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Le notaire de Chantilly

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Nous avons connu un Irlandais, homme d'esprit original, qui, possesseur à vingt ans d'une fortune considérable, l'avait consacrée à voyager à travers les quatre parties du monde, dans l'unique but de vérifier s'il était vrai que les événements prissent quelque part, quelquefois, la forme et le caractère du drame.

Sa vie entière l'avait convaincu que sa recherche avait été de la plus grande inutilité; que les plus belles combinaisons de tragédie ou de comédie, appartinssent-elles à Shakspeare ou à Molière, ne s'étaient jamais offertes à qui que ce fût dans le monde réel. Deux principes résumaient sa doctrine d'observation à cet égard: le premier, que les hommes ne provoquent jamais les événements; le second, que les événements n'ont ni logique, ni moralité, ni esprit. César est tué en sortant du sénat; mais César était attendu par les conjurés: il n'y a pas là de drame, c'est un brutal événement. Si César eût tué les conjurés, le contraire aurait eu lieu; il y aurait eu alors surprise, moralité, drame.

Mais Géronte, qui se blottit dans un sac et se laisse rouer de coups par Scapin, le prenant pour l'homme qui le cherche dans l'intention de lui couper les deux oreilles, n'est-ce pas l'exemple retourné de César? n'est-ce pas là du drame, de la surprise? sans doute. Mais cela est-il arrivé? non, – et qu'importe? la scène est admirable. – Je n'en conteste pas le mérite; ce n'est pas de quoi il s'agit ici; elle sera sublime, si l'on veut. Dites seulement si, en 1660, cette erreur a pu être commise, écartant même l'invraisemblance de la galère turque, de la place publique au milieu de laquelle un citoyen connu de la ville se fait battre?

Notre Irlandais, très-insinuant, très-poli, avait interrogé, dans l'intérêt de sa recherche, des femmes de toutes les conditions, de toutes les contrées, afin de savoir d'elles si le drame était peut-être dans l'amour. On avait confié à sa naïveté des histoires d'infidélité, de poison, d'effrayants récits de meurtre; mais quand, arrivant à son système, il demandait: «Cette infidélité, madame, l'avez-vous cachée avec la ruse infernale de la comtesse Almaviva? Ce poison a-t-il été versé entre deux embrassements? Ce meurtre, dicté par l'offense, l'avez-vous servi au milieu d'un festin à Ferrare, comme pour rendre une politesse reçue à Venise?» Et l'Irlandais attendait toujours en palpitant le fait dramatique. Pauvre curieux! – «L'infidélité, lui avouait-on en rougissant, avait été consommée à l'occasion d'une jarretière arrêtée un peu trop haut, devant un homme qu'on ne savait pas là; le poison avait été mêlé à deux sous de crème; une heure auparavant, on ne pensait pas au poison; et le meurtre ne s'était exécuté que par le concours fortuit d'un mot grossier et d'une vrille oubliée sur la table. L'amant avait dit: – Tais-toi, insolente! – La femme lui avait répondu par un coup de vrille dans l'artère.»

– Événements! événements! répétait toujours notre Irlandais désolé, nulle part du drame!

Il alla vivre avec les voleurs de grand chemin: c'était remonter à la source du drame. «N'avez-vous pas rencontré, s'informa-t-il d'eux, parmi les gens que vous avez détroussés, des femmes que vous aviez aimées, des jurés qui vous avaient condamnés; et, dans ces rapprochements si peu agréables pour eux et pour elles, ne vous êtes-vous pas montrés, par cette singularité d'esprit dont la nécessité des contrastes littéraires vous revêt, bons à l'égard des uns, dignes et respectueux envers les autres?»

– Jamais!

– Pas de drame, mon Dieu, s'écriait l'Irlandais, même parmi les voleurs!

Il visita l'Inde, le Japon, la Tartarie, et non-seulement il ne découvrit pas le drame chez les peuples de ces pays bizarres, mais il ne fut, lui, si étrange au milieu d'eux, l'accident personnel d'aucune scène de drame.

