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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

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Comme un doux contraste à ces nobles fiertés de femme, il faut encore rapporter la délicate conduite de la duchesse de Guercheville, belle châtelaine de La Roche-Guyon, où Henri IV allait souvent se délasser du poids des affaires. Un jour que le galant monarque insistait avec beaucoup de chaleur auprès de la duchesse pour en obtenir une faveur qu’on lui faisait moins soupirer à quelques lieues de là, à Mantes, où furent tour à tour Gabrielle et Claudine de Beauvilliers, il reçut pour réponse ces paroles bien sensées et bien dites: – «Non, sire, jamais; je ne suis pas d’assez bonne maison pour être votre femme; mais je suis de trop bonne maison pour être votre maîtresse.» A quoi on assure que le roi répondit: «Eh bien! madame, puisque vous êtes véritablement dame d’honneur, vous le serez de la reine.» Le roi tint parole à la duchesse, qui allait coucher de l’autre côté de l’eau quand Henri IV venait passer la nuit à La Roche-Guyon.

Est-ce que tout cela n’est pas de l’histoire, et de l’histoire grandement nationale, prise au cœur du pays, intéressante pour ceux à qui nos vieilles mœurs offrent un charme incomparable, et pour ceux qui veulent savoir par quels efforts chaque pouce du sol français a été conquis, possédé, fertilisé, agrandi, défendu, régi, civilisé? Les châteaux sont les bornes militaires de la route des événemens.

Une grosse tour, de profonds et larges fossés, deux anciens bâtimens autrefois liés à l’habitation principale, des ruines, des débris de chapelle, tels sont les morceaux précieux de Boissy-le-Châtel, château fort du onzième siècle. Boissy-le-Châtel offre quelque chose de plus remarquable encore que l’ogive de ses ouvertures, preuves incontestables de son âge, et que sa tour, sa chapelle et ses débris; c’est un propriétaire qui n’a pas scié son château en trois traits, pour vendre le onzième siècle au poids du plomb de gouttières. Homme de goût, il a fait relever les parties de Boissy susceptibles d’être réparées, et il a entouré d’un riant paysage ce grand aïeul de pierre.

Nous n’aurons pas de lacune entre le onzième et le douzième siècle, si nous faisons succéder à Boissy-le-Châtel, Bruyères-le-Châtel, élevé vers la fin du douzième siècle dans le voisinage d’Arpajon. Comme un chevalier qui n’a pas perdu la vie dans un combat inégal, mais ses armes, Bruyères-le-Châtel n’a plus autour de lui les fortifications dont il était bardé jadis. Le château est resté debout sans sa cotte de mailles, sa cuirasse et son casque: il est tout nu. Du haut d’un tertre il regarde le village auquel il a donné son nom, et que Louis IX érigea en baronnie en faveur de Jean de Poissy, vers 1260. Jusqu’à la révolution, l’ameublement austère de la pièce occupée par le saint roi avait été conservé avec une piété héréditaire par les divers possesseurs du château. On y voyait quelques-unes des saintes reliques par lui rapportées de la Palestine, cette terre si mortelle à sa croisade et à son dévouement, des siéges de bois et la couchette au bord de laquelle il avait l’habitude de s’asseoir après son repas, selon son candide chroniqueur, le sire de Joinville. Quoique ces souvenirs aient disparu dans la commotion révolutionnaire, on a encore quelque joie à visiter cet appartement, dont les ornemens n’ont pas été grattés par les griffes du tigre. Le chiffre de saint Louis s’y voit encore.

Voici une autre large assise historique à étayer pour s’élever à l’intelligence exacte du treizième et du quatorzième siècle. L’herbe et le sable la cachent; mais ôtez le sable et l’herbe, et le formidable château de Clisson montera dans la nue. Clisson a vu les croisades; les murailles, les tours et les fortifications sarrazines de Saint-Jean d’Acre et de Damiette ont servi de modèle à ses tours et à ses murailles. L’architecture orientale, transportée en France à la suite des croisades, est la conquête la moins contestée de ces pieuses migrations.

