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Le notaire de Chantilly

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XIX

Maurice éprouvait l'étourdissement d'un homme qui, tombé d'un second étage, se retrouve sur ses pieds, sans fractures, secoué seulement dans tous ses membres. Ces sortes de félicité sont bien vives; il est sage cependant de ne pas abuser des moyens qui les procurent. Au souffle de sa tranquillité d'âme revenue, les nuages orageux pressés couche sur couche autour de son front s'évaporaient; il goûtait avec plénitude la joie de la paix domestique, chose sainte, pure et bénie, qui fait paraître le pain noir si bon, la chaise brisée aussi molle que le fauteuil en velours, et les nombreux enfants que Dieu vous a envoyés, fussent-ils pâles et nécessiteux comme le besoin, beaux comme des anges, beaux comme leur mère.



Victor entra; son aspect ramena de nouveau Maurice sur les pertes qu'il avait essuyées.



– Ne nous endormons pas, Maurice! Nous jouons avec la fortune; elle est fine joueuse; soyons plus adroits qu'elle, si c'est possible. L'adresse est tout entière dans la promptitude à combler les vides qu'elle creuse; on passe dessus; on glisse là où d'autres ne songent qu'à s'abîmer. Tu as perdu; nous avons perdu; c'est vrai; il n'y a là de la faute de personne.



– Excepté, Victor, de la faute de ceux qui jouent.



– Te voilà encore; toujours le même! Eh! qui ne joue pas? Regarde autour de toi, près de toi, sous toi: ce ne sont pas les exemples qui te manquent. Qu'est-ce que tes fermiers qui serrent leur blé trois ans en grenier pour attendre qu'il hausse sur les marchés, au risque de le voir pourrir et germer? Qu'est-ce que tes honnêtes bourgeois qui amassent des louis, dans l'espoir sordide de revendre la pièce de vingt francs avec un bénéfice de quatre sous? Le change, l'accaparement, le monopole, n'est-ce pas là aussi du jeu?



– Je ne prétends pas le contraire, Victor, mais quel panégyrique entreprends-tu si chaudement?



– Le nôtre, Maurice. Et distingue, en outre: nous ne jouons pas uniquement pour jouer, pour avoir de l'or pour de l'or. Une opération colossale est conçue par nous; pour la réaliser il nous faut de l'argent, beaucoup d'argent; nous en manquons, qui nous l'avancera? Le gouvernement? cercle vicieux: il emprunte; comment prêterait-il? Les banquiers? l'intérêt dévorerait le capital: c'est chasser avec le lion.



Aie recours aux hommes d'argent, et l'usure rongera le gain de l'opération; nous serons ruinés le jour même où nous aurons réussi. D'ailleurs, entre la consomption de l'usure et la foudroyante décision du jeu, je préfère le jeu qui enrichit plus vite, et qui, s'il ruine, ne prend pas du moins de commission. Renoncera-t-on à une entreprise utile au pays, de ce que l'unique moyen d'avoir les fonds nécessaires à son exécution est de recourir au jeu de la Bourse? Quelle œuvre, quand elle se présente aussi vaste que la nôtre, n'absout pas d'avance la série de causes dont elle est résultée? Je lisais hier dans ton journal, Maurice, que Paris ne serait la métropole du monde que lorsque de toutes ses portes des chemins de fer partiraient pour rayonner sur la surface de la France. Très-judicieusement, selon moi, il ajoutait qu'il ne fallait pas espérer ce progrès de la part du gouvernement, toujours retenu par la crainte, peut-être raisonnable au fond, d'établir trop de communications entre les peuples, entre Paris et les départements, déjà assez moralement unis. Aux fortunes particulières, aux dévouements des citoyens, il appartient, affirmait ton excellent journal, de prendre l'initiative dans l'exploitation des chemins de fer. Je te montrerai ce passage. Maintenant revenons au plus pressé. Dix maisons nous restent à acheter à la Chapelle; une fois achetées, le côté entier de la rue est à nous. Ou le chemin de fer nous sera concédé, ce qui est plus probable que le lever du soleil demain matin, ou nous obtiendrons, en notre qualité de détenteurs des propriétés, ce qu'il nous plaira, pour que le chemin s'effectue sans nous. Tu as entendu: dix maisons seulement à acquérir, et l'affaire est au sac.



