûlés par la boue, à la figure livide, il aperçoit la population la plus éclatante de santé et de luxe. C’est l’élégance de Paris et la fraîcheur de la campagne.

«Où donc ces pauvres vassaux ont-ils pris tant de beau drap bleu, tant de linge blanc? de malheureuses vassales tant de soie et de plumes blanches!»

Il savait bien, M. le prince, qu’on fabriquait la dentelle à Chantilly; mais il ignorait qu’on la portât à Chantilly, et si bien, et avec tant de grâce. Autrefois la dentelle allait toute à la cour.

Il ne reconnaissait plus le passé dans ces visages, dans ces riantes figures, et d’hommes et d’enfans, et de femmes, qui semblaient dire par tradition: Bonjour, monseigneur, et au fond:

«Qu’est-ce donc qu’un seigneur?»

Il aurait bien voulu questionner ses gentilshommes; mais ses gentilshommes n’en savaient pas plus que lui. Ils étaient à Londres quand il était à Coblentz. Une émigration n’en sait pas plus que l’autre. Que faire?

Enfin, plus courageuse que les autres, une dame s’approche la première, vassale de vingt ans, belle et parée à ravir; elle monte le perron; monseigneur tend la main pour qu’on la lui baise; pour toute réponse à ce geste suranné de grandeur et de féodalité, on lui pose une autre main plus blanche à la hauteur des lèvres. Vengeance de femme! Monseigneur baisa la main à la vassale, et la conduisit jusqu’au salon. Monseigneur venait de consacrer la révolution malgré lui: c’était grave! – mais il ajouta mentalement: «Vingt-six ans d’absence changent bien des choses, et les vassales surtout!»

A l’intérieur il se passa aussi des scènes fort curieuses. La foule y pénétra, non comme jadis avec cette stupide curiosité de vilains, mais avec cette décence que donnent la dignité personnelle et la conscience de son rang. Il y avait du silence et de l’amour comme dans un temple; la voix seule de monseigneur le prince de Condé dominait; il fut même obligé de la modérer. En Allemagne il parlait un peu haut.

«Vous, monsieur, dit-il en s’adressant au plus âgé de la foule, me reconnaissez-vous? ma mémoire n’est pas aussi généreuse à votre égard. Votre nom?»

Ce nom fut dit.

Et le prince ajouta: «C’est cela! ancien palefrenier de mes jumens poulinières. Ai-je raison?»

Il y avait du triomphe dans le succès de mémoire du prince, et un dépit calme dans la personne interrogée, qui répondit avec une fermeté respectueuse:

– Oui, monseigneur! votre ancien palefrenier, mais depuis blessé à Lodi. Voyez ma tête et cette croix! Depuis, amputé du bras gauche à Salanieh en Égypte; aujourd’hui rentier à Chantilly.

Le prince s’inclina.

Il passa à un autre.

– Et vous, monsieur, votre nom! – Tout juste! Votre père était bûcheron de la partie de mes forêts de Mortefontaine; c’était un grand braconnier, Dieu lui pardonne!

– Monseigneur, ce bois m’appartient aujourd’hui; et j’offre à votre honneur de lui rendre les lapins tués par mon père.

– Ce bois vous appartient!

Le prince déroba une larme. C’est dans le bois de Mortefontaine que fut coupé le bâton de maréchal du grand Condé; ce bâton qui alla avec la grande voix de Condé tomber dans les lignes de Fribourg, et qui en revint avec la victoire.

– Merci de votre offre, monsieur; je ne chasse que sur mes terres.

– Et vous, dit-il à un troisième, vous ressemblez beaucoup à Jean-Pierre; seriez-vous parent de Jean-Pierre, ancien employé à mes carrières de Creil?

– Monseigneur, je suis son petit-fils. Mon père acheta ces carrières de la commune; j’en ai hérité de mon père. Aujourd’hui, avec les pierres et la chaux de ces carrières, j’ai bâti une manufacture qui fait vivre le pays.

Après un moment d’émotion le prince répondit:

– C’est bien fait; je vous reconnais pour le véritable seigneur de l’endroit, vous m’avez remplacé dignement.

Le pas était franchi, et monseigneur de Condé continua avec moins d’amertume son interrogatoire.