Ce qui lui était constamment arrivé avait été le résultat du hasard ou de la force des choses; on n'y sentait point une intelligence suivie, des scènes, un progrès, un dénoûment, enfin un tout raisonnable qui, reproduit dans le même ordre devant des spectateurs, les aurait satisfaits. Il avait vu des ponts s'écrouler, mais dans ce moment ils n'étaient traversés par personne, ou si quelqu'un y passait, ce n'était pas une jeune fille allant rejoindre son amant, ou un scélérat se rendant sur les lieux d'un crime. L'événement, toujours l'événement… jamais le drame.

Il aurait craint de montrer trop de simplicité s'il eût cherché le drame dans la société européenne, telle qu'elle est aujourd'hui en France, en Allemagne et en Angleterre; c'est à peine dans cette société si l'événement y arrive. Dans cette société, il y a peu de fortes passions, beaucoup de lois pour prévenir, pour réprimer, punir ces passions; quand ces lois sont muettes, s'avancent les mœurs, jurisprudence où le jury c'est tout le monde, le bourreau chacun; et quand il n'y aurait ni ces lois ni ces mœurs, le drame n'existerait pas davantage, car il n'y aurait plus d'obstacles, et tout arriverait comme de raison.

Cet Irlandais, qui avait vieilli à chercher le drame sous toutes les latitudes, dans les pays les plus ardents, dans ceux ou la religion, la politique et les mœurs s'établissent à coups de fouet et se maintiennent à coups de poignard, et qui n'avait jamais été témoin que de la logique tronquée du hasard, jamais de celle du théâtre, mourut d'une tuile dont il fut frappé à la tête. Essayez d'en finir ainsi avec un personnage de roman.

En poussant la porte du pavillon, toujours avec les mêmes précautions, Édouard ne fut pas peu étonné d'apercevoir Léonide accoudée sur la table; elle lisait.

Elle tourna la tête, et, sans s'émouvoir davantage, elle dit en souriant à Édouard: – Vous avez bien tardé, monsieur. Sans doute la chasse que vous avez faite au clair de la lune nous indemnisera de la longueur de votre absence. Quel beau gibier rapportez-vous?

– Oui, répondit Édouard, confus, contrarié de la présence de Léonide dans le pavillon, cherchant vingt mensonges avant de risquer une réponse qui ne fût pas une défaite, déposant son chapeau, puis ses armes sur la table, les désarmant, s'essuyant le font; oui, j'ai violé la promesse – et j'ai eu tort – que je vous avais donnée de ne pas sortir la nuit, de ne pas rentrer si tard au pavillon; mais, afin de me distraire du chagrin causé par les mauvaises nouvelles que j'ai apprises ce soir, je suis sorti, j'ai prolongé ma promenade, je me suis égaré, et d'ailleurs, je ne prévoyais pas vous trouver ici au retour… Vous lisiez, je crois. Édouard tendit le cou, regarda furtivement, craignant que Léonide, le secrétaire étant resté ouvert, n'eût remarqué le portrait de Caroline roulé auprès du sien.

– Je lisais une lettre de mon mari.

– De Maurice, parti ce soir pour Paris, absent depuis neuf heures?

– Vous ne comprenez pas. C'est une lettre adressée à mon mari et que j'ai ouverte.

– Vous partagez donc avec lui les secrets de la correspondance?

– Non, et voilà pourquoi j'agis ainsi.

– A son retour, que pensera-t-il?

– Rien, si la lettre ne lui est pas remise, et ce qu'en tous les cas il aurait pensé si je la lui rends exactement recachetée.

– Quelle finesse!

– Quel devoir! dites plutôt. Approchez et lisons ensemble.

– Je vous en prie, ne lisez rien. Confirmez-moi dans cette persuasion que je n'ai pas le droit d'être de moitié dans la confidence.

– Qu'en savez-vous?

– Comment cela serait-il autrement? Je suis caché chez vous, nul ne me sait ici.

