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Le notaire de Chantilly

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– Mademoiselle de Meilhan! on va tuer M. Édouard: ne le souffrons pas! défendons-le; est-ce que nous sommes ici pour le voir mourir? C'est vous qu'il aime, vous le savez bien, ce n'est pas moi. C'est la vérité, mademoiselle. Aidez-moi à le sauver; et vous, fuyez, Édouard! La forêt est pleine d'hommes armés qui vous cherchent; la gendarmerie est depuis hier à votre poursuite. Oh! mon Dieu! parlez-moi. Vous vous taisez tous. Éloignez cette arme, vous, monsieur. Rien, ni l'un ni l'autre. Vous voulez donc mourir, vous, Édouard? vous voulez donc qu'on le tue, vous, mademoiselle? C'est pour vous que je parle; faites-moi écouter: joignez-vous à moi. Priez aussi.

– Vous l'aimez donc, madame? dit en montrant un côté de sa figure inondée de larmes, Caroline qui restait toujours attachée autour du cou de M. Clavier.

– Je l'aime… non pas comme vous, mademoiselle, d'amour, mais comme sa mère, sa sœur, comme tout le monde; cela n'est pas un crime. Il est notre ami. Je vous l'ai conservé; conservez-le-nous à votre tour; vous nous devez quelque reconnaissance. Vous ne l'aimez donc pas, vous à qui il faut tant en dire? Si j'étais votre rivale, j'aurais votre froideur, votre mépris, votre silence; si nous l'aimions également toutes deux, nous le laisserions périr: ce serait bonne vengeance; mais puisque je ne lui suis rien, que ce soit celle qui l'aime le plus qui le sauve! aidez-moi, à l'arracher d'ici, ou vous ne l'aimez pas.

– Pardon, murmurait tout bas, en pleurant sur l'épaule de M. Clavier, mademoiselle de Meilhan; pardon, monsieur, si je vous ai caché cette passion à laquelle s'attache aujourd'hui tant de honte pour moi, tant de colère pour vous. Je vous afflige bien. Venez, je vous dirai tout; partons. Je ne veux pas regarder le visage de cette méchante femme, de ce… je ne le nommerai plus, je ne le verrai plus, je vous le promets, et ce sacrifice est grand, monsieur, car je l'ai aimé. Mais éloignons-nous, je souffre.

M. Clavier se tournant vers Édouard:

– Partez, monsieur! Cette dame me fait pitié pour vous. Partez avec elle. Elle vous aime tant qu'il y aurait de la cruauté de votre part à ne pas la suivre. Enfin, monsieur, vous l'avez trouvé ce prétexte que vous cherchiez depuis deux heures pour ne pas vous battre. Vous avez du bonheur. Vous me trompiez donc lorsque vous m'assuriez que vous étiez toujours revenu seul d'une rencontre? A la suite de la nôtre, vous ne prévoyiez pas qu'une charmante femme vous accompagnerait jusque chez vous. Voulez-vous accepter le manteau de mademoiselle de Meilhan pour vous garantir du froid de la nuit?

– Taisez-vous, monsieur, taisez-vous! car vous m'avez insulté jusqu'à la joue: elle est brûlante de vos outrages. Débarrassez-vous de cette enfant qui vous cache la poitrine. Montrez-moi votre poitrine et mourez!

– Feu! donc! dit le sauvage régicide en exhalant un cri de joie féroce, et en rejetant Caroline sur le gazon.

– Que sommes-nous ici? demanda Léonide en arrêtant le bras du conventionnel.

Sur le geste de mort qu'avait répété Édouard, Caroline, relevée précipitamment de sa chute, s'était placée devant le pistolet de celui-ci, les bras ouverts.

– Vous êtes nos témoins, répliqua avec ironie le conventionnel; M. Édouard en voulait deux; vous êtes deux. Il est satisfait, que je le sois!

– Adieu! Caroline, adieu! murmura Édouard avec tristesse, un mot de pitié, un signe de pardon pour qui ne vous a jamais trahie: non, jamais!

