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Le notaire de Chantilly

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V

– Vous boudez, Léonide, dit Victor Reynier à sa sœur. Le gouvernement domestique se conduirait-il mal?

– Très-mal.

– Alors, révoltons-nous, ma sœur.

– La plaisanterie n'est pas de saison, je vous jure, Victor.

– Elle n'a jamais rien gâté.

– Ce pays-ci m'ennuie, m'obsède; j'y mourrai si je n'en sors.

– Vous vous plairiez sans doute davantage à Paris: il n'y a pas d'habileté à penser ces choses-là. Le spirituel est de vivre en province pour s'y enrichir: nous sommes en chemin.

– Sera-ce encore bien long, mon frère?

– Cela dépend de Maurice. Un honnête homme s'enrichit en vingt ans, probité commune; un banquier dans huit ans, s'il a trois malheurs consécutifs; un fripon dans six, s'il ne fait aucune banqueroute; un notaire de Paris fait sa fortune dans cinq ans. Les notaires de province ne sont pas encore classés.

– Ne trouvez-vous pas que Maurice eût tout aussi bien fait de rester à Paris, exerçant sa charge d'agent de change, que de venir, je ne sais trop dans quel but bien clair d'intérêt, s'enfouir ici dans un tas de paperasses dont il ne sort pas?

– Non, ma sœur, mille fois non. Changez vite d'opinion là-dessus. C'est d'après mes conseils, vous le savez, que Maurice a vendu sa commission d'agent de change pour acheter son étude. Blâmez-moi le premier; ou plutôt comprenez mieux notre grandeur future. Le titre de notaire est magique en affaires: il résume ce qu'un homme a de supériorité, les lumières, la probité, le bon sens; qualités dont chacun se passe, mais que chacun exige en autrui. On sait dans Paris que Maurice m'éclaire de ses conseils dans les opérations financières que je tente; on le dit presque mon associé. Sa réputation protége la mienne. Hommes d'affaires tous deux, notre solidarité réciproque eût été illusoire; l'un des deux étant notaire, le crédit s'ouvre partout; il vient nous chercher, il est venu. N'est-ce pas là une de mes combinaisons les plus triomphantes? Qu'il se présente un bon mariage et je n'ai plus rien à désirer! Je conviens que notre étoile est brillante, et que j'ai trouvé non-seulement un excellent beau-frère dans Maurice, mais un honnête homme. A sa perspicacité en affaires, votre mari, ma sœur, joint le beau privilége d'être dévoué au pays; il est un des flambeaux du conseil municipal. – Ne riez pas, un homme adroit n'eût pas mieux calculé. Il a le mérite, dit-on, partout, d'avoir une conscience politique: qui sait? quand l'opinion n'est pas un métier, ma sœur, elle est peut-être une vertu.

– Je voudrais, moi, mon frère, qu'il fût un peu plus complaisant mari.

– Je lui en parlerai; mais jurez-moi de ne pas le dégoûter de la province par vos éternelles réminiscences de Paris. A quoi bon? Êtes-vous assez riche pour habiter un hôtel rue Laffitte? pour posséder un château dans la forêt de Saint-Germain? Avez-vous des chevaux dans vos écuries pour vous y transporter dans une heure? non. Restons ici. Je vous promets tout cela dans six ans.

– Y songez-vous, mon frère? c'est juste le délai que vous donniez à un fripon pour s'enrichir.

