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Le notaire de Chantilly

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– Quel démon m'a trahi? murmura-t-il. Mon secret n'est qu'à mon confesseur et à mon notaire. Je me vengerai.

– Parlez-vous quelquefois en rêvant? lui dit quelqu'un en lui frappant sur l'épaule.

Ce fut un éclair dans l'esprit du maître de forges.

– J'aurai tout dit dans mon sommeil. Cette femme est une amie de la mienne.

Le maître de forges chercha derrière lui, à ses côtés, l'homme qui lui avait lancé cette idée; l'homme avait disparu.

Édouard venait de sauver la vie à Maurice.

L'imagination de l'assemblée commençait à tourner au sérieux, et Édouard s'apercevant qu'une coalition de mécontents menaçait de près l'incognito de Léonide, il jugea que le moment était arrivé de la sauver à elle-même, à quelque prix que ce fût. Il s'avança pour l'entraîner hors de la salle; un obstacle l'arrêta: Caroline de Meilhan avait la main dans celle de la Bohémienne.

Elle avait enfin cédé au désir de ceux qui l'entouraient; son bras tremblant était soutenu par une foule de personnes amies. Édouard sentit fondre son cœur dans sa poitrine. Dans ce moment, à la haine profonde que lui inspira Léonide, il comprit qu'il était faux qu'on pût aimer deux femmes à la fois. Il regretta de n'avoir pas laissé faire justice au canif, lorsque la baronne de Haut-Lieu avait été outragée. Maintenant il aurait le courage de rester immobile et muet à ce masque tombant sous les pieds d'un vengeur de tout le monde. Léonide se recueillit.

– Charmante enfant, dit-elle, ta place n'est pas ici; cette ligne de la main le dit clairement. Cette ligne, c'est l'allée du bois, bien sombre, bien silencieuse, bien longue, que tu aimes à parcourir à minuit, quand la lune argente les clairs étangs de la reine Blanche. Ce milieu, entre ces autres lignes qui y aboutissent, c'est le carrefour de Diane, où tu t'assieds avec l'être imaginaire, trésor de tes rêves; et voici le rond-point des Lions, où vous vous dites adieu!

– Cruauté! cruauté! Léonide sait tout. Où me cacher maintenant? Oh! vivre entre une femme jalouse et un ami déshonoré pour elle, c'est étouffer entre deux mensonges; c'est à porter plutôt sa vie, ma vie sur l'échafaud qui la réclame. Tombe, éclate ce que voudra le ciel sur ta tête, Léonide, je ne tirerai pas ce gant pour te défendre. Parle! parle! n'y a-t-il pas ton père aux cheveux blancs ici, – parle! – pour lui reprocher son existence, celle qu'il t'a donnée? Livre ta race au dard de ces vipères, si tu n'as plus rien à leur jeter.

– Je te disais, poursuivit Léonide en regardant Caroline, plus pâle que son voile, que ta place n'était pas ici. Ces lampes te fatiguent, ce bruit t'accable. Nous autres femmes, nous aimons ces tristes réalités; nous n'accourons ici que pour nous voler un amant; mais toi, tu ne connais cela que par les romans; toi, tu es pure, innocente, bonne; tu es à la femme ce que l'idéal est à la grossière vérité, ce qu'est à l'homme hypocrite, ingrat et sans cœur, ce portrait, – Léonide, mit un médaillon dans la main ouverte de Caroline, – ce portrait céleste, angélique et malheureusement sans modèle.

Caroline ne vit pas ce portrait! Édouard l'avait saisi, arraché, répétant: – Ce portrait! ce portrait!

Oh! elle joue ma vie à sa vengeance; mon portrait ici! mon portrait!

Le procureur du roi pria Édouard de lui faire passer le portrait; la galerie était impatiente de le voir.

Édouard remit le portrait; il arma silencieusement ses pistolets engagés à sa ceinture, derrière les pans de son habit.

Le portrait fut trouvé charmant; le colonel de la gendarmerie remarqua qu'il ressemblait à un de ses cousins; il passa de main en main, accompagné d'éloges et de réflexions sur le fortuné séminariste qui avait servi de modèle.

– Nous direz-vous son nom, madame? demanda le juge de paix.