– Vous me trompiez donc, moi? reprit Léonide en abandonnant le bras de M. Clavier pour se jeter entre Caroline et Édouard. Je ne croyais pas dire si vrai en assurant tantôt à mademoiselle, pour vous sauver, que vous ne m'aimiez pas. Ah! c'était la vérité. Dites aussi, – car c'est aussi la vérité, – que vous veniez prendre sur mes lèvres tous les baisers qu'il vous était défendu de prendre sur les lèvres de Caroline. Caroline, c'est un infâme, il vous mentait dans vos promenades au bois, la nuit, dans ses lettres, toujours et partout. Nous sommes sœurs, allez, dans ses trahisons; une fois, il s'est trompé, il m'a appelée de votre nom.

Édouard ne répondait plus: il était devant ses juges, face à face avec deux femmes qu'il avait trompées, et entre lesquelles un pistolet s'avançait menaçant.

Tout à coup le cheval de Léonide se mit à hennir et à ruer avec tant de violence, qu'il cassa la bride qui le retenait à l'une des barrières. Les oreilles droites, les naseaux ouverts, il s'élança dans un massif poursuivi par une terreur soudaine. Léonide court après lui, l'arrête et le ramène. Mais pendant ce temps une place était restée découverte sur la poitrine d'Édouard. M. Clavier ajuste.

Une détonation se fait entendre; tous les échos de la forêt la répètent; deux cris de femme y répondent.

Les deux hommes sont encore debout.

M. Clavier n'a pas déchargé son arme.

– La gendarmerie!

– C'est la gendarmerie qui a tiré, se répètent avec épouvante les quatre personnes.

– Elle nous a découverts! elle va nous arrêter, Édouard!

– Elle va vous tuer, monsieur, ajoute, d'un ton où la pitié avait remplacé une seconde fois la colère, le vieux conventionnel. Voilà à quoi ont servi vos retards. Qu'allons-nous faire? Fuir? on vient de tous côtés. Rester? c'est pour vous la mort, pour nous la complicité.

– Partez! répond Édouard en suppliant ces deux femmes qui, une minute auparavant, désiraient presque sa mort, et qui maintenant n'avaient plus que des vœux pour lui sur les lèvres, que des larmes pour lui dans les yeux; qui étaient devenues deux mères pour le défendre, au lieu de deux rivales pour le déchirer; partez tous trois, gagnez cette allée! La forêt est libre pour tout le monde; vous vous promeniez, vous avez été surpris par la nuit. Mais partez! partez! vous dis-je. Encore une minute, et il ne sera plus temps. Vous ne pouvez ni me sauver ni me défendre en restant.

Les supplications, les réponses, les prières, les refus, les adieux couraient, entrecoupés, du jeune homme aux deux femmes, des deux femmes à M. Clavier, qui froissait sa poitrine et frappait la terre du pied. On ne décidait rien, on se mourait d'indécision.

Les douze routes de la forêt étaient de plus en plus envahies par le bruit.

Et, pendant cette rumeur, folles de désespoir, les deux femmes rôdaient, à perdre haleine, autour du carrefour, à l'extrémité des douze routes, comme deux biches cernées par des chiens, pour distinguer, tantôt l'oreille à terre, tantôt au vent, de quel côté ne venaient pas les hommes à cheval afin de ménager une fuite à Édouard. Ils venaient de partout, le bruit était partout: sur la route de Senlis et sur ses deux moitiés, sur la route des Étangs et sur celle de Paris. Quand Léonide et Caroline revenaient à la Table rendre compte de ce qu'elles avaient entendu, leurs rapports se contredisaient; et, tandis qu'elles retournaient ensemble pour rectifier leurs indications, les chevaux et les hommes avaient gagné un quart de lieue. Ces pauvres femmes déliraient. Léonide avait un aspect d'autant plus singulier d'épouvante, qu'elle traînait avec elle par la bride son cheval qui caracolait et tournait aveuglément comme un cheval de meule. Aux derniers moments d'effroi, lorsque les gendarmes n'étaient plus qu'à la portée du pistolet, lorsqu'on entendait le reniflement des chevaux, lorsqu'on voyait luire, dans l'atmosphère de vapeur qu'ils soulèvent l'hiver autour d'eux, les plaques de cuivre et les poignées de sabre, Léonide se trouva brisée, sa tête tomba et flotta sur sa poitrine, ses jambes fléchirent; sa main, déchirée et enflée par la pression de la bride, ne la tint plus que machinalement. Elle était traînée par son cheval bien plus qu'elle ne le guidait.