– Mais où prendre, Victor, ces trois cent mille francs qu'on demande pour ces dix maisons?



– Où les prendre? mais partout. Où n'y a-t-il pas trois cent mille francs? Sans cet infernal revirement des rentes, nous ne penserions plus à ces maisons. Puisqu'il ne nous a pas été favorable, voyons, as-tu là cent mille écus disponibles?



– Disponibles?.. non.



– Le motif?



– C'est qu'ils ne m'appartiennent pas; je les garde en dépôt.



– Tu as donc cent mille écus? Nous sommes sauvés; donne!



– Y songes-tu? Avec quelle légèreté! Une pareille somme! et si…



– Et si quoi? Nous n'allons pas les jouer à la roulette, j'espère; nous les plaçons sur hypothèques; et quelles hypothèques! D'abord sur des maisons qui représentent quelque valeur, et ensuite sur une opération… la plus belle opération de l'époque.



– Cependant…



– Ne sers-tu pas l'intérêt à tes clients? Cet intérêt, où le prends-tu?



– Je m'arrange, je dissémine mes dépôts avec précaution, je fais des placements sûrs.



– Quoi de plus sûr que ce que je te propose? D'ailleurs, Maurice, le moment est pressant; il s'agit de pousser à fin ou de laisser là l'affaire. As-tu ce dernier courage extravagant? Pas d'autre alternative. Abandonner, revendre à perte, nous ruiner dans l'opinion, ou se hâter de mener l'entreprise à pleines voiles dans le port. N'hésitons pas, car chacun de nos retards aplanit le chemin aux concurrents qui nous épient, ouvre les yeux aux propriétaires des dix dernières maisons, plus difficiles d'heure en heure. Je devrais être déjà sur les lieux pour en finir avec eux. Qu'est-ce donc que ces billets de banque?



– Un dépôt qui vient d'être fait.



Victor avait aperçu les trois cent mille francs d'Édouard.



– Celui-là comme un autre, y consens-tu?



– Je ne puis: c'est d'un ami…



– De quel dépôt disposera-t-on si ce n'est de celui d'un ami? C'est un merveilleux placement que cet ami te devra, Maurice. S'il y avait quelque danger à celui que je te propose, assurément c'est le dernier argent auquel il faudrait songer; mais puisque le profit est clair, – clair comme le jour, – que la préférence soit pour ton ami. Ne sois pas ingrat.



– Crois-tu qu'on trouverait en cas de gêne de l'argent sur notre opération? demanda Maurice en hésitant; car, je te l'avoue, la garantie des maisons que nous achèterons, ainsi que celle des maisons que nous avons déjà achetées, ne me paraît pas aussi solide qu'à toi, Victor.



– Veux-tu cinq cent mille francs dans vingt-quatre heures sur ces maisons? mais, par exemple, à la condition de divulguer le projet auquel ils seront appliqués; – veux-tu? – Réponds; mais dépêchons-nous! Tout perdre, ou ces cent mille écus.



Victor s'était jeté, avec la précipitation d'un homme destiné à avoir du courage pour deux, sur le tas de billets de banque, et les comptait.



– M'accompagneras-tu à Paris, Maurice?



– Non, je suis trop fatigué.



– A ton aise. – Dix – vingt – trente. – Où est Léonide? Je ne l'ai pas vue en entrant.



– Elle est au jardin, sans doute.



– Quatre-vingts – cent – cent dix. – y a-t-il du nouveau en politique, Maurice?



– Des troubles dans le midi; des assassinats en Vendée.



– Misérables! – Deux cent trente-neuf – deux cent soixante-trois. – On dit que nous sommes infestés de réfractaires qui rôdent autour de nos campagnes. Il m'a été assuré qu'hier au soir un d'eux, – celui-là est hardi! a osé se montrer au bal de Senlis, où il y avait au grand complet toutes les autorités du département, et qu'on l'a, comme de raison, arrêté à la

pastourelle

. – Trois cents. – Voilà qui est fait.