– Et vous?

– Moi, monseigneur, je me rappelle avoir vu ici de belles fêtes, car j’étais votre piqueur.

– Vous pouvez l’être encore, mon ami.

– Monseigneur, c’est impossible.

– Pourquoi cela?

– Parce que vous m’avez fait pendre.

– Pendre!

– Oui, monseigneur, j’ai été condamné à être pendu par votre conseil des chasses, pour avoir tué un chevreuil le jour de la Saint-Hubert.

– Nous te ferons avoir tes lettres de grâce.

– Monseigneur, je les ai déjà obtenues.

– Et de qui?

– De moi-même. Je suis président dans le canton; et je viens au nom de la cour vous offrir ses complimens bien sincères pour votre heureux retour.

– J’accepte avec reconnaissance les vœux de la cour, – par l’organe de mon piq… – je veux dire de son président. Diable! monsieur, comme vingt-six ans d’absence changent une commune!

Un autre, prévenant les questions du prince, s’avança et dit:

– Monseigneur, j’avais acheté à l’état une de vos propriétés du côté de Coye; je viens vous en remettre les titres.

– Monsieur, votre honnêteté…

– Les voilà. Il y a vingt-six ans que j’attends le moment de vous les restituer.

– Que puis-je faire pour reconnaître tant de probité?

– Rien monseigneur. Cette propriété était intrinsèquement de peu de valeur; mes huit enfans et moi l’avons si bien cultivée qu’elle rapporte aujourd’hui 30,000 francs; ce qui représente un capital de 500,000, somme que j’enverrai toucher à votre trésorier. Monseigneur ne prend pas les titres?

– Gardez-les, gardez-les, reprit vivement le prince.

Enfin, découragé dans ses tentatives, le prince de Condé comprit, en dépit de ses plus chères illusions, qu’il ne lui restait plus de tant de puissance et d’autorité du passé que le rang de propriétaire éligible à Chantilly. Ses immenses bois, domaines et forêts étaient tellement réduits, que plus tard, et à l’abri du despotisme de Louis XVIII, il exerça pour les ravoir des vexations sans nombre sur les légitimes acquéreurs. Enfin son mobilier seigneurial était si pauvre à son retour qu’on fut obligé d’emprunter au voisin un bonnet de coton pour le coucher de monseigneur, qui avait cru probablement retrouver encore son bonnet, après vingt-six ans d’émigration.

Et le cadet reprit:

– C’est dans cette église dont la cloche me rappelle à ma demeure que reposent les cœurs de sept Condés, et sous ce pilier qu’un enfant peut cacher avec sa tête… ils sont sept là dedans qui ont rempli le monde de leur nom illustre.

En 1793, les patriotes de Chantilly, voulant imiter ceux qui avaient dévalisé les caveaux de Saint Denis, s’emparèrent des sept cœurs et de leurs boîtes d’argent, gardèrent patriotiquement les sept boîtes, et jetèrent, comme de la viande à vautours, ces nobles cœurs par-dessus le mur d’un jardin contigu à l’église, où ils avaient été déposés il y avait à peine deux ans.

On assure qu’un sieur Petit, les ayant retrouvés, les garda soigneusement jusqu’en 1815, époque à laquelle, enfermés de nouveau dans une autre enveloppe d’argent, ils ont été scellés à la même place.

La nuit descendait, et pour un centenaire la fraîcheur de la forêt devenait d’instant en instant plus vive et plus pénétrante.

– C’est peut-être mon dernier soleil, me dit-il, mais il est beau! aussi beau que celui qui brilla sur le château le jour où je vis fouler cette pelouse, aujourd’hui veuve de tant de beaux équipages, par le comte du Nord, plus tard Paul Ier, empereur de toutes les Russies.

– Encore cette histoire, lui dis-je; car, sans vous qui me la racontera?

Il s’appuya sur moi et parla:

– Le comte du Nord voyageait en Europe; il vint en France, à Paris. A la cour on lui parla de Chantilly: il voulut le voir. Le prince de Condé retrouvait dans ces momens de réception toute la munificence de ses aïeux. Il reçut le royal étranger comme l’eût fait le grand Condé après la bataille de Rocroy; comme l’eût fait Louis XIV au grand Condé, avec des lauriers dans la main.

