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Le notaire de Chantilly

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XXV

Sur l'un des côtés de la pelouse de Chantilly s'encadre dans le gazon, au sommet d'une butte, une pièce d'eau d'assez belle étendue, au bord de laquelle, quand la chaleur du jour est tombée, les habitants se rendent par petits groupes, pour respirer paresseusement, assis sur des bancs de pierre, la fraîcheur et le calme. On réserve la lecture du journal pour cette heure de délicieuse distraction, la principale à la vérité, dans un bourg qui n'a, l'été, – ce qu'il considère comme un malheur, et nous comme un avantage, – aucune salle de spectacle ouverte à ses loisirs. La pièce d'eau, – c'est le nom du rendez-vous habituel, – se garnit de quart d'heure en quart d'heure de la population bourgeoise et rentière de l'endroit; c'est presque toute la population. On la voit poindre par bouquets de familles sur le lac de verdure de la pelouse. Comme ce rendez-vous patriarcal a lieu à l'heure de la journée où les affaires sont terminées, – si toutefois il y a des affaires à Chantilly, – et comme, en outre, la pièce d'eau est le seul endroit où l'on se rencontre durant la belle saison, les habitants y apportent le luxe de leurs toilettes, qui n'auraient sans cela aucune occasion de se produire. La pièce d'eau, toutes proportions gardées, représente les Tuileries pour Chantilly. Nous préférons même, au bassin classique de Le Nôtre, la pièce d'eau de Chantilly, quand de beaux enfants nourris de bon lait, de jolies petites filles vêtues à la manière anglaise, d'élégants chiens de chasse, tachetés sur le dos, qui n'ont jamais chassé, mais qui sont un prétexte pour que leurs maîtres aient un sifflet d'argent à la boutonnière, un fouet, des guêtres de cuir et un chapeau de jonc, viennent, chiens tachetés, enfants joufflus, petites filles, se rouler sur le gazon, au pied des grands parents, plongés dans la lecture du Constitutionnel. Une rosée odorante de fleurs, d'acacias ou de tilleuls, pour être plus exact, tournoie et saupoudre la feuille des intérêts politiques et littéraires. Ceux qui ne lisent pas se dilatent en conversations dont la localité n'est pas le moindre thème; ce ne sont pas, – l'usage le veut, – les présents qui sont sacrifiés à ce besoin mutuel de se communiquer ce qu'on a recueilli dans les vingt-quatre heures, ou, à défaut, ce que l'on a imaginé quand la révolution du soleil autour de Chantilly n'a rien amené de nouveau. Là où le journalisme n'éponge pas les petits faits, les grands mensonges, les événements de la rue, la chronique de la maison, les indiscrétions de l'alcôve, chacun est une ligne vivante du journal que l'arrondissement n'a pas encore. A ce journal il ne manque ni la politique ni la littérature, quoique celle-ci y soit un peu faiblement représentée; il n'y manque que le timbre, le gouvernement n'ayant pas encore imaginé d'en imprimer un en noir sur la langue des femmes de province.

Ainsi, exacts au rendez-vous de la pièce d'eau, à chaque retour du printemps, les habitants de Chantilly ne peuvent se permettre une absence sans qu'elle soit aussitôt remarquée. A la vérité, les absences ne sont pas communes autour du bassin; la maladie ou la mort sont à peu près les seules causes des vides qui se font dans les rangs de ces familles, heureuses de se grouper autour d'une coutume qui les fait presque du même sang.

Un des derniers jours du mois de mai, qui fut en 1832 d'une température ravissante, la bordure de la pièce d'eau était semée d'indolents oisifs, enivrés de sentir renaître la belle saison.

Là on disait que les arbres étaient en pleine floraison, que nous aurions, si la douceur de l'atmosphère se maintenait, des raisins mûrs au mois de juin; ce qu'on prophétise toutes les années au mois de mars, et ce qui ne se vérifie jamais qu'au mois de septembre.

Sur les glacis, on pesait les résistances que rencontrerait l'occupation d'Ancône de la part de l'Autriche et du gouvernement papal.

