Kostenlos

Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Dans une nuit chaude, étouffée, sous un ciel ardent, où chaque étoile était l’étincelle perdue d’un vaste incendie, les jeunes élèves d’Écouen, toutes légères de leur robe d’été, répandues sur le gazon comme des cygnes altérés, tendant le cou à la moindre brise qui passait, rêveuses sans amour, distraites sans cause, silencieuses sans tristesse, ouvraient leur ame aux émanations de cette solitude de parfums et de lumières.

Les croisées du château étaient ouvertes: de l’une s’échappaient les sons du clavecin, de l’autre le frémissement de la harpe; toutes dessinaient leur cadre de feu dans l’obscurité de la nuit qui enveloppait le château, en effaçait les angles, en prolongeait les tourelles jusqu’aux nues.

Quel frein possible imposer à ces imaginations de jeunes filles, dont le plus grand nombre flottait entre quatorze et dix-sept ans? Quelle leçon de morale pour les empêcher de se créer un monde d’illusions, peuplé de désirs sans cesse satisfaits, sans cesse renaissans, toujours jeune, moitié fleur, moitié homme, entrevu dans les rêves, pressenti dans la prière, révélé peut-être par les yeux noirs, les traits différens d’une compagne? Comment dire, sans dire trop, à leur cou de ne pas s’incliner, à leurs lèvres de ne pas avoir cette langueur ouverte, à leur taille de ne pas fléchir, à leurs paroles de ne pas être lentes, à leurs regards de n’être pas humides? Quel mauvais principe serait plus dangereux qu’une telle leçon!

Où sont les institutrices qui auraient, dans cette soirée d’Écouen, empêché leurs élèves d’être altérées d’émotion, accablées de leurs quinze ans, persécutées par leur jeunesse, avides de résoudre ces doutes qui leur arrivaient par leurs sens dilatés?

Et quand l’heure de la prière eut sonné, les pensionnaires rentrèrent dans le château, deux à deux, défilant devant les sous-maîtresses qui les dirigeaient vers la chapelle. Cette inspection révéla à l’une des surveillantes l’absence de deux élèves, de deux sœurs. Elle s’étonne, cherche avec plus d’attention; elle ne trouve pas les deux élèves; compte par tête toutes celles qui composent sa division: toujours la même différence. Elle va sur la plate-forme: rien; dans la cour d’honneur: rien; dans le dortoir, où il est pourtant défendu de monter pendant le jour: personne; personne dans la lingerie; aucune des deux sœurs, soit chez la trésorière, soit chez la tourière; et la prière est commencée.

La prière s’achève dans cette cruelle anxiété pour la sous-maîtresse, qui maladroitement laisse apercevoir son trouble aux pensionnaires. Les questions leur en apprennent la cause. Les chuchotemens s’entament à tête basse; les suppositions, les réflexions affluent d’abord timides, puis plus hardies; enfin deux opinions bien tranchées fixent toutes les opinions: les deux camarades ont été enlevées ou se sont évadées. La préférence est donnée à l’enlèvement: elles ont été enlevées. Au bout de dix minutes, toute la maison, depuis le concierge jusqu’à madame Campan, savait la terrible catastrophe.

L’effroi fut dans la maison.

On sonne déjà toutes les cloches; les corridors retentissent du nom des deux sœurs; on sonde les fossés, on secoue les grilles; les garde-chasse vont fouiller le bois, quand madame Campan, réunissant toutes les élèves, toutes les maîtresses et sous-maîtresses dans la salle de réception, leur apprend avec beaucoup de calme que les deux sœurs sont retrouvées, qu’elles n’ont même jamais été perdues, puisque depuis le dîner elles sont toutes les deux à l’infirmerie, l’aînée pour veiller auprès du lit de sa sœur cadette, incommodée pour avoir mangé trop précipitamment.

Le calme rentra dans la maison.

Les pensionnaires allèrent se coucher, désespérées sans doute de voir un beau roman si tôt fini.

Dix minutes après, le château était endormi.