Caroline était debout sur la Table-du-Roi, immobile comme un naufragé sur l'écueil que va couvrir la marée.

– Ce cheval, madame, ce cheval! donnez-le donc; et vous, monsieur, montez-le! cria M. Clavier. Prenez ces armes, cette épée, ces pistolets au poing, mon manteau, ma bourse; et précipitez-vous dans cette allée: c'est la route du Connétable; on la répare, personne n'y peut passer à cheval, passez-y! Sauvez-vous!

– Adieu, Édouard! crièrent les deux femmes. Dieu vous sauve!

– Adieu, monsieur! ayez pitié des proscrits! lui cria M. Clavier en piquant du tronçon de l'épée d'Édouard le ventre du cheval.

Le cheval partit, s'abattit, se releva, s'élança enfin dans l'allée du Connétable.

Quatre coups de fusil partirent dans la direction de cette allée; les balles passèrent en sifflant sur la tête des trois personnes restées dans le carrefour.

Le cheval d'Édouard s'abat encore.

– Mort peut-être!

On ne voit rien, mais on entend de nouveau le galop du cheval et une voix qui crie: Vive le roi!

Trente gendarmes à cheval pénètrent dans le carrefour.

– Où est-il?

– Qui? s'informe froidement M. Clavier.

– Le condamné? le Vendéen?

– Nous ne savons ce que vous voulez dire.

– N'avez-vous pas vu un homme à cheval?

– Pardon, messieurs.

– Il a pris cette allée, n'est-ce pas, celle du Connétable.

– Non, messieurs, il a gagné celle-ci.

– Sur votre honneur.

– Sur mon honneur.

M. Clavier mentait; – il sauvait une vie.

XXI

Le mariage est un sanctuaire antique; la faute en ferme les portes; le simple soupçon, précurseur de la faute, voile le soleil du tabernacle. Mots sonores et vides, le pardon et l'oubli sont des dieux domestiques qui n'existent pas dans le cœur: la faiblesse les a élevés sur un socle d'argile; mais elle seule les a invoqués, parce qu'elle seule avait besoin d'y croire. En ménage, celui qui, après une irrégularité commise, a eu recours à l'oubli, a emprunté usurairement à la conscience de l'autre. Vient le jour, le moment où tous ces faux répits s'escomptent, où il faut payer. Les raccommodements, les pardons mutuels sont dans le mariage autant de semences de discorde répandues. La paix conclue aujourd'hui est la preuve de la guerre d'hier, la messagère du combat du lendemain. Il n'est de bien soudés que les corps qui ne sentent pas leur union; ceux-là résistent. Malheur au toit sous lequel la vie n'a pas sa monotonie sans fin, où elle ne se mire pas dans une eau unie; où la douleur et la joie, tissues avec une égale patience, n'offrent pas une trame simple à la résignation qui la supporte avec légèreté. Dignité, bonheur facile, au contraire, à ces familles saintes, inconnues, cachées, dont Dieu seul sait la demeure pour y veiller; dont les hommes n'ont pas aperçu le seuil pour le salir de leur boue. Quelle religion intelligente de la condition de l'homme et de ses espérances, que celle dont le doigt jaloux a séparé une femme entre toutes les femmes, un homme du milieu de tous les hommes, un champ de la vaste étendue du monde, un point du ciel du centre de ces univers, pour consacrer ensuite le pacte de l'amour et de la reproduction, pour l'enchaîner à la propriété, pour le ratifier plus tard dans le ciel où tout est éternité et possession. Admirables partages, sublimes exclusions, qui constituent les races, la patrie et l'avenir.

 

C'est cet ensemble si simple et si fort qui parle haut à l'oreille de ceux qui, dans les douleurs du moment, maudissent la captivité du mariage, pour n'en sortir que comme d'un combat, morts ou meurtriers. L'infraction à ces lois immuables, quelque petite qu'elle soit, ne se produit jamais sans atteindre aux grands cercles régulateurs. Jetez une pierre dans l'Océan; chaque goutte d'eau aura sa vibration: jetez une erreur dans le monde moral, une faute dans le mariage, l'agitation ira loin; elle ira en frémissant gagner les bords de la circonférence. Reste à maudire Dieu et la société: impuissance! Voyez comme le ciel est haut!

