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Le notaire de Chantilly

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Léonide se retira à pas lents.

Jamais hommes ne furent plus profondément percés de leurs propres armes que M. Clavier et Maurice.

– Adieu! dit M. Clavier en partant, adieu! Vous avez là une femme!..

– Et un état!.. répéta Maurice une fois seul; un état!..

XXII

Maurice n'était plus cet homme flottant entre mille opinions sur la moralité de sa femme, et se rattachant toujours, par pureté de caractère, à la plus consolante, au risque de s'arrêter à la plus faible. M. Clavier lui avait soufflé une irrévocable conviction, quoiqu'il n'eût pas ouvertement parlé. Depuis ces insinuations involontaires entre sa femme et Édouard, en récapitulant au fond de sa mémoire les raisons qu'il avait seul à seul débattues auparavant pour douter de tout ce qui s'était passé, il éprouvait que ces mêmes raisons lui suffisaient à l'heure présente pour croire résolûment à la faute de Léonide. Sa certitude ne l'enorgueillissait pas. On a remarqué par quels efforts sur lui-même, emporté hors de sa clémence, il avait enfin obéi à la dignité de sa position outragée, en s'associant pour moitié à la vengeance de M. Clavier. Mais l'effort avait été accompli; il en avait fini avec les atermoiements de sa faiblesse. De sa part le simple soupçon n'eût été désormais qu'une lâcheté. Il lui fallait recourir à une détermination qui, sans appeler le scandale du dehors, le protégeât contre la honte assez répandue dont se couvrent beaucoup de gens qui, après être parvenus à la connaissance d'une vérité déshonorante, se résignent, s'habituent à vivre avec elle. Malheureusement Maurice n'atteignait point à la fermeté dont sa délicatesse le rendait capable, sans se ressouvenir qu'il avait disposé des trois cent mille francs déposés chez lui par Édouard. En vain se persuadait-il qu'il n'avait fait usage de cette somme que dans un moment où tout soupçon sur M. de Calvaincourt s'était évanoui; sa conscience blessée regrettait amèrement la nécessité pour lui d'être reconnaissant envers l'homme qui aurait introduit l'adultère dans son ménage. Cet homme était toujours en droit de considérer l'emploi illicite de son argent comme une compensation à la souillure qu'il avait commise. A défaut de sa part d'un aussi odieux raisonnement, le monde s'il était jamais instruit de leurs rapports, – et ne finit-il pas par tout savoir? – s'obstinerait à voir un marché en règle dans le trafic de ce dépôt. Alors Maurice frémissait jusqu'à la moelle des os; il se livrait aux blasphèmes les plus durs contre la Providence qui ne lui avait découvert l'abîme que lorsqu'il n'était plus temps de l'éviter; car Victor avait assurément déjà ménagé une destination aux cent mille écus d'Édouard; ils étaient déjà lancés sur la haute mer où voguent à pleines voiles les vaisseaux de la fortune. Oh! si Maurice eût pu les retirer, ces trois cent mille francs, fût-ce du fond d'un volcan, fût-ce au prix de dix ans de sa vie; s'il eût pu les sentir sous sa main pour courir les enfermer à triple clef, il eût été soulagé de la plus douloureuse partie de ses maux présents. Il eût alors dominé l'injure domestique qui l'atteignait; il se fût soumis avec fierté à la puissance aveugle de la fatalité. Mais le mal était sans doute accompli. Chaque minute rapprochait Victor de Chantilly; il devait être rendu à minuit, et il était deux heures.

Sous le long joug de ses pensées qui se livraient bataille dans sa tête, Maurice brûlait sur son siége. Il allait à la croisée pour écouter, dans les intervalles de l'orage, s'il n'entendait pas venir le cabriolet de son beau-frère. Le feu de la cheminée était presque éteint; de loin en loin le vent passait sur les lampes et en couchait les clartés mourantes. Il s'accouda sur le marbre de la cheminée, et sa figure pâle, et ses yeux caves, et son front dont les pensées décourageantes semblaient aussi se réfléchir, se reproduisaient dans la glace placée devant lui.

– Que dira-t-on? que j'étais ruiné, que j'avais joué à la Bourse, et que mon inconduite m'avait mené là, à recevoir de l'argent de l'amant de ma femme? On dira tout cela.

Maurice avait posé le doigt sur son front avec une effrayante énergie.