Madame Campan seule était éveillée, écrivant au grand-chancelier de la Légion-d’Honneur pour lui offrir sa démission d’intendante de l’établissement d’Écouen, à jamais perdu par le déplorable enlèvement de deux pensionnaires.

Les élèves ne s’étaient pas trompées: on avait enlevé les deux sœurs.

Comment? C’est ce qui étonne, c’est ce qui effraie, lorsqu’on songe à la hauteur des murs, à la profondeur des fossés, au rapprochement des barreaux de fer, à vingt autres précautions intérieures que nous apprécierions mal aujourd’hui, telles que portes, doubles portes à ouvrir, gardiens à fasciner, gens d’Écouen à éviter, vigies naturelles de la maison, qui n’auraient pas manqué de ramener les deux fugitives.

Le grand-chancelier reçut la nouvelle de l’enlèvement au milieu de la nuit, et sa réponse, qui parvint avant le jour à madame Campan, fut qu’il en parlerait à l’empereur, n’osant prendre sur lui l’exécution de mesures capables d’attirer une attention scandaleuse sur l’institution.

Quand, au petit lever, Napoléon eut pris connaissance de l’événement, il fit quelques questions sur l’âge et la famille des deux pensionnaires; il demanda le réglement intérieur de la maison. Après l’avoir lu avec sa pénétration d’aigle, il posa le doigt avec force sur un article, et sourit; puis il roula le réglement d’Écouen et recommanda au chancelier de ne rien entreprendre pour retrouver les deux pensionnaires.

Le soir, le chancelier remettait à l’empereur une lettre où madame Campan annonçait que les deux sœurs, rendues à leurs classes, ne s’étaient évadées que pour embrasser leur mère, qui les attendait dans un hôtel d’Écouen. Elles avaient été poussées à cette évasion par la rigueur du réglement, qui ne permettait aux filles de communiquer avec leurs mères qu’une fois tous les quinze jours. Elles n’avaient pu se résigner à une aussi longue privation.

– Écrivez à madame Campan, dit Napoléon, que les deux sœurs seront mises aux arrêts pendant une heure.

Mais ajoutez qu’à dater d’aujourd’hui il sera libre à toutes les pensionnaires d’embrasser leurs mères quand elles le demanderont.

Ne faites pas doubler les grilles; corrigez les réglemens: je réponds du reste.

Rappelons encore un épisode dans lequel se retrouve l’affection que madame Campan avait su établir entre ses élèves, et dont la source découlait de sa haute intelligence et de la perfection de son cœur.

A Écouen il régnait entre les pensionnaires de la Légion-d’Honneur une amitié universelle. Cette amitié était si vive et si pure qu’elle effaçait les inégalités de la naissance. Quoique ces jeunes filles fussent toutes des rameaux d’un arbre vénérable, toutes n’appartenaient pas à des familles d’une égale illustration militaire. Plus fortunée que la renommée des pères, l’amitié des enfans ne connaissait pas de différences. La fille du lieutenant appelait du doux nom de sœur la fille du général; l’héritière d’un maréchal de France avait pour confidente de ses ambitions d’étude l’orpheline du simple soldat tué à Wagram. Napoléon encourageait cette égalité. Quand il allait à Écouen, et il s’y rendait souvent, il saluait avec respect, sans distinction pour les grades plus ou moins élevés des parens, tous ces enfans dont il se disait le père.

Parmi ces jeunes élèves venues à Écouen de tous les climats, pour aller représenter plus tard la gloire de la France dans leur patrie, il en était trois dont l’attachement était si profond qu’on le citait comme un modèle, même dans une institution où, je l’ai dit, l’émulation n’atteignait jamais aux limites de l’envie, et où le succès des unes était le bonheur des autres. Et quels succès! Les prix annuels étaient proclamés par le grand-chancelier de France, et les couronnes de laurier étaient posées sur la tête des élèves par l’impératrice, la femme de Napoléon!

Ces trois élèves se nommaient: Marie, Clarisse et Hortense. Marie était la fille d’un pauvre sous-lieutenant, qui avait perdu la vue par suite d’un coup de feu dans les campagnes du Rhin; Clarisse était la fille d’un de ces généraux que la guerre avait enrichis, et auxquels Napoléon avait donné des principautés, en attendant mieux; et Hortense, la troisième amie, était encore d’une plus illustre naissance.