Maurice et sa femme éprouvaient, mêlée à des peines considérables, une tristesse sourde. Quelque complet qu'ils s'efforçassent de se peindre l'éclaircissement de l'après-midi, celui-là avait gardé la pointe du doute dans le cœur; celle-ci sentait sa chute et son abaissement sous sa victoire même. Au milieu de la lutte, sans qu'ils s'en fussent aperçus, l'anneau conjugal était tombé à terre et s'était faussé: c'est qu'il n'appartient pas au raisonnement, ce juge partial, de remplacer la paix et la conscience, cette raison du cœur.

D'ailleurs, un incident, dont diverses particularités se nouaient mal pour Maurice, le ramenait malgré lui, par des voies souterraines où il s'enfonçait de plus en plus avec terreur, à ses premières défiances sur la liaison de Léonide avec Édouard. Pourquoi Édouard, après les explications qu'il avait eues avec lui, n'avait-il voulu partir que le lendemain, et n'avait-il pas accepté d'être accompagné de son meilleur, de son seul ami?

Il eût bien désiré dissiper ces épaisses ténèbres en interrogeant Léonide; mais il craignit de trouver encore, dans l'embarras de nouvelles réponses, la confirmation de ses terreurs. Il avait peur de recommencer une scène où, plus puni que dans la précédente, il resterait sans excuse en remportant l'affront d'une victoire.

Léonide n'avait plus que ce courage hébété qui s'empare des femmes aux moments désespérés; moments où elles sont enfin décidées à dépenser de l'énergie comme pour une bonne cause. Peut-être l'instinct de leur soumission naturelle les pousse-t-il à tendre la joue, sachant, si elles sont lâches, qu'un soufflet déshonore sans tuer; ou à livrer leur poitrine, si elles sont braves, sachant aussi qu'un coup de poignard tue et ne déshonore pas. Placées entre ces deux alternatives extrêmes de lâcheté et de courage, au delà desquelles il n'y a plus rien, leur parti est pris; leur choix est arrêté.

Léonide et Maurice étaient assis auprès du feu qui sifflait et moirait de ses ondulations leurs pieds alors séparés de toute la longueur du foyer. Au dehors, les giboulées de mars remuaient et roulaient la forêt comme un fagot de bois. Tantôt des bouffées de neige blanchissaient la pelouse, et tantôt des irrigations abondantes effaçaient ce tapis et le dissipaient en une fumée dont l'odeur froide allait à travers les fentes des portes glisser le frisson. Triste soirée d'hiver.

On sonna.

– Qui donc ce peut-il être? réfléchit Maurice.

– Mon frère, probablement.

– Il n'est que dix heures; et Victor m'a dit qu'il ne serait pas ici avant minuit.

On avait ouvert à M. Clavier; il entra dans le salon, laissant après lui une longue trace d'eau; son chapeau et son manteau bleu étaient affaissés sous la neige. Il était plus défait que de coutume.

– Vous, chez moi, à cette heure! monsieur Clavier.

– Moi-même, monsieur Maurice.

– Mais vous êtes inondé; approchez-vous du feu, approchez-vous. Si vous aviez à me parler, que ne me faisiez-vous appeler, monsieur Clavier?

– Je n'ai pas songé à toutes ces précautions.

– Mais comme vous êtes ému!

– Un peu, je l'avoue.

Léonide se leva et sortit; Maurice ne la retint pas.

– Monsieur Édouard de Calvaincourt est en route pour Paris; je ne vous apprends rien, n'est-ce pas, Maurice?

Maurice faillit être renversé de surprise à ces premières paroles de M. Clavier.

– Vous connaissez! vous connaissez monsieur Édouard de Calvaincourt?

Il recula sa chaise.

– Depuis hier.

– Et où l'avez-vous connu?

– Au bal de Senlis, et j'ai achevé la connaissance ce soir même dans la forêt, à la Table-du-Roi.

