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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

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»Enfin, Monseigneur qui s’estoit rendu, désespérant de trouver ce qu’il cherchoit, dit à monsieur le prince qu’il falloit le mettre dans le bon chemin; ce que son altesse fit. Ils arrivèrent bientôt au centre de ce labyrinthe qui représente une manière de grande salle découverte. Le dessin de la salle représentoit un parterre, dont les compartimens estoient formez par des corbeilles d’argent. Les versans et le tour de la table estoient de feuillages. Le milieu en estoit occupé par un vase de filigrane d’argent, d’où sortoit un oranger tout couvert de fleurs et de fruits naturels. Il y avoit deux grands buffets qui estoient en face de la table. Le premier estoit occupé par une couche de melons naturels. Le second estoit garny de vingt-quatre couverts de porcelaine fine; le reste estoit remply de gasteaux, et d’assiettes de grosses truffes, derrière lesquelles estoient de très-belles porcelaines garnies de fleurs. Monseigneur et ceux qui l’accompagnoient prirent beaucoup de plaisir dans ce labyrinthe.

»L’après-dînée, Monseigneur alla tirer et trouva un nouveau divertissement à son retour. Il estoit donné par le dieu Pan. Vingt-quatre nymphes magnifiquement vestues estoient assises sur le devant du théâtre. On voyoit ensuite quantité de bergers avec des habits très-propres et convenables à leur caractère, et derrière ces bergers paroîssoient les satyres, les faunes, les sylvains, les divinités des bois. Tout ce grand divertissement commença par des passe-pieds, et les airs avoient esté faits par M. Lorenzani, pour un opéra que M. le duc de Nevers donna au roy à Fontainebleau.

»Il semble qu’après tous les divertissements qu’on avoit déjà eus, on ne devoit plus attendre d’autres. Cependant il y en eut encore deux des plus grands dont on ait oüy parler depuis long-temps; ce furent un feu d’artifice et une illumination.

»Monseigneur sortit de la salle de l’opéra à neuf heures du soir, par la galerie des Cerfs qui est au bout de l’orangerie. Il monta dans une grande calèche avec toutes les dames. Il estoit conduit par monsieur le prince. On fut surpris de voir tout le canal en feu. Lorsque Monseigneur arriva dans cet endroit, d’où l’on peut découvrir le château, il parut étonné ainsi que toute sa cour. C’estoit le grand canal qui, estant illuminé, paroissoit comme s’il eust esté basty de pierres précieuses éclairées par le soleil. Enfin l’on s’alla coucher, l’esprit tout rempli de tant d’agréables idées qu’elles firent le sujet des songes de la pluspart de ceux qui rêvèrent cette nuit-là.

»Le lendemain matin Monseigneur alla courre le cerf, revint dîner à Chantilly, et alla l’après-dînée aux toiles, où il y avoit une très-grande quantité de sangliers, biches, renards, lièvres et lapins.

»Enfin après avoir fait à monsieur le prince mille honnestetez qui partoient du cœur, ce prince prit le chemin de Versailles. M. Berain avoit esté chargé du soin de toute la feste, et MM. Camus et Brear l’avoient esté de ce qui regardoit les tables.

»Je ne sçaurois trop vous entretenir de Chantilly, et pour vous en dire encore un mot en gros, il est situé dans un vallon, au milieu de deux forests, dont l’une est celle de Chantilly, et l’autre celle de Dalatre. Les jardins ont au moins deux mille cinq cents toises de longueur jusqu’à l’étang de Gouvieux, et il y a autant de navigation. Il ne faut pas considérer seulement Chantilly par toutes ces choses; la postérité le doit toujours regarder comme un lieu fort considérable, quand il ne le seroit que parce qu’un grand prince, accablé du poids de ses lauriers, a donné ses soins à une partie des embellissements qu’on y voit, et y a passé les dernières années d’une vie féconde en miracles, et dont tout ce qu’il y a d’historiens parleront avec éloge.»