Je ne sais si les trois amies étaient les meilleures élèves de madame Campan, mais elles marchaient d’un pas si égal dans leurs études, qu’aux distributions des prix, on était toujours sûr d’entendre prononcer leurs trois noms à la suite par le grand-chancelier, et de les voir toutes trois se lever pour recevoir la même récompense.

Seulement, tandis que la foule des mères applaudissait, tandis que des mains de généraux couvertes de cicatrices saluaient Clarisse et Hortense, les filles de leurs camarades, il y avait dans un coin une mère qui n’applaudissait pas. Comment l’aurait-elle pu? Ses mains étaient sur ses yeux. C’était la mère de Marie, la femme du pauvre sous-lieutenant blessé d’un coup de feu pendant les campagnes du Rhin.

Des années s’écoulèrent, et l’intimité des trois jeunes pensionnaires ne s’affaiblit pas; mais elle fut soumise un jour à une rude épreuve, à une de ces épreuves dont la pensée remplit les yeux de larmes. Il fallut se séparer! De trois ne rester plus que deux! Qu’allait devenir celle qui partait? Que deviendraient les deux autres amies? Plus de plaisir aux récréations tant désirées, sous les tilleuls d’Écouen, le soir, quand le vent parlait de Paris, la grande ville, et se parfumait de l’odeur résineuse des bois de Chantilly. Il fut versé bien des larmes entre ces tourelles, derrière ces murs couverts de lierre et auprès de cette chapelle d’Écouen.

Celle des deux amies qui quittait les deux autres, c’était Marie; sa mère étant morte, le sous-lieutenant aveugle avait besoin de sa fille pour soutien et pour compagne.

Promettons-nous, dit Clarisse, la fille du général, – celle qui bientôt allait aussi quitter Écouen, mais pour paraître dans le monde le plus brillant, – jurons-nous, quoi qu’il nous arrive dans notre vie, de nous trouver dans dix ans, à dater d’aujourd’hui, à la grille des Tuileries.

 

– Oui, s’écria Hortense, je te le jure, Clarisse; je te le jure, Marie, dans dix ans, je serai à la grille des Tuileries. Y seras-tu, Marie?

– En doutes-tu, Hortense? En doutes-tu, Clarisse?

– Georges, dit Hortense à un des jardiniers d’Écouen qui se trouvait là, soyez témoin de ce serment: – Moi Hortense, Clarisse et Marie, nous nous jurons de nous réunir dans dix ans, à pareil jour, à pareille heure, à six heures du soir, à la grille des Tuileries.

Et Marie quitta Écouen.

Trois mois après, Clarisse en sortit et se maria. Un an ne s’était pas écoulé depuis le départ de Clarisse, qu’on retirait Hortense de l’institution de madame Campan; son éducation était finie.

Dix ans! dix ans passent vite dans le monde, et surtout quand on est heureuse comme Clarisse était appelée à l’être. On parlait du luxe de sa maison, de la distinction de ses manières; enfin elle se lança avec tant de pompe à la suite de son mari, un des plus riches banquiers de l’Europe, que bientôt on la perdit de vue.

Si dix ans sont un jour dans la vie d’une femme heureuse, que sont-ils pour une grande dame comme le fut Hortense, qui avait plus que de l’or, qui avait des titres et ne voyait rien au-dessus d’elle?

Quant à la pauvre Marie, elle n’avait ni équipage, ni maison, comme Clarisse et Hortense; elle n’avait sans doute qu’un père à consoler et à conduire au soleil, qu’aiment tant ceux qui ne peuvent plus le voir.

Enfin huit ans s’écoulèrent, neuf ans, vint la dixième année, vint le jour convenu, le jour solennel où les trois amies d’Écouen avaient promis de se rencontrer à la grille des Tuileries, quels qu’eussent été les événemens de leur vie.

Ce jour tombait un dimanche; on était en automne; les Tuileries étaient dorées de leurs feuilles qui commençaient à jaunir; c’était, comme toujours, derrière les grilles de beaux arbres, derrière les arbres des statues, à travers les arbres et les statues des jets d’eau, à gauche le château, au fond le dôme d’or des Invalides.