Juste! trois cents billets de mille! on dirait qu'ils nous attendaient. La Providence les avait comptés.



Midi sonne: il n'y a pas une minute à perdre, Maurice. Je pars. Adieu donc! A trois heures je serai chez le notaire, où notre contrat de vente avec les propriétaires des dix maisons de la Chapelle est dressé.



Victor enferma les billets dans son grand portefeuille, et il tendit la main à son beau-frère, auquel il semblait dire: – Humilie-toi devant mon imagination.



– Au revoir, Maurice. Bonne chance pour nous! Selon toute apparence, je serai de retour ici vers minuit. Attends-moi; nous causerons de ce qui se sera passé chez le notaire. La démarche est décisive.



– Sois prudent, je t'en conjure, Victor. Cet argent est sacré.



– Tout argent est sacré, Maurice. J'aurai soin de celui-ci comme du mien propre.



Resté seul, Maurice essaya de continuer son rêve de béatitude domestique, interrompu par l'arrivée de son beau-frère; l'effort fut inutile.



XX

La Table-du-Roi est une large meule de pierre élevée à quatre pieds du sol au milieu de la forêt de Chantilly. Elle est le centre de douze routes qui, à des distances différentes, deviennent à leur tour des ronds-points d'où partent d'autres rayons: ainsi à l'infini. Le grand Condé, dans une halte de chasse royale, y donna un déjeuner à Louis XIV, qui l'a immortalisée, comme tout ce qu'il a touché.



Par deux routes convergentes s'avancèrent lentement, sur le tapis de feuilles roulées et rougies par l'hiver, Édouard, enveloppé dans son manteau, M. Clavier, portant une de ces boîtes dont la forme révèle le contenu.



Ils arrivèrent presque en même temps au bord de la Table-du-Roi. M. Clavier y déposa ses pistolets, Édouard deux épées. Le manteau de celui-ci fut jeté sur les armes; la prudence exigeait cette précaution; la nuit n'était pas venue: quelques bûcherons attardés se montraient encore entre les allées, à travers les massifs éclairés par l'automne: et des rouliers allant à Senlis éveillaient par intervalle la solitude du carrefour.



Édouard s'approcha de M. Clavier et le salua.



Le vieillard inclina légèrement la tête.



Ils étaient face à face.

 



– Ce que cache votre manteau, commença M. Clavier, prouve que nous ne nous sommes mépris d'intention ni l'un ni l'autre. Notre rencontre d'hier a impérieusement déterminé pour tous deux celle d'aujourd'hui: elle était donc nécessaire, monsieur.



– J'en conclurai simplement avec vous, répondit Édouard du ton le plus respectueux, que les événements, encore plus que notre volonté, ont fait que nous nous joignons ici dans les dispositions où nous sommes. Cette pensée nous rassure d'avance sur des résultats que nous n'aurons pas absolument provoqués: il y entre de la fatalité.



– A votre âge, moins positif que le mien, et je vous en félicite, je raisonnais ainsi; je n'avais tort que lorsque je le voulais bien. Souffrez qu'à soixante-dix ans, je ne sois pas de votre avis. Si un événement nous amène ici, c'est vous qui l'avez fait naître, c'est moi qui l'ai subi. Vous représentez l'outrage, moi la réparation. Vous voyez que la question est très-personnelle. C'est un compte à régler d'homme à homme.



– Puisque vous le désirez, monsieur, j'accepterai le sens le moins favorable aux intentions que j'avais en venant ici. Je demanderai seulement à essayer une explication que votre raison calme écoutera et comprendra, je l'espère.



– Parlez, monsieur; que me direz-vous pour effacer ce que j'ai appris?



– La vérité.



– Elle arrive tard.



– Je suis proscrit.



– Je le fus; après?



– Ma tête est mise à prix.



– La mienne l'a été trois fois: après?



– Obligé de me cacher chez un ami…



– Histoire de toutes les victimes politiques. Un ennemi eut pour moi la même générosité: c'est plus beau; c'est aussi banal. Arrivons, monsieur. La nuit vient.



