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Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

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Où logerez-vous ces chefs-d’œuvre qui sortent de là avec 400 francs de dot? Avez-vous beaucoup de princes Louis Bonaparte pour faire des reines de Hollande de ces Hortenses du faubourg Saint-Martin? Quel petit marchand osera mesurer son actif avec l’immense avenir promis à ces demoiselles, dont la moindre prétention est peut-être d’avoir une harpe de 5,000 francs, sortie des ateliers harmonieux de Pleyel; un piano d’Érard, du même prix; un ameublement gothique de Chenavard, des bronzes de Thomire? – Savez-vous tenir les livres? Je le vois, il faut décidément des époux gradés aux pensionnaires de la Légion-d’Honneur, et, en conséquence, la guerre, et le vent n’y est pas; et la guerre perpétuelle: c’est encore plus difficile; et ensuite un Napoléon qui gagnât Austerlitz et Friedland. C’est trop cher, de pareilles dots.

Quel remède à ceci? Fermer l’établissement de la Légion-d’Honneur, comme la révolution ferma les couvens. Un chevalier de Malte n’est pas, de nos jours, une anomalie plus choquante qu’une demoiselle de la Légion-d’Honneur. Cependant finissez-en avec générosité: mariez toutes ces demoiselles.

Les contestations judiciaires qui se sont élevées relativement à l’exécution du testament du prince de Condé ont entraîné, entre autres résultats, l’annulation du legs d’Écouen, que ce prince destinait à un établissement où auraient été reçus les fils des émigrés vendéens. Par suite des changemens survenus dans la forme de l’état, ce legs a paru aux législateurs d’une réalisation impossible; et sans y avoir égard, le château d’Écouen est retourné au légataire universel, M. le duc d’Aumale.

Nous n’avons pas mission de conseiller les rois ni d’apprendre à leurs fils que la volonté des mourans est chose pénible à fouler aux pieds. Sans moraliser les trônes d’un ton si haut, ne pourrait-on demander si, parmi toutes les destinations qu’on essaiera, et cela sans succès, de donner au château d’Écouen, celle dont le prince de Condé avait eu l’idée ne mériterait pas d’être appréciée? Tout n’est pas à rejeter d’une inspiration généreuse. Si, des fils de Vendéens, il n’y avait à espérer que des hommes révoltés contre l’état, nul doute que l’institution projetée par M. le prince de Condé ne fût une insulte pour le pays. Le pays ne doit ni science ni lumières à qui tournera sa force contre lui. M. de Condé avait des sympathies plus raisonnables. Le legs d’Écouen était une récompense, une preuve de bon souvenir, donnée à des affections militaires nées autrefois dans les mauvais temps de l’exil, et non un encouragement à des principes que M. le prince de Condé savait bien ne pouvoir plus se perpétuer. Voici plutôt comment il comprenait le but et l’utilité du bienfait qu’il léguait aux enfans de ses compagnons d’armes. Sans altérer les traditions de royalisme des pères, il aspirait à rendre dans le cœur des enfans la foi monarchique plus pure, plus éclairée, plus nationale. A une génération d’hommes sauvages, rudes dans leur fidélité, poussant le dévouement jusqu’au crime, il voulait faire succéder des hommes forts par la parole, à une époque où elle est tout; égaux en lumières avec qui que ce fût, redoutables à la tribune, où les opinions triomphent, de nos jours, mieux qu’au fond des bocages, à la lueur des mousquets. Qui osera interpréter autrement, sans outrager la raison du testateur, le legs en faveur des enfans vendéens?

En admettant même que les espérances du prince de Condé n’eussent pas été aussi désintéressées, il y a au bout de tout enseignement mille destinées imprévues qui eussent trompé ses calculs. A qui est-il permis de s’assurer d’avance le bénéfice d’une éducation? Qui a jamais su sur quelle doctrine sociale se grefferait la science acquise? L’homme sème, Dieu fait croître. Des jupes noires de la scolastique est sorti le hideux matérialisme du dix-huitième siècle.