– C'est saint Édouard, répondit Léonide en laissant glisser le médaillon dans le corsage de sa robe; oui, saint Édouard: c'est un cadeau de notre excellent archevêque.

La bouffonnerie fit fortune; l'exclamation grotesque qu'elle produisit amena une diversion à la faveur de laquelle Caroline retourna à sa place sans être trop étudiée. M. Clavier n'avait pas saisi le moindre sens aux paroles de Léonide. Au bout de ces mots: Forêts, Diane, rêves, idéal, il ajouta mentalement: Enfantillage! Édouard ne vivait plus, ne pensait plus; il était pétrifié. Rendu un instant à lui-même par les sons de la musique qui, pour secouer l'apathie des danseurs, était passée à la gamme la plus criante, il songea par quel moyen naturel il apprendrait à Maurice l'impossibilité de rentrer jamais chez lui. Après bien des projets, rejetés aussitôt que conçus, il s'arrêta au plus dangereux pour sa propre vie, décidé à ne plus reparaître à Chantilly. Il écrirait un billet dans lequel il apprendrait à son ami que la police ayant découvert sa retraite, il était de sa délicatesse de changer de lieu de refuge. Édouard se disposa ensuite à quitter le bal, après avoir donné à ces deux femmes un regard tout plein d'amour et de haine.

A son début, Léonide n'avait eu besoin de faire aucune avance pour débiter sa science augurale: les mains avaient plu par deux et par quatre; mais depuis que, des propos insignifiants, Léonide avait passé à des allusions qui ne laissaient rien à faire à l'interprétation, son rôle avait été pris au sérieux: on eut peur. Nul n'osait effleurer le cercle divinatoire; les plus hardis se tenaient sur la défensive. Le rire était morne; les mains se cachaient comme les consciences.

– Enfin!

Tel fut le cri de hyène que poussa Léonide.

D'un bond elle s'élança à l'extrémité de la salle pour entraîner avec elle une jeune femme toute épouvantée, qui se défendit de son mieux pour ne pas servir de plastron aux dernières agaceries de la Bohémienne.

La jeune femme fut la plus faible. Morte de frayeur, couverte de larmes qu'elle cherchait à éteindre sous un sourire impossible, elle fut placée, par violence, au milieu du cercle agrandi prodigieusement par la lutte qui s'était établie entre elle et Léonide.

Pressés contre le mur, les derniers rangs de spectateurs montèrent sur les chaises.

Les autorités reprirent leurs places le long de la cheminée.

De nouveau les gendarmes se postèrent à l'entrée.

On eût dit que le bal allait s'ouvrir.

Au milieu de la salle, les deux femmes étaient seules, tremblantes toutes deux, l'une d'effroi, l'autre d'ironie et de colère.

La victime de Léonide était démasquée, et sa pâleur était grande sous le domino blanc qu'elle avait revêtu; délicieux costume dont elle s'était parée moins pour se déguiser que pour faire ressortir avec avantage la pureté de son teint. Mariée depuis peu, elle avait encore la fraîcheur du pensionnat sur le visage. Son mari l'adorait; leur ménage était parfaitement heureux, à la joie près d'avoir des enfants. On connaissait sa famille, celle de son mari; le plus vif intérêt l'entourait; plusieurs personnes insistèrent pour qu'on interdît d'avance toute raillerie à la Bohémienne. Un jeune homme, dont personne ne jugea à propos de repousser l'avis, s'opposa à cette mesure, objectant avec raison que la délicatesse de cette jeune dame souffrirait plus de cette demande en grâce que de quelques plaisanteries qu'il aimait à croire de peu de portée.

– Oh! mon Dieu! ne vous alarmez pas tant, mesdames; je n'ai encore tué personne, dit Léonide d'un ton amer, mais dont la voix tremblait. Que sais-je sur madame, que vous ne connaissiez pas?

Édouard fut encore forcé de subir cette scène avant de quitter le bal. Il eut bientôt la fatale conviction que la femme exposée au poteau des railleries de Léonide était la femme d'un négociant en laines de Beauvais, Hortense Lefort, celle contre laquelle Léonide lui avait juré de se venger dédaigneusement, après tant de pressantes protestations.