– Cet ami, poursuivit Édouard, a une femme.



– L'ennemi qui m'offrit un asile en avait une aussi. J'étais jeune, elle était belle: vous allez m'en raconter autant. Je l'aimai et ne la déshonorai pas. N'est-ce pas là tout votre roman?



Édouard fut interdit.



– Presque tout, monsieur.



Il baissa le front.



– J'attends que vous me parliez de Caroline. Dispensez-moi de ces précédents d'intrigue. Le lieu est mal choisi, et je suis peu propre à écouter de telles confidences. Laissons toutes les femmes; occupons-nous d'une seule, je vous prie.



– Comment parlerai-je de l'une, monsieur, sans commencer par l'autre?



– Sais-je, – par qui l'aurais-je appris? – que mademoiselle de Meilhan était dans la mêlée de vos bonnes fortunes? Caroline n'était qu'une rivale; votre embarras l'annonce assez. Parlez-moi maintenant de votre ami.



– De l'ironie, monsieur! Que mon ami reste en dehors de nos débats; je l'exige et vous en conjure. Votre pénétration va trop loin, et ce n'était pas la peine de m'interrompre pour me provoquer à dire ce qui n'est point.



– Soit, monsieur; trêve à votre ami, à sa femme, à tout le monde. N'éclaircissons rien; décidons, cela vaut mieux.



Le conventionnel saisit le coin du manteau jeté sur les armes, exprimant par ce geste qu'il renonçait à toute explication qu'il lui faudrait entourer de tant de ménagements.



Édouard replaça le manteau tel qu'il était d'abord.



– Je n'ai donné, dit-il, reprenant la conversation de plus haut, aucune rivale à mademoiselle Caroline de Meilhan. La scène du bal fut de ma part la conséquence d'une faiblesse et non d'une complicité. Au péril de la réputation de la femme que j'accompagnais, j'ai dû la défendre, s'il ne m'a pas été permis de la venger.



– Dites plutôt au péril de votre vie. Monsieur, votre conduite fut courageuse, noble; j'en fus témoin. J'aime mieux, au moment où je vous parle, que la loi, très-juste en vous frappant, ait été frustrée, que d'avoir vu un homme de cœur trahi dans son dévouement. Enfant des révolutions et des armées, je ne tolère le sang qu'au milieu de la bataille ou dans la rue, quand la bataille s'y livre. Après, c'est l'affaire du bourreau… Bien! très-bien, monsieur; vous étiez serré de près: seul contre six, seul contre tous. Vous n'avez pas pâli; je vous regardais. Vos deux coups de pistolet dans la glace m'ont ravi l'âme; j'ai battu des mains et me suis dit: Sauvé! c'était mon vœu… et si vous eussiez crié: – A moi! un ancien proscrit se fût levé, et vous eussiez vu…



D'un commun élan, Édouard et le conventionnel se tendirent la main, séparés par la distance de la Table-du-Roi, leurs bras retombèrent sur leurs épées.



– Voilà qui nous rappelle à notre devoir, ajouta M. Clavier.



– Encore un instant, monsieur. Ce cri, échappé à mademoiselle de Meilhan, vous a sans doute instruit de l'attachement qui s'est formé entre elle et moi. Cet attachement, que les malheurs de ma situation ont fait mystérieux, il est dans votre droit de le blâmer, de le trancher d'un coup d'épée, si le sort vous favorise; mais je me laisserai plutôt tuer sur place que de chercher à justifier en moi l'homme qui a menti dans sa fidélité à Caroline.



– Je ne suis point ici pour vous adresser des reproches de femme; je leur abandonne le privilége de vous décerner ou de vous refuser à leur tribunal le prix de constance. Je vous accuse, moi, et je viens essayer de vous punir pour avoir troublé l'existence de mademoiselle de Meilhan; pour l'avoir séduite: oui! car vous vous êtes fait aimer, – triomphe facile sur le cœur d'une enfant, – et pour l'avoir lâchement trompée en la nourrissant d'illusions sans but. Quel était le vôtre?



– De l'épouser, monsieur.