Nous étions arrivés au château bâti sur les ruines de celui dont je venais d’achever la description.

Des très-ordinaires appartemens qu’on vous fait parcourir, vous ne garderiez le souvenir d’aucun sans un salon dont nous parlerons plus loin, et sans une petite chambre de cinq ou six pieds carrés, haute en proportion, toute grise et dorée, que désigne par ces mots votre dogmatique cicérone: Cabinet de Watteau, représentant les amours de Louis XV avec madame Dubarry. Passez sur l’anachronisme du cicérone. Mort dans les premières années de la régence, comment Watteau aurait-il représenté les amours de Louis XV, tout enfant, et de madame Dubarry, encore à naître? On est ébloui d’abord du luxe de cette bonbonnière, dont le parfum s’est envolé, car je n’ose vraiment lui donner le nom de cabinet. Et en l’acceptant comme boudoir, eût-il été destiné à la gracieuse Allart, à la folle Arnoult, à la voluptueuse Guimard, nulle d’elle, renversée à l’asiatique sur le sofa, n’eût même, dans cette attitude commode, empêché ses jolis pieds d’écorner les dorures, ou d’estomper de ses talons rouges les caprices de Watteau.

Quelles amours du régent, et non de Louis XV, Watteau a-t-il eu l’intention de parodier? C’est ce qu’il serait hasardeux de dire à propos d’un prince qui commença de si bonne heure et finit assez tard. Assurément je me tromperais d’une dynastie de courtisanes, et je me perdrais dans la chronologie des cotillons. Pour éviter l’anachronisme, seul tort dont je pourrais me rendre coupable envers la mémoire du régent, qui n’a pas à souffrir du scandale, Dieu merci! je ne dirai donc ni quelle est la femme ni quelle est l’intrigue qui ont fourni matière au pinceau impertinent du peintre.

Non, je ne connais rien de neuf, de gracieux, de fou, sans préjudice des rêveries de la laque chinoise et des extravagances bleues de nos vases japonais, comme ce boudoir peint par Watteau. Six panneaux de bois à filets et à moulures d’or tapissent le mur: et, du premier au dernier, se déploient, comme sur les lames d’un éventail, le début et la fin d’une passion royale. Asseyez-vous: c’est presqu’un roman à écouter.

Le premier panneau représente une guenon assise devant sa toilette. Deux dames d’atours, guenons comme elle, épuisent tous leurs soins à la parer. Une guenon lui fait les ongles, les lui polit, tient respectueusement une patte dans sa patte, tandis que l’autre lui noue une touffe de rubans. Rien n’est languissant comme les yeux de la grande guenon, qu’on met dans tout son éclat pour recevoir son amant. Il faut que le coup porte, que l’entrevue soit décisive. Son museau noir frémit d’impatience, et son œil jaune laisse lire le plaisir qu’il promet. C’est la première scène du sofa dans le roman de ce nom. Heureux le singe qui posera ses dents sur ce museau.

Si le peintre n’a voulu faire qu’une plaisanterie, il s’est trompé, il en a rencontré quatre. Il a parodié le régent, la maîtresse du régent, et Boucher, avec ses femmes à lèvres courbées en as de cœur, et Vanloo avec son dessin étriqué. Et tout est également singe, griffes, grimaces, dans les emblèmes, supports et allégorie des panneaux. Dans le fond du sujet, courent, se balancent, folâtrent, se promènent, batifolent dans l’air ou sur un cheveu ployé en escarpolette, des singes bleus, verts, rouges, graves, narquois; les uns portant des fées en palanquins, les autres traversant des fleuves pour aller cueillir une rose au Bengale. C’est Callot qui a rêvé de l’Inde au lieu de l’enfer, qui, avant de rêver et de peindre, a lu les Voyages de Tavernier. Le tout s’encadre dans deux singes indigos d’une proportion démesurée qui déploient une ombrelle chinoise sur le tableau.