– Non! cela ne se peut, cela ne se doit pas. Qu'on meure quand on est seul, c'est permis; on ne laisse derrière soi que des moralistes bavards dont le métier est d'arranger, d'après quelques philosophes qui se sont empoisonnés, deux ou trois phrases ronflantes contre le suicide; mais se tuer pour ne pas faire banqueroute, c'est un vol de grand chemin; c'est un choix avantageux entre le procureur du roi et un pistolet; c'est la détermination d'un bandit: il n'y a là ni philosophie ni athéisme. Et je suis, moi, dans une alternative encore plus poignante que le débiteur fripon qui trompe le garde du commerce, et la contrainte par corps, au moyen de deux gros d'arsenic. Ma mémoire et mon cœur sont le sanctuaire de cent familles qui n'ont vécu, qui n'existent que par moi; leurs confidences de toutes les heures m'ont uni comme par le sang, aux pères, aux enfants, aux petits-enfants, aux maîtres, aux serviteurs, à tous. Moi mort, où vont-ils? La Justice arrive, fouille, déchire, éparpille, lit, confond mes notes, mes dépôts, mes papiers; des révélations sacrées deviennent des propos de journaux. Que de larmes délayées dans le sang!

C'est pourtant, – je n'y avais jamais sérieusement songé, – une mission de martyr que celle de répondre corps pour corps, faibles comme nous le sommes, de tant de gens qui ont peur eux-mêmes de leur fragilité. Économes, ils nous supposent plus économes qu'eux; honnêtes, ils s'en remettent aveuglément à notre honnêteté; intelligents, ils ne se dirigent que d'après nos lumières. Nous sommes donc meilleures que tout ce monde-là? qui l'a dit? qui le prouve? qui le veut ainsi? Oh! c'est une tyrannie d'une nouvelle espèce, celle de nous croire si infaillibles, que nous ne pouvons presque manquer de succomber.

Il est donc vrai alors, pensa Maurice avec une lucidité que les circonstances ne lui avaient jamais donné lieu d'exercer, que nous sommes épiés dans nos moindres actions par ceux dont nous sommes chargés de mener la vie et la fortune. Oui, on calcule nos dépenses, on pèse nos paroles, on suit nos traces. Malheur au sou prodigué en public, c'est un vol; c'est une trahison; malheur à la démarche faite dans l'ombre, c'est une subornation!

Qu'avons-nous pour nous payer de tout cela? quelle récompense?

– Holà! hé! Personne ne viendra donc m'ouvrir? voilà six fois que je sonne. Il est bien agréable d'attendre ainsi au vent et à la neige!

Maurice appela pour qu'on allât recevoir Victor.

– Percé jusqu'aux os! mon cher; la route est un vrai torrent. Je croyais ne jamais arriver au Mesnil-Aubry; les chevaux ont refusé: j'ai été obligé de prendre un supplément à la poste; mais enfin me voici! Il paraît que tu dormais comme le reste de la maison. Ni feu ni lumières ici, mais je gèle moi! – Voyons! du bois! Joseph, mettez de l'huile dans ces lampes.

– Je dormais, en effet, répondit Maurice; le froid m'a gagné, le sommeil m'a surpris. Veux-tu prendre un bouillon?

– Rien, assieds-toi là; l'affaire est terminée.

– Tu as donc disposé des trois cent mille francs?

– Et quoi donc? les aurais-je joués à la roulette? Tu as l'air tout étonné!

– Moi! non, je trouve seulement que tu es allé très-vite…

– Trop vite?

– Je dis très-vite.

– Comment l'entends-tu? N'étions-nous pas d'accord que je me hâterais d'acheter les dix maisons de La Chapelle, afin d'être possesseur du côté entier de la rue par où doit passer le chemin de fer de Saint-Denis?

– J'en conviens, Victor; mais j'étais loin de croire que tu terminerais avec tant de promptitude.