Plaçons-nous à la grille des Tuileries, et attendons; voici l’heure. Six heures moins dix minutes, personne encore; six heures moins cinq minutes, personne encore!

Il n’y a donc pas d’amitié sur la terre?

Six heures moins une minute, et personne! personne!

Six heures!

Une voiture à quatre chevaux arrive, s’arrête: des chevaux anglais, de l’or sur les roues; la portière s’ouvre.

Une femme très-jeune encore descend et regarde de tous côtés; elle est belle, elle est somptueusement parée; on se presse à la grille des Tuileries pour l’admirer.

Cette dame, c’est Marie, la pauvre Marie, la fille du lieutenant devenu aveugle à la suite d’un coup de feu dans la campagne du Rhin.

Comment était-elle si riche? Voici: l’empire s’était écroulé; la restauration avait rendu aux parens de Marie tous les biens dont la révolution les avait privés.

Je vous ai dit que dix ans se passaient vite; l’empire de Napoléon était passé avec eux.

Mais tandis que Marie cherchait encore autour d’elle, vêtue d’une robe modeste, dans une tenue dont la propreté ne cachait pas la misère, une femme la salue avec respect et s’approche d’elle avec indécision. – Marie est dans les bras de Clarisse.

Clarisse, la fille du général, la riche Clarisse, était ruinée, et ruinée depuis long-temps. A la suite de funestes opérations de banque, son mari avait fait faillite et était parti pour l’étranger.

Tu me raconteras ton histoire à mon hôtel, interrompit Marie: tu ne me quitteras plus; redeviens mon amie; j’étais pauvre à Écouen, et tu m’aimais; je suis riche à mon tour, ne sois pas plus fière que moi; accepte l’égalité d’Écouen.

Clarisse allait monter dans la voiture de Marie. Tout-à-coup les deux amies se regardent.

– Et Hortense?

– Et Hortense?

– Tu sais ce qu’elle fut? dit Marie en soupirant.

– Tu sais ce qu’elle est? ajouta Clarisse en laissant tomber une larme.

Dans l’espace de dix ans, la pauvre Marie était devenue riche; l’opulente Clarisse manquait du nécessaire, et Hortense pleurait un long exil en Allemagne.

– Ne vous appelez-vous pas Marie?

Ne vous appelez-vous pas Clarisse?

Celui qui adressait cette question à Clarisse et à Marie, c’était le jardinier Georges, témoin du serment des trois amies, le soir de la séparation à Écouen.

– Ceci est pour vous, dit Georges, et ceci pour vous.

Et Georges disparut.

Les deux amies ouvrirent chacune la petite boîte que l’ancien jardinier d’Écouen leur avait remise.

Dans la première boîte se trouvait la moitié de la couronne d’Hortense, ancienne reine de Hollande et belle-sœur de Napoléon;

Et dans l’autre boîte l’autre moitié.

Créée par l’empire, soutenue par le triomphe des armes, la maison d’Écouen partagea toutes les vicissitudes de Napoléon. Lorsqu’il tomba, sa fondation s’écroula avec lui.