Au second panneau, la toilette de la guenon est achevée; elle roule dans un magnifique traîneau, à côté du singe ducal. Il est impossible de ne pas reconnaître un prince, au riche manteau écarlate bordé de loutre qu’il porte, car il fait froid: le cocher singe a le museau surpris par la bise. Enveloppée dans un chaperon de drap bleu, et cachant ses pattes dans un manchon, la guenon ne se sent pas d’aise. Scudéry lui-même serait bien embarrassé de dire à quel point on en est sur la carte de Tendre.

A défaut, on serait tenté d’être réservé dans ses suppositions: car plus loin on aperçoit le mammifère couronné poussant sur la glace, avec toute l’anxiété d’un amant et la grâce d’un parfait cavalier, le traîneau où s’épanouit sa femelle. Ici Crébillon seul lutterait d’esprit avec Watteau. S’il eût peint, à coup sûr, il n’eût pas dit autre chose. Le trait est délié, net, élancé, l’expression cavalière, la couleur effrontée. Cette peinture-là est un pamphlet. Elle se lit.

Cette fois nos amoureux n’ont probablement plus rien à s’apprendre. Je vois mes singes dans le troisième panneau, avec leurs figures allongées, cherchant à se distraire dans les cartes. A leurs côtés une guenon de bonne compagnie leur parle de la chronique galante qui préoccupe en ce moment le peuple des sapajous.

L’impitoyable Watteau abuse de la permission. Il est vrai que, lorsqu’un prince du sang commande un pareil tableau, le peintre aurait mauvaise grâce à n’être pas aussi séditieux que possible dans l’exécution. Nous avons vu le singe et la guenon en traîneau et au whist: voici maintenant la guenon au bain. Sous la fine chemise de batiste se dessinent des formes souples et paresseuses. Il y a toute la nonchalance de la mollesse et de la volupté dans le mouvement de la patte de derrière, qui laisse glisser la mule sur le parquet. Plus tard, le roman de Rousseau donna beaucoup de vogue chez les femmes à l’abandon calculé de la mule dans le suprême instant de la séduction. La guenon a deviné la Nouvelle Héloïse.

Sortons du bain. Dans l’avant-dernier panneau, la passion expire. En pet-en-l’air, en paniers, des mouches et du fard jusqu’à la gorge, la guenon, sous le costume de bergère des Alpes, est à cueillir les cerises. Elle fait valoir avec coquetterie le jeu de ses articulations sur une échelle qui ploie. Ce panneau est le plus embarrassant à expliquer. Comment dire la maîtresse qui a su captiver le régent, depuis la saison des glaces jusqu’à la saison des cerises? Je n’en connais point. Quoi qu’il en soit, c’est peut-être le dernier jour: le beau singe n’arrive pas, l’ingrat! La guenon descend tristement, le museau soucieux et tourné vers l’horizon. C’est la paraphrase de la fameuse chanson du temps: Attendez-moi sous l’orme.

 

Il est enfin venu! Mais quelle froideur de part et d’autre! Dans le dernier panneau, où on les voit presque dos à dos, à cheval, lui et elle en costumes du matin exactement semblables, comme il est grave et cérémonieux avec sa queue qui se trahit sous la soie, ses hauts talons et la poudre! Elle, comme elle est triste, sous son tricorne, dans son habit d’amazone! Adieu, mon singe! Adieu, ma guenon! semblent-ils se dire. Les chevaux ont déjà fait leur conversion opposée: «Adieu, singe, va manger la France! Adieu, guenon, va la corrompre!»

– Et le drame est fini.

Jamais caricatures publiées à Londres contre la cour de France, jamais mémoires secrets imprimés à La Haye aux dépens de la compagnie, n’ont poussé si loin que ce chef-d’œuvre de Watteau le mépris pour l’alcôve du régent. Il dut être composé dans ces momens de haine fréquente qui s’élevaient entre Chantilly et les Tuileries. On sait que depuis Henri IV l’impossibilité pour les Condés d’approcher du trône les avait rendus la famille la plus sévèrement attentive aux mœurs de la cour. Les Condés ont toujours été à la dynastie régnante ce que les protestans furent aux catholiques: supérieurs, moins par vertu que par esprit d’opposition.