– J'avoue, Maurice, que j'ai déployé quelque activité à traiter avec les propriétaires, gens tenus de plus en plus sur leurs gardes par nos achats précipités; ladres tentés, à mesure que nous devenions plus forts acquéreurs, d'élever leurs chenils à des prix fous. Ils s'imaginent tous qu'il y a des trésors enfouis dans leurs caves, dès qu'on entre en marché avec eux. La joie de vendre leurs maisons trois fois leur valeur les pousse, en même temps que le regret de ne pas en tirer un meilleur parti les retient; ils se font courtiser, les misérables, autant que s'ils nous les cédaient pour rien. – Combien de millions espérez-vous gagner avec nos maisons? disent-ils en vous regardant jusqu'au fond des yeux. – Eh! eh! vous ruminez sans doute quelque projet d'or, monsieur? associez-nous: nous n'en dirons rien. – C'est un si beau quartier que le nôtre; c'est un véritable Paris. – Le roi aurait-il l'intention d'y venir demeurer? s'informent-ils sérieusement. C'est que nos maisons décupleraient de valeur; dame! vous vendre nos maisons, ce serait pour nous un marché de dupe. Si l'on rit en soi de leur extravagance, on les rend encore plus défiants, ils résistent. Si l'on garde le sérieux, ils se confirment pareillement dans la supposition qu'on les trompe. Quelque visage enfin que l'on emprunte, ils découvrent toujours dans vos discours des raisons pour estimer qu'on veut les voler. Ma foi! tu as raison, au fond, Maurice, d'être surpris de mon habileté de m'être rendu favorables ces corsaires-là.

– Ainsi, Victor, toutes les maisons de La Chapelle nous appartiennent?

– Toutes, comme au roi de France.

– Il ne reste donc maintenant que la réalisation du projet?

– Rien que cela. J'ai vu à ce sujet notre protecteur; il m'a assuré que le chemin de fer nous serait adjugé dans moins d'un mois. Terre! Maurice, nous touchons au port.

– Il n'y a plus d'obstacle, pense-t-il?

– Aucun, Maurice.

– Est-ce un homme solide? S'il traitait sous main avec quelque autre qui l'avantagerait plus que nous? J'ai parfois des ombrages.

– Folie! j'ai prévu tout, en lui promettant un prix inaccessible aux séductions.

– S'il perdait son emploi?

 

– Supposition monstrueuse! Ces gens-là ne se compromettent jamais.

– Si…

– Si! si! si le gouvernement était renversé, n'est-ce pas? comptes-tu beaucoup d'affaires manquées par la chute d'un trône? c'est placer un peu haut son désespoir; mais je ne t'ai jamais vu si timoré, Maurice…

– C'est que, Victor, je n'ai jamais aventuré si témérairement la fortune d'un de mes clients.

– Tu lui escompteras l'intérêt de son argent. Est-ce que cela n'est pas établi de toute éternité? Les clients ignorent-ils que tu roules sur leurs fonds? N'est-ce pas la vie de l'argent, la circulation? Qui saurait mauvais gré d'imprimer à l'argent son mouvement naturel, sans compromettre les droits de personne?

– Sans doute, mais sans compromettre personne.

– Qui dit le contraire? N'es-tu pas toujours prêt à restitution, à toute heure? T'en vas-tu aux Indes avec leurs dépôts, leurs fonds? dilapides-tu pour ton plaisir? Quelle compensation aurais-tu aux soucis de la responsabilité, si tu n'avais aucun des bénéfices de ta charge? Tes clients! Tranquilles par toi, sois riche par eux: c'est le moins. Qui est-ce qui en souffrira? N'es-tu pas jaloux, d'ailleurs, puisque cette solidarité te pèse, de la secouer au plus vite? Connais-tu, pour te créer en peu de temps une fortune indépendante, un moyen meilleur que celui que nous employons? On n'a pas deux fois dans sa vie, surtout avec ton caractère, Maurice, l'occasion de s'enrichir. Profite! Crois-tu que je te compromettrais jamais? Ma réputation m'est chère aussi; et, je l'avoue, j'aspire, sans mauvaise renommée, à m'associer à toute la prospérité dont tu es digne: je prends exemple sur toi; ta femme est ma sœur. Maurice baissa la tête.

Je voudrais même, s'il était possible, me régler de plus près sur ta conduite.

Bonne ou mauvaise, Maurice, il faut une fin à la jeunesse; le célibat ne vaut rien pour s'établir. On se méfie des hommes qui n'ont aucune racine dans le sol. Juges-en; sans toi je n'aurais pas un liard de crédit; et si tu n'étais pas marié, tu serais exactement dans la même position que moi. Le mariage est un excellent endosseur.