– Alors vous ne me croyez pas… c'est bien. Brisons là-dessus, je vous en prie.

Léonide s'était brusquement levée pour sortir; mais, arrêtée au passage par Édouard, elle retourna s'asseoir auprès du secrétaire, et précisément devant le rouleau qui renfermait le portrait de Caroline. Un souffle de vent de la porte, un mouvement involontaire de Léonide eussent suffi pour tout révéler. Heureusement la lampe était posée sur la table à quelque distance du secrétaire. Édouard, lui prenant la main qu'il baisa avec la chasteté du pardon, lui dit, afin de l'éloigner au plus vite du voisinage du portrait: – Venez et lisez-moi cette lettre, bien que je prévoie ce qu'elle contient: d'abord elle est anonyme?

– Non.

– On vous y fait part de quelque prétendue infidélité de Maurice?

– Encore moins.

– Mes prévisions sont à bout: je vous écoute.

– C'est bien heureux.

Édouard avait, pendant ce court dialogue, ramené Léonide à la place qu'elle occupait lorsqu'il était entré, et d'un mouvement qui cessait d'être suspect, car il devenait indifférent, il ferma le secrétaire et s'assit ensuite pour écouter avec résignation la lecture de la lettre.

– Cette lettre est de Compiègne; c'est Jules Lefort qui écrit à mon mari. Vous lui avez entendu quelquefois parler de Jules Lefort?

– Jamais.

Cette discrétion de Maurice fit impression sur Léonide. Elle se recueillit pendant quelques minutes, et, après avoir déposé la lettre de Jules Lefort sur la table, elle commença un récit de famille dont le lecteur a déjà pris connaissance. Seulement Léonide mit une continuelle partialité à faire ressortir les torts de sa cousine Hortense, qu'elle représenta comme une femme au cœur faux, et comme s'étant mariée sans amour, uniquement pour partager la fortune de Jules. Les faits que'lle avoua, parmi de nombreux qu'elle fut obligée de taire, étaient d'autant plus altérés, qu'elle glissa sur la passion romanesque que lui avait inspirée Jules Lefort, cause principale de sa haine pour Hortense.

– En tout ceci, répliqua Édouard, je ne vois que des événements peu graves et que vous jugeriez vous-même sans importance, si vous n'aviez pas le tort de vous les rappeler, – permettez-moi de vous le dire, – trop souvent et hors de propos. Vous êtes heureuse dans votre ménage, votre cousine l'est dans le sien, à quoi bon se souvenir d'un passé qui ne doit plus vous être contraire?

 

– Si c'est au nom du passé que vous voulez qu'on oublie, voyez si la haine est éteinte entre elle et moi, et dites quelle est, de nous deux, celle qui la ranime. Arrivons à la lettre de son mari.

«Mon cher Maurice,

»Il se prépare à Senlis, pour les premiers jours de Carnaval, un bal masqué qui aura lieu à la sous-préfecture. Mémorable solennité pour toi et pour moi, n'est-ce pas? Que je te céderais volontiers ma place aussi volontiers que tu me gratifierais de la tienne, si je n'étais convaincu que le plus grand plaisir de l'un serait d'y rencontrer l'autre! Mais ce bonheur-là ne nous est plus guère permis, Maurice, et pas plus au bal où notre humeur ne nous attire guère que partout ailleurs. Enfin, point d'élégie à propos de bal.