Si M. Clavier n'eût parlé avec tout son sang-froid ordinaire, Maurice l'aurait cru fou. Édouard au bal! Un rendez-vous dans la forêt!

– Dans ce moment, continua M. Clavier, il traverse les bois qui sont entre Chantilly et Paris. S'il est à Paris avant le jour, ainsi que je l'espère, il aura évité d'être pris par la gendarmerie.

– Mais où donc l'avez-vous quitté, et pourquoi étiez-vous avec lui?

– La circonstance qui nous a mis face à face, lui et moi, dans la forêt, ne vaudrait guère la peine d'être divulguée si elle n'expliquait ma présence chez vous à cette heure. Monsieur Édouard et moi avions une affaire d'honneur à vider. Nous avons été dérangés au milieu de la partie par des gendarmes qui le poursuivaient.

Un rocher se détacha de la poitrine de Maurice. La dernière obscurité de la conduite d'Édouard s'évanouissait; Édouard ne s'était obstiné à retarder son voyage de Paris qu'afin de ne pas manquer à ce duel: cela devenait évident. Il osa interroger M. Clavier.

– Et pourquoi ce duel?

– Je répondrai à votre question par un reproche, Maurice. Quoi! vous cachiez ce jeune homme chez vous, vous mesuriez ses pas; il n'avait pas une pensée qu'il dût naturellement vous taire, et vous ne m'avez pas averti.

– Le pouvais-je? Ce matin seulement son amour pour mademoiselle de Meilhan m'a été révélé.

– De qui le tenez-vous, Maurice, cet aveu?

– De lui-même, forcé qu'il était d'éclaircir devant moi le motif qui s'opposait à ce qu'il partît sur-le-champ de Chantilly, lorsque je l'exigeais.

– Voilà qui se déroule à merveille, pensa de son côté M. Clavier. La scène du bal aura été rapportée à Maurice; une explication foudroyante s'en sera suivie entre lui et sa femme; la conclusion aura été le départ immédiat de M. de Calvaincourt. Maurice sait tout; mes restrictions seront comprises.

– Ce jeune homme, poursuivit-il, résume en lui la bravoure et l'ignominie de sa caste.

– N'êtes-vous pas trop dur pour lui?

L'adoucissement parut étrange à M. Clavier dans la bouche de Maurice.

– Trop dur! quand il a détruit pour jamais le repos de mademoiselle de Meilhan, le mien. Que va-t-elle devenir, dites?

– Nous étoufferons avec prudence, rassurez-vous, l'éclat de cette faiblesse; cela n'est ni impossible ni difficile. Personne ne connaissait ici monsieur Édouard. Par quelle conjecture s'élèverait-on à la supposition de leur intimité?

Tristement, et en secouant les pans de son manteau, où la neige commençait à fondre, M. Clavier répondait après une pause:

– Le mal est plus grand que nous ne pensons. Mademoiselle de Meilhan aime ce jeune homme; elle l'aime beaucoup et de tout l'attachement dont elle n'a pu se défendre pour un proscrit, beau, d'un rang surtout qui le rehausse à ses yeux. Il y a un caractère de tristesse incurable dans l'abattement de son visage, depuis la scène du duel de ce soir…

– On lui a donc imprudemment appris ce duel? coupa d'un mouvement brusque Maurice.

– Elle s'y trouvait.

Ici la voix de M. Clavier s'éteignit, et, par degré, étouffée par la douleur, elle ne fut presque plus distincte. La secousse de cette si fatale journée avait vieilli de dix ans le conventionnel; ses derniers éclats d'énergie s'étaient consumés dans son entrevue avec Édouard. Verdi par le froid, fatigué de sa course dans la forêt, anéanti par le découragement, le corps et l'âme brisés, à peine eut-il la force de prendre la main de Maurice et de lui exprimer, par une étreinte muette, le coup dont il était frappé. Des larmes glacées coulaient de ses joues sur ses vêtements souillés.

– Ceci me tuera, Maurice.

Après bien des minutes écoulées, lorsque le feu pâlissait, lorsque les lumières ne répandaient presque plus de jour dans l'appartement, Maurice osa faiblement lui dire:

– Pourquoi ne les marieriez-vous pas?