– Tu penses donc te marier? interrompit Maurice avec ironie.

– Oui; pourquoi non?

– Et tu me consultes?

– Mais oui… tu as l'air de trouver cela bien étrange?

– Au contraire!

Ce mot fut dit par Maurice si péniblement, que Victor y sonda l'aveu d'une douleur conjugale, dont il ne pouvait décemment, frère de la femme de Maurice, demander la cause.

Sans trop peser sur la remarque, Victor reprit:

– Je comprends avant d'entrer en ménage les chagrins domestiques comme un autre; les ennuis de l'habitude, les caprices d'une femme; les fautes même où elle tombe quelquefois…

– Victor! ma femme pourrait entendre… Il n'y a pas longtemps qu'elle est rentrée dans son appartement.

Les deux beaux-frères se turent.

Après une pause:

– Mais c'est de toi qu'il s'agit. En quoi crois-tu utile de me consulter, Victor, sur une matière où je n'ai pas plus de lumières à t'offrir que beaucoup d'autres?

– Je ne suis pas doué, Maurice, d'une organisation assez complète, pour attendre le mariage comme la conclusion d'une passion impérieuse; et, à mon sens, quand on ne se marie pas par amour, il est de raison de ne s'engager qu'à la condition d'être heureux sous d'autres bénéfices.

– Tu rêves, reprit Maurice, un mariage d'argent?

– Un bon mariage.

– Ce sont deux choses.

– Passons sur les subtilités, Maurice, aide-moi.

– Comment t'aider?

– Tu es tout-puissant sur une famille de Chantilly. J'ai distingué, dans cette famille, une jeune fille douce, simple, et j'oserai dire, très-riche, – du moins c'est le bruit général. J'ajouterai, pour que mes prétentions ne te surprennent pas si fort, que ta femme m'a encouragé, – car c'est du ressort des femmes, le mariage, – à persister dans mes espérances. Ma sœur a même, je crois, mis la jeune personne dans la confidence. Ce qui me reste à obtenir, ce qu'il t'est facile de m'assurer par ta bonne intervention, c'est le consentement de M. Clavier, dont tu guides la volonté en toutes choses.

– Il s'agit donc de mademoiselle de Meilhan, Victor! de Caroline?

– D'elle-même, cela t'étonne encore?

– Beaucoup. Renonce à ce projet, tu n'as rien à espérer.

Et ma femme! ma femme, pensa-t-il, qui conduisait cette intrigue! marier sa rivale à Victor, pour se débarrasser de sa rivale! Marier Caroline à Victor, pour acheter la complicité de son silence! Le frère saurait-il tout?

Maurice regarda son beau-frère, qui, s'apercevant du trouble que causait sa demande, tenta de frapper à côté de la question pour l'éclaircir sans l'irriter.

– Après tout, Maurice, je me suis trop flatté peut-être. Il n'est pas impossible que la fortune de mademoiselle de Meilhan soit au-dessous des exagérations accoutumées de l'opinion; peut-être aussi ne m'a-t-elle pas attendu pour disposer de sa main; peut-être…

– Aucune de tes conjectures, Victor, n'est, je présume, réellement fondée; il est mal de les multiplier sans nécessité.

– Soit, Maurice, permets-moi seulement de m'ouvrir en ton nom à M. Clavier; quel danger y vois-tu?

– Un très-grand danger. Il attribuerait à mes conseils, à mes indiscrétions sur sa fortune, ta démarche auprès de lui, pour solliciter la main de mademoiselle de Meilhan.

– Il m'avoue donc malgré lui qu'elle est riche, pensa Victor; le reste arrivera.

– Mais cependant, Maurice, s'il faut qu'elle se marie, il est de rigueur que celui qui la désirera pour femme s'adresse à M. Clavier.

– J'en conviens, mais je n'y serai pour rien.

– Préférerais-tu que je m'autorisasse du nom de Léonide?..

Voici le piége, réfléchit tristement Maurice. Il va me battre avec les armes de tantôt. Ma femme est encore évoquée. Il se sent sûr de me vaincre par la menace de ma femme, l'âme de cette conjuration. Décidément, je suis la victime d'une trahison domestique tramée dans l'ombre depuis longtemps autour de moi. Édouard, ma femme et Victor tenaient le filet où je suis pris.