«Le régent, dit Saint-Simon dans ses mémoires, était curieux de toutes sortes d’arts et de sciences, et, avec infiniment d’esprit, avait eu toute sa vie la faiblesse, si commune à la cour d’Henri II, que Catherine de Médicis avait entre autres mœurs rapportée d’Italie. Il avait tant qu’il avait pu cherché à voir le diable, sans y avoir pu parvenir, à ce qu’il m’a souvent dit, et à voir des choses extraordinaires, et à savoir l’avenir.» (Tome 5, page 121.)

Dépouillons le fait, vrai ou faux, cité par Saint-Simon, de son exagération, pour nous souvenir seulement des connaissances profondes que le duc d’Orléans possédait en chimie. Ces connaissances, rares pour le temps, plus rares chez un prince, commencèrent par le rendre ridicule aux yeux de la cour, et faillirent plus tard, à la mort du dauphin, le faire passer pour un empoisonneur de profession.

La seconde salle du château de Chantilly, peinte par Watteau, est une allusion ironique aux goûts scientifiques du duc d’Orléans, goûts présumés si meurtriers. Toujours sous les traits d’un singe, – les Condés tenaient singulièrement à leur figure allégorique, – ce prince souffle dans des fourneaux, distille des poisons, pèse des venins, et fait des essais à la façon de la Brinvilliers. Aucun talent descriptif n’est assez patient, assez riche, assez vrai, pour caractériser les trésors d’invention mis en œuvre par Watteau dans ces petites scènes, qui sont l’origine et la source de la bonne caricature française.

Après avoir encore traversé deux ou trois salles dans le goût de celles de Versailles, chamarrées d’arabesques d’or, sur les murs, aux plafonds, sur le bois des croisées, sur le bois des portes, nous arrivâmes à la salle des Victoires ou salle des Conquêtes. Inclinez-vous! – Plus bas encore si vous êtes militaire. Ici sont toutes les batailles, c’est-à-dire toutes les victoires du grand Condé.

Tout est pour le grand Condé: cent cinquante pas de toile couverte de gloire! On y a mis jusqu’à sa rébellion contre la cour, jusqu’à sa défaite à Lérida. Ceci est sublime, c’est plus encore, c’est chrétien. En cela, Vandermeulen a été plus éloquent que Bossuet, car Bossuet n’a pas osé parler de cette défaite le grand jour où il dit: «Je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint.»

Il est à remarquer que tout ce qui frappe d’admiration, dans le château, est moins, il faut l’avouer, le fruit d’un amour sincère pour les arts, chez les Condés, que le résultat fortuit d’un heureux concours d’artistes dans la confection du mobilier.

Et cela est si vrai que, si les Condés possèdent un monument remarquable, ce n’est pas une chapelle, une statue, un tombeau: ce monument est une écurie. Leur galerie est belle, mais elle n’est qu’une suite d’événemens personnels à la maison; c’est un portrait de famille, l’histoire à l’huile du grand Condé. Watteau est appelé pour servir une vengeance de courtisans, pour couvrir d’une fresque scandaleuse les murs d’un cabinet. Watteau laisse un chef-d’œuvre: le château avait simplement besoin de meubles et de tapisseries.

Chaque tableau de bataille, haut de dix pieds environ, est divisé en trois parties, dont deux destinées à retracer l’ordre de la bataille et l’engagement; le troisième, à offrir, dans six médaillons qui tournent en collier autour du tableau, la configuration des villes voisines du champ de bataille, les places conquises ou à conquérir durant la campagne, enfin la carte du pays. C’est un singulier effet pour l’œil que ce singulier mélange de lignes géographiques, de cours de fleuves, de plans stratégiques, dépourvus de perspective, au milieu, à côté et tout autour des groupes animés de Vandermeulen; naïveté qui confirme notre opinion émise plus haut sur le goût des Condés, qui se souciaient fort peu de l’art, qui ne tenaient qu’à s’entourer de portraits de famille.