Nos revers militaires amenèrent, à la suite de la campagne de France, l’armée de la coalition dans les plaines de Paris. Après avoir bouleversé le sol de la Champagne, saccagé les villes sur son passage, incendié les chaumières pour réchauffer ses membres engourdis, elle arriva de tous les points, haletante, affamée, au pas de retraite, en lambeaux, sur ses chevaux altérés et maigres, en vue de la capitale. La capitale, cette France d’un million d’hommes, et d’hommes plus vieux que les soldats d’Aboukir, plus jeunes que les recrues de Lutzen; la capitale, ce corps de réserve intact, ce bataillon sacré du pays, auquel il ne manqua pour vaincre qu’un Napoléon bourgeois, qu’un écolier de Brienne; moins que cela, qu’un de ces commissaires dévoués à la mort, dont la convention nationale embrasait l’ame pour livrer une dernière bataille, décisive, mortelle; moins que cela, une heure de la Terreur de 93; la Terreur, ce roi qui régna quand il n’y eut plus de roi; la Terreur, ce législateur qui gouverna quand il n’y eut plus de loi; la Terreur, ce grand capitaine qui, ayant chassé l’ennemi des frontières, pouvait bien le repousser une seconde fois de nos murs: car l’épée était rompue, la plume des négociations écrasée, le dévouement douteux, les soldats vieillis ou morts, les généraux amollis, le trésor épuisé, la gloire maudite, la trahison partout, la France envahie, l’ennemi là. L’ennemi pressentait cette heure de désespoir qui sauve les pays. Il craignait tout du peuple depuis qu’il avait vaincu les soldats; il n’avançait qu’en hésitant. Il glissait sous le sabot de ses chevaux plutôt qu’il n’avançait. Jamais fuite n’eut l’épouvante de cette attaque; jamais redoute escarpée, à pic, hérissée de canons la tête en bas, ne glaça de terreur comme cette masse sombre, au niveau du sol, immobile: Paris. Trois cent mille hommes, cent mille chevaux retenaient l’haleine avant de pousser leur élan contre ce bloc noirâtre, immense, posé devant eux; forteresse de désespoir, sans drapeau, sans lumière, corps d’armée de pierre. Sous un ciel éteint, sali par la brume, froid et vert comme l’océan, le jour montra Paris aux ennemis dans ses formidables proportions. Le soleil sévère de mars éclaira, et ils en eurent de l’effroi, le Panthéon et le dôme d’or des Invalides, deux capitaines, s’élevant avec leurs casques de bataille sur vingt mille maisons, immobiles soldats de la grande armée du sol. Les vainqueurs de la veille doutèrent de leur victoire de la journée. Montmirail leur avait bu tant de sang, qu’ils calculèrent s’il leur en restait encore assez pour arriver jusque là, pour entrer dans ces murailles toutes pleines d’hommes, de canons, de pierres, de vengeances. Les avant-postes firent quelques pas en avant, mesurèrent la solitude menaçante de la campagne; puis ils s’arrêtèrent et regardèrent derrière eux. Derrière eux, les cavaliers de l’Ukraine se haussaient de leur orteil sur leur étrier de corde, et regardaient aussi; derrière les cavaliers et les artilleurs, nuées poussées par des nuées, les fantassins apparaissaient entre les échappées des bois, et pâlissaient après avoir vu; chaque espace supportait un étonnement, chaque tronc d’arbre laissait passer la moitié d’une terreur, chaque branche cachait une épouvante.

Pourtant les canons eurent du cœur pour les hommes; ils s’enhardirent, ils tonnèrent, ils lancèrent des boulets dans la terre rouge des campagnes; semence de fer, grêlons d’acier que le laboureur trouva plus tard dans ses sillons meurtris. Vers midi, ralliés sur une ligne courbe de quinze lieues, cheval contre cheval, bataillons pressés contre bataillons, canons derrière des canons, cent mille chevaux n’en faisant qu’un seul d’une seule crinière, d’un seul œil qui voyait cent mille fois Paris, d’un seul sabot qui frappait quatre cent mille fois la terre, cuirasses formant une plaque d’une horizon entier, myriades d’hommes qui coudoyaient cet horizon, masse monstrueuse, compacte, ailée de ses innombrables drapeaux, ébranlant l’air par sa respiration, ils s’avancèrent enfin contre la ville muette. L’Europe avança.