– Otons un an et n'en parlons plus. Voyez si, depuis six mois que nous sommes ici, j'ai perdu du temps. Il est vrai que, sans moi, ce cher Maurice en serait à ses bénéfices de rôles; il aurait bien gagné trois mille francs. Je lui ai fait acheter d'abord un champ de vigne entre deux champs de blé. La situation incommode du propriétaire des deux champs traversés par le champ de vigne a forcé celui-ci à nous les vendre, – c'est M. le marquis de la Haye. – Les trois champs ont été à nous: devenus ensuite acquéreurs pour quatre-vingt mille francs d'un tiers du bois qui limite ces champs, nous y avons interdit la chasse en vertu d'un vieux contrat, ignoré du marquis, qui laisse ce privilége à l'acquéreur du tiers. Il a plaidé: nous avons gagné. Il en est tombé malade, le noble seigneur. Le voyez-vous relégué dans son château comme au milieu d'une île; dévoré par les cerfs sans pouvoir tirer sur un seul? La conséquence forcée de la situation où il s'est mis, c'est de racheter à tel prix que nous voudrons le tiers du bois qui nous appartient, ou de nous vendre les deux autres tiers avec le château. Il se décidera: nous attendrons. En attendant, écoutez encore, ma sœur, de quelle manière je m'y suis pris pour arrondir notre propriété, qui a déjà cent arpents, d'un grand terrain vague où l'on pourrait construire une admirable tuilerie, ressource dont manque le pays. Un vieux fermier, plus dur que son terrain, ne consentait à se défaire de son bien patrimonial, où les os de ses pères étaient ensevelis, disait-il avec respect, – malice de fermier, – qu'au prix de vingt mille francs. La terre vaut le triple, – c'était énorme d'exigence. – On lui en avait offert une fois dix-neuf mille francs: il avait refusé. Quand nous nous présentâmes, Maurice et moi, chez ce terrible fermier, le malheur voulut qu'il nous reconnût pour ses voisins, les propriétaires du bois. Sous son enveloppe grossière, il devina qu'il y avait à fonder une bonne spéculation sur nous, et qu'il dépendait de lui de nous mettre absolument dans la position où nous avions relégué M. de la Haye, le seigneur du château; car il fallait traverser sa propriété pour aller au bord de l'Oise. A la rigueur, il nous aurait interdit l'eau, de même que nous avions supprimé à M. le marquis la chasse dans le bois. Pour visiter son terrain, nous avions la rivière à traverser; nous nous embarquâmes dans un batelet. Tout en coupant le fil de l'Oise, je m'avisai de prendre machinalement une pièce d'or dans ma poche, et de la lancer au loin.

– Une pièce d'or dans le fleuve, Victor?

– Oui, ma sœur, et cela aussi froidement que je vous l'atteste; par exemple, je ne négligeai aucun prestige d'optique pour faire luire aux yeux du fermier l'étrange caillou qui servait à mon passe-temps. A la vue de cette pièce d'or disparue, il fut sur le point de se précipiter tout habillé dans le fleuve pour aller la chercher au fond de l'eau, où il serait peut-être resté avec elle. Maurice le retint, en l'assurant que j'avais contracté cette habitude luxueuse de jouer aux ricochets par suite de la grande quantité d'or dont je disposais depuis ma jeunesse, et un peu par mépris philosophique pour ce métal. Maurice, dont j'avais eu beaucoup de peine à me créer un compère, m'accusait tout bas de folie.

– Vous demandez vingt mille francs de votre terre, voisin?

Et je fis voler un double napoléon à vingt brasses du bateau.

L'envie et les regrets du fermier ne se disent pas.

– Vingt mille francs! vous vous trompez, mon brave homme: votre terrain, ancien bien national, en vaut cinquante mille comme un rouge liard.

De nouveau un double napoléon partit au loin avec une portion de l'âme du fermier.

Ancien bien national! s'écria le fermier; que dites-vous là?

– Oui! un ancien bien national, et vous savez que le congrès de Vienne est terrible sur ce point-là.

– Bien national! bien national!

– Passons, mon brave, ne nous arrêtons pas à cette considération qui ôte à votre terrain les cinq sixièmes de son prix. Mais croyez-en un homme tel que moi, qui se moque de l'argent comme des petits cailloux, les propriétés ont énormément perdu depuis le changement de dynastie: un quart de la France a émigré, l'autre quart pour l'imiter n'attend qu'une circonstance. Des gens qui ont toujours le pied dans l'étrier n'ont guère, vous l'avouerez, notre voisin, l'amour de la résidence. Tout ce qu'ils possèdent est en billets de banque sur l'étranger: leurs propriétés sont vendues ou à vendre; Dieu sait à quel prix! L'or, mon brave homme, voilà la véritable propriété à cette heure: l'or est sans prix.

J'en jetai une poignée en l'éparpillant sur l'eau.

– Ne faites pas attention, dis-je au fermier qui bondissait à sa place.