»Depuis six mois mon Hortense a ma parole que je la mènerai à cette fête, que je pourrais appeler de famille, car tout le canton s'y réunit chaque année, à jour fixe, tu le sais. C'est une véritable fête pour Hortense qui sort peu, qui passe sa vie, ainsi que moi, à acheter des moutons et à en revendre la laine. Il dépend de toi, mon ami, que cette satisfaction lui soit donnée: je te fais grâce de tout préambule pour t'expliquer pourquoi cela dépend de toi. Il est pénible de nous répéter que ta femme et la mienne ne peuvent être en présence dans le monde sans éprouver de la gêne, une contrainte dont nous n'avons été que trop souvent témoins, toi et moi. Tu n'as pas oublié l'événement de l'an passé au bal de Senlis; d'autres même s'en sont aperçus, et nos deux ménages, dans la personne de nos femmes, n'ont plus été sacrés. Nous ne sommes pas de ces fous, Maurice, qui mettent leur bonheur à se raidir contre l'opinion. Vouloir ce que veut le monde, c'est obtenir en compensation de cette faiblesse les quelques joies qu'il procure: nous n'en sommes pas ennemis. Or, ta femme, pour revenir au pénible sujet de cette lettre, sera aussi invitée à ce bal. Penses-tu qu'il soit convenable que Léonide et Hortense y aillent toutes deux? Que la sagesse en décide. Avant tout, consulte le désir de Léonide. Si elle n'en montre pas un bien vif d'aller à ce bal, Hortense profitera du refus de Léonide. Si, au contraire, ton excellente femme est assez franche pour ne pas consentir à un pareil sacrifice, eh bien, qu'elle s'amuse, laisse-la aller à Senlis; mais, dans l'un et l'autre cas, réponds-moi sans contrainte, sans complaisance. Encore une fois, consulte ta femme: je garantis l'obéissance de la mienne. Son bonheur est dans ma volonté.

»Il m'eût été plus doux de t'écrire que nous y serions tous quatre, heureux de faire un peu enrager les jeunes gens et les célibataires de notre grosse joie de mari; mais le sort ne le veut pas. L'un de nous s'amusera pour l'autre: c'est s'ennuiera que je veux dire. Cachetons vite ma lettre: je ne suis pas jaloux qu'Hortense lise cette dernière phrase: elle me ferait danser tout le bal. Adieu.

»Mille amitiés à l'excellente cousine Léonide.

»Ton ami,
»JULES LEFORT.»

– Jugez maintenant, Édouard, si ce n'est pas le mari qui a écrit cette lettre sous la dictée de la femme.

– Quand cela serait, ce qui me paraît contestable, que prétendez-vous faire?

– Je n'ai pas pour habitude, Édouard, d'initier à mes projets ceux qui ne promettent pas de m'aider dans leur exécution.

– Vous ai-je refusé mon concours?

– Je ne dis pas encore cela. J'emploie toujours cet avertissement pour qu'on ne prenne pas ensuite en mauvaise part les récompenses que j'accorde en retour des services qu'on me rend.

– Vous avez, Léonide, des doutes trop ombrageux et une reconnaissance trop timorée. Employez vos amis, soyez confiante avec eux. Ne suis-je pas le vôtre?

– Ne me réduisez jamais à en douter, Édouard. Dans ce moment surtout, j'ai besoin de votre appui, pour établir mon autorité auprès de Maurice. Savez-vous ce qu'il répondra à Jules Lefort? «Va au bal; mènes-y ta femme: la mienne n'en saura rien.» Il est homme à cela; il ne voit pas la dignité du ménage dans la considération de sa femme. Peu lui importe que mon absence soit remarquée, qu'on l'interprète de mille manières, toutes à ma honte, toutes à la gloire d'Hortense Lefort. Qu'elle seule y aille, en faut-il davantage pour qu'elle obtienne contre moi l'opinion du monde que, l'an passé, elle sut disposer en sa faveur par son évanouissement, vrai ou feint, en me voyant entrer dans ce bal de Senlis où elle était si loin de m'attendre? Si je ne parais point cette année à ce bal où elle ira, je suis vaincue, terrassée: on pensera, on dira hautement que Jules Lefort a imposé à Maurice l'obligation de ne pas m'y conduire; ou bien, et ce sera la version la plus honnête, que mon mari m'a forcée lui-même à ne pas y paraître. Heureuse alternative! – celle de passer pour la femme d'un homme sans dignité ou pour l'esclave de cet homme. – Vous ne savez pas, mon ami, que cette Hortense s'est rendue coupable, sous de faux semblants de naïveté et d'innocence, des ingratitudes les plus noires; qu'elle a menti lâchement à l'amour qu'elle prétendait avoir pour Maurice, en se mariant avec Jules Lefort… oui…

– Permettez-moi, interrompit Édouard qui tenait la main de Léonide dans la sienne; – ce dernier tort, vous ne devriez pas le ressentir aussi vivement que Maurice qui paraît l'avoir oublié en vous épousant, et sans lequel vous ne seriez pas aujourd'hui sa femme.