Entre Paris et cette armée formée de cinq ou six armées, un pensionnat de jeunes demoiselles était placé. Écouen et ses trois cents pensionnaires se trouvaient sous la sauvegarde des Prussiens, des Russes et des Cosaques qui arrivaient. Frappant l’attention par sa situation élevée au milieu de la grande route, dominant la campagne comme une position militaire, le château d’Écouen allait immanquablement être fouillé et occupé par l’avant-garde de l’armée. Et quelle armée! aigrie par les défaites, l’heure d’après chaque victoire, toujours affaiblie par ses victoires mêmes, devenue impitoyable à force de contrariétés, décidée à en finir avec cette France si dure à mourir; et quelle proie à saisir au passage! Un pensionnat de demoiselles, de trois cents jeunes filles, timides, faibles, belles de leur frayeur, soumises par l’épouvante, déjà fascinées par les hurlemens du lion qui rôdait. Quelle riche revanche à prendre sur les filles de ces soldats, de ces séduisans capitaines, dont les galanteries avaient autant causé de ravages que les armes en Italie, en Allemagne, en Espagne! Jamais plus facile occasion de se venger de ces conquêtes de garnison, marquées par tant de jalouses préférences en faveur des Français. Les représailles étaient un droit de guerre. Passant par-dessus les motifs de séduction, les vainqueurs feraient triompher la loi du talion aux yeux même de la capitale. Désormais les Français seraient plus circonspects à se vanter de leurs triomphes sur les Saxonnes, ces femmes si nombreusement belles et faciles, dit un proverbe allemand, qu’elles viennent aux arbres, où les Français n’eurent que la peine de les cueillir.

Et pas de moyens de fuite! Écouen est en plaine. Quatre lieues découvertes d’Écouen à Paris. La chaussée est déserte: les boulets seuls la traversent. Risquez trois cents jeunes filles sur cette chaussée, pour les faire couper en deux par les boulets. Et pour aller où? Paris s’est barricadé de porte en porte. Rien ne pénètre dans Paris.

Ce fut une horrible situation, un moment de délire, une douleur dont aucune mère n’a d’idée, les mères qui ont tant de douleurs, pour la pauvre et faible directrice de la maison d’Écouen, de voir tant d’enfans se pressant autour d’elle dans une vague épouvante, et lui demandant de les sauver; enfans dont elle répondait devant la nation, devant Dieu et devant leurs mères, ce qui est plus que Dieu; enfans qu’elle avait juré de rendre à leurs mères, blanches comme leur trousseau, vertueuses comme elle les avait reçues; enfans qu’elle chérissait par les soins qu’elle leur avait prodigués, par la gloire qu’elles avaient répandue sur sa longue carrière d’honneur, et par les caresses qu’elle leur donnait, le soir, quand elles étaient toutes alignées dans leur lit de lin, le matin, quand elles revenaient de la prière, le front blanc et pur de l’eau fraîche où elles s’étaient baignées.

Toutes pleuraient, et elle pleurait avec toutes. On alla dans la chapelle et l’on pria. Peu savaient le danger qu’elles couraient. Elles s’agenouillèrent dans la chapelle, dont les vitraux s’ébranlaient au bruit du canon. La mystérieuse terreur des sacrifices antiques planait sur cette scène. Les chants des pensionnaires s’arrêtaient de temps en temps pour laisser entendre la canonnade continue de l’artillerie dans la campagne. Toutes ces têtes gracieuses s’abaissaient alors; les yeux se fermaient; les mains se joignaient à d’autres mains; pendant une heure entière, cette oraison, cet adieu déchirant de l’innocence, monta vers le ciel sur les ardentes colonnes de la fumée des combats.

Puis, quand Dieu fut chargé de cette immense responsabilité, trop forte pour une pauvre mère, la directrice d’Écouen dit à toutes ces filles, dont les pères et les frères mouraient au même instant, de venir l’embrasser pour la dernière fois.

 

Et comme on entendait déjà le bruit des roues de fer de l’artillerie, criant sur les pavés de la grande route, elle et ses élèves montèrent sur la terrasse qui domine l’horizon. L’horizon marchait: un horizon d’hommes.

Là, madame Campan fit appeler les quatre soldats et le caporal que le général Hullin lui avait envoyés pour la défendre contre trois cent mille hommes, les trois pompiers et les deux gardes-chasse attachés au service de la maison; et jugeant, avec raison, que cette apparence de résistance, toute faible qu’elle fût, pouvait la compromettre auprès des ennemis, elle les congédia, pleine d’attendrissement pour le dernier dévouement dont ces braves gens voulaient se rendre dignes. Elle fut sourde à leur protestation de mourir en défendant l’établissement. Ils furent obligés de partir. Pas un homme ne resta. Seulement elle envoya par l’un d’eux, au général russe Saken, une lettre où elle mettait sous sa protection de vainqueur, d’homme et de chrétien, l’établissement d’Écouen et l’honneur de cinq ou six cents familles. Quel sort pouvait avoir cette lettre?