Aucune histoire du grand Condé, aucune histoire du temps, peut-être, ne donne, comme ces tableaux, déjà mentionnés avec exactitude dans la Feste de Chantilly, une idée aussi complète de la manière d’échelonner autrefois une armée, des costumes, des cavaliers et des fantassins, en un mot, de la science militaire d’alors, où la guerre consistait à opposer homme à homme, cheval à cheval, canon à canon, où l’on avait des tentes de velours, où l’on prenait des quartiers d’hiver, où enfin l’art de se battre n’était que l’art de jouer aux échecs; si bien qu’un siége était levé ou repris sans qu’il y eût souvent un coup de fusil tiré de part ni d’autre. Dans les considérations stratégiques de castramétation, les Commentaires de César et un passage de Polybe avaient plus de poids que les boulets. L’art poétique commandait avec le grand Condé sur le Rhin.

Outre les belles et larges notions historiques qu’on puise dans l’examen de ces tableaux, l’esprit est émerveillé du dessin et de la couleur que Vandermeulen a prodigués aux différentes batailles. Malgré le vif éblouissant de l’outre-mer et la dégradation de quelques teintes, notre époque ne peut citer aucun peintre aussi consciencieux dans ses effets, aussi local pour la couleur. Vernet ne fait pas mieux les chevaux; Petitot n’a pas mieux réussi dans la miniature. De près et de loin, Vandermeulen est un grand peintre.

En continuant la revue des appartements, je fus frappé du contraste de la salle des Victoires du grand Condé avec les salles consacrées à rappeler les victoires de ses descendants. L’une déroule, sous le pinceau de Vandermeulen, les plus beaux faits d’armes du grand règne; les autres n’offrent que des bois de cerfs, très-artistement empilés, et portant chacun la date de leur prise de possession. Il y a là de l’illustration pour sept ou huit Condés au moins et de quoi faire quatre mille manches de couteaux.

– Vous ne sauriez croire, monsieur, me dit le cadet de Chantilly, qui n’avait pas osé interrompre mon admiration, quelle passion ont toujours eue les Condés pour la chasse. La plupart en sont morts; quelques-uns en ont été ridicules.

A la Saint-Hubert, illustre et vénéré patron des chasseurs, on célébrait ici la messe des chiens, afin d’attirer sur eux, sur les chiens, l’adresse et le flair, si nécessaires au meurtre du gibier. Cette chronique, monsieur, n’est pas une impiété: c’est un fait. La chapelle était parée comme aux grands jours; c’était fête au chenil. Des fleurs étaient répandues sur les saintes dalles, des fleurs jonchaient le chenil. Vous que le rapprochement offense, vous n’apprendrez pas sans étonnement que le chenil du château de Chantilly est composé d’une aile entière de la seconde cour circulaire.

A la Saint-Hubert donc, selon l’antique usage, et avant même les Montmorency, le plus vieux gentilhomme, monté sur le plus vieux cheval, suivi du plus vieux chien, accompagné du plus vieux piqueur, ouvrait la marche religieuse des chiens se rendant à la messe.

Il est inutile de dire que ce jour-là le peigne, la brosse et l’éponge donnaient au poil tout le lustre de l’étiquette, et que les queues et les oreilles adoptaient la forme la plus grave, la plus analogue à la sainteté de la cérémonie. Les remontrances et l’eau de savon venaient à bout des plus rebelles. A défaut, la diète pour les uns, un excellent déjeuner pour les autres, répondaient de la décence de tous. L’hypocrisie se glissait parfois dans la tenue de quelques-uns; mais il faut bien pardonner ce vice, surtout lorsqu’on l’exige.

Dans l’ordre du cortége du chenil à la chapelle:

Venaient d’abord les grands dignitaires du chenil, le ban et l’arrière-ban des bouledogues d’Allemagne, à la tête ronde, aux oreilles coupées, au collier hérissé de pointes de fer. Chanoines de l’ordre.