Ouvrez donc sans crainte Écouen, ses vastes salles d’études, ses cours solitaires, aux enfans des Vendéens. Une fois sous votre clef, vengez-vous, mais vengez-vous bien! Les pères ne savaient pas lire; que les enfans lisent, écrivent, calculent! Les pères brûlaient; que les enfans apprennent à bâtir! Ceux-là étaient incendiaires, ceux-ci seront architectes; les uns cultivaient à peine une terre aride, les autres connaîtront l’industrie qui féconde les marais, promène la charrue dans les plaines et répand du gazon sur les rochers! Les pères se cachaient dans les joncs; les fils se promèneront à travers les blés! Les pères n’obéissaient à aucune loi, les fils les respecteront toutes, parce qu’ils les comprendront et parce qu’ils les auront faites! Et par là vous aurez, sans subornation, étouffé les germes de la guerre civile, déplacé, du moins pour long-temps, son principal foyer, et, du même coup, accompli le vœu du prince de Condé!

MARQUISAT DE BRUNOY

I

Ce village perdu entre deux ou trois forêts qui se disputent à qui l’enveloppera le mieux d’ombre, de fraîcheur et de silence, ces cent cinquante maisons dont il se compose, ces tuyaux de cheminée qui fument joyeusement au-dessus des peupliers pour annoncer au loin que la broche n’est pas un instrument inconnu dans l’endroit; ces belles oies bleues, noires, blanches, dodues et criardes, qui vous haranguent, les ailes déployées, à l’entrée de la pacifique localité; ces truies grasses comme des procureurs, errant en liberté et par escouade, à la manière des chiens de Constantinople; ces poules qui font la boule dans le sable, ces coqs qui chantent au premier étage, ces chats bien fourrés dans leur pelleterie soyeuse brossée par le bonheur, endormis au bord des toits de chaume; ces enfans qui semblent être nés il y a une heure après la pluie, sous un rayon de soleil; ces petits intérieurs rustiques où la table de chêne, le râtelier de roseau garni d’argenterie de plomb, le lit tiré à quatre épingles, révèlent de quoi se compose la félicité des locataires; ces habitans occupés à dépecer des moutons, à les hacher, à les embrocher, à les larder de lavande et de thym; ce bruit éternel de friture, cette vapeur de cuisine qui roussit l’air, ce pain passant par chaudes pannerées au front de toutes les portes; ces chaudrons de cuivre dont le fond étamé luit au soleil, qui, descendu sur un rayon, semble y manger l’enduit de confiture dont ils sont vernissés; ces vases de lait pour la crême, ces brocs de vin pour la matelote, ce château où le concierge ce n’est personne, et où le propriétaire c’est tout le monde, et où tout le monde entre en effet, et d’où chacun sort, qui avec un habit neuf, qui avec le ventre plein, qui avec une femme dotée, qui avec du vin jusqu’aux yeux, qui avec une chape d’or brodée; ces roses semées partout et en si grande quantité qu’il y en a pour quinze mille francs; ces jets d’eau qui au lieu d’eau lancent à cent pieds de la clairette de Limoux et enivrent les mouches au passage; ces tables dressées dans le château, chacune de cinquante couverts; ce seigneur de dix-huit ans, riche à quarante millions, pâle, l’œil vif, la physionomie spirituelle, tutoyant les palefreniers par qui il est tutoyé, s’asseyant sur le genou des nourrices, et faisant asseoir des enfans sur ses genoux: tout cela, ce n’est pas le pays de Cocagne, rêve de quelque poète affamé; c’est Brunoy tel qu’il fut un jour du dix-huitième siècle et à peu près depuis 1767 jusqu’en 1776, pendant neuf ans; Brunoy, village à cinq lieues de Paris, sur la petite rivière d’Hyère, entre le grand chemin de Brie-Comte-Robert et celui de Melun, à un quart de lieue de la forêt de Sénart.

