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Le notaire de Chantilly

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»Notre marquis nous abandonna dès que l'ex-seigneur eut subi sa condamnation capitale. Il se repentit d'être allé si loin; il tenta de nous arrêter au milieu de la course. La Gironde lui servait d'exemple: nous suivîmes celui de la Montagne.

»Une grande pitié historique, et je ne la calomnie pas, s'est attachée à la vie et à la mort des Girondins: les vertus privées, le génie, l'éloquence, le courage même de ces citoyens, sont à jamais regrettables; mais, dans les temps où elles furent sacrifiées, ces qualités étaient funestes au bien public. La Gironde s'endormit dans un magnifique repos: elle prit sa lassitude pour le but, son désir d'inaction pour la fin de toutes choses; elle n'admit pas que les révolutions comme la vie n'existent que par le phénomène incessamment ramené de la reproduction d'elles-mêmes, et que de tous les despotismes, celui de la faiblesse est le plus odieux à imposer à des hommes qui n'ont vaincu, qui ne règnent que par la violence. De quel droit les Girondins osaient-ils dire à la Convention de rétrograder, eux qui avaient demandé avec la Convention la déchéance du roi, et voté la mort de Louis XVI? Couverts d'illégalités et de sang, ils accusèrent la Montagne d'être illégale et sanguinaire. Où en était d'ailleurs la France lorsque les Girondins voulurent faire halte? Était-elle riche, victorieuse, calme? non. Le peuple n'avait pas de pain, le pays était un polygone d'où partaient des boulets; l'intérieur était rongé par le fédéralisme; la trahison se glissait dans les armées, sous les uniformes de Wimpfen et de Custines. Au sein de cette misère, de cet effroi, Vergniaux, ce Grec, ce Platon des salons de madame Roland; Louvet, ce Properce de la tribune, se couronnèrent de roses et chantèrent: il nous fallait quatorze armées.

»Il nous fallait dire, crier au peuple, qu'il était perdu, ne le fût-il pas; trahi, ne le fût-il pas; vaincu, ne le fût-il pas; il fallait, oui, tuer Custines, fût-il peut-être innocent; tuer la Gironde, parce que l'effroi appelle aux armes, parce que la trahison fait veiller aux portes, parce que la menace de la défaite est souvent la prophétie de la victoire, parce qu'un général qu'on tue garantit la fidélité de tous les capitaines, parce que les têtes de vingt-deux orateurs qui tombent réduisent la parole aux faits, cette éloquence des révolutions. La cloche est fondue en canons. Elle sonnait, elle tonne. Vergniaux détruit fut coulé en Robespierre, Gensonné en Danton; la tribune s'allongea en affût; la Convention mitrailla la coalition.

»La mort des Girondins fut juste.

»Celle de notre marquis ne le fut pas moins.»

Léonide se leva avec effroi. – Victor, j'ai peur, – je suis glacée; je m'en vais. Quel est donc cet homme?

– Demeurez, Léonide; il est essentiel que vous restiez. Je prévois le dernier mot de tout ceci.

– Puisque vous le désirez, je reste; mais examinez le visage de Maurice.

– Il est superbe, ma sœur: s'il apportait cette illumination dans les affaires, quels succès n'aurions-nous pas?

M. Clavier continua:

»Après l'exécution du marquis, tous les nobles du canton émigrèrent; il ne resta plus que quatre-vingts habitants dans le bourg; nous prîmes les biens des uns, nous emprisonnâmes les autres.

»L'expropriation est un droit sacré dans les heures de guerre civile. Car qu'est-ce que la propriété sans l'occupation du sol? Qui fuit est vaincu; qui a la victoire possède. Argumenter du juste et de l'injuste, c'est discuter les droits du vainqueur; qui décidera? Je ne vois que l'étranger.

»L'étranger se présenta.

»Toute question fut désormais tranchée pour elle, la république entra en guerre avec le monde entier; les lois furent violées.

»Alors, au nom de qui parler à la nation, pour que pas une main ne se cache; pour que pas un vide ne se fasse où passerait l'ennemi?

»A qui la souveraineté? aux lois? elles sont abolies; au roi? il est tué.

»Une nouvelle cosmogonie se prépare: elle ne jaillira que d'un bouleversement. Le monde moral attend son déluge.

»La Convention nationale décréta une seule loi: la Terreur. Article unique, la Terreur.