Debout, au pied d'un des arbres qui forment la garniture de la pièce d'eau, trois profonds politiques se creusaient l'esprit pour deviner où était passée la duchesse de Berri depuis la capture du Charles-Albert et l'échauffourée de Marseille.

Ceux qui ne se permettent jamais de risquer une opinion avant le mot d'ordre de leur journal avaient l'avantage, ce jour-là, sur les autres, d'apprendre, par la feuille qu'ils parcouraient, que la duchesse de Berri avait paru en Vendée, munie du titre de régente, arraché à l'apathie d'Holy-Rood, et que sa présence et celle du maréchal Bourmont avaient fortifié le cœur de la chouannerie.

De moins lancés dans leurs propos blâmaient les tracasseries dont la police accablait les réfugiés polonais, très-aimés des habitants de Chantilly, où ils ont tenu garnison sous l'empire. Le csapski a laissé d'ineffaçables souvenirs; peut-être les demoiselles d'alors, dames aujourd'hui, ont des motifs plus réels de regrets que le csapski.

Quelques anciens militaires, qui ont eu les pieds gelés à la retraite de Moscou, et non pas la langue, s'applaudissaient de lire dans le Courrier français, qu'à la suite des troubles survenus au sujet du bill de réforme à Liverpool, à Manchester et à Birmingham, la statue de lord Wellington avait été couverte de boue dans Hyde-Park.

Les indifférents à la politique étrangère parlaient avec tristesse de la mort de Cuvier et de Casimir Périer, deux grandes victimes du choléra.

Une fois nommé, le terrible fléau avait la plus large part dans les conversations errantes. On se répétait qu'il mourait encore à Paris cinquante personnes par jour, bien que le bulletin des décès ne fît plus sourciller personne, depuis qu'il paraissait démontré que le bourg de Chantilly était inaccessible à la maladie asiatique répandue sur presque tous les points des alentours. A en croire les enthousiastes indigènes, Chantilly, selon les uns, était à l'abri du choléra parce qu'il est entouré d'eau; à en croire les autres, parce que son terrain est sablonneux. Le bienfait répulsif était également attribué à l'humidité et à la sécheresse.

Plus loin, on s'entretenait chaudement déjà, sur les instructions d'un journal bien informé, des luttes politiques des habitants de la Vendée avec les dernières troupes envoyées pour les soumettre et pour leur enlever leur chef, dont le nom, le rang, et le sexe n'étaient plus un mystère pour le château. L'État déployait maintenant, s'étant ravisé un peu tard, des forces militaires dont l'importance et l'exaspération compromettaient, dans l'intention de l'assurer mieux, le repos de la France qui s'effrayait de cette guerre sans victoire. Cependant aucun parti n'eût osé nier que les communications de ville à ville, dans la Vendée, ne fussent interrompues à cause des soulèvements de bourgs entiers; que par suite de ces interruptions, les campagnes et les villes ne souffrissent également dans leurs relations, et que la France entière ne fût attentive au résultat des moyens coercitifs employés enfin pour étouffer cette irritation, dont rien jusqu'ici n'avait radicalement éteint le brûlant principe, prêt à s'étendre, à mêler sa flamme à la première flamme d'autres insurrections cachées.

Mais, graves ou légères, domestiques ou sociales, ces causeries suspendent leur cours, dès qu'une belle carpe bondit à fleur d'eau et fait jaillir en arc-en-ciel son écume sur le gazon, diversion innocente et toujours nouvelle pour les habitués du bassin.

Jeunes et vieux s'entretenaient ensuite d'un air attristé de la mort de M. Clavier, que Maurice avait su rendre leur ami, en effaçant, par de fréquentes réunions, d'anciens préjugés contre le digne vieillard. On ne se souvenait plus maintenant que de la simplicité de ses habitudes austères, mais tempérées par des actions de générosité, répandues sans distinction d'opinion et surtout sans bruit. A son convoi, les pauvres des villages les plus éloignés étaient accourus en foule. Maurice s'était porté l'interprète de leurs regrets dans un discours où les larmes avaient tenu lieu d'éloquence. On avait peu de particularités à rattacher aux dernières heures de M. Clavier; on attribuait sa mort, plus prompte qu'on ne l'aurait cru, aux fatigues, aux déceptions de sa carrière politique. La réclusion à laquelle il s'était condamné quelque temps avant sa fin était mise, faute d'éclaircissement plus précis, sur le compte de sa misanthropie, dont les accès lui étaient revenus, prétendait-on, avec les premières atteintes de sa maladie. Ainsi s'expliquaient jusqu'ici sans scandale la désolation du jardin et la retraite impénétrable de mademoiselle de Meilhan, qu'on louait tout haut de son dévouement pour avoir vécu renfermée avec son protecteur.