Aucun enchantement n’avait présidé à la construction du château de Brunoy, cascade de toutes les prodigalités où s’abreuvait le bourg de ce nom, composé à peine de six cents habitans. L’enchanteur fut un financier.

Bâti par un garde du trésor royal nommé Brunet, il fut vendu à M. de Montmartel, l’un des quatre frères Pâris, munitionnaires généraux, devenus si riches de si pauvres qu’ils étaient auparavant, que l’aîné, Pâris de Montmartel, anobli récemment, prit dans l’acte de baptême de son fils aîné et unique le titre de comte de Sampigny, baron de Dagouville, seigneur de Brunoy, de Villers, de Fourcy, de Fontaine, de Château-Neuf, etc., conseiller d’état, garde du trésor royal.

Outre ses titres et ses châteaux, M. Pâris de Montmartel acquit aussi une femme, qui n’était autre que Mlle Marie-Armande de Béthune, fille de Louis, comte de Béthune, lieutenant-général des armées navales. Le fils d’un hôtelier des Alpes s’allia à la race des Sully.

De cette union naquit, l’an 1748, le célèbre marquis de Brunoy, l’homme qui peint le mieux l’agonie du dix-huitième siècle, figure triste, figure bouffonne, marquée au front de la fatalité et à la joue des taches de la débauche, un de ces hommes qui finissent à la fois un siècle, une race, un nom, une immense fortune.

Élevé avec les plus tendres soins sous les yeux d’une mère qui le trouvait assez beau pour ne pas lui tenir compte, en l’aimant, de l’extraction médiocre de son père, chéri de M. de Montmartel, son père, qui ne croyait pas de son côté être dispensé de lui donner une bonne éducation, parce qu’il était gentilhomme et qu’il serait un jour quarante fois millionnaire, le jeune comte de Brunoy reçut des leçons en tout genre des hommes les plus remarquables de l’époque. Il répondit moins par son aptitude que par une étonnante facilité de conception aux efforts de ses excellens parens sous la haute protection desquels il fut accueilli dans le monde et bien reçu d’abord à la cour. Le jeune marquis offrait le modèle de cette existence pleine de paresse et de belles manières qui nous semble fabuleuse après la révolution, qui la remplaça par de si rudes mœurs. Se lever à midi, passer du sommeil du lit au sommeil du bain, se rajeunir dans des détails de toilette, qui sont la plus ravissante futilité de la vie; livrer son corps assoupi aux mains délicates d’un perruquier qui vous enveloppe d’une atmosphère de poudre odorante, et fait à loisir de votre visage un beau pastel de La Tour; essayer de se mettre debout sur des tapis, gazons artificiels, où accourent sans bruit, mais avec empressement, quatre valets, les uns pour vous passer les bras dans les manches de votre habit du matin, les autres pour introduire votre pied dans la chaussure brodée, tandis que votre jabot se déploie sous vos doigts chargés de brillans; recevoir, dans le salon où le déjeuner vous attend, des amis riches en projets de parties pour la journée; effeuiller tous les événemens de la veille, sans s’intéresser à aucun; ou bien discuter gravement pour savoir qui a tort de Mme Dubarry, qui veut marier le danseur d’Auberval avec Mlle Arnould, ou du danseur d’Auberval qui a refusé par rapport aux mœurs; aller de là à Saint-Sulpice pour entendre les nouvelles orgues, puis rentrer pour changer d’habit, et paraître décemment au Palais-Royal, où M. le duc de Chartres préside à des embellissemens extraordinaires, tel qu’un éclairage à l’huile composé de cent cinquante lanternes; se rendre au dîner de M. le prince de Marsan, qui rappelle, par ses fêtes et ses comédies où ne jouent que des personnes de qualité, les fameuses réceptions de M. le comte de Clermont; se retirer au petit jour, et trouver sur sa table une invitation pour être de la chasse du roi à Compiègne le lendemain; avoir vu tous ses désirs accomplis, toutes ses joies satisfaites dans les heures ni trop courtes ni trop longues de la journée; avoir eu de l’esprit envers tous, de l’adresse au manége, de la grâce auprès des femmes: tel était le résumé d’occupations qui pouvaient dresser, à quelques variations près, à cette époque, un jeune marquis de vingt ans, qui n’était pas escroc comme le Chevalier à la mode de Dancourt, ni empoisonneur de femmes comme le marquis de Sade.