Derrière ces murs de seize pieds d’épaisseur, il y eut bien des trahisons tressées à des douleurs et à des fêtes. Là vinrent, pensèrent et agirent Philippe-Auguste, Louis IX, Blanche de Castille sa mère, Louis XI, Charles VIII, Louis XII, François Ier, la reine Éléonore et Charles IX. – Que de siéges expirèrent de découragement au pied de ces murs de granit aiguisés comme des tranchans de hache, s’offrant de profil à l’attaque, s’effaçant aux flèches comme aux boulets, sabrant l’air à angles droits!

Olivier Ier, sire de Clisson, le fit bâtir sur l’emplacement de celui qu’avaient occupé ses ancêtres; lequel n’avait été que la réédification d’un autre château fort, érigé dans le Bas-Empire et dévasté par les invasions normandes entre le neuvième et le dixième siècle.

Clisson, c’est un labyrinthe dans un autre labyrinthe, dans un pays de forêts, de rivières et de marais; c’est un serpent qui se replie trois ou quatre fois sur lui-même, et dont la tête finit par ne plus trouver la queue. Il n’avait qu’une porte, comme l’enfer; mais des souterrains sans nombre, double enceinte de murailles, cuirasse de pierre sur cuirasse de pierre, triple fossé; après un pont un autre pont, après un second un troisième; des voûtes sombres et des passages éclairés suspendus entre deux précipices; et après ces noirs fossés, ces poternes béantes, ces herses, ces ponts-levis, après ce fer et ce granit, il étreignait un duc de Bretagne incrusté au cœur de ce noyau.

Par la fatale intervention des Anglais dans les guerres des ducs de Bretagne avec les familles puissantes de cette contrée, on s’explique l’influence qu’ils eurent plus tard en France. Quand ce n’étaient pas les uns qui appelaient les Anglais à trancher le nœud de quelque sanglante prétention, c’étaient les autres; et les uns et les autres ne prévoyaient pas le mal qu’ils préparaient à Charles VII et à ses successeurs par ces alliances funestes. Jean IV, duc de Bretagne, introduit les Anglais en France pour combattre Clisson et lui prendre son château; Clisson, de son côté, se met au service du roi de France, Charles V, qui le nomme connétable et l’aide à repousser Jean IV et les Anglais. Et voilà deux grands rois, deux grands peuples, acharnés l’un contre l’autre pour une mauvaise querelle de fief, pour un tas de pierre arrondi en baronnie. Naisse vite Anne! Anne, la noble Bretonne, qui mit la Bretagne dans le lit de la France!

Confisqué par Jean V, duc de Bretagne, le château de Clisson fut détaché de la famille de ce nom pour être donné soixante ans après par le duc François II à François d’Avaugour, son fils naturel. Il passa, par extinction de race, au prince Rohan de Soubise, puis au domaine de l’état en 1791, enfin à la caisse d’amortissement, qui le vendit en 1807. – La caisse d’amortissement, c’est le ministère de la bande noire.

Chinon est en ruines! La première mention historique qu’on en trouve date du siége que soutint ce château en 462, contre Agidius Afranius, général romain. Chinon résista: jusqu’à la défaite d’Alaric, il demeura en la possession des Visigoths; Clovis le recueillit comme un butin de la victoire. Charles-le-Simple mort, il passa à Thibault-le-Vieux, comte de Blois et de Tours, regardé comme le véritable fondateur du château de Chinon par les additions considérables qu’il y fit. Les ruines actuelles sont celles du Chinon rebâti par le comte de Blois; l’archéologie et l’histoire étant d’accord sur l’authenticité de cette date de reconstruction du château, plus certaine de beaucoup que toutes les dates antérieures, nous avons dû nous en servir comme d’un point de départ incontestable, et placer Chinon sous la race capétienne. En 1096, le pape Urbain II y rendit la liberté à Godefroy-le-Barbu, que son frère Foulques-le-Rechin y retenait prisonnier depuis vingt ans; car il n’était de si beau château qui n’eût sa prison, ses chaînes de fer, ses souterrains pavés de pointes et ses oubliettes. Ceci désenchante l’imagination; pourtant on admettra la funeste opportunité de ces destinations, si on n’a pas oublié, comme je l’ai dit plus haut, que le château renfermait tout le système social rémunérateur et pénitentiaire. Quand il n’y avait ni maisons de détention, ni bagnes, il fallait bien que la justice eût ses lieux de punition: les prisons étaient dans les souterrains des châteaux.