Mais la propriété en nature, telle que la vôtre, c'est de la terre, de la boue: on ne l'entraîne pas avec soi. Qui est-ce qui en veut aujourd'hui? personne: des fous, moi. J'achèterais votre propriété, savez-vous pourquoi? parce que je suis amoureux de ce site, des petits poissons rouges des étangs, de la vue de la forêt que mon ami, monsieur, a acquise pour l'abattre et la convertir aussi en or. Dans cet état de désolation politique, qui durera plus ou moins, un jaune louis vaut mieux qu'un arpent de bois. Tenez! à franchement parler, le cœur sur la main:

J'avais dix napoléons dans la main que je secouai hors du bateau.

– Huit mille francs pour votre propriété, c'est bien payé: acceptez.

– Huit mille francs! et on m'en a proposé dans le temps dix-neuf mille! Et les os de mes pauvres parents!..

– A vos parents, – je m'inclinai, – nous élèverons un tombeau, ayant soin de ne pas percer un puits artésien au centre de leurs mânes. Quant aux dix-neuf mille francs proposés, j'y crois sans peine: votre propriété en vaut cinquante mille – le bel effort! et puis comment vous auraient-ils été payés ces dix-neuf mille francs fabuleux? On connaît les rubriques de ces acheteurs si faciles: des billets à termes, des termes sans fin, des fins de non-recevoir. Huit mille francs, c'est peu sans doute, relativement à la beauté du terrain, mais c'est sûr; mais les Cosaques, les Cosaques! les comptez-vous pour rien? Après tout, je tiens peu à vous convaincre, – les opinions sont sacrées, – et surtout à vous forcer la main: nous n'en serons pas moins bons voisins, bons amis. Hein? Nous en serons pour avoir fait ensemble une délicieuse promenade sur l'eau. Me retournant ensuite du côté de votre mari: – Ai-je été adroit aujourd'hui, Maurice! sur deux mille francs en or de ricochets, pas une pièce de vingt francs qui ait gauchi: elles sont toutes allées à l'eau comme des hirondelles.

Le fermier me prit la main et me dit:

– Avec un homme comme vous, il n'y a pas de danger d'être trompé. Vous me paraissez attacher trop peu de prix à l'argent pour tenir à mille francs de plus ou de moins. Tope! Huit mille francs: c'est dit:

 

– C'est fait, répondis-je: la propriété est à nous. Et nous mîmes pied à terre dans notre bien.

J'avais jeté mille francs en or dans le fleuve pour en gagner plus de trente mille: c'est le secret de toute affaire. Il faut, pour réussir, débuter toujours par jeter mille francs à l'eau.

– On dirait un apologue, mon frère.

– L'apologue a été enregistré hier aux domaines. Voulez-vous encore retourner à Paris, ma sœur?

– Je patienterai, mon frère, soit; mais du moins vous m'aurez clairement traduit nos espérances, et elles sont belles, j'en conviens: tandis que Maurice n'ouvre jamais la bouche sur rien, lui; il est tout mystère. Le peu que je sais, je l'arrache à l'insomnie de ses nuits. L'approuvez-vous? Ne me sacrifie-t-il pas trop à la prudence de son cabinet? N'être de moitié avec un homme que dans son existence physique, c'est le partage d'une maîtresse, – et c'est assez pour elle, – et non le lot exigible d'une femme. Je mérite mieux. Je souffre de son silence; je rougis d'être toujours de trop lorsque je me trouve en tiers dans son cabinet; enfin pourquoi suis-je déplacée chez moi? Les étrangers sont chez eux dans ma maison; moi seule y suis étrangère. Si j'avais épousé un prêtre, vivrais-je dans une plus rigoureuse abstinence de paroles? Au moins les prêtres ont eu le bon sens de s'interdire le mariage.

– Ah çà! ma sœur, une tempête a donc éclaté ici, tandis que j'étais à Paris? vous en êtes encore tout agitée.