 

Le marquis de Brunoy parut à la cour avec un luxe dont peu auraient soutenu la rivalité, surtout à une époque qui se ressentait encore vivement de la banqueroute de Law. Rien ne lui coûta, ni des équipages admirés de tout Paris, ni un ameublement dont il fallait se hâter de louer le goût exquis, car il en changeait à chaque saison, ni une existence enfin où tous les plaisirs délicats étaient admis, sans mélange d’excès, si ce n’est celui d’une prodigalité bien pardonnable à un jeune homme, héritier présomptif de quarante millions. Quand son nom vient à se montrer plus tard dans les Mémoires secrets, ce n’est que pour y réclamer une publicité de folie, et non d’immoralité. Le caractère de ses dissipations est alors aussi étonnant que sa fortune, s’il n’en justifie pas l’abus.

Les cours les plus populaires, les plus corrompues, comme celle de Louis XV, sont des pays ténébreux où, avec la plus cynique liberté de manières, on en revient toujours, à des heures données, à se demander compte des qualités de naissance d’un homme. Si les titres humectés par le vin tombaient au fond du tonneau, sous le règne bachique de Louis XV, on les retrouvait au fond du tonneau quand le vin était bu. Lorsque le sang-froid était revenu, on eût rougi d’être tombé sous la table avec un homme de rien ou de peu. Quelque philosophe qu’on fût, on voulait savoir avec qui l’on s’encanaillait: c’était bien le moins.

Ce fut un prétexte admirablement trouvé pour blesser la fierté du jeune marquis de Brunoy, que la précocité de sa noblesse de finance. Les haines se résolvent en poison invisible là où les épées d’acier ne sont jamais tirées peur une injure, car on n’injurie pas à la cour. On fait estropier votre nom par le domestique qui annonce; on rit alors de l’antiquité d’une race dont un valet ne peut épeler les premières syllabes inconnues. Quelques-uns prennent votre défense, dont on leur sait bon gré, par une charité polie; autre moyen d’assassiner. Vous rougissez, on rit; vous êtes ridicule, vous êtes mort.

Nul n’a jamais su quel affront de ce genre reçut le jeune marquis de Brunoy, mais tout-à-coup, dans l’intervalle d’une nuit à l’autre, il changea sa vie, ses mœurs, ses goûts, son caractère; il comprit, s’il avait été offensé, qu’on ne tuait pas en duel une opinion représentée par des milliers d’hommes; il renonça à la vengeance du sang; il se démontra sans doute aussi qu’il ne fallait pas chercher à prouver qu’un gentilhomme de cinquante ans est tout aussi noble qu’un gentilhomme de mille ans de généalogie. Qui aurait décidé la question? le peuple? il se proposait de trancher la difficulté, dans vingt ans, en pleine place de Grève. Il eût bien voulu, sans doute, se cacher au fond de ses mines d’or, et de là mépriser qui l’avait méprisé; mais il était trop tard. Le marquis avait recherché les gens de qualité avec l’avidité d’un parvenu, il s’était frotté à eux pour se parfumer de naissance; son dédain sans noblesse eût été de la rancune et non de la fierté. Comme elle était jeune, hautaine, et primitivement du peuple au fond, son ame dut rugir dans sa poitrine.

Il sauta sur une idée étrange; rentré chez lui, la honte dans le cœur, il foule son chapeau, déchire ses gants, maudit la cour, lance son épée à travers une glace; il sonne, ses ordres sont donnés; on vendra son mobilier dans la journée, à vil prix, comme on pourra; il faut s’en débarrasser au plus vite; tableaux, tapis, glaces à qui les veut; ce qu’on n’a pas le temps de donner, on le brise; plus de train de maison à Paris; relations rompues sur-le-champ, fêtes contremandées; on renvoie les invitations qu’on a reçues, on retire celles qu’on a envoyées; l’hôtel est en vente, les équipages de ville sont vendus.