Chinon fut le tombeau d’Henri II, roi d’Angleterre, qui en avait hérité des comtes d’Anjou, ses ancêtres. Il y mourut de tristesse. Mourir de tristesse dans un château sur la Loire! il faut être roi.

Mais la plus grave illustration du château de Chinon est sans contredit celle qu’il a reçue du séjour du grand maître du Temple, Jacques Molay, et des chevaliers de cet ordre. Ils y furent interrogés sur les prétendus crimes dont on les accusait par les cardinaux Béranger, Étienne et Landulphe, d’après le commandement de Philippe-le-Bel et le consentement un peu forcé du pape Clément V. – On voit encore les salles voûtées où s’entama ce procès mystérieux, qui eut pour accusateur un roi, pour témoin un roi, pour juge un roi. Et toujours le même roi: Philippe-le-Bel!

A Chinon reviendrait la solennelle élégie des Templiers, de ces hommes dans l’âme desquels l’esprit d’association s’était divinisé; dont le génie, tout de zèle, d’activité, de piété tolérante, de courage et d’ambition, tempéré par le sage emploi des richesses, aurait conçu, à diverses époques de la société, et selon ses besoins, la Ligue Anséatique ou la compagnie des Indes. Neuf gentilshommes fondent cet ordre au milieu de la poussière d’un grand chemin; nobles, braves, pieux, ils défendent les avenues de la cité sainte; ils en écartent les pierres au pied des pèlerins, et les Arabes aux convois des croisés. Soldats le jour, garde-malades la nuit, ils se servent de la même main pour brandir la lance et pour porter le breuvage au blessé. Un pape remarque leur piété, et aussitôt il leur jette un manteau blanc sur les épaules et leur peint une croix rouge à l’endroit du cœur. Désormais les Turcomans les verront de plus loin; leur dévouement sera plus en péril. Que leur importe? la jeune et meilleure noblesse d’Europe se rallie à leur discipline; un premier baron d’Aragon leur donne la cité de Borgia, avec ses tours crénelées et ses fossés pleins d’eau; et saint Bernard dit d’eux: A l’approche du combat, ils s’arment de foi au dedans et de fer au dehors. Quand Saladin chasse de Jérusalem les premiers croisés, dont la ville sainte était la conquête, les Templiers retournent en Europe sur des chameaux chargés d’or, fruit de quatre-vingt-huit ans de legs pieux, de donations et de bénéfices de leurs commanderies. Ces richesses, immenses à la vérité pour l’époque, paraissent si légitimement acquises au grand maître, qu’il court les déposer à Paris, dans leur maison du Temple. L’œil louche de Philippe-le-Bel suit le convoi à travers les rues. Qui tuerait les possesseurs, pense le roi, aurait le trésor: pour les tuer, il faut leur trouver des crimes. D’abord on les dépopularisera en publiant partout que la gloire du siége de Rhodes appartient aux chevaliers de Saint-Jean, où, du reste, les chevaliers du Temple n’ont pas été appelés à combattre. Ensuite on dira qu’ils boivent beaucoup! Comme si l’ivrognerie pouvait être un des statuts d’un ordre quelconque. Enfin on les torturera; le crime se trouvera de lui-même dans les souffrances.

 

«Le pape ordonna qu’on lui amenât le grand maître, les grands prieurs, et les principaux commandeurs de France, d’outre-mer, de Normandie, d’Aquitaine et de Poitou. Nous avons ordonné, dit-il dans une autre de ses bulles, qu’on les traduisît à Poitiers; mais quelques-uns d’eux étant demeurés à Chinon en Touraine, en sorte qu’ils ne pouvaient aller à cheval, ni être amenés en quelque manière que ce fût, nous avons commis pour cette information les cardinaux, etc.»