»D'où naquit cette puissance? Qui l'avait enfantée? Dieu! comme elle passa sur les fronts et les fit pâlir! L'air la répandit au sortir de la bouche de la Convention, et tout homme qui la respira ne mourut pas, mais il donna la mort. La terreur fut la sauvegarde des villes, le général des armées, le juge du criminel, le dictateur du pays. La France change de dynastie: elle obéit à la Terreur, première du nom!

»Notre bourg n'offrait plus qu'un repaire d'ennemis exaspérés.

»Ils jurèrent d'en finir avec nous. Ils s'emparèrent de ma femme et de ma fille, et me menacèrent de les tuer, si je ne consentais pas à laisser la localité à leur discrétion. Je me résignai à ce sacrifice. Ils égorgèrent ma femme et ma fille.

»Mais quelques jours après, quand la Terreur fut proclamée, le château me vit, écrasant ses propriétaires sous mes pieds. J'y mis le feu et j'y entrai. Un prêtre, frère de l'ex-seigneur, me demande, au nom de Dieu, car nous en avions fini depuis longtemps, eux et nous, avec l'humanité, la grâce de sa famille. Point de grâce. Je tuai le prêtre, la famille entière. C'était celle de mademoiselle Caroline de Meilhan; mais je sauvai sa mère, inutile de dire pourquoi.

»Pourtant, on n'avait sauvé ni la mère de ma fille ni ma fille. Plus tard je ne pus empêcher la confiscation des biens de la mère de Caroline ni l'exil auquel elle fut condamnée. Elle portait un nom sans pardon pour la Convention; mais j'adoucis sa misère. Je m'attachai à la mère de Caroline avec l'opiniâtreté du remords, je l'aimai comme une leçon vivante qu'en homme de parti je m'imposai. Elle fut la borne tachée de sang que ma vengeance ne dépassa plus. De longs jours s'écoulèrent; elle se maria à un homme de son rang, sur le sol de l'émigration où nous nous rencontrâmes, car l'empire nous fit aussi expier le tort d'avoir été républicains.

»Ainsi, je ne vous l'ai déjà que trop révélé, Caroline est l'enfant d'une royaliste que j'ai sauvée, mais dont j'ai tué de ma main la famille entière. La mère de Caroline fut ma fille adoptive, comme à son tour Caroline l'est devenue. Voyez si je mérite quelque reconnaissance! Les siens ne m'avaient rien laissé sur la terre; je leur ai gardé deux enfants; ils m'avaient tué une fille, je leur en ai conservé deux; la mère de Caroline était morte, je pleurai sur cette mère que j'avais faite orpheline, mais qui avait dû à ma pitié d'être épouse et mère; j'allais ensuite vers le berceau de sa fille pour la prendre, pour la réchauffer près de moi, vieux soldat, vieux conventionnel, couvert de blessures et de calomnies. Depuis dix-sept ans je lui sers de père, moi qui ai tué celui de sa mère, et je l'ai nommée ma fille, elle dont les siens m'ont privé de ma fille.

»Le château détruit, mon pouvoir n'avait plus d'obstacles. C'est au moment des grandes crises que les questions se simplifient.

»L'instrument de mort fut élevé.

»Je me plaçai à sa droite, mon paysan, comme exécuteur, à sa gauche, ses fils armés se rangèrent autour de l'échafaud, et, durant tout un jour, nous ne nous reposâmes pas. La terreur était notre force, la terreur arrachait les traîtres à leur asile; la terreur les courbait et les poussait à nos pieds; la terreur en fit justice: la terreur sauva la France!»

M. Clavier était pâle, ses deux mains tremblaient dans celles de Maurice; il avait peine à achever.

»Quatre-vingts têtes restèrent sur le pavé. Nous incendiâmes le bourg.

»Je partis pour Paris. Arrivé, je me présente à la Convention, je monte à la tribune, et je déroule aux yeux des membres de cette formidable assemblée une carte de la France où cette localité était à jamais effacée.

»Que ce bourg soit sans nom! fit Robespierre.

»J'avais bien mérité de la patrie!»

M. Clavier s'affaissa dans son fauteuil. S'il eût reçu un coup de lance dans le foie, il n'eût pas été plus décoloré; ses bras pendaient, ses lèvres étaient noires.

Derrière la porte du cabinet, Victor seul eut la force de rester. Au fond de l'appartement, Léonide respirait des sels sans parvenir à se ranimer.