Qu’est devenu le marquis de Brunoy? se demande-t-on dans les salons qui n’avaient pas encore la ressource des chambres politiques, qui avaient à peine la hausse et la baisse de la bourse pour occuper les esprits. On le cherche à Paris, à Versailles, aux petits soupers, à l’Opéra, au sermon; de nulle part il n’en vient des nouvelles. Au bout de trois jours il ne fut plus question du marquis de Brunoy.

II

Si parmi ces maçons déguenillés qui broient du plâtre, ces menuisiers qui équarrissent des poutres au soleil, ces hommes couverts de sueur qui tracent une enceinte grande à contenir une ville, vous apercevez un ouvrier infatigable, changeant de fonction à chaque instant, plus mal vêtu que les uns, plus familier que les autres, plus hardi buveur que tous, vous avez retrouvé le jeune marquis de Brunoy, conseiller secrétaire du roi, maison, couronne de France et de ses finances.

Il exhausse d’un étage le château de son père, celui qui avait suffi à l’orgueil de deux financiers, à M. Brunet, à M. Pâris de Montmartel. Il le veut plus spacieux, il le veut royal; il bâtit des communs presque aussi vastes que ceux de Versailles, dessine des cours d’honneur où pourraient tourner les équipages du roi; peut-être compte-t-il sur l’honneur d’une visite du roi! – Cela n’est pas sans exemple: Louis XIV parut bien à la fête du financier Samuel Bernard. – S’il ne peut rien changer à la primitive construction du château, il le flanque du moins de logemens sans fin. C’est un Versailles en tas. Une fois le château enflé de bâtimens, il songe au jardin, au parc, aux eaux, aux cascades. Si l’eau est trop loin, si la rivière coule à cent pas au-dessous, il prend la rivière par le coude, la violente, et l’amène entre son château et sa cascade. Lui eût-on dit: Monseigneur, il nous faut l’Océan; il eût répondu: Allez le chercher, voilà de l’or. Les travaux ne ralentissent pas; ils ne sont suspendus qu’à midi, heure à laquelle le marquis mange la soupe aux choux avec ses ouvriers. Ensuite viennent de Paris et par caravanes des chariots pleins de meubles, de tapisseries, de glaces, et d’ouvriers perchés sur ces meubles. A ceux qui leur demandent en les voyant passer dans les allées de la forêt de Sénart: «Bonnes gens, pour qui ces belles choses?» ils répondent: Pour M. le marquis de Brunoy.

Et quand le château est bâti, meublé, agrandi, planté, arrosé, que des millions ont été dépensés pour lancer des eaux sur du gazon, pour avoir du gazon autour d’une serre chaude qui renferme les végétaux les plus rares; quand le roi Louis XV pourrait entrer par cette porte ouverte dans l’axe du château, au bout d’une allée merveilleuse de perspective, – le roi et toute sa cour; alors le marquis de Brunoy réunit tous ses compagnons d’ouvrage, et leur dit:

– Si vous avez bâti le château, vous l’habiterez. Il est à vous.

Les paysans et les maçons de Brunoy pensaient que M. le marquis était devenu fou.

– Oui, il est temps de former ma maison. – Toi, La Tuile, tu seras mon valet de chambre, – six mille livres d’appointement; toi, Le Loup, mon gâcheur, tu seras mon secrétaire, – dix mille livres; toi, Renaudin, qui fais si bien la soupe aux choux, sois mon intendant; toi, le vitrier là-bas, tu rempliras les fonctions de mon officier des chasses; vous autres, qui n’êtes que bûcherons de votre état, vous passez de droit, domestiques de pied et laquais de ma maison. Demain vous irez à Paris commander des habits appropriés aux nouvelles charges que je vous destine à occuper auprès de moi.