Naturellement les propos passaient de ce dernier sujet à l'intérieur de Maurice qu'on ne voyait plus se promener avec sa femme dans les allées de la forêt, malgré le retour du printemps. On ne pardonnait pas à Léonide d'être allée à Paris au moment où on le quitte d'ordinaire pour jouir des matinées de la campagne. On acceptait de mauvaise grâce le prétexte de sa santé; elle qui n'était jamais plus fraîche que le lendemain d'un bal.

– Peut-être s'ennuie-t-elle ici, avançaient d'autres dames, car la conversation leur était échue depuis que les hommes avaient repris la lecture des journaux.

– C'est très-possible, répondait-on. Si son mari est aussi riche qu'on le suppose, elle fait bien de résider le moins possible à Chantilly. On n'y reste que pour économiser.

– Vous ne vous plairiez donc plus ici, une fois que vous seriez mariée? interrompit un jeune homme en s'adressant à la demoiselle qui avait émis cette opinion sur Léonide.

En rougissant, la jeune personne avoua que les goûts dépendaient des caractères. Elle eût mieux aimé n'avoir rien dit.

La conversation ne tomba pas dans le bassin.

– C'est que le caractère de madame Maurice, reprit la maman de la préopinante, diffère en effet de celui de beaucoup de femmes. Il est aisé de s'apercevoir qu'elle est passionnée, ardente de caractère. Après tout, si nous sommes fort aimables, mesdames, à Chantilly, nous n'avons ni Opéra, ni concerts, ni grandes réunions, ni plaisirs bien bruyants enfin. Nos cavaliers sont sans doute fort distingués, mais peu jouent un rôle dans le monde, dans le beau monde; ils ne sont pas toujours habillés au dernier goût, et leur esprit serait trouvé trop naturel dans les salons de Paris. Nous nous contentons ici de leur amabilité; à Paris, on leur demanderait de la fortune, des titres.

 

Toutes les demoiselles avaient déjà fait galerie autour de la maman qui relevait ainsi la maladresse de sa fille.

– Cependant, poursuivit-elle en se laissant aspirer les paroles par les petits serpents dont elle était cernée, cependant je ne prétends pas que tout ce que je dis soit inspiré par le souvenir de madame Maurice; je parle en général, mais comme elle est femme tout comme une autre, l'à-propos n'est pas extravagant. Il y a des raisons pour croire à ces faiblesses pour les distractions de Paris, comme il y en a pour douter; il y a des raisons pour tout. Vous comprenez parfaitement que son mari n'a pas le temps de la conduire dans le monde où il ne va pas d'abord, où il s'ennuierait ensuite.

– Et qui l'y conduit? s'informa une petite voix curieuse.

– Ah! vous m'en demandez là plus que je n'en sais, et plus qu'il ne nous est permis d'en savoir, répondit encore la maman avec un son de voix réservé et un air de visage qui ne l'était pas du tout. Vous m'en demandez plus que je n'en sais, mesdemoiselles.

– Je ne vois que son frère, M. Victor Reynier, reprit une troisième interlocutrice, qui puisse l'accompagner dans le monde; et ce doit être lui.

– C'est si peu lui qui l'accompagne, objectèrent quatre voix, que, depuis le départ de sa sœur, il n'a pas manqué de se promener chaque soir sur la pelouse en sortant de la maison de mademoiselle de Meilhan.

La bienheureuse maman feignit d'être fort embarrassée de la difficulté.