– Je vous l'ai dit, mon frère, Maurice me tyrannise de mille contrariétés plus pointilleuses les unes que les autres, et cela, sous le commode prétexte que son cabinet ne doit être accessible à personne qui vive, en dehors des affaires, pas même à sa femme, à moi! Or, comme il y est les trois quarts du jour, une partie de la nuit même, voyez l'heureuse communauté d'existence qui règne entre nous. Et si, de mon côté, je m'autorisais de l'isolement où il me relègue pour recevoir aussi dans mes appartements mes amis, tout le monde, excepté lui, trouverait-il cela bien juste? Vous entriez, mon frère, quand j'achevais de lui infliger un premier exemple de résistance. J'aime Maurice: qui en doute? mais on aime les gens pour les qualités qu'ils ont, et n'ont pour les travers qu'ils s'imposent. Il eût été fort aise de m'éloigner, d'un signe, de son entretien avec le colonel. – Présomption! je suis restée. Debray pensera ce qu'il voudra. Au surplus, j'ai juré de n'ignorer aucune des affaires qui se traiteront dans le cabinet de Maurice. Ouvertement, ou par ruse, il en est une, mon frère, que je veux percer à jour: et pour cela j'ai besoin de les connaître toutes.

Victor se prit à sourire, à voir la pose fière et décidée de sa sœur. Pendant tout le temps qu'elle avait donné au libre épanchement de ses récriminations conjugales, il l'avait encouragée de l'assentiment tacite du geste. Quelqu'un aussi froid que Reynier aurait deviné en lui un complice; mais Léonide avait trop d'emportement pour faire preuve de finesse dans un pareil moment: aussi, sans laisser soupçonner où il voulait en venir, son frère put lui dire:

– A la place de Maurice, je vous aurais bientôt satisfaite, Léonide! je vous prendrais par la main, et, après vous avoir priée de vous asseoir dans le fauteuil de consultation, je ne vous ferais grâce, durant un jour entier, durant un mois, s'il le fallait, d'aucune des affaires, grandes ou petites, dont il est l'arbitre. Oh! que vous seriez bientôt lasse et dégoûtée de ce rôle, ma sœur! Vous vous imaginez donc, enfant, que le cabinet d'un notaire est la scène d'un perpétuel proverbe dramatique, un théâtre où Maurice occupe la première loge, et dont il vous interdit l'entrée, pour s'amuser en toute liberté, comme un mari en bonnes fortunes? Désillusionnez-vous: moins de poésie. Tout se passe à ras de terre, à demi-mots, à voix basse dans l'antre du notariat. Il y fait noir comme dans le cœur humain. Qu'y voit-on? Tantôt la stupidité inintelligible d'un paysan qui dévore trois heures de consultation pour savoir s'il achètera ou non une propriété large comme un mouchoir; tantôt un vieillard goutteux qui, frustrant la famille dont il a fatigué l'hospitalité, demande un avis ou plutôt une complicité pour gratifier quelque affection de halle du vieux sac d'argent qu'il doit à la reconnaissance. Il vient s'enquérir, le bon vieillard, de l'article du Code qui n'a pas prévu son ingratitude.

Victor absorbait l'attention de Léonide, sur l'esprit de laquelle cette peinture ne produisait pas l'effet qu'il avait feint d'en attendre.

Il continua:

– Qu'y voit-on encore? La fourberie la plus éhontée mise en pratique par les hommes: celui-ci cherche à passer pour mourant aux yeux de celui-là, afin d'en obtenir une plus grosse rente viagère; et il ne tient pas compte de la jeune femme qu'on lui fait épouser pour hâter le terme de la pension. Voudriez-vous être présente à la comparution de deux époux qui, pour tromper l'avidité de créanciers et la banqueroute, vont se séparer de corps et de biens, et donner à cet acte de désunion la publicité de l'enregistrement et de trois journaux? Afin de conserver une commode en sapin et six chaises en merisier, ils renieront vingt ans de mariage. Sont-ce là les mystères domestiques que vous brûlez tant de pénétrer, ou bien êtes-vous jalouse d'éclaircir l'intrigue de cette jeune femme qui, conciliant ses devoirs de maternité anticipée avec le décorum de chaste fille présumée avant le mariage, vole pièce à pièce son mari pour constituer un sort à un fils exclu de l'héritage? Vous importe-t-il encore de savoir que tel négociant, qui a déposé cent mille francs d'épargne chez Maurice, et qui accourt les retirer brusquement au milieu de la nuit, a été ruiné la veille? Est-ce à remuer ce linge sale de famille, ces choses souterraines et toutes humides des misères de la société, que vous sacrifieriez vos heures de toilette, vos promenades dans le bois, votre existence si douce et si mobile? Je crois vous avoir guérie pour toujours du désir de vous immiscer dans les affaires de votre mari, n'est-ce pas?