D'une voix agonisante M. Clavier reprit:

«Et maintenant, mon ami, que j'ai fini mon temps d'homme de parti, ma mission de colère et parfois de justice, je me retire à tâtons de la vie. Ni moi ni mes pareils n'avons été jugés. Trop vieux pour attendre la sentence que les générations prononceront sur nous, il faut que je me contente de la voix isolée de ma conscience. Elle m'impose l'obligation non de revenir sur mes principes, mais sur beaucoup de mes actes, toutefois sans les condamner honteusement. L'homme politique n'a jamais transigé en face de l'échafaud, le vieillard s'amende un pied dans la tombe. Si je n'ai ni à me blâmer ni à me repentir d'avoir versé du sang sur le champ de bataille des luttes civiles, je dois à ma propre estime de restituer ce qui m'est resté de dépouilles comme vainqueur. La révolution m'avait enrichi de toutes les confiscations exercées sur le seigneur dont je vous ai raconté la déplorable fin, ainsi que celle de sa famille; j'ai gardé les propriétés expropriées, je les ai fait valoir, j'en ai triplé les revenus, enfin je les ai possédées avec l'autorité d'un légitime maître. Ces propriétés étaient une arme; je m'en suis emparé, quand l'ennemi, en se retournant, pouvait les ramasser. Mais depuis qu'il a été exterminé jusque dans ses souvenirs, ces propriétés me pèsent comme si je les avais sur la poitrine. La vérité est que je n'en ai jamais joui. J'aurais peur de passer à l'ombre de ces forêts dont je suis possesseur. Jamais je ne les ai visitées; jamais aucun gibier de mes parcs, aucun fruit de mes jardins, aucun poisson de mes étangs n'a été servi sur ma table. Ce qui est cueilli sur l'arbre est vendu, converti en or; ce qui est cueilli dessous est partagé entre les pauvres. L'or, le voici; il a été changé par moi en nouveaux titres de propriétés. J'y ai joint mes comptes; tout y est réglé, mis à jour, facile à vérifier. Vous restituerez donc à leur légitime maîtresse, mademoiselle Caroline de Meilhan, le jour de ses noces, que je sois vivant ou mort, ses domaines, parcs, bois, étangs, forêts, enfin l'héritage de ses pères. Elle rentrera dans ses biens, comme si elle n'en était jamais sortie. En voilà les titres.

 

– Monsieur! s'écria Maurice tout palpitant de terreur et de respect, monsieur, voilà une action qui honorerait dix existences moins tourmentées que la vôtre!

– Avez-vous entendu, ma sœur? dit tout bas Victor Reynier à Léonide, et ne pensez-vous pas que celui qui épouserait mademoiselle de Meilhan ferait un riche mariage?

– Qui le sait, mon frère? Avons-nous la moindre idée du contenu de ces papiers? Le vieillard est un peu emphatique.

– Mais, ma sœur, vous l'avez bien entendu, ce sont des titres de propriétés: il a parlé de domaines…

– Richesses vagues.

– De parcs…

– Sans arbres, peut-être.

– D'étangs.

– Sans eau, je gage.

– Pourquoi supposeriez-vous cela?

– Et vous le contraire?

– Maurice nous le dira, ma sœur.

– Maurice ne dit rien. Pourquoi sommes-nous ici?

– Cependant, en tout ceci, il serait important de connaître le vrai.

– Important pour qui donc, mon frère?

– Mais… pour tout le monde, particulièrement pour celui qui aurait des vues de mariage sur mademoiselle de Meilhan. Les grandes fortunes sont si rares…

– Que les riches héritières s'acceptent, n'est-ce pas, mon frère?

– Ne m'approuveriez-vous pas, ma sœur? Vous êtes d'une ironie…

– Et vous, d'une témérité, Victor!

– Ne seriez-vous pas fière de me savoir riche et d'avoir contribué à mon bonheur?

– Sans doute; mais comment?

– N'entrez-vous pas tant qu'il vous plaît dans le cabinet de Maurice lorsqu'il est absent? Un coup d'œil est si vite jeté…

– Je l'accorde; mais me croyez-vous aussi habile, Victor, pour profiter d'une telle hardiesse? J'ai si peu l'habitude des affaires, que je craindrais de ne jamais me tirer avec honneur de la lecture de ces pièces, et que la tentative ne vous fût complétement inutile.

– Et si l'on vous accompagnait, voyons! si je vous aidais, ma sœur?

– Plutôt cela, mon frère.