Suivaient les bouledogues d’Angleterre, joufflus et ridés, grande espèce. Aumôniers.

Suivaient les grands lévriers à poil ras, aux jambes peureuses, au ventre affamé, au museau de fouine; – enfans de chœur; les grands lévriers à poil long, métis du grand lévrier et de l’épagneul: bon œil, pas d’odorat, moitié de courtisans;

Suivis des lévriers de la moyenne espèce.

En sixième ordre, et perdant beaucoup à cause du voisinage des lévriers, arrivaient pesamment, comme des présidens de cour de cassation, la députation des braques: grande gravité d’oreilles.

Puis les limiers, chiens muets, ressemblant aux braques comme les huissiers aux présidens: oreilles plus épaisses, courte queue.

Puis les bassets, originaires de la Flandre et de l’Artois, la terreur des blaireaux, et qui répondent au cri de coule, coule, bassets!

Puis les chiens couchans d’Espagne, qui chassent du haut nez, et piquent la sonnette.

Puis encore des lévriers charnaigres, qui bondissent; des lévriers harpés, sans ventre; des lévriers nobles, au râble large; des lévriers gigotés, aux os éloignés; des lévriers nobles, de longue encolure; des lévriers œuvrés, au palais noir.

Après se pressaient les chiens courans de race royale ou chiens français; les chiens de race commune, baubis et bigles.

Enfin, vaste état-major du chenil, on voyait les chiens allans, les chiens trouvans, les chiens batteurs, les chiens babillards, les chiens menteurs, les chiens vicieux, les chiens sages, les chiens de tête et d’entreprise, les chiens corneaux, clabauds; les chiens de change, armés, belle gorge, butés.

Et après tout, la populace des chiens, les mâtins sans origine connue, dont la vaste nomenclature aurait fait reculer la plume patiemment éloquente de Buffon.

Introduits, dans le même ordre, au centre de la chapelle, on les arrangeait de front, d’après l’âge ou le mérite, devant le tableau de saint Hubert, exposé sur le maître-autel; saint Hubert, je l’ai déjà dit, patron des chasseurs et des chiens; personnage qui répond à saint Donin, patron des chasseurs italiens, et à saint Denis, patron des chasseurs provençaux.

Et quand les chiens avaient pris leur place, aussi respectueusement que possible, l’aumônier du château commençait le sacrifice de la messe, sous l’invocation de saint Hubert.

Rien n’était omis dans la liturgie. Il n’y a pas encore eu de Luther parmi les animaux.

Et quand le sacrifice, sous les deux espèces, était consommé, l’aumônier montait en chaire, et prononçait le panégyrique du grand saint dont on allait fêter la journée. Malheur au bouledogue qui eût bâillé à l’exorde! malheur au lévrier charnaigre qui eût dormi sur ses pattes au second point!

Cette cérémonie religieuse, que nous nous serions bien gardés d’imaginer, n’était pas plus une impiété pour ceux qui s’y prêtaient qu’elle n’en doit être une pour nous, qui la rapportons avec la même innocence d’esprit. Elle avait d’ailleurs un but: c’était de prier le ciel d’éloigner des chiens la gale, le flux de sang, les vers, le mal d’oreille, les crevasses, les morsures de serpens, les piqûres de plantes vénéneuses, les blessures du sanglier, et surtout la rage.