– Mensonge! Votre tête est proscrite, votre nom rayé de la société. A tort ou à raison, vous n'êtes plus qu'un criminel. Devant quel magistrat, au pied de quel prêtre porteriez-vous votre demande en mariage? Celui-là vous lirait votre sentence, celui-ci, la prière des morts! Jeune homme, il vous est permis d'avoir du courage pour vous-même, de jouer votre vie au milieu des folies d'un bal, de vous rendre au fond d'une forêt où, sur un coup de sifflet, un ennemi moins généreux que moi rassemblerait autour de vous tous les gens de la justice; mais il vous est défendu de faire partager vos funestes témérités à une femme, à une épouse. Risqueriez-vous votre mère, votre sœur, à cette chance? Est-ce aimer une femme, dites, que de lui réserver pour toit l'exil, pour protection la hache du bourreau, et le titre de veuve aussitôt que celui d'épouse?



– Je m'étais dit tout cela, monsieur; mais j'espérais en des temps meilleurs où, les haines politiques assouvies, je reprenais mon rang dans le monde. La sainteté des serments traverse, chez une âme sincère, les circonstances difficiles de la vie. Nos ennemis ne régneront pas toujours; peut-être se lasseront-ils de proscrire. Enfin on compte un peu sur la justice de Dieu, quand même on n'espérerait plus dans celle des hommes.



– C'est-à-dire, monsieur, que pour épouser mademoiselle Caroline, vous comptez sur une révolution, pas à moins; sur un changement de dynastie. Savez-vous que c'est plus long à attendre que la mort d'un oncle?



– J'avais des espérances moins difficiles à réaliser, et que j'étais disposé à répandre dans vos mains, continua Édouard, si vous m'eussiez écouté avec plus de sang-froid.



– Vous comptez sur votre grâce, je vous entends; espérance des dupes du parti. Une grâce! La mort commuée en lâcheté, vous appelez cela une grâce; triste équivalent de ceci: «Moi, homme de parti, je me repens; moi, souverain, je vous pardonne.» Notre grâce, à nous qui combattions la trahison sous la république, et le despotisme sous l'empire, c'était un couteau qui tombât d'aplomb, avec ses trois cents livres, entre la tête et les épaules; c'était une balle qui allât droit au cœur.



– Non, je n'attends pas de grâce! se récria Édouard. Par pitié, monsieur, soyez plus généreux dans vos paroles! J'aime la vie: je n'ai pas vingt-huit ans; mon cœur, comme le fut le vôtre, est plein de pensées d'avenir; mais, de même que j'ai déjà sacrifié à la sainte cause qui m'anime la moitié de ma fortune, ma liberté et ma vie, je sacrifierais encore l'espoir, cette seconde vie, cette dernière ressource des proscrits, s'il me fallait ravoir tous ces biens au profit de ma grâce. Cathelineau n'en demanda pas: c'était un paysan; il a montré l'exemple à de plus nobles. Point de grâce! celle de Dieu exceptée.



– Enfant, vous méritez de mourir, car une longue vie glacerait cette résolution sublime. Oui: vous êtes du sang qui plaît aux révolutions, qu'importe la cause; de celui que versent leurs martyrs. Vergniaud, Danton, Charette, trois grands morts: Vergniaud, la tête d'une révolution; Danton le bras, Charette le cœur: ce sont les pasteurs de l'humanité, de tels caractères. Ils vont au devant du troupeau; ils tombent les premiers, dans la nuit où ils marchent, si un précipice s'ouvre sur leurs pas; mais les premiers ils ont vu l'étoile, si l'on arrive. Les hommes ne valent que par ces temps de lutte qui les retrempent. Il y a des races, et j'ai la fierté d'en descendre, condamnées à combattre pour les droits de l'égalité sur la terre, jusqu'à ce qu'elle soit établie; il en est, au contraire, et vous en descendez aussi, faites pour troubler ce niveau par des couronnes. Mais le monde a commencé par deux frères: il faut qu'il finisse par là.