Édouard s'était flatté jusqu'ici que la collision des deux cousines n'aurait pas lieu, comptant sur l'impossibilité d'une rencontre au milieu de tant de visages divers, si bien déguisés, et surtout sur la pudeur de Léonide, femme comme toutes les autres, plus méchante en théorie qu'en pratique.

Il était écrit que cette soirée favoriserait toutes les détestables machinations de Léonide et détruirait les plus sages espérance d'Édouard.

Il était appuyé sur le tranchant de l'une des deux portes d'entrée, mâchant des réponses aussi décousues qu'étaient stupides les questions que lui adressaient les quatre gendarmes de service, en manière de passe-temps.

Léonide voulut parler.

On écouta.

Et quel silence! un silence d'échafaud.

– Je n'ai aucun sort à lire pour toi dans l'avenir ténébreux. Bel arbuste, tu as porté avant la saison, et, la saison venue, personne n'a vu tes fruits.

– Obscur! obscur!

– Aussi bien que moi, blanche Hortense, tu savais que tu serais mère avant le mariage; tu savais cela autant que tu prévoyais peu que tu cesserais d'être mère après t'être mariée.

– L'oracle n'est pas clair! cria-t-on de toutes les parties de la salle, nous savons tous que madame Lefort n'a pas d'enfant.

– Un flambeau!

– Voici qui éclaircira tout, répliqua insolemment Léonide en ramassant pour fuir plus vite les plis de sa robe traînante, et en déposant sur les bras de sa victime une poupée de carton, symbole accusateur de maternité, que les moins intelligents comprirent.

D'un mouvement unanime, toutes les femmes se masquèrent d'horreur, indignées de l'outrage qu'on faisait à leur sexe, indignées d'être aussi impitoyablement fouettées en public devant leurs frères, devant leurs maris, et dans la réputation d'une personne des plus honorées du pays.

Un long cri de pitié pour la femme qui, frappée comme par la malédiction, était tombée sur le carreau, un long cri de souffrance sortit de toutes les bouches. On frissonnait à voir là une femme évanouie, à terre; là, des femmes se cachant le visage; là, une femme se précipitant vers la porte que, dans son trouble, elle ne trouvait pas.

 

Et pas un vengeur pour terrasser cette apparition!

Un homme se présenta qui, saisissant Léonide par le bras, lui dit: «Visage à visage, poitrine contre poitrine, souffle sur souffle, comme le cauchemar sur le sommeil: A moi!»

– A mon tour! Ma prédiction, la voici: tu n'en as livré qu'une à chacun: j'en tiens deux en réserve pour toi, belle Bohémienne, beau masque!

Ne les devines-tu pas?

La première, c'est que tu n'es pas une femme; non, tu n'es pas une femme! Il est encore, à dix-huit ans, des figures roses et fraîches parmi les hommes; de ces figures que le hasard a voulu peindre en femme pour que la lâcheté s'y cachât mieux.

Vois! tu n'as pas eu de pudeur, c'est vrai; de pitié, j'en appelle à tous; de bonté, que ces dames le disent; de prudence même: considère où tu es. Tu n'es pas une femme!

Tu as ri des mortelles tristesses que tu as fait naître tout à coup comme une maladie, au milieu de la joie; tu as ri des pâleurs répandues par toi sur tous ces visages bons et heureux, de ces pâleurs dont les étrangers même ont souffert; tu as ri de ces rougeurs qu'à peine la sellette des tribunaux fait monter aux joues des prévenus: or, tu n'es pas une femme!

T'es-tu seulement mêlée à nos danses que tu as brisées? Non, tu n'es pas une femme! Voit-on ici pour te protéger le regard armé d'un mari, la présence d'un père, le voisinage sacré d'un frère? rien, pas même le bras obscur, le visage masqué d'un mercenaire, pas même la main française d'un inconnu pour mendier ton pardon à ces dames, pour échanger son nom avec nos noms. Or donc, une dernière fois, tu n'es pas une femme!

A bas le masque, monsieur!

Voilà ma première prédiction, beau masque!

Ne devines-tu pas la seconde?