A votre retour, nous rendrons à mon respectable père les honneurs funèbres qui lui sont dus.

Allons boire!

III

Quelques mois après l’inexplicable isolement du marquis à Brunoy, son père, M. Paris de Montmartel, était mort des chagrins qu’il lui avait causés. Cet événement surprit le marquis, tandis qu’il achevait de meubler le château dont il ne croyait pas être si tôt le maître absolu. On a vu qu’il avait voulu l’inaugurer par un jour de tristesse filiale, et, à l’exemple des nobles familles, faire prendre le deuil à la vaste domesticité de sa maison.

Le deuil ne manqua pas d’une certaine singularité.

Tous les domestiques furent vêtus de serge noire, de la tête aux pieds.

Chaque habitant reçut six aunes de la même étoffe, afin de participer, à raison de sa taille, à la douleur du marquisat.

Un rideau noir incommensurable caparaçonna le château, du faîte à la base.

De longs crêpes furent noués aux arbres; des pleureuses attachées au front de marbre des statues.

Le canal qui traverse la propriété, au lieu d’eau, laissa couler de l’encre.

Et quand les eaux jouèrent, vers le coucher du soleil, sur le disque duquel le marquis regretta beaucoup de ne pouvoir jeter un voile noir, on vit les tritons, les sirènes et les grenouilles des bassins rejeter de l’encre par leurs conques et par leurs bouches.

Madame de Montmartel vint surprendre son fils au milieu de son extravagante tristesse. Elle apportait à Brunoy une douleur moins affectée que celle qu’elle y trouva. Veuve par l’inconduite de son fils, elle pleurait abondamment un malheur dont la cause était dans sa famille.

A l’aspect de la lugubre bouffonnerie du château, elle craignit pour la raison de son fils, qui, pâle comme Hamlet, empressé, respectueux, la prenant par la main, la conduisit à travers le parc, dont les crêpes sinistres flottaient et se déroulaient au vent du soir.

Vu de loin, ce devait être un saisissant tableau, que cette extravagante mais colossale solennité noire. Ces arbres avec leurs crêpes, ce château, vaste ordonnateur des pompes funèbres, vêtu de noir, immobile au milieu d’un convoi immobile; tout le village tendu de noir; ces eaux noires élancées vers le ciel, et ce jeune homme en deuil avec cette mère en deuil, se promenant à pas lents sur un grand espace, auraient effrayé, épouvanté le voyageur qui, au sortir de la forêt de Sénart, toute sanglante de traditions, eût aperçu, des hauteurs des Bosserons, cette vallée de mort.

– Mon fils, dit en baissant la voix cette mère affligée au marquis de Brunoy, vous avez de grands torts à vous reprocher envers votre famille, dont vous avez poussé le chef au tombeau bien avant l’âge; vous avez permis à la médisance d’interpréter de mille manières scandaleuses votre disparition subite de la maison paternelle; on nous a accusés alternativement, vous comme un mauvais fils, jaloux de vous emparer le plus promptement possible de votre héritage, nous comme de durs parens qui voulions vous forcer à embrasser les ordres, malgré vos penchans, afin de conserver plus long-temps votre fortune. Vous avez souillé la jeune noblesse française.

Le marquis sourit amèrement à ce dernier reproche.