– Léonide ne vaut rien pour une telle recommandation, Victor. M. Clavier n'aime pas l'embarras des femmes en affaires. Soutenue par la mienne, ta cause serait complètement perdue, comme elle l'est d'ailleurs dans tous les cas; ainsi, renonce à te servir de Léonide. Si tu tentais de l'employer, je m'y opposerais de toutes mes forces; je suis franc, Victor.

– Je te remercie, Maurice, de ta sincérité, quoique bien dure pour moi, pour un ami qui n'a réclamé que les moindres profits dans des relations où tu n'as pas jusqu'ici, que je sache, mal engagé ni ton temps ni ta fortune; sincérité bien dure pour un frère qui admet cependant, sans se plaindre, ton refus de le servir dans l'acte le plus important de sa vie; mais qui ne comprend pas, je l'avoue, ton obstination à lui taire quelques paroles d'éclaircissements. En un mot, Maurice, si tu as assez fait pour soutenir jusqu'au bout ta ferme résolution à ne point m'aider, il te reste à m'expliquer, ne fût-ce que par convenance, les motifs de ce déni d'amitié.

– Toujours des gens qui me versent leurs secrets et toujours des gens qui m'assiégent pour me les voler. Ceci me lasse, ruine ma vie où tout le monde prend, excepté moi. Victor, tu me reproches d'être sourd à l'amitié parce que je n'ai pas le droit de t'imposer comme mari à mademoiselle de Meilhan; tu me rappelles ce que tu as sacrifié pour m'élever à ma position actuelle; eh bien, crois-moi, s'il était en ton pouvoir de me faire redescendre tout le chemin que j'ai gravi avec toi, pour me reléguer de nouveau dans ce coin d'obscurité, d'oubli, de médiocrité, où je végétais quand je te connus, sois-en sûr, je te devrais encore plus de reconnaissance pour cela que pour tout ce que tu as fait d'utile à ma fortune. Je me le répétais ce soir encore; je ne suis pas assez fort pour le titre de notaire dont le poids m'écrase; je péris sous lui. Que de terreurs autour de moi! veiller, garder, sceller, être le prêtre, le coffre de fer, la langue du muet, l'esprit divin du conciliateur, l'ami, le parent, la sentinelle du monde, et n'avoir devant soi aucune puissance modératrice, si ce n'est, entre mille moyens de l'éluder, une ombre de justice, qui ne nous effraye jamais. Royauté dangereuse, meurtrière, que la mienne! Qui m'en débarrassera? Ceci est une réponse à tes reproches de m'avoir fait ce que je suis. Sois raisonnable, Victor, ne me parle plus de ce projet de mariage.

– Je t'aurai fait riche malgré toi, Maurice; c'est un crime dont quelques-uns m'absoudront peut-être; je désire que tu trouves des appréciateurs aussi indulgents de ta conduite à mon égard.

– Mais, malheureux, s'écria Maurice dont les accès de colère, plus fréquents depuis qu'on avait aigri son caractère, compromettaient toujours l'impénétrabilité, et Victor le savait bien, mais, malheureux, es-tu un enfant pour me forcer à dire, pour que tu ne sentes pas qu'il y a entre Caroline de Meilhan et toi, Victor, des obstacles insurmontables, d'airain?

– Bah! le vieux M. Clavier, dans son puritanisme républicain, n'excepte guère, entre tous ceux qui peuvent aspirer à mademoiselle Caroline, que les gentilshommes; et je ne suis pas gentilhomme, Dieu merci!

– Qui t'a dit ça? interrompit Maurice avec épouvante. On a donc lu… ce serait un crime abominable!

Maurice porta précipitamment la main à la poche où il cachait la clef de son secrétaire.

– Je n'ai rien lu, Maurice, calme-toi; quelles idées as-tu? Mademoiselle de Meilhan m'a appris… car je la vois, je lui parle, je lui écris depuis quelques mois. Le service que je te demandais n'était qu'une démarche de convenance à faire auprès de M. Clavier… je t'aurais mis d'abord au courant de mes relations avec mademoiselle Caroline, si je n'avais été intimidé par ton air fâché, quand, sur mes paroles mal comprises, tu as imaginé, et rien n'est plus faux, que Léonide m'avait ménagé des intimités.

– Et mademoiselle de Meilhan t'aime! toi! tu en es sûr, Victor, bien sûr?