– Édouard, reprit Léonide vivement et après quelques minutes de contrainte, je n'aime pas Maurice: je ne lui étais pas destinée. Témoin de l'attachement que ma cousine disait lui porter, de celui que Maurice éprouvait sincèrement pour elle, j'ai trop retenu leurs serments réciproques. De confidente devenue épouse, ai-je pu oublier que mon mari avait aimé une autre femme, que cette femme l'avait peut-être aimé? Comment s'abuser, Édouard?

Ici Léonide s'arrêta. C'était une lacune à remplir pour la perspicacité d'Édouard. Il en aurait coûté à Léonide d'avouer qu'elle avait aimé Jules Lefort, et pourtant, sans cet aveu, comment lui était-il possible de justifier sa haine pour sa cousine Hortense?

Édouard, eût donné tout au monde pour que, dans ce moment, Léonide avouât cette faiblesse: aussi ne fit-il aucun effort pour lui en épargner la confession entière.

– Édouard, c'est un grave événement que le mariage; c'est un événement sinistre qu'un mariage sans amour. Ceux qui sont rassasiés du mariage parce qu'ils l'ont trop savouré, qui s'arment pour le détruire parce qu'ils l'ont épuisé, ceux-là se plaignent, se récrient, s'élèvent à tort contre la société. Leur plainte est une puérilité; leur déception est un malheur commun à toutes choses: ne se lasse-t-on pas des meilleures? Quelle est la profession qui à la longue ne soit devenue un supplice? Quel est le sentiment que le temps n'ait rendu intolérable? Quelle est la vie dont le poids n'ait écrasé celui qui la portait? Et remarquez qu'on n'a que la misère pour refuge, si l'on sort de sa profession, tandis que l'adultère vous délivre avantageusement du mariage en une heure; l'adultère dont n'auraient aucune honte ceux qui réclament en son nom contre le mariage, s'ils avaient un peu moins besoin de s'en faire un moyen du moment. Car ce n'est pas contre le joug du mariage, regardez-y bien, Édouard, qu'on s'élève; creusez bien: c'est plutôt contre la possibilité de ne pouvoir se marier tous les jours, à chaque instant. La passion ne recule pas devant l'engagement: c'est le dégoût, c'est la froideur qui demandent compte de la durée. On fait une affaire de raison du mariage, non quand il est à conclure, mais quand il n'est plus à rompre. Ceux qui demandent le divorce brûlent de se remarier: ils sont moins jaloux de briser une entrave que de se soumettre à de nouvelles; et l'on conçoit que la loi est en droit de considérer comme un aveu d'émancipation du libertinage ce cri déguisé de liberté humaine qui veut altérer la perpétuité du mariage. Mais quelle pitié plus profonde ne doit-on pas à celles qui s'engagent sans amour, sans cet enivrement d'un an, fût-il d'une heure? qui sont entrées à l'église sans prières, sans larmes, sans battements de cœur; qui en sont sorties sans conviction; qui sont descendues dans la couche du mari, froides, plus froides qu'elles ne s'étendront dans la tombe; et qui, pendant toute leur vie, s'inhumeront ainsi chaque soir et s'exhumeront chaque matin. De plus tourmentées existent: celles qui se sont mariées par dépit; affreuse résolution que ces mariages; et, c'est une vérité, les deux tiers des mariages ne sont pas autrement inspirés. On a honte de l'âge qui arrive; on se marie vite: on a hésité pendant dix ans, une minute décide. On était deux amies: la plus jeune vous devance, elle épouse; on pousse un cri de rage, et malheur au premier parti qui s'offre: on l'accepte. Un amant parfois vous délaisse: c'est faiblesse de le rappeler; c'est grandeur de l'éblouir par le mariage. Il aura un remords peut-être! non! il ne l'aura pas ce remords. Et, par dépit, vous vous livrez à un rustre qui sourit, – le fat! – à sa pitoyable conquête; il est fier que vous vous appeliez de son nom, tandis que vous êtes trop heureuse de ne pas lui prêter le vôtre. Malheureusement la vengeance tombe quelquefois sur un honnête homme, et, en récompense de ses soins, de ses attentions, vous n'avez à lui offrir qu'une poitrine glacée, que des lèvres sèches, qu'un visage dédaigneux. – Édouard, je vous ai dit ma vie. Mon mariage avec Maurice fut un calcul de colère, une inspiration irréfléchie de la haine. Tant que je ne serai pas apaisée, mon mariage ne sera qu'une dure expiation; après, j'essayerai du calme à défaut de bonheur; et, dans mes souvenirs de lutte, je n'oublierai pas que vous m'avez aidée à le recouvrer.