Ce bon pape ignorait que lorsqu’on broie les genoux aux hommes, ils ne marchent plus d’ordinaire. Torturés à Chinon, le grand maître et les commandeurs n’avaient guère la force d’aller à Poitiers pour y être condamnés, et de Poitiers à Paris pour y être brûlés.

Ce bon Clément V était presque aussi simple que Philippe-le-Bel, qui se laissa mourir quarante jours après le supplice de Jacques Molay. A quoi pensait-il donc?

Chinon est la vaste toile du XIVe siècle, que j’engage à conserver pour le Musée nouveau.

Il existe en France une province qu’on n’admirera jamais assez: parfumée comme l’Italie, fleurie comme les rives du Guadalquivir, et belle en outre de sa physionomie particulière; toute française, ayant toujours été française, contrairement à nos provinces du nord, abâtardies par le contact allemand, et à nos provinces du midi, qui ont vécu en concubinage avec les Maures, les Espagnols et tous les peuples qui en ont voulu. Cette province, pure, chaste, brave et loyale, c’est la Touraine. La France historique est là. L’Auvergne est l’Auvergne; le Languedoc n’est que le Languedoc, mais la Touraine est la France; et le fleuve le plus national pour nous, c’est la Loire, qui arrose la Touraine.

Dès lors on doit moins s’étonner de la quantité de monumens enfermés dans les départemens qui ont pris le nom et les dérivations du nom de la Loire. A chaque pas que l’on fait dans ce pays d’enchantement on découvre un tableau dont une rivière est la bordure, ou un ovale tranquille qui réfléchit dans ses profondeurs liquides un château, ses tourelles, ses bois ou ses eaux jaillissantes. Il était naturel que là où vivait de préférence la royauté, où elle établit si long-temps sa cour, vinssent se grouper les hautes fortunes, les distinctions de race et de mérite, et qu’elles y élevassent des palais grands comme elles.

Penché sur un coteau qui descend vers la Loire, le château d’Ussé prolonge l’ombre de ses gigantesques murailles sur les claires eaux de l’Indre. Il regarde Tours et Saumur à travers le rideau sombre de forêts dont il est entouré. Mais le murmure des fontaines qui écument à ses pieds, les mille voix harmonieuses des oiseaux et du vent, concert éternel suspendu sur deux rives jalouses de le balancer, n’ont retenu aucun souvenir de ses premiers jours de splendeur. Si l’architecture d’Ussé remonte au Xe siècle, aucun fait ne colore cette date sans relief et n’autorise à placer ce château sur une ligne historique aussi haute. Grâce au nom que porte la plus grosse tour, la tour Gauville, il est permis à la tradition de croire que ce nom était celui d’un ancien seigneur, maître de cette superbe résidence. Ussé d’ailleurs embarrasserait beaucoup le collecteur de monumens, obligé de le classer dans le musée archéologique où il méritait d’obtenir une place, et une des premières par ses dimensions, encore plus que par les événemens dont il fut témoin. Tous les Gelduin de Saumur, premier et deuxième du nom, seigneurs d’Ussé, tous les Jacques d’Espinay, possesseurs du château, depuis la fin du XVe siècle jusqu’à la fin du XVIe, fondateurs de chapelle et de collégiale, tous les sires de Rieux seigneurs de Rochefort et d’Ancenis, tous les Bernin de Valentinay, sauf celui qui s’anoblit une seconde fois en épousant Jeanne-Françoise, fille aînée du maréchal de Vauban, n’excitent, ni ensemble ni isolément, le moindre intérêt historique. Sans Vauban, qui dans ses rudes loisirs le nuança d’une teinte militaire assez peu en rapport du reste avec les travaux primitifs, le château d’Ussé désespérerait par sa nullité. C’est le roi fainéant des châteaux, et un roi fainéant sans maire du palais. Heureux les peuples, s’écrie Montesquieu, dont l’histoire se réduit à quelques pages! Heureux les peuples, sans doute; mais les historiens?