Cette intimité d'enthousiasme rapprochait, par l'attrait de la conviction, ces deux représentants d'opinions si opposées. Une seconde fois le conventionnel s'était vu prêt à presser dans sa main la main du jeune royaliste; mais une seconde fois sa colère lui était revenue en rencontrant les armes déposées sous le manteau.



La nuit venait; la teinte pâle d'une soirée d'automne bordait l'horizon. A l'orient sombre, abandonné depuis longtemps par le soleil, nageaient des vapeurs, îles de nuages, entre lesquelles sortaient, comme du fond d'un lac, des baguettes rouges, expirante végétation de la forêt. A travers cette claire-voie, et dans la zone vive où la transparence de l'air n'avait pas perdu sa pureté, luisait déjà la ciselure indécise de quelques étoiles froides et polies comme le diamant. Par la condensation progressive du brouillard, les distances diminuaient dans le prolongement des allées. A vingt pas de chacune des douze routes, l'espace était cerné autour du rond-point de la Table, en ceinture nuageuse. La coupole du ciel semblait assise sur cette rotonde, et l'éclat en était plus vif du fond de cet entonnoir vaporeux.



– Utilisons les faibles clartés que nous laisse la fuite du jour, reprit, après la diversion qui s'était faite, le vieux conventionnel; celui de nous qui ne doit pas rester ici aura assez de peine, si nous ne nous hâtons, à retrouver la sortie du bois.



Il s'empara ensuite des deux épées et les présenta à Édouard, afin qu'il choisît celle qui serait le plus à sa main.



Je suis fort indifférent, ajouta M. Clavier, sur le choix des armes que vous et moi avons apportées. Je vous dois cependant cet aveu, que si je n'ai jamais été assez adroit ni assez exercé pour être sûr de tuer mon adversaire, je n'ai jamais été assez mal avisé non plus pour m'exposer à ses coups, dépourvu de toute expérience dans les armes. A une époque de ma jeunesse où je pouvais sans orgueil émettre mon opinion sur la moralité du duel, je pensais que l'extrême adresse mettait la victoire au niveau de l'assassinat, qu'il fallait laisser une place au doute, afin que la conscience y trouvât un refuge après la mort d'un ennemi.



– Monsieur, répondit Édouard, qui répugnait à se servir d'une épée contre un vieillard, et qui cherchait à éterniser les prétextes pour que la nuit arrivât et rendît impossible cette lutte disproportionnée, monsieur, sur le champ où nous sommes, les révélations de la nature de celle que vous venez de faire ne sont, entre gens décidés, ni de la fatuité ni de la peur. J'userai de la même franchise, avec moins de droit que vous à être cru. Vous m'y autorisez: prenez d'avance mon avis pour ce qu'il vaut. Ma force à l'épée est supérieure; mon adresse à cette arme est même malheureuse. Je suis presque toujours revenu seul d'une rencontre. Contre vous je manque donc de ce doute qui fait que la conscience ne s'impute jamais le succès d'un duel à crime: vous voudrez m'en épargner un.



– Soit, dit en frémissant M. Clavier, indigné en lui-même d'avoir employé contre son adversaire un argument à deux fins. Je vous remercie de la franchise, – son poignet froissait la garde de son épée, – bien que je m'en fusse passé, je vous l'avoue. Ah! vous êtes fort à l'épée; c'est quelque chose, le complément d'une bonne éducation. – Ses paupières blanches suivaient le coup d'œil aigu qu'il lançait à Édouard. – Mais que n'attendiez-vous, pour m'apprendre votre adresse à cette arme, jusque après notre duel? Vous prétendez n'être presque jamais sorti du champ du combat accompagné de votre adversaire: c'est possible, oui! très-possible… l'avertissement est humain; mais beaucoup en ont usé comme moyen d'épouvante sur leur ennemi. Tenez, – le vieillard ne se contenait plus, – je ne vous crois pas; je ne vous croirai qu'après quelques passes… Êtes-vous prêt?

 



La pointe de l'épée du conventionnel s'abaissa devant la poitrine d'Édouard.



– A ne pas me battre avec vous, voilà à quoi je suis irrévocablement prêt, répondit Édouard en brisant son épée sur la Table-du-Roi.