D'un ton profondément convaincu, elle conclut ainsi:

– Alors c'est cela ou ce n'est pas cela.

– Cependant, le frère de madame Maurice ne reste jamais à Paris que pour ses affaires, et il en revient aussitôt qu'elles sont terminées. Si, comme vous l'assurez, tout le monde a aperçu M. Victor sortant seul de la maison de feu M. Clavier, ou, pour mieux dire, de la maison de mademoiselle de Meilhan, pauvre jeune personne maintenant fort à plaindre, sans perspective de mariage, quoique en possession de la grande, de l'immense fortune dont elle a hérité…

Après une pause affectée, et un trouble de commande tout à coup survenu dans ses idées, l'orateur se demanda: – Mais où en étions-nous? – Nous en étions, je crois, sur madame Maurice, n'est-ce pas?

– Non, madame, répondirent toutes à la fois les assistantes, qui avaient été rarement plus recueillies; non, madame, vous parliez de M. Victor et de mademoiselle Caroline, qui, ayant hérité de tous les biens de M. Clavier, ne serait point embarrassée de choisir un parti de son goût.

– Ai-je dit cela?

– Bien sûr, madame. D'ailleurs nous pensons toutes comme vous.

– Est-il bien vrai, continua l'excellente maman, qu'elle ait hérité?

– Cela est positif, madame.

– Elle doit avoir hérité d'un million et demi ou d'un demi-million, ajouta une autre sans sourciller. Voilà une belle dot!

Une vingtaine de soupirs s'exhalèrent sous les tilleuls.

– N'exagérons rien, mesdemoiselles, s'il vous plaît. Qui de vous sait au juste si M. Clavier n'avait aucun parent?

S'il en avait, trancha brusquement une jeune personne en bonnet rose qui ne voulait pas renoncer au million et demi, ou au demi-million, ils seraient déjà à Chantilly, depuis quinze jours qu'est mort M. Clavier. Si les morts vont vite, les héritiers vont plus vite encore.

– On ne revient pas d'Amérique en quinze jours, mademoiselle. Il y a encore des neveux en Amérique, si l'on n'y trouve plus d'oncles.

– Mais, madame, quand cela serait! Il s'agirait de savoir s'ils sont plus proches parents de M. Clavier que mademoiselle de Meilhan.

– Mademoiselle Caroline n'est pas du tout parente de M. Clavier, fut-il aussitôt répliqué au bonnet rose par un bonnet bleu.

– Ah! par exemple, reprit le bonnet rose qui avait été interrompu. – Charmante figure de seize ans, s'appuyant sur son bras posé sur le gazon. – Elle aurait supporté pendant si longtemps la mauvaise humeur de cet homme, triste, malade accablé de vieillesse, pour rien, pour n'être pas son héritière!

– Si elle l'aimait comme son propre père, mademoiselle, cette charge lui aura été légère.

– Légère! légère! Je vous la laisse, à vous.

– Et je la supporterais avec contentement, mademoiselle, si elle me tombait en partage.

– On voit bien que vous êtes riche. La supposition ne vous engage à rien.

– Et vous, mademoiselle, qui désirez peut-être le devenir, vous choisissez vos moyens.

Décidément la discussion entre le bonnet rose et le bonnet bleu tournait à l'orage: deux visages avaient rougi; deux poitrines se gonflaient; au moindre mot, l'eau aurait coulé.

– Eh bien, fit un survenant en posant sa canne de jonc à pomme d'or au milieu du cercle agité, comme le Neptune de Virgile lorsqu'il impose silence aux flots: eh bien, que se passe-t-il donc? je vois des yeux rouges qui demain seront irrités et plus irrités en outre du serein dont j'ai dit cent fois de se garantir, dans le mois où nous sommes: le mois des fraîcheurs!

– Bonjour! monsieur Durand; bonjour! comment vous portez-vous?

– On n'adresse jamais ces sortes de questions à un médecin. Bien! – très-bien! – mes enfants! – mieux que vous, – qui, malgré mes conseils dont on semble faire cas, venez tous les jours vous asseoir ici, aspirer par tous les pores des maux d'yeux, des crampes, des sciatiques, des rhumatismes, des fluxions…

– Oh! mon Dieu, monsieur Durand, vous nous épouvantez. Le mois de mai est si beau!