Aucun devoir ne restait plus à remplir.

Alors madame Campan, après avoir fait placer toutes ses pensionnaires sur la terrasse, en vue de l’ennemi, ordonna qu’on ouvrît toutes les portes, et alla se placer sur les marches de l’entrée, afin de mourir la première.

Jusqu’au soir de la grande bataille, les filles d’Écouen, dont les pères étaient morts ou mouraient dans les fossés de la route, attendirent.

A la nuit, quatre soldats russes firent retentir leur talon de fer sur les marches du perron; un frisson parcourut la maison.

Ils se présentèrent devant madame Campan.

Saken avait reçu la lettre.

L’un des quatre soldats russes était décoré de la Légion-d’Honneur.

Des exemples n’indiquent-ils pas la nécessité de mesurer l’opportunité des établissemens à l’esprit des temps? Saint-Cyr fut une admirable fondation sous la monarchie fortement catholique de Louis XIV. Une parfaite harmonie existait entre la loi des héritages qui dotait les aînées au préjudice des filles cadettes, et la loi religieuse qui offrait un asile, une éducation, ménageait un avenir à celles-ci. Par Saint-Cyr, j’entends et j’explique toutes les institutions monastiques. Admise dans l’état, la religion étayait par dévouement, endoctrinait par intérêt de corps, et s’appropriait, par excès du pouvoir qu’on lui avait abandonné, tout ce que la société laissait tomber de ses mains mal jointes. C’était peut-être un abus; mais un abus qui en surveille un autre, pour qu’il ne devienne pas plus grand, ne mérite pas absolument du mépris.

Saint Basile, saint François, saint Augustin, saint Dominique, apparurent comme des législateurs au sein d’un monde plein de confusion. N’étant pas rois, ils furent saints; à défaut de lois, ils publièrent des règles. Voilà leur sainteté! Ces grands hommes eurent l’intelligence sociale qui manquait aux souverains de l’époque pour gouverner. Regardez-y de près, et écartez un instant la lampe biblique qui élève deux rayons mystérieux au sommet de leur front. Ces sages découvrirent que les maux de l’homme étaient infinis, ainsi que ceux de la femme. Poussés par une idée religieuse, ils enfoncèrent leurs mains dans les ténèbres, et bâtirent à pierres perdues. Pour chaque infirmité ils créèrent un remède. La maladie aux mille faces hideuses eut ses mille hôpitaux: la pâle faim, qu’aucune industrie ne pouvait assouvir, trouva des tables abondamment servies dans des salles silencieuses: la virginité, et celle que voulait conserver le cœur, et celle qu’imposait la pauvreté; le veuvage, exposé à la pitié ou au libertinage, eurent, la virginité des cellules inviolables, le veuvage des occupations maternelles auprès des orphelins qui devenaient des filles et des fils par les liens de la charité. Les membres de la colonie humaine, brisés par la conquête étrangère, à la merci de l’épée et du bâton, se réunirent, se rapprochèrent à l’unité fécondante des monastères, palpitèrent, vécurent, furent la société.

Poursuivons l’histoire des pensées fondatrices.

Il y a un immense élan de générosité dans la pensée de Napoléon, lorsqu’il ouvre Écouen aux filles et aux nièces de ses compagnons d’armes. Pour la première fois, la reconnaissance de l’état se trouve de niveau avec le dévouement des sujets. L’état paie, par de l’honneur versé sur la famille, par de l’instruction à l’enfant, le sang qu’a prodigué au pays le chef de cette famille, le père de cet enfant. C’est presque faire aimer la blessure que de la soigner avec tant de religion; c’est avoir légitimé l’ambition du conquérant que d’avoir amené la nation à adopter les descendans de celui qu’on a mutilé pour conquérir.

Napoléon fit cela, et il savait bien pourquoi. Celui qui ne se trompait jamais, même en cessant d’être généreux, lorsqu’il l’était se comprenait sans doute.