Madame de Montmartel reprit: Chaque jour a eu sa calomnie; le ridicule a demandé sa part d’aubaine au mensonge, et il l’a obtenue; aucune personne de votre famille n’a pu paraître dans un lieu public, même dans les plus saints, sans devenir un objet de curiosité; on nous a appuyé le doigt sur le front. Vous deviez prévoir ceci, et vous n’avez pas été arrêté par cette considération. Si du moins vous étiez venu chercher votre pardon au lit d’agonie de votre père, lui et le monde eussent été apaisés; mais votre obstination à vous cacher a ranimé, au contraire, aux derniers momens de M. de Montmartel, toutes les suppositions que l’oubli, car le mensonge lui-même se lasse, avait commencé à user dans les propos impurs du monde. Oui, pleurez, mon fils, et prouvez du moins que vous ressentez pour la mémoire de votre père une respectueuse tendresse, et pour mes douleurs personnelles une affliction plus vraie, plus raisonnable, plus noble que celle dont les ridicules marques étalées ici insultent à la pitié qu’on doit aux morts. Mon fils, je compte sur votre repentir, j’espère en votre retour à des sentimens plus sensés; vous me suivrez sur-le-champ à Paris, où j’ai besoin de votre présence pour me protéger pendant les quelques années qui me séparent du tombeau de votre père. Si ce devoir vous pèse, vous n’aurez pas à vous contraindre long-temps; ma santé est perdue; voyez comme les chagrins m’ont accablée, combien je suis souffrante....

 

– Ma mère, estimez-moi assez pour croire que si je vous perdais, je n’épargnerais rien pour que votre mémoire fût révérée.

– Je sais que vous n’êtes pas insensible.

– Vous auriez à votre convoi huit célestins.

– Vous êtes léger, mais bon.

– Vous seriez suivie d’autant de frères minimes, auxquels j’adjoindrais six religieux des Billettes, six carmes, quatre augustins et quatre jacobins.

– Mon fils, vous feriez mieux de vous occuper de vos préparatifs de départ pour Paris que des honneurs à me rendre après ma mort.

– Je fonderais pour vous soixante messes hautes.

– Vous voulez donc que je meure, fils ingrat! et il vous tarde d’ajouter au deuil ironique de votre père le deuil plus scandaleux encore dont vous menacez votre mère.

– A votre service funèbre il y aura deux cents prêtres, chanoines, vicaires; plus, quarante torches du plus grand poids, et en cire jaune, autant en cire blanche, autant en cire verte, plus trois cents cierges. Les choses seront bien faites.

– Par pitié, ne m’effrayez pas ainsi pour votre raison, mon fils.

– Je calcule les tentures: trois bannières de velours violet, comme au convoi de M. l’archevêque de Dijon; trois portières de velours sombre pour les trois entrées de votre paroisse; quatre grands écussons à nos armes.

– Oh! mon Dieu!

– Comme vos équipages suivront le corbillard, dont je parlerai, ils auront caparaçons et housses traînantes de serge noire, avec croix cousues de taffetas blanc.

– Vous me faites mourir, et je vais vous maudire, mon fils.

– Sept grands manteaux à grande queue pour ceux qui mèneront le deuil. Je songe qu’il ne faudra pas moins de huit aunes d’étoffe pour le drap mortuaire; le principal sera digne de l’accessoire; on n’aura jamais vu de plus magnifique poêle depuis les obsèques du régent de France, monseigneur le duc d’Orléans: je le veux de vingt aunes de drap d’or, à triple frisure, – une frisure de plus que monseigneur le régent.

– Vous me déchirez le cœur.

– Votre cœur, à propos, sera enfermé dans du plomb et déposé dans un coffre de chêne cerclé en fer; Houdon se chargera de vous élever un mausolée du plus vaste travail, tout orné de statues, d’urnes, de lampes et de cyprès.

– Mon fils, vous ne l’êtes plus, je vous maudis!

– Achevons maintenant: huit célestins, cent vingt livres; billettes, carmes, augustins, jacobins, six cents livres; soixante messes, trois mille livres; deux cents prêtres, cinq mille livres; torches de différentes couleurs, deux mille livres; tentures, vingt mille livres; drap mortuaire et coffre de chêne, cinq mille livres; mausolée, cinquante mille livres… total, quatre-vingt-cinq mille sept cent vingt livres.

Pardonnez-moi, ma mère, si mon imagination ne me fournit rien de plus beau pour entourer de respect vos cendres; mais....

Le marquis s’aperçut que sa mère n’était plus là. Après l’avoir maudit, elle était partie indignée pour Paris. Il entendit le bruit des chevaux qui passaient sur le pont de Brunoy.