Désespérés comme nous et avant nous, ce qui nous console un peu, de n’avoir rien à remarquer dans le château d’Ussé, quelques chroniqueurs ont imaginé, après des recherches louables, de faire passer dans ces murs si vides d’intérêt les aventures de la dame aux belles cousines et du petit Jehan de Saintré. Nous souhaiterions bien, pour notre part, que l’enfant d’honneur du roi Jean de France, et fils aîné au seigneur de Saintré en Touraine, très-gracieux jouvencel, sur qui à la parfin s’arrêta l’amour de la dame aux belles cousines, un jour où il regardait bas en la cour les joueux de paulmes jouer; nous souhaiterions bien que cet enfant, piteusement empêché durant quatre jours pour dire à la dame des belles cousines, qui il aimait, eût vécu dans le château d’Ussé; car nous rappellerions, pour animer un peu ces pierres mortes, comment le gracieux Jehan de Saintré, devenu le chevalier de la dame, en reçut pour première et gentille instruction, ces commandemens-ci: «Je veuil et commande, que tous les matins quant vous leverez, et tous les soirs quant vous coucherez, vous vous seigniez en faisant le signe de la croix bien parfaitement.» Ajoutant: «Mon amy, je vous donne cette bourse telle qu’elle est, et douze escuz qui sont dedans. Si veuil que les couleurs dont elle est faite et les lettres entrelacées, doresnavant pour l’amour de moy, vous porterez et les douze escuz vous les employez en pourpoint de damas ou de satin cramoysi et deux paires de fines chausses, les unes de fine écarlate et les autres de fine brunette de Sainct-Lo.» Et chacun sait, sans qu’il soit besoin de le dire, comment de cadeaux brodés en sages conseils, de chausses d’écarlate en tendres soupirs, cet amour de velours et de satin, entre le mignon Saintré et la blanche dame aux belles cousines, dura d’abord trois ans. Après quoi il fut dit à Jehan: «Ores quant je voudray parler à vous ou vous à moy, nous ferons nos deux seignaulx ainsi que est dit; et lors viendrez, et ouvrerez l’huys de mon préau, quant vous verrez que je m’en seray par nuict retournée en ma chambre; et veez-cy la clef. Et là parlerons et deviserons ensemble à nos plaisirs et lyesses.» Et l’enfant et la dame devisèrent tant dans cette chambre, «qu’elle en le baisant très-doulcement, lui dit: Je vous ai fait nommer escuyer tranchant du roi, et vous baille cent soixante escuz pour avoir un cheval et aultres choses nécessaires. Puis lui et elle se dirent: Adieu, mon espoir! et adieu, ma dame!»

Que le château d’Ussé jaillirait plein de jeunesse et de fraîcheur du fond de ces ténèbres, si nous retrouvions la chambre où la dame aux belles cousines, ayant à ses pieds le joli Saintré, lui parla ainsi en plorant sur ses beaux cheveux: «Vous allez combattre; mais, mon amy, vous estes jeune d’aage, et si n’êtes pas des plus grands ne puissans de corps, pour ce ne devez nuls douter; car il est advenu que souvent le plus faible a desconfit le plus fort; à ce métier les gens combattent et Dieu donne la victoire à qui luy playt. Lors print congé d’elle et pour ung amoureux baiser, dix, quinze ou vingt rendus et à Dieu soyez!»