– Ce soir nous partons pour Paris, Maurice et moi.

– Vous serez de retour demain tous les deux.

– Moi seulement. Votre mari, sous un prétexte quelconque, sera retenu à Paris, tandis que je retournerai à Chantilly. C'est dimanche: les clercs seront absents.

– Mais si c'était mal, mon frère, ce que nous allons faire là… N'avez-vous aucun scrupule, vous?

– Excellente Léonide!.. Savez-vous qu'il y a mon bonheur peut-être dans cette démarche.

– Et le mien aussi, pensa Léonide en voyant, avec une joie qui éclata dans son cœur, son mari déposer sous la même poignée de bronze les papiers de M. Clavier et le plan de campagne du colonel Debray.

Maurice reconduisit M. Clavier jusqu'au bas de l'escalier, et il ne cessa de lui prodiguer, en lui prêtant son bras pour le soutenir, les plus affectueuses marques d'amitié. Le vieillard et le jeune homme se quittèrent parfaitement heureux: l'un, d'avoir déchargé son âme dans le sein chaleureux et impénétrable d'un ami, l'autre, d'être devenu le dépositaire de la plus vertueuse action dont il eût été témoin depuis qu'il exerçait sa charge.

VIII

La journée avait été fatigante pour Maurice. Ce ne fut pas sans exhaler un long soupir de délassement qu'il se mit à table, et qu'il vit servir le dîner.

Selon un usage singulier, mais établi depuis longtemps dans la maison, les domestiques déposèrent en un seul service tous les mets sur la table et se retirèrent. Les portes furent ensuite fermées pour toute la durée du repas.

Après avoir replié les persiennes, tiré les rideaux, adouci l'éclat des lumières, Léonide ouvrit la porte qui communiquait avec la chambre à coucher.

Cette porte était double.

Léonide souleva ensuite entre l'une et l'autre porte la planche de chêne qui formait la cloison intermédiaire du tambour; elle la fit glisser de bas en haut dans une rainure très-douce, et un passage oblong, de la longueur de deux pieds, se fit et laissa voir un escalier de plusieurs marches.

Un jeune homme sortit par cette ouverture.

Le panneau resta suspendu.

Ce jeune homme s'assit familièrement entre Léonide et Maurice. Sa présence au milieu d'eux n'étant pas un événement, elle ne fut marquée par aucune parole de surprise; le silence d'usage couvrit les premiers instants du dîner.

– A-t-on des nouvelles de l'ouest? demanda-t-il ensuite avec beaucoup d'indifférence, et en se versant à boire.

– De mauvaises, lui répondit Maurice.

– Ah! – Il vida son verre d'un trait. – Et que dit-on?

– Je t'apprendrai cela plus tard, Édouard.

– Dis toujours: je t'écouterai de sang-froid; maintenant j'ai l'estomac apaisé. D'ailleurs les nouvelles mauvaises pour moi, n'en sont-elles pas de bonnes pour toi? Nous sommes ennemis, n'est-il pas vrai?

– Fou, n'auras-tu jamais de générosité pour mes opinions que tu réveilles toujours pour en médire, sans te pardonner tes médisances? Sommes-nous assez forts, toi ou moi, pour qu'il dépende de nous de faire triompher ou ta cause ou la mienne? Quand je me convertirais à tes principes, ou toi aux miens, admettons, qu'y aurait-il de changé aux événements? Je permets qu'on sacrifie à son parti le repos, la fortune, le bonheur même, tout, excepté l'amitié, parce que les partis sont impuissants à la rendre quand elle est perdue.

– Monsieur de Calvaincourt, ne le comprenez-vous pas, Maurice, aimerait à vous faire dire ce qu'il pense, afin de se dispenser de parler à table.

– Je vous remercie, madame, de la bonne opinion que vous avez de mon silence. Poursuis! tu parles trop bien pour que je ne continue pas à t'engager à me valoir de nouveaux éloges de madame. Ce pâté est excellent: encore une tranche.

– Mon mari l'a rapporté hier de Paris.

– Où j'irai demain.

– Où tu n'iras pas demain.

– Pourquoi cela? J'ai à y voir plusieurs personnes que je n'ai pas besoin de te nommer. Depuis ma retraite, c'est-à-dire depuis deux mois, je n'ai pas de leur nouvelles; et pourtant il serait nécessaire que je m'abouchasse avec elles, moins pour les rassurer sur mon sort que sur celui d'une autre tête plus précieuse que la mienne.