IV

Malgré le silence que s’imposa madame de Montmartel, touchant la conduite de son fils, à la folie duquel elle refusa toujours de croire, on commença de nouveau à s’occuper du marquis, sur le bruit qui avait couru du deuil extravagant de Brunoy. On sut enfin qu’il ne s’était ni tué, ni embarqué pour les Indes, ni relégué à la Trappe, versions diverses adoptées dans le temps par les oisifs de la capitale. On l’avait retrouvé; on apprit que le possesseur d’une fortune de plus de trente millions vivait dans un bourg de six cents habitans, traités par lui sur le pied d’une intime familiarité. Ses dispositions funéraires en faveur de sa mère se répandirent au courant des petits propos, où put difficilement s’introduire l’exagération, car elle était impossible à l’encontre du personnage.

De son côté, le marquis fut instruit de la place qu’il avait dans l’opinion, cette opinion qui lui avait été si cruelle un jour, si impitoyable, et si brûlante à l’endroit le plus à nu de l’ame humaine, de la vanité. Son héroïsme étrange avait tenu sa vengeance muette, étouffée et petite, comme un moineau dans la main; sa colère dut se réjouir quand elle put se dire: J’ai enfin attiré sur moi les regards louches de la noblesse, ma sœur, et la vue commune mais bonne du peuple, mon frère. La scène se passera en famille.

Du reste, on continua à considérer le marquis de Brunoy comme un original. Original est le premier nom que reçoit dans le monde un homme de génie ou un fou.

Vous avez souillé la noblesse française, avait dit madame de Montmartel à son fils.

Et le marquis était en droit de demander ce qu’il restait à faire pour la souiller davantage après l’abbé de Voisenon, qui louait en pleine académie les charmes de madame Favart, la maîtresse du maréchal de Saxe; après M. le marquis de Sade, qui suçait le sang des jeunes filles, trouvant que de les embrasser c’était trop fade; après M. le président de Meslay, de la chambre des comptes, surpris tout nu à l’Opéra, dans une loge, avec une fille des chœurs; après le roi de France, qui vivait publiquement avec madame Dubarry.

Ce n’est pas déjà mal ainsi, mais on peut aller plus loin quand on a quarante millions, réfléchit le marquis de Brunoy; il reste à découvrir. L’abaissement est profond, mais il n’est pas encore à plat dans la boue; c’est à peine si le peuple, admis comme valet, pénètre au fond des boudoirs, où il soutient les flambeaux de cristal de la luxure, esclave cubiculaire de ses maîtres; c’est à peine s’il connaît leurs orgies, en présentant la cuvette de vermeil où retourne le premier souper pour faire place au second; c’est à peine s’il comprend leur langage, sous le néologisme libertin qui le farde; c’est à peine s’il les méprise, vivant du reste de leurs débauches, du reste de leurs habits, du reste de leurs soupers, du reste de leurs femmes. Il y a un autre peuple qui ne les connaît pas, car les nobles seigneurs ne vont pas à pied, et le roi, leur maître en tout, ne se montre que deux fois par an. Ils m’ont laissé la rue à salir; là je veux être roi et marquis de Brunoy, conseiller-secrétaire du roi, maison, couronne de France et de ses finances.

Un mot d’histoire en passant. Louis XVI n’était pas encore monté sur le trône.

Le comte de Provence, frère du roi Louis XVI, devenu Monsieur, et depuis Louis XVIII, qui possédait Gros-Bois, belle terre du voisinage, se passionna pour la propriété du marquis de Brunoy, la trouvant selon ses goûts de solitude classique, alors moins exclusifs, torts d’un âge encore chaud, qu’on l’a soutenu plus tard à la gloire de cette exception des mœurs royales de l’époque. Il convoita Brunoy, le désira, le demanda, menaça pour l’avoir, faisant répandre par d’officieux courtisans qu’il était dans les intentions du marquis lui-même de se débarrasser d’un château ruineux pour tout autre qu’un prince royal.