Ensuite, du haut des tourelles, debout auprès de la dame aux belles cousines, nous poursuivrions notre jouvencel aux passes d’armes de Perpignan, où il parut en présence de toute la cour, «sur un très-bel et fringant destrier, qui à son chief portait ung chauffrain d’acier à trois grands plumes à façon d’austrusse, et à ses trois couleurs très-richement brodées.» Vainqueur à la hache et à la lance, Saintré soupe avec le roi et quitte l’Espagne pour rentrer en France chargé d’honneurs et de présens. «Le roi envoya deux beaulx genetz de l’Andeloisie, une très-belle coupe et une aiguière d’or, trente marcs de tasses bien dorées et cinquante marcs de vaisselle de cuisine bien belle. Don Frederich de Lune lui envoya douze très-belles et grosses arbalettes d’acier et douze brigandines; et messire Arnault de Pareilles lui envoya ung More noir très-richement habillé, armé tout à la morisque; et messire François de Moncade une très-belle espée garnie d’or tout esmaillée de blanc, et encore ung Turcq, sa femme et ses enfans, très-grands ouvriers de fil d’or et de soye. Des aultres dames et damoyselles de la court n’y eut celle qui ne luy donnast chemises brodées d’or et de soye, arcandolle à gants brodez; mist oyselletz de Chippre et tant d’autres odorifiques odeurs.»

Qui ne connaît la triste mésaventure amoureuse du pauvre et valeureux Saintré, à son retour en France, et comment il fut supplanté pendant son absence, dans le cœur de la dame aux belles cousines, par Damp Abbez? Saintré se vengea. Il prit la dame par le toupet de son atour et haulsa la paulme pour lui donner une couple de soufflets; mais à ce coup se retint, se contentant de percer de sa dague la langue et les deux joues de Damp Abbez (de monsieur l’abbé).

Il ne manque à cette histoire que le degré d’authenticité nécessaire pour faire sortir de l’insignifiance de sa première époque le magnifique château d’Ussé, histoire ravissante de détails de mœurs, délicate et nette comme les dessins gravés autour d’un beau verre de cristal, et jugée trop sévèrement, selon nous, par le chroniqueur de la Touraine J. L. Chalmel. «Quoique Saintré, écrit-il, fût effectivement né sur la rive opposée de la Loire, nous ignorons comment on prétendrait chercher quelque air de vérité dans des faits entièrement fabuleux.» Un peintre, M. Noël, répond au comment inflexible de l’historien, en faisant observer qu’Ussé pourrait bien avoir été le château des seigneurs de Saintré, et Turpenay, abbaye voisine, celle où s’était retirée, après sa si grave infidélité, la dame des belles cousines, à cause du rôle que la famille des Saintré avait joué en Touraine, et des exploits bien réels de Jehan de Saintré, accomplis à côté du maréchal de Boucicaut.

Nous ne déciderons pas entre tous ces témoignages, et nous ne verrons d’historiquement vrai à rattacher à ce château que le séjour de Vauban, dont la fille, nous l’avons déjà dit plus haut, épousa Bernin de Valentinay, contrôleur-général des finances.

Le nom de Vauban est si sonore à nommer, même après celui de Louis XIV, il arme si soudainement l’esprit de fortifications, de redoutes, de ponts, de créneaux, que l’imagination la moins prompte admet sans peine pour Ussé la nécessité d’un ameublement analogue au caractère de l’homme qui l’habita. Les superbes terrasses aplanies par lui attendent des canons. A défaut d’une place chronologique précise, Ussé recevrait une destination toute militaire; l’armure serait complète. Dehors les bastions, les pièces de siége, les redoutes; dedans, les armes portatives de toutes les époques; les cottes de mailles des chevaliers seraient appendues au mur, à côté des épées de Fontenoy et des carabines de Friedland. Ce serait un modèle de la France telle qu’elle s’est trouvée armée au dedans et au dehors, depuis le roi Jean jusqu’au roi Louis-Philippe. Nous avons blâmé l’entassement; mais on ferait une exception en faveur d’Ussé, dont la destination nouvelle répondrait à ce qu’il a tout à la fois d’incertain, de redoutable, d’antique et de moderne.

Le château d’Ussé est aujourd’hui la propriété de M. le duc de Duras, qui le laisse tomber en ruines.