– Jamais! avec cet homme; jamais!

– Et pourquoi ce refus de fer? Posséderiez-vous sur ce jeune homme la connaissance de quelques particularités qui justifieraient votre réprobation? Je dois vous détromper, ou, en toute sincérité, il faut que vous me communiquiez vos répugnances. Il a un caractère élevé, de la fortune…

– Il est noble, interrompit sèchement M. Clavier; vous n'avez donc pas lu mon testament?

– Non! aucun motif ne m'y obligeait.

– Vous y auriez vu, Maurice, que mon dernier soupir est la dernière expression de ma colère contre la race maudite d'où sort monsieur de Calvaincourt. Dans ce testament, je me suis dépouillé de tous mes biens en faveur de mademoiselle de Meilhan; mais, sous peine de se voir déshéritée par le même acte, je lui ai interdit le mariage avec tout homme de naissance.

– Revenez, il en est encore temps, revenez, monsieur Clavier, sur cette détermination de haine. Vous en avez le droit; ayez-en la courageuse volonté. N'altérez point le cours d'une belle vie par une tache de fanatisme politique.

– Je ne mentirai point, Maurice, à la plus fidèle énergie dont j'aie soutenu ma carrière. Ceci n'est point une vengeance, c'est de la fermeté; ce n'est point une erreur, c'est la conclusion d'une inflexible direction de pensées. Puisque les hommes n'ont pas osé nous condamner ou nous absoudre, c'est à nous de nous juger. Revenir sur le passé pour le détruire, c'est nous annuler; et nos principes ne sont pas de ceux dont on fait deux parts; l'une consacrée à l'action, l'autre au repentir. Le régicide qui donne sa fille au noble contracte avec la royauté.

– Oui, mais Caroline n'est pas votre fille, monsieur! et vos maximes ne l'atteignent pas.

– Elle n'est pas ma fille! – jamais elle ne m'a dit cela. Vous êtes cruel, Maurice. Elle n'est pas ma fille! et tout ce que Dieu a déposé d'amour dans mon cœur a été pour elle; et tout ce que j'ai eu d'espérance sur la terre a été pour elle. Enfant je l'ai bercée; jeune fille, je lui ai mis des trésors de vertu dans l'âme; femme, je lui lègue ma fortune, et la pose si haut, qu'elle pourra voir de sa couche nuptiale plus de châteaux et de terres que ses parents ne lui en ont laissé. Que fait-on pour ses enfants, que je n'aie fait pour elle? Elle est ma fille? – Que suis-je donc pour elle?

– Tout, excepté son père. Et le fussiez-vous, la loi brise votre testament. La loi ne s'associe point à ces restrictions dont vous accompagnez le legs de mademoiselle de Meilhan. La justice ne ratifie point les mille bizarreries de la haine. Homme, je vous ai blâmé; magistrat, je vous condamne. Votre testament est nul.

– Et à qui passeront mes biens, à défaut de l'exécution de mon testament?

– Qui peut le prévoir? Après d'éternels procès, à l'État peut-être.

– A l'État! répéta sourdement M. Clavier; à l'État!

Le coup l'avait étourdi. L'or, péniblement amassé, de cinquante ans de vengeance se tournait en feuilles sèches. Peu appris des choses de ce monde, il n'était que l'homme des révolutions. Son idée fixe avait été une erreur. Il n'eût pas été plus triste de la mort de Caroline; il eût été moins triste; n'était-ce pas la perdre doublement que de la voir devenir le gage fécond d'une race abhorrée? – Le vieux lion baissa la tête et se tut.

Positif comme un chiffre, et, par caractère comme par état, ne laissant jamais une conséquence en suspens, Maurice ajouta:

 

– Vous avez eu peut-être tort, monsieur, de considérer l'exhérédation qui frapperait mademoiselle de Meilhan, comme l'infaillible moyen de la ramener à votre volonté. Elle aurait renoncé, soyez-en sûr, à l'héritage, pour se marier à son gré.

– Vous n'imaginez donc, s'écria M. Clavier, aucun moyen de me tirer de là?

– Aucun.