– Il n'y a pas de beau mois de mai. Ces rossignols, ces brins d'herbe, ces tilleuls, cette eau courante, sont choses fort poétiques; mais abusez des rossignols, et je vous appliquerai au cou des sangsues.

Et, en riant et en se laissant glisser le long de sa canne de jonc comme un ours qui a fini de jouer et qui devient bon, le docteur Durand s'assit sur l'herbe fraîche au bord du bassin fécond en sciatiques, entre toutes ses gracieuses clientes et immédiatement au dessous de la causeuse maman qui avait tenu le dé de la conversation jusqu'à son arrivée.

– Docteur! dit-elle.

– Madame.

– Dictez-nous sur-le-champ une ordonnance pour nous guérir d'un mal dont nous souffrons toutes, jeunes et vieilles, en ce moment.

– Quel est ce mal? le silence?

– Docteur, à peu près. Vous êtes un excellent physionomiste. Nous mourons de curiosité.

– Je n'ai qu'un seul remède; mais la Faculté me l'interdit: c'est l'indiscrétion, mesdames.

– Docteur, soyez gentil.

– Vous avez déjà peur du mémoire. Voyons?

– Mademoiselle de Meilhan est-elle héritière de M. Clavier? En est-elle l'héritière universelle? A-t-elle le projet de se marier? Épousera-t-elle quelqu'un de Chantilly? Est-il vrai qu'on lui ait légué un million et demi ou un demi-million? M. Victor va-t-il chez elle? A quel titre y est-il reçu? Savez-vous si elle l'aime?

Le docteur avait fermé les yeux, s'était bouché les oreilles, effrayé de la multiplicité de questions dont on le criblait, sans qu'il pût se permettre un mouvement, soit à droite, soit à gauche. Son premier mot fut, après un silence méditatif:

Le malade est gravement malade et je l'abandonne.

Il se leva pour partir.

On le retint d'abord par sa canne, comme un oiseau pris à la glu; puis par son chapeau, gardé en otage et passé derrière le cercle; ensuite par les pans de son habit marron; enfin par beaucoup de caresses qu'on lui fit.

– Mais laissez-moi: vous me prêtez, mes enfants, plus d'importance cent fois que je n'en ai. Je ne sais rien.

– Asseyez-vous toujours. Dites le rien que vous savez.

– Tout Chantilly a dû apprendre que lorsque je fus appelé pour donner mes soins à M. Clavier, il était déjà mort, froid comme marbre.

– Et de quoi supposez-vous qu'il soit mort? d'apoplexie?

– Non; sa face n'offrait aucun signe d'une violente irruption de sang au cerveau. Je présume que le cœur était malade chez lui; j'y soupçonnais depuis longtemps une lésion. A la suite d'un chagrin, le mal se sera déclaré; l'épanchement s'en sera suivi, la mort également.

– Et à quelle cause morale attribuez-vous le chagrin qui l'a tué?

– Le pouls des malades, chère dame, – car c'était la chère dame qui questionnait, commentait, argumentait sans cesse, – ne me révèle jamais les accidents moraux dont il me confie les résultats physiologiques. Je viens de vous dire, du reste, qu'il était mort quand je fus appelé.

– Et qui était auprès de son lit? personne, je gage.

– Pardon! il y avait mademoiselle de Meilhan qui tenait sa main, la baisait et priait.

– C'est fort louable, docteur. Et la petite hérite-t-elle, au moins, cette chère enfant?

– N'étant ni son confesseur ni son notaire, je l'ignore.

– Il doit avoir laissé une belle fortune: cela ira sans doute à quelque libertin de neveu. Il y avait de quoi ménager un si beau mariage à mademoiselle de Meilhan, et favoriser si avantageusement quelque excellent garçon de Chantilly? On comprend que monsieur Victor Reynier soit si assidu auprès de l'orpheline: la royauté vaut l'hommage.