– Je ne m'attendais pas à cette action héroïque, s'écria M. Clavier, dont la colère, sans s'éteindre, descendit à la raillerie. Vous êtes, cela se voit, homme de cour et plein de procédés chevaleresques. Mais apprenez-le de moi, monsieur: pour répandre de si haut la générosité d'âme, il faut avoir la supériorité dans l'offense et l'avantage sur le terrain. A défaut, cette magnanimité n'est qu'une parade de théâtre: nous n'avons personne ici pour applaudir. Vous vous êtes trop hâté, jeune homme, de m'épargner: vous pourriez vous en repentir dans un instant. Choisissez de ces deux pistolets. A cette arme, une générosité pareille à celle dont vous venez de faire usage ne sauverait rien; car si la balle du jeune homme s'égare, la balle du vieillard tue.



– On n'y voit plus qu'à dix pas, répondit Édouard.



– A dix pas donc. Chargeons nos armes l'un devant l'autre: donnez-moi ma balle; choisissez la vôtre. Comptons les pas.



– Un dernier mot, dit Édouard.



– J'écoute, monsieur. – Le vieillard arma son pistolet.



– Dites-moi clairement, comme le juge au condamné, entre tous les torts que j'ai envers vous, celui pour lequel vous exigez que je meure, si je ne vous donne la mort. Avant de sortir de ce monde, ou en m'en allant tout seul de cette forêt, que je sache l'énormité de ma faute et que je m'en repente mentalement.



– Votre faute, – M. Clavier se rapprocha d'Édouard, – n'est pas d'avoir sans mon consentement aimé Caroline, – tort de jeune homme que cela. – Votre faute n'est pas dans la rivalité que vous lui avez infligée, – je vous crois assez puni, si vous l'aimez, par l'état où vous l'avez plongée hier; votre faute n'est pas dans l'impossibilité où vous paraissez être de ne l'épouser jamais. Vous ne sauriez que trop démentir mes prévisions et mes menaces en m'écrivant, de l'Angleterre ou de la Hollande, que mademoiselle de Meilhan est à vous.



– Où donc est-elle, ma faute, monsieur, vous qui allez, avec des paroles de pardon, au devant de tout ce dont je m'étais accusé avant de me soumettre à votre autorité pour la fléchir?



– Votre faute, répondit le vieillard, est dans la pureté même de vos intentions. Vous aimez mademoiselle de Meilhan, et vous espérez l'épouser. Eh bien, j'aurais préféré que vous fussiez un libertin follement aimé d'elle, que le jeune homme religieux dans sa parole; j'aurais préféré, oui, – que vous l'eussiez abusée par vos promesses, que de vous savoir prêt à partager avec elle votre nom et vos titres.



– Je ne vous comprends pas, s'écria Édouard exaspéré.



– Vendéen, vous ne comprenez pas un républicain; le chouan ne devine pas le bleu? Caroline n'est pas ma fille: elle est mieux que cela; elle est ma conquête; la seule palme que j'aie arrachée dans mes sanglantes luttes avec les vôtres. C'est la dernière branche d'une race noble que j'ai coupée à un tronc qui n'en poussera plus, grâce à moi! Et tu viens, quand j'ai tué tous les aïeux de cette enfant, quand j'ai volé sa mère, à qui je l'ai volée, tu viens, toi, avec tes châteaux, tes titres, ton nom, tes préjugés, mêler ta séve abondante et impure à cette séve pour la perpétuer; tu viens planter des nobles là où j'ai préparé le terrain pour la moisson plébéienne; tu viens greffer des comtes où j'attendais le rameau roturier qui, de ses larges feuilles, aurait ombragé ma vieillesse. Et qui donc me payera? les enfants que tu auras de Caroline? mais ils me maudiraient pour avoir tué leurs aïeux. Je veux pour ma mort, monsieur, le repos que je n'ai pas eu pour ma vie. Il a été assez chèrement acheté pour que j'en sois jaloux. Ah! vous ignorez les nuits maudites que passe un homme de parti qui a travaillé à une révolution. Parfois je doute sur mon oreiller; parfois j'ai peur: si je m'étais trompé! Alors je me lève sur mon séant, j'appelle, je crie, mes cheveux blancs se dressent sur ma tête, et je ne m'apaise que lorsque Caroline, cet ange de mes nuits, paraît à mon chevet, ses blonds cheveux répandus sur ses épaules nues, une lampe à la main: «Dormez bien, me dit-elle, car vous avez sauvé ma mère.» Et je dors. Et vous m'enlèveriez mon sommeil? Mais cette enfant, c'est mon pardon peut-être: qui sait? Elle ne sera qu'à l'homme dont mes convictions et mes serments n'auront pas à rougir. Devenue votre femme, elle ne serait plus ma fille, mais mon ennemie; elle se retremperait dans votre fanatisme. Démentez-moi, si vous l'osez. Et vous me laisseriez seul avec le doute! plutôt la mort. Il faut donc que je vous la donne ou que je la reçoive de vous. Maintenant vous m'avez compris: préparez-vous, monsieur, tirez!