– Quoi! céder! mentir, se rétracter, lorsqu'on touche au terme! Apostasier au tombeau! Avoir vaincu les préjugés et l'opinion, et s'arrêter et se heurter, et se meurtrir et périr à rencontre d'un fétu de loi! La révolution ne l'a donc pas vue, cette loi qui réduit la puissance paternelle à rien?

– C'est une loi de la révolution.

– Stupide! murmura le conventionnel; n'importe, ces propriétés ne seront pas à lui, non! ni à elle. J'en brûlerai les titres: personne ne les aura. Au premier passant je lègue tout. Ne me parlez plus de cela.

– Soit, répondit Maurice, je me tais; j'allais cependant tenter de vous persuader combien monsieur de Calvaincourt eût rendu heureuse mademoiselle de Meilhan par la loyauté de son caractère et la générosité de son cœur.

M. Clavier eut peine à réprimer l'expression ironique de son sourire à cette opinion si bienveillante de Maurice; il ne fut pourtant pas assez maître de lui-même pour ne pas répliquer:

– Lui! la rendre heureuse! vous croyez… En avez-vous la certitude? la ferme certitude?

– Mais!.. oui… On supposerait que vous avez des raisons meilleures que les miennes pour ne pas me croire; le connaîtriez-vous mieux que moi!

Sous le regard fixe de M. Clavier, Maurice était passé, sans le sentir lui-même, du ton de la conviction à celui de la défiance. De toutes les clartés sinistres dont il avait été blessé pendant la journée, celle-là l'offensa le plus. La parole de M. Clavier était aiguë. Maurice avait rougi de honte.

– Et moi je vous assure du contraire, Maurice; monsieur de Calvaincourt a des passions plus partagées que ses principes, croyez-le; mais nous n'avons pas à nous occuper de lui autrement; passons.

Maurice s'arrêta à cette insinuation de M. Clavier; il fut pétrifié. – Il imagina qu'il était déjà de notoriété que sa femme l'avait perdu dans l'opinion. La voix publique se trahissait par la bouche de M. Clavier; et aussitôt la scène du caveau, le départ d'Édouard, l'entrevue du cabinet, revinrent à son esprit pour s'expliquer dans le sens de ses premières impressions.

– Oui, répondit-il machinalement, ne nous occupons plus de cet homme. Enveloppons de silence le malheur qu'il a attiré sur votre maison. Le bruit ne répare rien. Nous consolerons mademoiselle de Meilhan; son enfant sera élevé avec mystère, loin d'ici. On en a caché dans des positions plus difficiles.

M. Clavier se leva tout d'un trait.

– L'un de nous se trompe. De quel enfant parlez-vous?

– De celui que porte mademoiselle de Meilhan, et duquel vous auriez pu compromettre la vie, par l'effroi causé par votre duel.

– Un enfant! un enfant! Avez-vous toute votre raison, Maurice?

– Et pourquoi donc ce duel, si vous ignoriez l'événement que j'ai l'air de vous apprendre?

– Oh! je ne l'ai pas tué! – Qui me vengera maintenant? qui me vengera?

M. Clavier et Maurice, par un mouvement spontané, quittèrent leurs places, laissant dans son coin Léonide qui, rentrée depuis quelques minutes, semblait écrasée sous les éclats d'une double malédiction. Son regard jaillissait de dessous ses longues paupières, et plongeait dans le feu.

Se prenant sous le bras, les deux offensés se promenèrent en silence.

Maurice conduisit M. Clavier près de la fenêtre.

Il se fit longtemps violence, il se combattit avant de s'abandonner à la complicité qui allait lier sa haine à la haine de M. Clavier, avant de s'ouvrir au vieillard. La colère, l'indignation, un reste de respect pour l'opinion publique, fantôme toujours debout devant lui au moment d'agir; plus impérieux que ce respect, le besoin de se montrer homme devant un homme, celui de se grandir à la noblesse de mari outragé, quand un vieillard s'exaltait comme un père pour l'honneur d'une femme qui n'était pas sa fille, précipitaient, enchaînaient les mots prêts à sortir de la bouche de Maurice. M. Clavier prêtait une oreille avide. Quelque violente que fût la résolution de Maurice, il était disposé à la partager, cela était écrit sur son visage, pourvu qu'elle fût une vengeance. Il semblait craindre de mourir pendant l'indécision dont il attendait la fin. Parlez! criaient ses nerfs agités, ses muscles en contraction, ses genoux tremblants.