Léonide fit le mouvement de se lever.

Édouard la pria de se rasseoir.

– Il serait imprudent, Maurice, de leur écrire d'ici, et je ne te chargerai jamais de ma correspondance. Je partirai donc.

– Non, encore une fois; car tu n'as plus personne à voir à Paris. Tes amis, ceux dont tu parles, sont en fuite ou arrêtés. En veux-tu la preuve?

– Du courage, monsieur Édouard, dit Léonide en prenant la main du jeune homme: – de la résignation surtout: vous avez fait à votre parti assez de sacrifices pour n'avoir pas à vous reprocher l'inaction forcée à laquelle les circonstances vous condamnent.

– Vous m'alarmez. Que se passe-t-il donc d'extraordinaire en Vendée? Instruis-moi, Maurice.

– Mieux que personne, tu sais, Édouard, que la Vendée politique est à Paris, et qu'on y attise la guerre avec autant d'ardeur que dans l'ouest; seulement le noble faubourg, retranché derrière ses paravents chinois, dresse les plans de campagne et ne reçoit pas les coups de fusil. Tu prévois d'ici que ces rebelles de salons, qui protestent par des cocardes vertes et des proclamations boueuses glissées sous les portes cochères, ont compromis leur cause par des bravades intempestives et des assurances de succès plus dangereuses qu'une trahison. Il paraît que, ne sachant contenir leur joie à la nouvelle de quelques triomphes dus au retour douteux d'un chef inespéré au milieu des populations soulevées de la Vendée, ils ont illuminé leurs hôtels, et arrangé, sous le feu des lampions, un plan de régence dont la police a fait son profit avant la personne à qui il était destiné.

– Fatale imprudence! fit Édouard en serrant les poings; c'est la dixième fois, oui! depuis l'insurrection, que la jactance de ces gens-là nous perd. Le plus grand service qu'ils auraient pu nous rendre, c'eût été d'émigrer comme en 93. Au moins leur expulsion ou leur fuite, en faisant haïr le gouvernement, eût excité une irritation salutaire dont nous eussions tiré quelque avantage: ils n'ont pas compris ce désintéressement.

Je vous demande pardon, madame, si je mêle si souvent à nos repas des propos politiques. Ce n'est pas le moindre inconvénient de loger des proscrits.

– Achève, Maurice, de me reconter leur funeste bouffonnerie.

– Avertie, la police est descendue chez tous ceux que le plan de régence désignait comme dignes de remplir dans le futur gouvernement les principaux emplois, soit à la tête des armées, soit sur le siége des tribunaux. On murmure les noms compromis d'un duc célèbre, et de deux vicomtes arrêtés au moment où ils se disposaient à brûler une correspondance que la police aurait précipitamment arrachée aux flammes.

– Sait-on le contenu de cette correspondance? s'informa Édouard avec anxiété, consterné d'apprendre l'arrestation des chefs les plus dévoués à sa cause.

– Tout le fait présumer; car de nombreux détachements ont subitement reçu l'ordre de se diriger sur la Vendée pour la cerner, l'envahir, l'occuper sur tous les points, avec latitude indéfinie de commandement laissée au général qui les guide; et on lit dans les journaux ministériels d'hier que voici, des détails arrangés sous forme de nouvelles, provenant à coup sûr de la correspondance saisie.

Léonide, lisez-nous cet article: nous écouterons mieux.

«Environs de Bressuire. – Parmi les actes de folie, de cruauté, d'exaspération, dont se souille chaque jour le parti légitimiste en Vendée, on est surpris de rencontrer parfois sur cette terre de sang quelques traits d'intelligence et de vrai dévouement. Deux cents soldats fouillaient au milieu de la nuit un groupe de châteaux désignés comme recélant un jeune homme courageux et téméraire qui est devenu l'âme de la rébellion: les crosses de fusil ouvraient les portes qui résistaient aux sommations, la flamme montait là où n'atteignaient point les balles.»

Édouard redoubla d'attention.