Alors, c'est que tu n'as pas prévu, femme sans esprit, que dans la salle se trouverait le mari de la femme outragée, et que ce ne devait pas être assez de tout ton sang pour payer le mal fait à l'épouse à terre, le mal fait au mari debout. Monsieur, vous êtes un lâche! Si vous êtes une femme à genoux! Si vous êtes un homme, à genoux encore! car vous avez trop attendu pour me prouver que vous étiez un homme.

Vous croyez sans doute, faible comme je vous tiens, maître de vous comme je le suis, sans qu'aucune puissance au monde vous enlève d'ici, que je vais vous arracher le masque et une partie du visage, sans me soucier plus de l'un que de l'autre, mais seulement afin que chacun découvre une place vivante où cracher? Détrompe-toi, beau masque, je t'ai dit que ton art serait en défaut avec moi: garde ton visage!

Mais voyons ta poitrine; là aussi on reconnaît les hommes.

Et, d'un mouvement calculé, Jules Lefort déchira le corsage de la robe de Léonide, mit à nu sa poitrine, emportant dans la brutalité du geste, les pattes, les rubans et les agrafes.

Le sein de Léonide resta découvert, tout enflammé, par places, des ongles qui venaient de le déchirer.

Léonide tomba sur Hortense.

– Je le savais, s'écria Jules Lefort: je suis vengé!

– Et moi, monsieur?

– Qui donc êtes-vous, vous qui vous présentez si tard? demanda, l'écume aux lèvres, l'insulteur de Léonide à Édouard.

– Qui je suis? A quoi bon le dire, s'en informer? Mon nom n'a rien à faire ici, pas plus que le vôtre. Vous trouveriez commode, monsieur, de connaître par moi cette femme; moi je me trouverais lâche de me dévoiler lorsque cette femme s'est tue.

– Elle cache son visage, vous votre nom; vous êtes donc tous deux de moitié dans l'offense? Distinguez vos parts dans la réparation que je me suis donnée.

– Monsieur, vous êtes un insolent!

– Monsieur, vous êtes masqué, et mon visage est découvert.

– Je vous insulte.

– Vous ne m'insultez pas: je vous apprends mon nom que tout le monde connaît ici. Vous ne m'insultez pas: vous êtes masqué et vous taisez le vôtre.

– Mais sortons! Venez!.. ou bien!..

– Monsieur, vous êtes masqué: je ne sortirai pas. Pourquoi ne seriez-vous pas un assassin?

Vous êtes bien heureux, vous, monsieur, répliqua Édouard en contractant le masque fondu, décoloré, qui pantelait à son visage, vous êtes heureux de n'être pas masqué!..

– Pas si heureux que vous de l'être.

– Ah! vous prenez pour une lâche prudence l'immobilité de ce masque qui m'oppresse et me fait mourir! mais la supposition est atroce, monsieur; croyez qu'il y a un homme sous ce simulacre étouffant; c'est parce que je ne suis ici ni le frère, ni le mari, ni le père de cette dame, que j'ai toléré jusqu'à présent votre souffle injurieux aussi près de mon visage. Reculez-vous!

– Est-ce donc parce que vous êtes l'amant de cette femme que vous ne vous démasquez pas? L'excuse est assez bonne, si le mari est dans la salle.

– Il y est, dit Édouard.

Qu'on juge de la rumeur que l'affirmation d'Édouard produisit. Ainsi que des cartes égarées qu'on accouple dans leurs couleurs pour compléter un jeu, les femmes se hâtèrent de rejoindre leurs maris, tandis que les maris de leur côté exécutaient le même mouvement pour se rallier à elles.

Jusque-là, la présence d'esprit d'Édouard avait parfaitement réussi et paraissait devoir le tirer de ce pas périlleux; mais, par un accident qui aurait trouvé en défaut le plus subtil, six maris, qui n'avaient pas amené leurs femmes au bal, furent obligés, afin de prévenir les interprétations du lendemain, de sommer Édouard de se démasquer sur-le-champ ou de montrer le visage de la femme évanouie.