– Parlez! mais parlez donc!

– J'ai, à côté, dit enfin Maurice, en désignant son Étude…

– Quoi? à côté?

– Des papiers…

– Eh bien, ces papiers?

– Il m'y a forcé, mon Dieu!

– Oui! il vous a insulté comme moi, dit amèrement le vieillard; c'est connu. Mais ces papiers? ces papiers?..

– C'est connu, dites-vous!

– Je ne prétends pas cela; mais achevez, ces papiers contiennent… Que contiennent-ils?

– Un plan complet pour attaquer, ruiner, exterminer la Vendée et tous ses habitants en un mois.

– Et M. de Calvaincourt ira en Vendée, Maurice?

– Oui! oui! et tout ce qu'il possède est là.

– Ah! s'écria le vieillard, pourpre d'une affreuse joie, continuez.

– Je sais qu'il est à la tête de cette conspiration, qui éclatera tel jour, tel endroit, telle heure. L'heure, le jour, l'endroit, tout est dans ce plan de campagne. C'est un plan de campagne. Comment l'ai-je eu? qu'importe? Je l'ai. Voulez-vous le voir? Tous seront traqués, tous seront tués; on les prendra au piége qu'ils tendent. Il faut qu'ils s'y prennent, qu'ils meurent baignés dans leur sang, étouffés sous leurs chaumières et leurs châteaux en feu.

– Il mourra, ajouta M. Clavier, et lui avec les autres, avec ses frères. La fatalité me jette encore sous les pieds cette poignée de serpents mal écrasés par nous autrefois, dans leurs marais. Je croirais en Dieu, Maurice, rien qu'à de tels signes de prédestination. Qu'allons-nous faire maintenant?

– Je cours chercher ces papiers. – Je vous les remets.

– Oui!

– Vous partirez demain pour Paris.

– Oui!

– Arrivé à Paris, vous irez, sans délai, les porter au ministre de la guerre, qui fera le reste.

– Allez! Maurice, et que je parte sur-le-champ!

– Ils ne sont plus ici ces papiers, monsieur, dit Léonide, qui, sans bruit, était venue se placer derrière son mari pour entendre sa conversation avec M. Clavier.

Les deux hommes furent épouvantés.

– Qui les a donc volés, madame?

– Moi!

– Et qu'en avez-vous fait, madame? Parlez!

– Je les ai remis à celui dont ils pouvaient causer la ruine et la mort.

– A cet infâme Calvaincourt! madame, vous avez commis là une action odieuse. C'est une trahison domestique, c'est plus: vous avez lâchement prostitué à une satisfaction personnelle des papiers, et vous le saviez, qui auraient sauvé l'État. Vous avez, pour un caprice, avili, mis plus bas que la boue, la confiance dont la société me croit digne. Dès ce moment, je me considère comme cloué au poteau où l'on attache ceux qui vendent les secrets d'autrui pour en avoir les profits défendus. Le criminel n'est pas vous, ce sera moi! le notaire de Chantilly!

D'un accent glacé et avec l'assurance d'une femme qui ne craint plus de se dévoiler, même devant un témoin, – car M. Clavier avait apporté peu de ménagements à faire comprendre qu'il savait tout, – Léonide, par un miracle de mémoire dont la colère n'eût pas été capable, répéta mot pour mot les paroles de son mari, qui, ainsi que M. Clavier, fut terrassé par cette foudroyante répétition.

– Monsieur, vous alliez commettre là une action odieuse. C'est une trahison domestique; c'est plus, vous projetiez lâchement de prostituer à une satisfaction personnelle, des papiers, et vous le saviez, qui auraient sauvé l'État. Vous vouliez, pour un caprice, avilir, mettre plus bas que la boue, la confiance dont la société vous croit digne. Dès ce moment, je vous considérais déjà comme cloué au poteau où l'on attache ceux qui vendent les secrets d'autrui pour en avoir les profits défendus. La criminelle n'est pas moi, vous l'avez dit; le criminel c'est vous, le notaire de Chantilly!