– Savez-vous, Victor, que vous méprisez d'un ton à inspirer le plus violent désir de connaître, reprit Léonide en lançant à son frère un regard que celui-ci ne fit aucun effort pour détourner. Vous n'avez pas été heureux dans vos exemples de découragement, mon frère, et ce sourire, qu'en ma qualité de sœur j'interprète dans le sens que vous n'êtes pas fâché que je lui donne, laisse percer en tout ceci un fond de comédie dont le spectateur n'est pas plus dupe que l'auteur. Est-ce vrai, mon frère?

– Quoi, vrai?

– Soyons francs, Victor.

– Parlez, Léonide.

– Eh bien, vous n'avez joué la contradiction qu'afin de ne pas vous ranger tout de suite à mon avis avec la partialité d'un frère; mais cette honorable résistance accomplie, avouons que nous nous comprenons à merveille.

– Il est si bon de s'entendre, ma sœur!

– Où est d'ailleurs le mal pour les autres?

– Le mal! mais, n'est-ce pas un grand bien, ma sœur, de guider ceux qu'on aime dans la voie de leurs intérêts?

– Sans doute, mon frère, et Maurice n'aurait qu'à gagner à ce qu'on tînt le fil de ses affaires.

– Puisqu'il n'en saurait rien, ma sœur, son amour-propre serait sauvé.

– Oh! oui, mon frère, il est essentiel qu'il n'en sache rien.

– Comment devinerait-il quelque chose, Léonide, si nous étions derrière une porte, à travers laquelle on entendît parler, par exemple, et qui fût dans son cabinet? Ceci n'est qu'un exemple, qu'une innocente supposition…

L'innocente supposition de Victor nous rappelle que nous avons omis de dire que trois portes drapées s'ouvrent dans le cabinet de Maurice: l'une a issue sur l'escalier extérieur, pour les clients; l'autre dans la salle à manger où se trouvent Léonide et Reynier; et la troisième communique avec la chambre à coucher de Léonide: c'est la plus secrète, celle par laquelle passe Maurice quand il se lève la nuit pour travailler.

Un bruit nouveau s'étant fait entendre à côté, le frère et la sœur suspendirent leur pacte et leur conversation. C'était M. Clavier qui entrait dans le cabinet de Maurice, au moment où le colonel Debray en sortait.

– Ma sœur, dit Victor en offrant la main à Léonide, nous nous rendrons dans votre chambre à coucher.

VI

Qu'est-ce que Victor Reynier?

Un homme d'affaires.

Qu'est-ce qu'un homme d'affaires?

L'école d'Athènes n'eût pas trouvé de réponse à cette question; ou bien elle eût répondu par cette autre demande: Qu'est-ce que Dieu?

Car tout est du ressort de l'homme d'affaires – les lois, les lettres, le commerce, les mœurs, les arts; à ces conditions pourtant qu'il est avocat sans diplôme, littérateur sans avoir jamais rien écrit, négociant sans maison de commerce, moraliste pour avoir concouru aux prix Monthyon, artiste, quoiqu'il n'ait fait ses études de peintre qu'à l'hôtel Bullion, les jours de vente. Si la société était un rocher, l'homme d'affaires en serait l'huître; le champignon, si elle était un arbre; le ver, si elle était un fruit. Comme elle se compose d'êtres honnêtes et bons, il est homme d'affaires. Que fait-il? rien: on fait pour lui. Vous avez une idée: en remontant de cause en cause génératrice, vous vous élèverez jusqu'à Dieu; son saint nom soit loué! – En descendant de résultat en résultat produit par cette idée, vous arriverez jusqu'à l'homme d'affaires. Aussi Dieu et l'homme d'affaires sont placés aux deux limites de la création intellectuelle, et vous avez parcouru, pour avoir une définition, un cercle de raisonnement qui vous ramène à la première question et à la première réponse: Qu'est-ce que l'homme d'affaires? Réponse: Qu'est-ce que Dieu?

Soyez peintre, et que la muse vous inspire un tableau;

Soyez poëte, et que la faim vous dicte un poème;

Soyez riche, et éprouvez le besoin de vous ruiner;

Soyez pauvre, et veuillez devenir voleur;

Croyez-vous que votre tableau, vous, peintre, vous appartiendra?

Que votre prose ou vos vers, vous, poëte, vous appartiendront? Que votre fortune, vous, riche, ira où il vous plaira?