Napoléon avait fait un camp de la France, mais un camp antique, à la manière des vieux guerriers romains. Tout s’abrite sous sa tente, soutenue par des lances: les mœurs, le commerce, les arts. Nos montagnes sont des remparts, nos fleuves des fossés, nos villes des casernes. La France s’appelle légion. Tout ce qui flotte est drapeau; tout ce qui tonne, canon; tout ce qui parle, proclamation; tout ce qui marche, soldat. Écouen sort du milieu de la poudre; Écouen est un beau pavillon de soie et d’or qui s’élève au bruit des fanfares. L’empire a son idéal, son Olympe militaire, beau à rêver dans les nuits étoilées du bivouac. Écouen se peuple, pour l’imagination des soldats de Marengo et de Friedland, de jeunes filles rêveuses, endormies sous des drapeaux, assises sur des affûts de canon, appuyant leurs mains blanches sur des épées d’or, ou debout, attachant à des uniformes déchirés par le sabre les étoiles d’honneur de la constellation impériale, dont Napoléon est le soleil. Quand le jeune soldat s’est bravement battu, quand il a reçu un coup de sabre au front, il espère la croix et une femme instruite par Écouen, dotée par le pays. La gloire se marie à la gloire; l’empire ne se mésallie pas. Le capitaine épouse la fille du colonel; l’orpheline d’un général accepte la main victorieuse d’un sous-lieutenant. C’est à faire de la France une famille martiale, un androgyne armé, une idée invincible.

Le temps manqua à l’œuvre; la France fut brisée à la poignée. Vous le savez.

Écouen cessa d’être le dépôt des demoiselles de la Légion-d’Honneur. Sous d’autres réglemens, et surtout dans un autre esprit, l’institution fut transférée à Saint-Denis, où elle est encore. Nous avons pris d’un peu haut ce que nous avons à dire sur cette institution à notre époque; disons-le.

Regardons autour de nous, et demandons-nous ensuite si l’établissement de la Légion-d’Honneur a la même signification aujourd’hui qu’autrefois; s’il n’est pas une reconnaissance nationale qui étonne par ses proportions, comparée aux services rendus; s’il n’est pas un prétexte pour donner la croix d’honneur aux pères qui, à défaut de gloire, ont le bonheur d’avoir des filles?

Nous serions disposés à fermer les yeux sur les raisons qu’a le gouvernement d’être généreux, ce qu’en aucun cas il n’est prudent de lui reprocher, si du moins il ne nous était démontré qu’il y a malheur réel pour les filles de la Légion-d’Honneur à recevoir l’éducation de ces sortes d’établissemens, au nombre de trois, nous pensons.

Le monde a-t-il, comme sous l’empire, une place pour elles, lorsque, toutes belles, délicatement élevées, dédaigneuses, avec quelque raison, de la bourgeoisie, elles sortent de cette institution militaire? La tradition d’estime qui les faisait accueillir en 1812, et leur préparait dix alliances pour une, s’est-elle conservée à travers une restauration plus dévote que militaire, et est-elle venue jusqu’à nous, société marchande et financière? Où est la foi vive qui, à l’extérieur, réponde à cette tradition? Napoléon est déjà césar; les idées qui lui ont survécu ont tort: le bronze les étouffe. La fille du capitaine comptera-t-elle sur la main du lieutenant? Où est le lieutenant? où est la grande armée? Et si ces colonies militaires sont tellement réduites, que sur vingt pensionnaires on en compte à peine deux vraiment filles de soldat, tandis que le reste appartient à des origines bourgeoises, n’est-il pas exact de publier que ces filles reçoivent une éducation menteuse, décevante, usurpée sur l’éducation des reines? J’en conviens, on danse à ravir aux divers établissemens de la Légion-d’Honneur; on y apprend à peindre avec goût; l’art de bien dire, de se bien tenir et celui de bien penser, je présume, y sont enseignés avec une incontestable supériorité. Je crois qu’on y excelle sur le piano et même sur la harpe. Il ne serait pas impossible que le blason y fût en honneur.