 

De tout travail un peu creusé naissent de petits bénéfices de hasard dont la propriété n’est à personne; ils appartiennent à la bêche au bout de laquelle ils se sont rencontrés. A force d’assister par la pensée aux transmigrations des châteaux, une observation est née pour nous. C’est que bien avant la fin du règne de Louis XIV les grandes propriétés seigneuriales étaient passées sans secousse, par l’unique effet de l’oscillation des fortunes privées, des familles titrées aux familles d’argent. Law, l’agiotage, la dépravation de la régence ont pu être surabondamment des causes auxiliaires de ce déplacement; mais évidemment pour nous la vraie cause est plus haut. J’ai remarqué, ou peut-être me suis-je souvenu d’une remarque faite par d’autres, que, depuis plus de six cents ans, les châteaux avaient été acquis, dans une proportion d’un sur trois, par des contrôleurs-généraux, des financiers et des banquiers, titres de professions ou de charges analogues selon les temps. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples entre de fort nombreux, le château de Semblançay, bâti en 993, par Foulques de Nerra, pour tenir la ville de Tours en respect, devint, sous François Ier, la propriété de Jacques Fournie de Beaune, surintendant des finances de ce monarque. On n’apprendra à personne que ce Fournier de Beaune fut ce seigneur de Semblançay, moins connu par les crimes de malversation dont il fut accusé et puni que par les vers si spirituels de Marot sur le lieutenant Maillart menant Semblançay à Montfaucon.

Chenonceaux fut aussi vendu par Jean de Marques, vers la fin du XVe siècle, à Thomas Boyer, maire de Tours et général des finances de Normandie. Si un fils de ce général des finances eut le bon goût de faire hommage de ce château à la duchesse de Valentinois, un Condé fut dans la nécessité moins délicate de le céder de nouveau à prix d’argent à M. Dupin, ancien fermier-général. Voilà deux financiers possesseurs de Chenonceaux. Ussé, comme on l’a vu, passa pareillement, à la fin du XVIIe siècle, à Louis Bertin de Valentinay, contrôleur-général de la maison du roi. Bouret, on le sait, fut le délicieux pavillon qu’avait bâti le financier de ce nom au bord de la Seine; Maintenon eut pour fondateur Jean Cottereau, intendant des finances sous Charles VIII; Brunoy revient aux Montmartel, famille de financiers, et Vaux à Fouquet, surintendant des finances sous Louis XIV.

De nos jours, deux des plus remarquables châteaux historiques, Petit-Bourg et Maisons, appartiennent à deux banquiers, MM. Aguado et Laffitte; et le plus remarquable de tous, le château de Mello, celui où naquit la Jacquerie, appartient également à un banquier, M. Sellière.

Il me sera facile d’assigner quelque jour, lorsque j’aurai obtenu des relevés plus généraux, le petit nombre d’années qui doit s’écouler pour que tous les châteaux historiques de la France soient exclusivement possédés par des banquiers. Je répète que cette substitution des familles d’argent aux familles de race date depuis plus de six siècles.

Ne voulant ni restreindre dans des limites forcées, ni trop distendre le cercle de nos excursions archéologiques, afin de rester le plus possible dans les conditions de notre musée, qui doit toujours avoir Paris à son centre, nous nous sommes avancés jusques aux bords de la Loire, points extrêmes de nos plus longs rayonnemens. Entre le château de Versailles et le château de Clisson il n’y a guère plus d’un jour de distance. Quand des chemins de fer existeront dans cette direction, on ne mettra pas plus de huit heures (qui osera se plaindre d’un tel sacrifice de temps?) pour aller de la demeure de Louis XIV au manoir crénelé des ducs de Bretagne.

A six lieues de Tours, sur la grande route d’Angers, le Xe siècle bâtit, sous les ordres de Foulques de Nerra, un château de Langeais, uniquement destiné à couper toute communication entre Tours et les localités circonvoisines. Sur les ruines de ce château, Pierre de Brosse, fils d’un sergent à masse de saint Louis, ministre et favori de Philippe-le-Hardi, en éleva un autre du même nom; et c’est celui qui existe encore aujourd’hui. Ces réédifications, pour le dire en passant, ont plus souvent eu lieu pour les constructions militaires que pour les simples résidences seigneuriales. La raison de cette différence est facile à fournir. D’une utilité reconnue, l’existence des châteaux forts se perpétuait à force de soins durant les guerres, et comme les guerres étaient continuelles, ils étaient toujours entretenus. Tel château fort a été reconstruit jusqu’à six fois.