«Ces soldats avaient déjà ravagé sans résultat deux châteaux, lorsque, au pas de charge, de la boue jusqu'aux genoux, chantant la Marseillaise, torches allumées en tête, ils longèrent un troisième château que des camarades leur avaient enlevé la gloire d'assiéger. Comme c'eût été leur faire affront que de se proposer pour leur prêter main-forte contre une position qui ne tenait déjà plus, ces braves passèrent outre et laissèrent la besogne et l'honneur de l'achever à leurs frères d'armes. Ils se bornèrent à quelles saluts de reconnaissance à travers les claires-voies des haies, et se renvoyèrent des cris d'encouragement à distance. Ils n'avaient pas marché cent pas, qu'ils aperçurent un long jet de flamme suivi d'un bruit sourd: le château s'écroulait.»

Édouard sourit tristement.

«Au jour, et quand il ne restait plus de château à visiter, on s'avoua qu'on avait brûlé bien des fascines, bien des cartouches et bien des chaumières pour rien. L'ennemi, qu'on poursuivait avec tant d'acharnement, au sein de tant de dégâts, s'était encore échappé. Le miracle de son évasion n'a pu s'expliquer qu'aujourd'hui, où l'on vient d'apprendre que ces soldats, d'un même uniforme, qui faisaient le siége d'un château pendant la nuit, n'étaient pas moins que des rebelles exactement costumés comme la ligne, masquant par une attaque et une défense simulées la retraite de leur jeune chef, placé lui-même dans les rangs, s'assiégeant de bon cœur, et brisant les carreaux avec la joie d'un conscrit.»

– Quel roman! s'écria Léonide.

– C'est de l'histoire, reprit Édouard qui avait suivi tout haletant la lecture du journal, dont l'ombre portée sur son visage en cachait l'expression à l'éclat de la lumière.»

Maurice et sa femme s'aperçurent cependant de la tristesse que causaient à Édouard ces événements. Léonide voulut en suspendre le récit; elle fut priée de continuer.

Elle déplia de nouveau le journal et lut: «Bientôt nous communiquerons le commencement du procès criminel intenté aux personnes accusées d'avoir encouragé la rébellion dans l'affaire du château incendié de Calvaincourt. On dit les propriétaires gravement compromis, notamment madame de Calvaincourt et son fils, celui qui s'assiégeait dans son propre château, déjà coupable et poursuivi comme réfractaire. Ils seront jugés aux prochaines assises de Poitiers.»

 

Le journal tomba des mains de Léonide.

– C'était donc vous! votre position est affreuse, monsieur! Ne nous quittez pas.

– N'est-il pas de la plus haute prudence, mon ami, que tu ne te hasardes pas à aller à Paris, en ce moment où la découverte de cette correspondance met en si grand péril ta mère et toi?

S'apercevant du trouble extraordinaire de Léonide dont il avait suivi les mouvements trop marqués d'intérêt pendant la lecture du journal, qu'elle achevait par une exclamation, par un cri de désespoir, Édouard intervint brusquement et répondit à Maurice:

– Mais, au contraire, le devoir m'y appelle. Puis-je vivre et ignorer le sort de ma mère qui erre peut-être de village en village, qui me cherche dans chaque chaumière, et finira par tomber entre les mains des soldats? On instruit notre procès: vous avez des craintes pour moi, mes amis, n'en aurais-je pas pour ma mère? Pauvre mère qui rougirait de supposer que son fils est vivant et n'est pas à côté d'elle quand il y a un danger à courir! Quel autre que moi, Maurice, s'informera avec autant d'intérêt des lieux où elle se cache et sur lesquels j'appelle la protection du ciel, se dévouera aux souffrances qu'elle endure et auxquelles elle est si peu habituée, et partagera les douleurs que je lui cause et que j'apaiserai dès que son refuge me sera connu. Fallût-il traverser la France hérissée de baïonnettes, nos bruyères en flamme, je dois aller à elle et lui dire: On me poursuit; entendez-vous les balles? Ils vont vous tuer, ma mère! Me voilà. Pardon de m'être fait si longtemps attendre.

Édouard était trop agité pour ne pas montrer la trace de sa douleur; il porta son verre à ses lèvres; il y tomba une larme.

Léonide s'était baissée pour ramasser le rouleau de sa serviette: elle fut longtemps à le chercher.

Maurice ne porta pas ses yeux sur ceux de sa femme quand elle se releva. L'affreuse position de son ami l'accablait.