– Que faut-il faire pour cela, Léonide?

– M'accompagner à ce bal de Senlis. Vous serez masqué, je ne le serai pas: on vous croira mon frère, mon mari, le colonel Debray, qui m'y conduisit l'an passé.

– Comptez sur moi, Léonide; mais pourquoi irez-vous à ce bal le visage découvert?

– Ce sera ma seule vengeance, mon visage. Hortense sera là, son mari sera là, ils seront tous là ceux qui, la voyant au bal, ne s'attendront pas à ma présence, qui les étonnera comme la foudre. Et mon visage ne sera dédaigneux pour personne: il y en aura de plus belles, mais non de plus gaies, de plus folles que moi à ce bal. Vous me verrez rire et danser: j'entraînerai tout le monde dans ma joie, je laisserai un long sillon de folie derrière chacune de mes paroles. Le lendemain on se dira: La mieux parée du bal, c'était la femme du sous-préfet; la plus jolie, c'était celle du maire; la plus coquette, c'était celle-ci ou celle-là; mais la plus remarquable par sa gaieté, c'était la femme du notaire de Chantilly. Ceci me vengera.

Ma gaieté fera croire à mon bonheur, Édouard: qu'est-ce que je souhaite de plus? Celui d'Hortense pâlira de tout l'éclat du mien. – On nous avait trompées, pensera-t-on. – On vous avait trompées, mesdames; elle ne devait pas venir, elle est venue! – On la disait rongée par le chagrin, par le dépit: – regardez le feu de ses diamants, le feu de ses yeux. – Ah! voilà mon triomphe, Édouard, le voilà! Qu'importe après cela qu'en rentrant je donne à des larmes de rage la moitié de cette nuit commencée par la vengeance?

– Eh bien, fit Édouard, puisse cela assurer votre bonheur, disposez de mon bras. J'aurai un masque, ma voix n'est pas connue. A quand la fête?

– Dans deux mois. D'ici là, j'irai à Paris, j'en rapporterai deux costumes de bal, car vous comprenez le danger, Édouard, que nous courrions si nous mêlions un étranger à tout ceci. Je ne doute pas que Maurice saura notre équipée dès le lendemain même: la considération ne m'arrête pas; au contraire. Mais il m'importe qu'il n'ait connaissance de l'événement qu'après son beau résultat. Je respecterai son affectation à ne pas me parler de ce bal; d'ailleurs, je ne résisterais pas à sa volonté, s'il me défendait d'y paraître.

– Mais ne craignez-vous rien pour moi, Léonide? Que pensera Maurice quand il apprendra, non sans étonnement, que je suis de moitié dans une démarche peut-être répréhensible à ses yeux? Me répondez-vous qu'il ne regrettera pas l'hospitalité dont j'aurai abusé?