Il importerait peu de restituer au château de Langeais l’antique splendeur de ces premiers âges, si l’on n’avait à le peupler que du stérile souvenir de la fatale prospérité de ce Pierre de Brosse, pendu à Montfaucon, comme le furent plus tard, revêtus du même emploi que lui, Enguerrand de Marigny et Semblançay; sa disgrâce est des plus communes. Jusqu’à Louis XIV, presque tous les contrôleurs des finances ont été pendus. Sous Louis XIV, les mœurs s’améliorant, ils ne furent plus qu’exilés. Personne n’ignore que Pierre de Brosse fut condamné au gibet pour avoir inspiré au roi Philippe-le-Hardi l’idée que la reine Marie de Brabant pouvait avoir empoisonné le jeune prince Louis, né d’un autre lit. Un homme sans naissance, qui avait eu le génie de devenir ministre, de barbier qu’il était auparavant, n’aurait pas imaginé une intrigue aussi périlleuse dans le but assez mesquin de se venger de la fade Marie de Brabant, qui lui avait, dit-on, résisté. Je crois peu aux ministres amoureux des reines; mais, en revanche, je crois beaucoup aux dangers des ministres, accusés et jugés par des évêques, des béguines et des rois qui croient aux béguines. Au reste, l’amour pour les reines a toujours été l’accusation de commande sous laquelle la plupart des ministres des trois races ont succombé. Avant de les pendre haut et court, on les disait amoureux. Les Français sont toujours galans.

Représentant la magnifique fin du XVe siècle, Langeais nous dirait le mariage de Charles VIII et d’Anne de Bretagne, ou plutôt le mariage de la Bretagne et de la France; superbe alliance qui n’assura pas d’abord à cette dernière la possession d’un duché irrévocablement soumis, mais qui lui permit de le considérer désormais comme une propriété légitime à défendre et non comme une usurpation à soutenir par l’épée. On introduirait au château de Langeais le luxe massif de la maison d’Anne de Bretagne, cette duchesse deux fois reine de France, dont la cour passait pour la plus somptueuse d’Europe. Langeais préciserait alors l’époque commémorative de l’union la plus avantageuse qu’ait contractée la France pour s’agrandir et pour terminer les agressions de ces ducs de Bretagne, dont le château de Clisson, que nous avons déjà rappelé, attesterait les prétentions violentes et les cruautés sans nombre; sauvages ducs! chiens hargneux dont l’Anglais se faisait précéder quand il voulait entrer en France par la porte de la trahison; espèces de rois de France, plus la férocité, moins la couronne.

Au XVIIe siècle le château de Langeais passa au marquis d’Effiat, père de ce Cinq-Mars, aussi mauvais favori que mauvais conspirateur.

Quoique les rois de France aient bien moins de combats à livrer depuis la réunion des provinces de l’ouest à la couronne, le royaume n’est pas encore aussi tranquille qu’il le sera dans deux siècles, vienne Richelieu. Les châteaux sont soumis, mais les châtelains, non; c’est la conquête, mais ce n’est pas encore la paix. Une espèce de compromis tacite se fait entre la féodalité encore menaçante et la royauté toute gênée dans sa victoire. S’il ne s’élève plus autant de ces châteaux qui enserraient des bourgs dans leurs vastes ailes déployées, ceux qui avaient vomi la rébellion du haut de leurs tours ne sont pas encore tombés. Les nouveaux qui seront bâtis pendant cette trêve transitoire participeront de cette double circonspection. Rien n’y manque: ni les triples fossés, ni les ponts-levis, ni les tours; rien, si ce n’est une taille proportionnée à leurs prétentions. On dirait que la peur les a rabougris en leur laissant leurs formes offensives; petits bastions, petites oubliettes, petits fossés. Ce sont des géans nains.