– Édouard, le jour où, sous le déguisement d'un vigneron, tu te présentas chez moi, me demandant asile contre tes ennemis politiques, je te reçus sans m'enquérir de la cause qui te proscrivait. J'aurais embarrassé mes opinions en interrogeant les tiennes; je ne voulus pas enchaîner mes principes à la merci de ta reconnaissance, comme de ton côté, tu aurais craint de gêner l'élan de l'hospitalité en me montrant autre chose que ton bâton de voyageur et ta figure d'ami. Aujourd'hui, les événements m'apprennent sur ton sort plus que je n'aurais désiré en savoir, je te l'avoue. Je ne serai pas plus injuste que les événements; d'ailleurs, les principes politiques ne sont jamais si clairs, qu'on puisse leur sacrifier un devoir. Je ne fais pas allusion ici à celui de te cacher tant qu'il y aura une tuile sur mon toit, mais je parle du devoir d'aller m'informer moi-même, à Paris, auprès des chefs de ton opinion, des lieux où est ta mère, afin de lui faire parvenir de tes nouvelles et d'en recevoir des siennes; car, une dernière fois, tu ne partiras pas pour Paris; ma conscience, s'il t'arrivait malheur, ne se le pardonnerait pas.

Les deux amis s'étaient tendu la main. Léonide était attendrie comme une sœur; jamais son mari ne lui avait paru si noble et si beau.

Son exaltation naturelle, jointe peut-être en ce moment à un sentiment moins avouable devant un mari, l'entraînait si fort hors d'elle-même; elle sentait si vivement battre son cœur dans sa poitrine, tant de larmes rouler sous sa paupière, une si ardente rougeur monter à ses joues, et sans pouvoir quitter sa place, qu'elle comprit la nécessité de dépayser spontanément un thème de conversation si aventureux pour elle.

Après un recueillement général, elle rapprocha son siége de celui de son mari, et lui prenant les deux mains comme pour forcer son attention, elle lui dit: – Vous passerez aussi chez ma modiste et lui rappellerez que je ne veux pas de fleurs à mon chapeau, mais un simple nœud sur le côté, ici l'humidité du bois fane tout, et chez mon relieur, Thouvenin, pour retirer mon album qui est prêt depuis trois semaines. Écoutez-moi donc: si vous traversez le Palais-Royal, ayez-moi le dernier roman qui a paru. Votre journal en dit du bien; on n'y trouve, assure-t-il, ni adultère, ni inceste, ni assassinat, ni parricide, ni moyen âge. Après tout, je suis lasse de ces horreurs, comme tout le monde. Nous ne sommes pas bons, j'en conviens; mais, à coup sûr, nous sommes moins mauvais que les livres qu'on écrit sur nous. C'est tout ce que j'ai à vous recommander.

Voyant que rien ne rompait la consternation d'Édouard et de son mari, Léonide recourut en une minute à tous les moyens imaginables pour paraître naturelle, en prenant un ton de légèreté qui eût fait deviner son embarras, si Maurice avait eu quelque raison pour le pénétrer. La sensibilité des femmes les compromet souvent plus qu'une faute.

Elle versa ensuite du café à son mari et à Édouard qui, les bras croisés sur la poitrine, dans une attitude pensive, était tout entier au sujet qui l'avait occupé durant le dîner.

Édouard n'est pas beau dans le sens classique du terme. Grand, il ne l'est pas; coloré, non plus; il n'est pas une bourgeoise, même de qualité, qui daignât le remarquer, fût-il seul dans un salon, en dehors de tout parallèle. On est fâché de le dire, mais un genre de beauté existe, que les personnes nées seules comprennent, qui coûte à connaître autant qu'une science, et dont il faut mériter l'intelligence comme un titre. La figure d'Édouard a plus d'expression que de chair: l'os y domine. Cette maigreur n'est ni de l'épuisement, ni de la souffrance. C'est du caractère. Si l'on dit avec certitude qu'un portrait est ressemblant sans qu'on ait jamais vu le modèle, le même instinct ne ment pas lorsqu'il aide à distinguer une figure de gentilhomme de celle d'un autre homme. Édouard a un profil de race, comme les Guise, comme les Condé. Nous avons dépouillé les nobles de leurs châteaux, de leurs priviléges, de leurs rangs, mais nous n'avons pu effacer la perpétuité de leur type, inaltérable comme leur nom.

– Je vous quitte, dit Maurice en se levant, Reynier m'attend à l'entrée de Chantilly, à l'hôtel des postes. Tranquillise-toi, Édouard, à mon retour, tu auras des nouvelles de ta mère…

Édouard lui serra la main et salua Léonide en se retirant vers les marches souterraines par où il était monté. La coulisse de la trappe tomba derrière lui.