Il est vrai que, sans être casuiste profond, on reconnaissait dans cette sollicitude religieuse pour les chiens moins le désir abstrait de leur conservation que celui de ne pas perdre des animaux dont quelques-uns ne s’élevaient pas à moins de cent louis d’or. Je parle de ceux qui, par un soin particulier des gardes, n’avaient jamais compromis leur nationalité danoise, ou anglaise, ou royale, avec une nationalité de basse-cour, quelle que fût l’ardeur de la saison, quel que fût le charme irrésistible de la séduction. Aussi les chiens et les chiennes nobles ainsi conservés étaient enregistrés, à leur naissance, à l’état civil du chenil; leur accouplement y était inscrit, leur mort également. C’était là leur livre de noblesse, leur livre d’or; quelques-uns même ont eu leurs poètes et leur Panthéon. La Deshoulières ne les oubliait pas dans ses tragédies. Les curieux qu’un doux loisir amènera à Chantilly verront dans le cabinet d’histoire naturelle du château un chien sous verre. Le votif animal est exposé, non en souvenir de sa grâce ou de sa force, il est très-laid et très-chétif, mais en mémoire d’un service éminent qu’il rendit à son maître. Un chasseur allait être blessé par un sanglier; le chien se jeta entre son maître et l’animal furieux. Dans la lutte, le chien et le sanglier moururent; le chasseur fut sauvé. C’était monseigneur le prince de Condé, le grand Condé! ce trait-là n’est pas dans son histoire. Bossuet le funèbre, qui était fils d’un vacher, n’aurait pas dû oublier ce chien dans son oraison.

 

Cette puérilité d’aristocratie s’étendait partout, les carpes des étangs avaient aussi leur âge connu, les cerfs et les chiens leur parchemin; jusqu’aux arbres, jusqu’aux tilleuls! les tilleuls ont leur extrait de naissance au château. Il est étonnant que les chênes n’aient pas été faits ducs, et les hêtres marquis.

Je n’ai pas le courage de rire de cette manie de tout anoblir, quand je songe aux révolutions qui ont passé sur les châteaux et qui les ont guillotinés aussi bien que leurs possesseurs. Il va sans dire que les maîtres ont dû souffrir l’exil et la mort. Les révolutions ne sont pas faites pour s’attendrir; elles sont faites pour marcher. Mais les pierres? on les a pilées; les vases de marbre de Médicis? on les a broyés; on a jeté de la boue dans les étangs; on a scié les arbres séculaires des Montmorency jusqu’à la racine. En juillet 1830, par une manière étrange d’entendre le respect dû à la propriété, des hommes venus de Paris ont tué en quelques jours tout le gibier de la forêt de Chantilly. Cerfs, biches, daims, sangliers ont été assommés, jetés dans des charrettes et ramenés à la capitale. Le chevreuil s’est vendu quatre sous la livre à la Vallée; et il y a en France des inspecteurs des eaux et forêts payés 20,000 fr. par an.

Aussi, pendant une excursion d’un mois à travers la forêt, j’ai vu pour tout gibier un papillon blanc.

Quant aux chiens, et pour y revenir une dernière fois, voici quelle a été leur affreuse destinée. A la mort du dernier des Condés, ils ont été vendus par lots à des bouchers de Poissy; quelques-uns aux écorcheurs de Montfaucon. – Eux qui avaient jadis une messe en musique!

Après avoir écouté l’histoire d’une fête donnée à Chantilly, sous le Grand Condé, à un fils de Louis XIV, il ne sera pas sans intérêt pour vous, dis-je à mon compagnon, d’apprendre comment, un siècle après, un descendant du même Condé fut traité dans son propre château, au retour d’une campagne heureusement terminée. Un siècle d’intervalle a singulièrement changé les mœurs des propriétaires féodaux du palais de Chantilly, quoiqu’on soit encore à vingt-six ans de distance de la grande révolution. Entre les rangs de la noblesse, la bourgeoisie s’est glissée. Elle est aussi de la fête: elle a son couvert à table, et sa place au bal.

Assis tous deux dans l’une des salles du château, nous lûmes, mon compagnon et moi, la relation fidèle que je transcris.

LE TRIOMPHE DE CHANTILLY,
Ou Lettre de M. QUIN à M*** sur les fêtes qu’on y a données depuis trois mois

Ces fêtes furent données à l’occasion de la jonction qu’opéra le corps d’armée du prince de Condé, avec celui de (1762?) Hesse.

Il y eut deux fêtes, celle du 26 septembre et celle du 27 novembre suivant.