Afin que son objection, qu'il hasardait du ton de voix le plus timide, ne blessât pas Léonide, Édouard s'était rapproché d'elle, colorant le plus possible son hésitation de la docilité de l'obéissance.

Léonide fit semblant de ne pas comprendre; mais lorsqu'elle s'aperçut qu'Édouard persistait pour obtenir une réponse à ses doutes, elle battit l'argument de l'hospitalité par un sourire qui décontenança Édouard. Ce sourire, mêlé d'un peu de pudeur et de beaucoup de raillerie, lui fit comprendre que le scrupule dont il s'armait était bien arbitraire chez lui, et qu'il n'en avait pas toujours été si vivement préoccupé dans des occasions tout aussi délicates.

 

– Je consens à tout, dit Édouard, qui, prenant son parti bravement, ne songea plus qu'à effacer de l'esprit de Léonide les impressions équivoques qu'il avait fait naître pendant la discussion.

Et maintenant parlons de la récompense promise. Que m'offririez-vous que je pusse apprécier plus que votre amitié, Léonide? Conservez-la-moi constante et sans partage.

– Serait-il bien vrai que vous eussiez ressenti près de nous quelque adoucissement à vos tristesses, mon ami? Vous ne sauriez croire la douleur que j'ai éprouvée tout le temps de cette lecture hier au soir au dîner. Maurice me regardait sans doute sans intention; mais j'étais effrayée par lui, émue pour vous. Ma voix tremblait: l'avez-vous remarqué, Édouard?

– Bonne Léonide! je lis dans votre cœur comme vous lisez dans le mien. S'il est une consolation à mes maux, c'est dans vous que je la rencontre, quoiqu'un peu mêlée de remords, je ne vous le cache pas; et, dans vos soins affectueux pour moi, dans vos paroles, dans vos pas qui viennent me chercher dans cette prison embellie par vous de toute la grâce d'une femme; rendue aimable par tes caresses…

Édouard parlait sur les lèvres de Léonide, de Léonide qui avait ce regard distrait, lucide et voilé à la fois de la volonté qui s'abandonne, qui s'endort au bruit des paroles aimées, qui se fond et se perd dans la volonté d'un autre.

La lampe rayonnait doucement, et, répandant sa clarté encore trop vive sur des paupières touchées par le sommeil, elle n'éclairait que le groupe entrelacé de Léonide et d'Édouard, dans un coin de la chambre silencieuse et endormie:

– Que tes cheveux sont doux! Pour qui les arranges-tu ainsi sur ton front si patiemment, chaque matin?

– Pour toi, Édouard.

– Pour qui ces robes avec tant de grâce serrées à ta poitrine?

Je suis un imposteur, pensa Édouard.

– Pour toi.

Quel rôle infâme je joue! se dit-il.

– Ces yeux si beaux, cette bouche?

– Pour toi.

– Cette haleine qui m'enivre, amère et chaude, que je bois avec âme? Cette force qui me briserait si tu voulais, et que tu convertis en grâces et en souplesse; cette taille, pour laquelle j'aurais de la jalousie si j'étais femme? Je t'aime comme cela. Tu n'es pas une jeune fille fière de son innocence, digne d'être admirée seulement; un ange, peut-être, mais pas encore une femme. Tu as aimé: tu inspires l'amour, tu en permets les caresses. Si l'amour n'est qu'une ardente réalité, l'amour, c'est toi; et s'il est un autre amour plus pur qui impose des sacrifices, des résistances, celui-là peut partager le cœur sans crime, sans honte, sans remords.

Édouard s'arrêta au milieu de sa distinction passionnée. Léonide ne l'écoutait plus. Il murmura dans sa poitrine: – Mon Dieu! comme la reconnaissance mène loin!

Léonide s'était assoupie dans ses bras.

Les femmes de notaire ont le sommeil dur.

On dira donc qu'Édouard aimait deux femmes.

Je ne dis pas cela.

– Mais!

Je ne dis pas le contraire.