La réception fut majestueuse: elle parut froide. C’était calculé: l’ennui de la première journée avait été prévu. Après le dîner, après la promenade, après le jeu, il y avait encore de l’ennui, comme pendant le jeu, la promenade et le dîner.

Alors monsieur le prince proposa au comte du Nord, pour passer plus agréablement le reste de la soirée, une partie de chasse dans sa forêt. Cette invitation, faite à dix heures de la nuit et d’un ton sérieux, étonna beaucoup le prince, qui se la fit répéter, et qui n’y adhéra que sous forme de plaisanterie, n’imaginant pas qu’il fût possible de courre le sanglier et le cerf au milieu de l’obscurité.

Aussitôt, à un signal donné par le prince, les chevaux, tout sellés, tout bridés, sont conduits dans la cour des écuries, les chiens réunis en groupe, les piqueurs rassemblés; gentilshommes, valets, coureurs, tout met le pied à l’étrier. Le cor sonne; les princes de Condé et le comte du Nord s’élancent sur leurs chevaux; quelques dames osent suivre ces aventureux chasseurs.

La soirée est belle; la lune rayonne sur les magnifiques bois de Sylvie; la pelouse, vaste lac de gazon, jette son parfum fade à la nuit; on la foule quelque temps en silence. Il y a de l’étonnement dans ces chiens et dans ces chevaux éveillés au milieu de leur sommeil pour obéir à l’impérieuse voix de la chasse, à l’heure où tout dort, jusqu’aux arbres. Ils cherchent leur soleil et leur rosée si fraîche du matin et ces masses sonores d’air, qui répètent, avec la pureté du cristal, les aboiemens, les hennissemens, les fanfares; ils ne comprennent pas pour quel étrange courre on a réuni leurs meutes. Humbles, comme tous les animaux le sont la nuit, les chevaux battent le gazon d’un galop douteux; les chiens, l’oreille basse et le museau en quête, ne savent où chercher leur piste, sous un ciel sans vent connu, plein d’exhalaisons où ne se mêle aucune trace de gibier. Le gibier dort, le sanglier dans ses joncs sauvages et ses mares, le cerf sous les charmes immobiles, sous les oiseaux immobiles, sous un ciel immobile. La grande ame de la forêt, avec toutes ses agitations et ses intelligences, repose.

Et les chasseurs ont déjà passé la grille du château; ils sont deux cents; maîtres et valets. C’est la grande route du connétable. Le cor retentit.

Une lumière brille, deux lumières, vingt lumières, mille; on y voit à vingt pas, à une lieue, à droite, à gauche, partout; mille sinuosités, trente ou quarante lieues de lignes courbes s’embrasent; les lumières y ruissellent comme des fleuves; les routes qui s’entrecoupent, étroites et rapides, s’illuminent aussi et vont comme une flèche jusqu’à ce qu’elles rencontrent une étoile, une table, un carrefour qui les fasse tourner ou jaillir en nouvelles routes de feu, pour plus loin, après avoir encore couru, être brisées de nouveau jusqu’aux limites indéterminées du bois, de carrefour en carrefour, de poteau en poteau, de rond-point en rond-point. Le jour n’a pas cet éclat. Sur le feuillage ou sous le feuillage, les mêmes tremblemens de lumière; les mêmes gouttes de clarté sur les branches intermédiaires, comme à midi, l’été; et à ce jour factice, les oiseaux s’éveillent, battent des ailes, et chantent; les chiens ont retrouvé leurs voix, les chevaux leurs pas. Dans les fourrés, le cerf remue; dans sa bauge le sanglier grogne. Toutes les harmonies s’éveillent sans l’ordre de Dieu. En avant les chevaux, les chiens et les hommes! en avant les limiers, qui débusquent le cerf, trompent toutes ses allures, qui saisissent dans l’air le cri qu’il y a jeté, sur la terre le souffle qu’il y a répandu, dans l’eau la trace qu’il y a laissée, qui vont, qui bondissent, qui nagent, avec cette rectitude de volonté dont la pensée s’épouvante! En avant donc les chiens! puisqu’il est midi! qu’on va sonner la curée! Il est midi, le ciel est rempli d’étoiles.