Et vous, pauvre, que vous parviendrez à être voleur?

Un tableau peint, achevé, verni, encadré, est là: c'est un Roqueplan.

L'homme d'affaires entre et dit au peintre orgueilleux de son œuvre: – Vends-moi ton tableau? – Combien Zeuxis?

– Six mille francs.

– Prenez. L'homme d'affaires emporte le tableau et le remet à M. le comte, qui le lui paye dix mille francs. Au bout de trois ans, le comte meurt; les héritiers vendent sa galerie de peinture. Qui se présente pour l'acheter? Un homme d'affaires, qui cède à un banquier pour cinq mille francs le tableau de Roqueplan après l'avoir eu pour trois mille à la vente par suite de décès.

Le banquier fait banqueroute; c'est convenu. Sur tous les murs de Paris, des affiches jaunes annoncent que, parmi les meubles saisis, il y a des candélabres, des chenets de bronze et un Roqueplan. Pour le compte d'un épicier qui se marie, l'homme d'affaires achète le Roqueplan, et bénéficie dessus de quinze cents francs.

Additionnons. Le premier homme d'affaires a gagné quatre mille francs sur le tableau, le second deux mille, le troisième quinze cents francs: total du bénéfice du brocantage, sept mille cinq cents francs.

Ceci en moins de dix ans. Dans vingt ans, le tableau du peintre aura contribué à faire bien vivre huit hommes d'affaires, à doter leurs filles, à éduquer leurs fils. Les enfants de Roqueplan mendieront peut-être sous le guichet du Louvre.

L'écrivain est plus immédiatement placé encore sous la griffe de l'homme d'affaires. Par son nom qu'il signe au bas de son œuvre, le peintre échappe du moins en partie à l'engloutissement. L'écrivain n'a pas même ce privilége. Il ne signe que les bons à tirer; sa publicité nominale s'arrête au prote d'imprimerie. L'homme d'affaires peut être libraire sans brevet; alors il vous dépouille par volume; il vous dessèche par traductions, imitations, contrefaçons, faux mémoires; il vous enlève même votre nom légitime, consacré par l'Église, pour vous abâtardir du pseudonyme en vogue. Si l'homme d'affaires travaille sur le litigieux, il vous pompe la vie et l'esprit par consultations, mémoires à consulter pour ou contre, adresses aux tribunaux. Il est quelquefois directeur de journaux. A ce titre, il vous gruge l'imagination jusqu'à l'amer; aujourd'hui c'est un conte pour les enfants, une fable qu'il mendie; demain il sollicitera à votre porte un article de haute critique ou une brochure contre le ministère, si ce n'est la description d'un moulin à charbon ou d'une scie de forme nouvelle. L'homme d'affaires journaliste s'habille de vos plumes, comme le geai; il passe pour un homme d'esprit avec le vôtre, devient receveur-général à cause de vous, qui vous êtes laissé violer dans votre opinion pour quelques cents francs. Il a même la croix d'honneur; mais la croix est pour lui seul, l'infamie à vous deux. Il roule dans un landau dont les roues sont graissées avec votre moelle; et, au bout de cinq ans, lorsque ses chevaux et vous êtes crevés, il fait une pension à la veuve de son cocher, parce que son cocher a placé des fonds chez lui, sans doute.

 

Si vous n'appartenez pas à la catégorie de ceux qui produisent, mais, au contraire, à la classe de ceux qui consomment, si vous êtes riche, il n'est guère plus probable que vous échappiez à l'homme d'affaires.

Personne n'est riche dans le sens absolu du mot. Quel est celui qui possède vingt mille francs en or à toute heure?

Ensuite, que de gens qui ne seront riches que dans un mois, que demain, et qui veulent l'être avant l'accouchement de la fortune, si lente à porter! A toute heure, l'homme d'affaires a vingt mille francs en or dans sa poche; il ressemble aux paysans: il a en possession les plus beaux fruits, parce qu'il n'y touche jamais. L'homme d'affaires vend de l'or au lieu de fruits, mais le prix varie; il va de quinze pour cent jusqu'à vingt ans de galères.