Le conventionnel s'était placé à cinq pas en face d'Édouard, la nuit ne permettant plus de se battre à une distance plus éloignée.



– Monsieur, cria Édouard, nous sommes seuls, sans témoins. Les lois considéreraient votre mort comme un assassinat que j'aurais commis.



– N'êtes-vous pas déjà condamné à mourir? Serez-vous tué deux fois?



– Mais vous, monsieur, si vous survivez, de quelle excuse vous servirez-vous devant le juge qui vous demandera compte de ma mort?



– Cette forêt est sombre, monsieur: trois lieues de silence nous enveloppent. Vous mort, je me retirerai à pas lents, sans soupçon, sans poursuite. Demain, quand on vous relèvera, la justice n'attribuera votre mort qu'au résultat de la lutte où vous vous serez engagé pour échapper à ses gens. Votre sentence sera exécutée.



– Assassinez-moi, monsieur; je ne me battrai pas sans témoins.



Le vieillard déposa son chapeau sur la Table, se mit en ligne et ajusta: le coup allait partir. Un bruit se fait entendre dans l'une des allées; il est suivi d'un autre bruit; ils semblent concertés pour envahir le rond-point. M. Clavier abaisse son arme, il écoute: ces bruits se rapprochent toujours sous un double écho. On dirait un cheval ou plusieurs chevaux qui se hâtent d'arriver.



– C'est la gendarmerie! se confient avec terreur les deux adversaires.



– Je suis poursuivi!



– On vous cherche!



– Ils vont m'arrêter!



– Vous êtes perdu! Tenez, monsieur, faites feu avec ces deux pistolets, si l'on vous découvre sous la Table où je vous ordonne de vous cacher. Cachez-vous!



Un seul cheval pénétra, fumant de sueur, dans le carrefour, et si violemment, que ses deux jambes portèrent sur la Table d'où jaillirent des étincelles. Le cavalier fut renversé sur le sable. Une femme se releva pâle et la joue ensanglantée.



– Seul! monsieur. Vous l'avez donc tué?



– Madame Maurice! vous! c'était donc vous! le bal de Senlis… M. Clavier ne put en dire davantage.



– C'était elle! dit une autre voix plus étonnée encore.



– Caroline! que venez-vous faire ici? Sortez donc, monsieur; ce ne sont que des femmes, et elles vous connaissent assez toutes deux, j'imagine, pour ne pas être effrayées à votre aspect. Paraissez! venez les rassurer.



Édouard se montra à Léonide et à Caroline.



Il s'écoula un temps assez long avant qu'aucune des quatre personnes présentes à cette scène osât ouvrir une explication.



Assise sur le bord de la Table, Léonide laissait pendre ses bras le long de son corps, étouffée par son émotion, toute chargée de peur, d'amour et de mépris.



Les bras jetés autour du cou de M. Clavier, Caroline cachait sa tête blonde sur la poitrine du vieillard qui, la serrant de sa main gauche, fit signe à Édouard, de la droite, de reprendre la place qu'il occupait d'abord.



– Qu'allez-vous faire? s'informa Léonide.



– Reprendre nos différends où nous les avions laissés quand vous