 

Ce fut une magnifique surprise pour M. le comte du Nord que cette forêt, qui contient près de huit mille arpens, illuminée comme un palais le jour de la naissance d’un souverain. Ce fut aussi dans cet instant que, se tournant avec sa grâce française, monsieur le comte dit au plus âgé des princes: «Jusqu’à présent les rois m’ont reçu en ami; aujourd’hui Condé me reçoit en roi.»

Le prestige de cette illumination était dû à des torches de résine portées par les vassaux de monseigneur. De dix pas en dix pas un paysan à la livrée du prince était le chandelier immobile d’une torche.

Sans parler des allées, contre-allées, qu’on se place seulement à la Table, principal carrefour de la forêt, et l’on sera le centre de douze routes, dont la moindre n’a pas moins d’une lieue d’étendue: qu’on calcule maintenant la population de vassaux attachés à la maison du prince. Il était impossible d’afficher avec plus de délicatesse et d’éclat, aux yeux de l’illustre étranger, en l’honneur de qui la fête était donnée, la richesse féodale de la maison. Pauvres vassaux! diront quelques-uns. – Ils se sont vengés. Il resta une torche de cette fête; avec celle-là on brûla bien des châteaux, et avec le manche on chassa de son socle de canons et de boulets la statue du connétable de Montmorency.

– Continuons la fête.

Les cerfs de la forêt, à ce midi sans aurore, reconnurent leur ennemi, l’homme, et s’élancèrent dans les allées par troupeaux, croyant à la réalité du jour. C’était vraiment grand et digne d’un prince que ce spectacle d’animaux courant sur une ligne de feu, entre d’immobiles flambeaux, surtout lorsqu’ils apparaissaient au fond de la perspective, alors qu’on ne distinguait plus que leur bois, et que les torches semblaient des étincelles. – C’était vraiment grand et beau! Le bruit du cor dans une nuit semblable, où le plaisir avait l’aspect du désastre, la joie le caractère de l’effroi, la fête celui d’un incendie.

Le cerf fut débusqué; alors un spectacle toujours neuf, toujours admirable à la clarté du jour, emprunta de la clarté des flambeaux un aspect difficile à décrire. Chevaux, chiens et chasseurs dérobent en courant, à ce bariolage de couleurs, tranchées de vert sombre et de fumée de résine alternativement, des ombres fortes ou effacées par les lumières. Obligé de parcourir sans déviation la ligne de feu qui brûle ses deux prunelles, le cerf renverse, tantôt à droite, tantôt à gauche, six hommes ou six flambeaux, peu importe. Les vassaux se rapprochent, et la symétrie n’a pas à souffrir. Pauvre cerf! comme il va malgré les chiens pendus en grappe à ses flancs, malgré les chevaux, autres chiens plus forts, qui hennissent, malgré les hommes, autres chiens qui parlent! Il devance ces chiens, ces hommes, ces chevaux, le vent, la pensée; mais il ne peut devancer ce qui est immobile et qui ne finit pas, des hommes debout, des torches enflammées. Il sait le carrefour du Connétable; il y pense; il y est; c’est une lieue. Il en franchit d’un bond la table de pierre de cinquante couverts; autour de la table encore du feu. Il sait le carrefour de l’Abreuvoir; il y est; il est déjà plus loin, il a encore vu du feu. Alors sa vitesse n’est plus un élan, c’est un vol; ses quatre jambes pliées sous le ventre, sa tête disparue dans la ligne allongée de son corps, entièrement masquée par le massacre de son bois, il parcourt les espaces avant de les avoir conçus; les espaces ne sont plus que des êtres de raison; les hommes et les arbres sont des lignes noires, les torches une ligne rouge, lui une pensée. Il ne doit plus compter ni sur l’air ni sur la terre; la terre et l’air sont peuplés de bruits qui sonnent sa mort. Aux étangs! aux étangs! Il y en a cinq au milieu de la forêt. A des heures plus douces, et quand la lune les éclairait, il y est venu avec les faons et les biches y boire et s’y rafraîchir.