Maurice, en interrogeant son beau-frère, n'avait plus une figure de ce monde.

– Être aimé est un avantage, Maurice, je te le répète, qu'on avait quelquefois le tort de ne pas sentir. Si je l'ai obtenu, je n'en suis fier que pour te convaincre de ce qu'il y avait de naturel dans mes prétentions, si monstrueuses à t'entendre.

Indigné des paroles de Victor, Maurice, poussé à bout, s'écria:

– Mais sais-tu bien?.. Qu'allais-je dire? Et si c'était lui?.. après tout… Mais Édouard pourtant qui m'a révélé l'état de Caroline?.. Les aurait-elle écoutés tous les deux? Il paraît que le monde est ainsi fait, mon Dieu!

Sur l'exclamation délirante de Maurice, Victor avait pénétré comme par une brèche dans un amas de ténèbres. Toutes les réticences de son beau-frère, rapprochées avec une lucidité diabolique, commentées, forcées, éclaircies l'une par l'autre, lui avaient donné le vrai sens de la pensée que Maurice tenait à cacher le plus soigneusement.

– Écoute, Maurice, lui dit-il en se jetant sur sa pensée comme un tigre sur un enfant endormi, écoute, nous sommes encore assez jeunes tous deux pour nous comprendre et pour nous excuser. Mademoiselle de Meilhan ne s'appartient plus.

– Je ne pensais pas que ce fût là ton secret, Victor, le tien propre.

Sans afficher la moindre émotion, Victor répondit avec un indéfinissable son de voix: – C'est mon secret!

Qui sait quelle blessure intérieure se fit ce jeune homme en avançant ce mensonge.

Il sourit ensuite avec fatuité.

Et que de choses passèrent à travers l'imagination de Maurice en un instant!

M. Clavier n'a donc plus à récriminer contre Édouard; à défaut, il rabattra la moitié de sa colère sur Victor; mademoiselle de Meilhan a eu deux amants: Édouard et Victor. Quel est le père de l'enfant qu'elle porte? Il se noie dans cette bourbe. – Enfin Maurice s'arrête à cette conclusion, qu'il vaut mieux, dans le doute, que Victor soit le mari de mademoiselle de Meilhan qu'Édouard, par la raison que M. Clavier consentira plutôt à accepter l'un que l'autre; à tout prendre, mademoiselle de Meilhan aura un parti; et son beau-frère parviendra à la plus haute réalisation de ses vœux d'ambition. A quoi bon dire à Victor dans un pareil moment: Édouard est aussi l'amant de mademoiselle Caroline, et il m'a fait la même confession que toi.

– Tu seras présenté par moi à monsieur Clavier, puisqu'il en est ainsi, Victor, lui dit Maurice, excédé par les surprises dont il avait été si rudement heurté, et sans respirer un instant, depuis son entrevue avec le conventionnel.

– A la bonne heure, Maurice! Dieu soit loué! j'ai enfin retrouvé un frère en toi! Tu seras de la prochaine noce, j'espère bien.

 

– Je le pense.

– Et le parrain de l'enfant. Vois! tu seras mon associé, mon beau-frère, mon témoin, mon ami et mon compère.

Sur ce mot de compère, Maurice chercha si ce n'était pas une raillerie que Victor lui envoyait au visage.

Victor ne raillait pas le moins du monde, sa joie était sérieuse.

Il fut cependant impossible à Maurice de s'associer avec une effusion sincère au contentement de Victor, quand celui-ci lui exprima sa satisfaction dans tous ses détails domestiques et champêtres. Il habiterait Paris, mais il aurait sa maison de campagne à Chantilly. Caroline de Meilhan, sa femme, deviendrait la sœur d'adoption de Léonide. On coulerait d'heureux jours. Tout cela valait bien quelques orages à traverser. On ne pêche pas les perles sans se mouiller, dit Victor en prenant un flambeau pour se retirer. Adieu, Maurice; est-ce que tu ne vas pas te coucher aussi?

– Dans un instant; je te suis.

Maurice consuma une partie de la nuit à écrire à Jules Lefort.

Vers l'aube, il s'endormit sur sa chaise.

C'était la première fois depuis son mariage qu'il passait la nuit hors de l'appartement de Léonide.

Quand il s'éveilla, il avait la poitrine inondée de larmes.

Il avait pleuré en dormant.