Celle du 26 septembre est ainsi racontée; il est dit d’abord que les ordonnateurs furent: M. de Belleval, ancien capitaine au régiment de Bretagne, lieutenant de la capitainerie royale d’Halate, gouverneur et capitaine des chasses de Chantilly; et M. Peyrard, principal concierge du château, versé dans le goût des grandes fêtes et de leurs décorations, par un long usage sous S.A.S. feu monseigneur le duc.

«La journée du 26 septembre fut ouverte par une décharge de vingt-quatre pièces de canon du château, le Te Deum, à cinq heures du soir, chanté dans l’élégante église de Chantilly, conformément au mandement de M. l’évêque de Senlis, par la musique de la cathédrale, avec une affluence de spectateurs de tous les rangs, invités, ou rassemblés par leur curiosité de toutes les parties du canton.

»Les personnes de distinction reçues d’abord avec toutes les grâces possibles chez M. de Belleval, par madame de Franclieu, sa fille; les dames conduites à l’église par autant d’hommes, entre deux haies des gardes-chasse de S.A.S. en uniforme, placées et rangées avec le plus grand ordre, furent prises après le Te Deum dans les carrosses du prince pour être menées au palais d’Oronthée, qui était décoré d’une grande quantité de lustres et de lumières pour le bal.

»Pendant le Te Deum on fit plusieurs décharges d’artillerie et de mousqueterie.

»Sur les dix heures, la compagnie se rendit au château, d’où elle vit tirer un feu d’artifice sur le beau fossé qui borde le petit château, avec continuelle musique dans les îles et plusieurs barques revêtues de lanternes coloriées, qui voltigeaient régulièrement dans toutes les parties du fossé.

»Accès ouvert à tous les étrangers qui ont voulu se faire connaître par leurs noms.

»Dans une des salles du château, un souper splendide, de plus de quatre-vingts couverts, pour les dames de distinction, entre lesquelles on comptait madame la princesse de Robec, madame la duchesse de Rohan, et MM. d’Estissac, qui étaient venus de Liancourt pour prendre part au divertissement; les dames étaient servies par les messieurs, et dans une autre salle il y avait une table pour les hommes, qui n’avaient pu manger avec les dames; deux autres tables, l’une de deux cents couverts dans l’Orangerie, pour les bourgeois de Chantilly et des environs, et l’autre de cent couverts dans le pavillon des étuves, qui termine la galerie des cerfs, pour l’équipage de S.A.S. et toute sa livrée.

»Décharge de l’artillerie, fanfares, harmonie de tous les instrumens pendant les santés.

»Après le souper, un second feu d’artifice pour servir de couronnement au dessert.

»Trois bals ensuite: l’un pour les personnes de distinction dans le grand salon du palais d’Oronthée; le second dans le petit salon du même palais, pour la bourgeoisie, et le troisième dans la galerie des cerfs, pour le peuple, à qui on distribua une abondance de vins et de toutes sortes de vivres.»

La seconde fête, à laquelle assista le prince en personne, honneur qu’il ne put faire à la première, étant encore à l’armée, eut lieu le 27 novembre. Quoique le prince eût désiré rentrer sans faste dans son château, il fut reçu de la manière qu’on va voir. Le même historiographe poursuit:

«Rien n’est impossible au zèle. M. de Belleval et M. Peyrard se consultent, ils ne sont pas effrayés de se trouver resserrés dans l’espace d’un seul jour. Ils imaginent une fête moitié militaire et moitié champêtre, pour laquelle il faut convenir qu’entre tous les lieux du monde Chantilly a les plus riches et les plus promptes ressources. Ils veulent aussi qu’elle paraisse un peu littéraire: M. l’abbé Prévost, qui passe une partie de l’année dans le canton, attaché à sa retraite par la beauté du séjour, par le plan de ses études (il compose actuellement l’histoire de la maison de Condé et de Conty), et sans aucun doute encore plus par les témoignages particuliers dont S.A.S. l’honore, est prié de le complimenter à son arrivée; il accepte avec empressement l’honorable invitation.