– Voyons votre langue, ma voisine; comme vous en débitez sans vous épuiser, sans vous couper, sans vous contredire! Mais M. Reynier ne va dans la maison de mademoiselle de Meilhan que pour dresser l'inventaire des meubles, effets et bijoux laissés par M. Clavier. Comme elle doit quitter bientôt, dans huit jours peut-être, cette maison, M. Reynier hâte ce travail dont son beau-frère, M. Maurice, l'a prié de se charger. M. Maurice n'en a pas le loisir, toujours absorbé par le travail de son étude.

– Ceci est sensé, docteur; mais ceci ne détruit rien, absolument rien. L'homme de l'inventaire peut être l'homme du contrat.

– Ah! vous compromettriez un saint avec vos insinuations perfides. Ne me faites plus parler, tenez!

– Si, si, docteur, s'écrièrent les demoiselles. Nous vous aimerons bien; parlez! Là, tout bas, à chacune un mot. Quel est celui qui épousera mademoiselle de Meilhan?

– Je le proclamerai tout haut, puisque vous m'y forcez. Le mari destiné à mademoiselle Caroline de Meilhan. – Apprenez-le, mesdemoiselles, – c'est…

Le docteur aspira une prise de tabac.

– C'est – qui?

– C'est moi!

– Oh! le méchant! C'est mal, docteur, de vous amuser ainsi à nos dépens!

– Nous nous vengerons sur vos ordonnances.

– Eh! que ne vous adressez-vous plutôt à M. Victor lui-même qui sort, – tenez, regardez, – de la porte du jardin de mademoiselle de Meilhan?

– C'est lui, en effet, se dirent les dames et les demoiselles en se levant à demi pour vérifier l'indication du docteur.

Victor fut bientôt l'objet de tous les regards. On remarqua, – car pas un de ses mouvements n'était perdu, – qu'il avait remis dans sa poche la clef dont il s'était servi pour ouvrir et refermer la porte du jardin.

L'interprétation de cette familiarité fut si générale et si spontanée, qu'on ne prit pas la peine de se la communiquer.

S'étant aperçu de l'impression que la sortie un peu libre de Victor produisait sur les groupes, le docteur se jeta au-devant des inductions et déclara qu'il trouvait fort naturel que M. Victor eût à sa disposition une des clefs de la maison de mademoiselle de Meilhan, afin de pouvoir, à toute heure du jour, et sans déranger personne, y entrer pour dresser l'inventaire du mobilier, travail minutieux, traînant, et tout de confiance.

Il ne convainquit personne, et il n'arrêta pas l'attention inquisitoriale de ces dames sur Victor; elles remarquèrent qu'il était sans chapeau, et qu'il hésitait à prendre une résolution, au milieu d'un trouble et d'une anxiété dont la distance n'empêchait pas de distinguer les signes.

Les personnes occupées à lire ou à converser indifféremment auprès du bassin mêlèrent leur surprise à celle des autres, et toutes furent témoins de la bizarre manœuvre de Victor.

Après avoir balancé s'il irait vers le grand chemin ou s'il se porterait du côté du château, il se dirigea, en courant comme un fou, vers la pièce d'eau où il arriva effaré, hagard, n'ayant pas l'air de voir ceux au milieu desquels il tomba.

– Docteur, s'écria-t-il en prenant sous le bras monsieur Durand, docteur, mademoiselle de Meilhan est dans des convulsions affreuses; elle se tord dans des vomissements qui ne l'ont pas quittée depuis deux heures; son estomac se soulève; je n'ai jamais rien vu qui ressemblât à l'état où elle est; on dirait un accouchement.

 

– Un accouchement! murmurèrent les mamans en levant les yeux sur le docteur, et les jeunes demoiselles en se regardant entre elles, les unes et les autres acceptant comme un fait ce qui n'était peut-être qu'une perfide comparaison.

– Mesdames, s'écria le docteur en lançant un regard d'imperceptible dédain à Victor et prêt à le suivre, mesdames, mon devoir est de vous le déclarer, au mépris de l'effroi que je vais répandre au milieu de vous: le choléra est à Chantilly!

C'était le 6 juin 1832.