Aux étangs! il y court.

Les étangs, magnifiques pièces d’eau, qu’une étroite chaussée divise, et qui semblent, lorsque le soleil les éclaire, une rosace de cristal, dont le château de la reine Blanche, qui les domine, est le médaillon gothique.

Aux étangs, les chiens ont devancé le cerf, et là comme ailleurs la fatale illumination des torches l’attend. Rien n’est beau comme les étangs pourpres des flammes qui les cernent, réfléchissant les étoiles immobiles et la fumée qui court à leur surface. Le cerf y plonge, et le bruit de sa chute se perd au milieu du bruit des chevaux et des hommes qui arrivent, des chiens qui sont arrivés. Ce fut un moment dont le souvenir ne se perdra pas, celui où les princes et leur innombrable suite, penchés curieusement sur leurs chevaux, à la lueur de ce lac, alors véritable miroir ardent, furent témoins de la prise et de la mort du cerf. Tout était rouge; eaux, ciel, château, cavaliers, dames, chasseurs, chevaux, chiens; auprès et au loin tout était rouge.

On déchira le cerf; les chiens eurent le morceau d’élite; des dames de la cour rirent comme des folles; le cerf pleura. Cette fête coûta prodigieusement; mais monseigneur le comte du Nord avait eu une chasse au flambeau.

Au château le souper attendait le retour des chasseurs. Ils furent reçus sous une tente parée d’emblèmes analogues à la fête: des bois de cerf soutenaient les rideaux et les draperies. Au dessert, quand les prestiges du cuisinier et de l’échanson, deux emplois où les premiers mérites se sont toujours mis en relief dans la maison des Condé, témoin Vatel, eurent achevé d’éblouir l’imagination septentrionale de l’auguste étranger, le prince se leva et dit au comte du Nord: «Où monsieur le comte croit-il être? – Je crois être, répond celui-ci, dans le château de Condé, le plus noblement hospitalier des princes, et dans son plus riche appartement.»

Les rideaux s’écartent, les deux côtés du pavillon s’ouvrent, et le comte du Nord, à son inexprimable étonnement, se trouve au centre des écuries du château. Trois cents chevaux, chacun dans sa stalle, ceux-ci hennissant, ceux-ci courbés sur l’avoine, ceux-là perdant la sueur sous l’éponge, ceux-là frappant les dalles, tous sous la main d’un domestique, complètent cette surprenante perspective.

C’était en effet une bizarre idée du prince d’avoir traité un futur souverain dans les écuries du château. Mais personne n’ignore, et nous l’avons dit plus haut, que les écuries du château de Chantilly sont une des merveilles architecturales de la France. Aussi, lorsqu’en 1814, au retour des princes dans leurs propriétés, une délicate précaution voulait leur éviter d’abord la vue de leur château démantelé par la bande noire, le prince de Condé se hâta de demander à son introducteur: «A-t-on respecté les écuries? – Oui, monseigneur. – Maintenant, ajouta-t-il avec joie, vous pouvez tout m’apprendre.»

Il était nuit, nous étions à la porte de l’hôpital de Chantilly; le centenaire me dit adieu.

NOTES

Page 94, ligne 18.

Il y a évidemment ici double emploi de la même histoire, ou anachronisme dans la mémoire du centenaire. L’événement est vrai; mais il arriva au duc de Bourbon, le dernier du nom, et non pas au prince de Bourbon fils du grand Condé, à moins qu’il ne soit arrivé à tous les deux. Dans une Vie de Louis-Joseph de Condé, imprimée en 1790, il est parlé de la séduction exercée, avec résultat d’un garçon, sur une blanchisseuse de Chantilly par le duc de Bourbon. Le prince de Condé aurait exigé de son fils les mêmes indemnités que le grand Condé, et il aurait obtenu la même obéissance. Nous nous serions gardés pourtant de citer cette histoire pleine de calomnies envers les princes, si le fait qu’on y trouve ne nous avait été garanti par la tradition du pays. La blanchisseuse et son fils existent encore.

4Le vers suivant manque dans la relation que j’ai lue du triomphe de Chantilly. Le mot gloire s’y trouvait, cela va sans dire.
5Né au mois d’août 1736.