Beaucoup de fils de famille ne peuvent décemment tuer leur père pour en hériter; le poison n'étant plus dans nos mœurs, l'homme d'affaires escompte le testament. Vous jouirez de trente mille francs de rente un jour; il vous compte tout de suite cent mille francs: cinquante mille en or, cinquante mille en marchandises. Les marchandises, ce sont quelquefois des cercueils, quelquefois des momies. Votre héritage désormais lui appartient. Appelez-le donc votre frère, puisque le voilà devenu le fils de votre père; il l'aime presque autant que vous, seulement, il le respecte davantage: il ne prend pas son nom.

On dirait par confusion l'usurier. Qu'est-ce donc que l'homme d'affaires, je vous prie? N'ai-je pas dit que tout était de son ressort? Les lois? puisqu'il achète des testaments en germe; les mœurs? puisque sans lui il n'y en aurait que de bonnes; les arts? puisqu'il vend et achète toutes les merveilles qu'ils produisent; le commerce? puisqu'il trafique de toutes ces choses.

– Vous songez à devenir voleur? Folie de croire que vous arrêterez un homme sur la grande route: pour cela, il faut du courage; vous n'en possédez pas, vous ne possédez pas ce courage-là. Vous volerez dans une promenade? Il faut avoir du courage et de l'esprit. Fatuité de prétendre être voleur dans un siècle où il y a tant de sergents de ville.

Non, vous ne volerez pas; mais vous volerez à un entresol obscur et humide, avec trois chaises, deux tables, des cartons vides et verts sur lesquels on lira ces étiquettes en français d'homme d'affaires: Lettres à répondre, lettres repondues; et vous ne répondrez à personne, pas même à Dieu, de ce que contiennent ces sacs intitulés: Affaires de M. le comte de… contre la princesse de… Ainsi, de voleur que vous espériez devenir en vous couchant, vous vous éveillerez homme d'affaires.

Il y en a d'honnêtes.

Victor Reynier, je le répète, est homme d'affaires. Rentre-t-il dans la catégorie à peu près universelle? Nous ne le pensons pas. D'ailleurs, il est à l'aurore de la vie et des affaires sur la place de Paris. Beau, vingt-sept ans, de l'esprit, pas la moindre sensibilité, il est adroit comme Grisier à l'épée; il met, au pistolet, vingt fois dans le blanc sur vingt coups; il boit le vin de Champagne à la poste; enfin, il a un huitième de loge aux avant-scènes de l'Opéra.

Maurice courut au devant de M. Clavier, le fit asseoir dans un fauteuil et s'informa de sa santé avec l'empressement d'un fils.

– Ne nous amènerez-vous jamais mademoiselle Caroline? la destinez-vous à être religieuse? Nous ne la rencontrons nulle part.

– Religieuse! non; vous savez combien, mon jeune ami, mes opinions sont loin d'appeler la tyrannie au secours de l'autorité domestique. Notre réclusion tient à nos goûts… peut-être à nos malheurs.

– Pardon! monsieur, reprit timidement Maurice; mais je n'ai cédé qu'au mouvement d'un attachement sincère en vous adressant une question qui vous paraît peut-être déplacée. Je me repentirais de l'avoir faite.

– Vous, Maurice, notre meilleur ami dans ce désert, vous, indiscret! Sachez, au contraire, que je prétends vous ouvrir mon cœur tout entier avant que le Maître de la nature le juge. Je viens chez vous dans cet unique dessein. Ma parole de vieillard sera lente; m'entendrez-vous jusqu'au bout?

Maurice prit la main de M. Clavier et la pressa.

– Ce sera long, dit tout bas Léonide à Victor: rapprochons nos siéges.

Appliquant ensuite son œil à quelques places transparentes de la porte drapée, elle aperçut M. Clavier dont le coude posait sur le marbre de la cheminée; la tête pensive du vieillard reposait dans sa main. Léonide invita son frère à satisfaire à son tour sa curiosité.

– Comme il a l'air abattu, ma sœur. Quelle tristesse! Qui peut donc l'accabler ainsi? Vient-il régler son compte avec le passé, avant de le régler avec Dieu?.. s'il croit en Dieu, toutefois, car on lui connaît peu de faiblesses. Que va-t-il nous apprendre?

– Plus bas, mon frère.

– Ne craignez-vous pas qu'il nous entende?

– Non; mais si vous parlez toujours, nous ne l'entendrons pas. Taisez-vous.