– Ni l'un ni l'autre, répliqua Édouard furieux. Vous êtes, par ma foi, bien peu confiants dans vos femmes pour risquer leur réputation à cette enquête? Je ne suis pas aussi présomptueux que vous êtes défiants. Ai-je dit que j'étais l'amant de quelque dame présente ou absente? Je ne suis celui d'aucune d'elles, sachez-le. J'ai révélé que le mari de la femme frappée par monsieur se trouvait dans la salle: c'est tout. Ne vaut-il pas mieux, consultez-vous, que l'offense et la réparation restent plongées dans le doute que de les en tirer pour ne punir personne, car que ferez-vous à la femme quand elle sera debout, et de quel reproche m'accablerez-vous, moi qui l'aurai défendue? Que gagneriez-vous enfin à découvrir que je suis son amant, si je l'étais?

– Convaincus tous les six, fut-il répondu à Édouard, que ce n'est point là la femme de l'un de nous, vos subterfuges et vos menaces sont de méprisables prétextes. Vous nous avez mis en cause, monsieur, nous y restons. Demain, cette femme serait à coup sûr celle de l'un de nous du plein droit de la calomnie. Que personne donc ne sorte du bal! que nul n'emporte l'idée d'un soupçon infâme que vingt ans n'effaceraient pas. Fermez les portes!

Les portes furent fermées.

– Ne touchez pas au visage de cette femme, par la vie de tous les six, de tout le monde, que je tiens au bout de cette arme! n'y touchez pas!

La terreur et le désespoir sont dans la salle. Les femmes poussent des hurlements d'effroi à la vue de deux pistolets qui les menacent; il appuie ensuite son pied dans toute sa largeur sur le masque de Léonide.

Le mouvement est prompt, pas assez pourtant pour empêcher deux bras qui, saisissant Édouard par derrière, neutralisent l'articulation de ses poignets. Aussitôt quatre personnes s'attachent à sa jambe, posée sur le visage masqué de Léonide; elles vont lui faire perdre la résistance et l'équilibre, lorsque Édouard s'écrie avec désespoir: Sur votre honneur! vous avez juré, messieurs, de vous contenter du visage de l'un de nous, de celui de cette femme ou du mien: Regardez!

Le masque d'Édouard tombe à terre.

– Édouard de Calvaincourt! s'écrie Caroline de Meilhan. Et elle cache son visage dans ses mains.

– Tu l'as tué, infâme! s'écrie Léonide en se relevant d'un bond.

Le colonel de gendarmerie semble se souvenir de ce nom.

Le greffier regarde le colonel; et l'un par l'autre ils acquièrent une certitude dans cette fatale interrogation rapide et muette.

Le colonel ajoute aussitôt: Édouard de Calvaincourt, condamné à mort par le tribunal de Poitiers. Gendarmes, emparez-vous de cet homme! faites votre devoir.

Quatre gendarmes tirent leur sabre et s'avancent sur Édouard: il est perdu:

Édouard lâche au-dessus de leurs têtes ses deux coups de pistolet dans la glace; des milliers d'étincelles jaillissent. Hommes et femmes tombent sur le parquet. Eux-mêmes, épouvantés, blessés par les éclats du talc et du verre, qui ont frappé leurs yeux, les gendarmes opèrent un mouvement de recul. Édouard en profite pour se lancer sur le perron du jardin, le franchit, grimpe au mur de clôture, se trouve en pleine rue, en rase campagne, à la lisière du bois: il est sauvé.

Son cœur bat, ses jambes tremblent, son front est en sueur, ses dents se choquent; mais Léonide?

Il revient sur ses pas avec la même vitesse; il entend passer à ses côtés des chevaux de gendarmerie haletants; il voit courir dans tous les sens les voitures en désordre qui abandonnent la ville troublée: le voilà de nouveau dans Senlis, à la porte de la sous-préfecture. Mais, au lieu de s'introduire dans la salle par le mur du jardin du côté du perron, il entre tout simplement par la porte. La salle est vide: la peur a chassé le plus grand nombre, et ceux qui cherchent à rattraper Édouard ne sont pas restés là à l'attendre. Naturellement, l'endroit le plus sûr pour lui dans ce moment est celui même où, il y a quelques minutes, il avait couru le danger de laisser la vie.

Trois personnes étaient restées dans la salle: Léonide toujours masquée, M. Clavier et Caroline.

– Venez, dit Édouard à Léonide, venez!

– Vous! ici?

– Pas un mot, madame, venez!

– Un seul mot, monsieur, reprit solennellement M. Clavier. Demain, à quatre heures du soir, à la Table-du-Roi, dans la forêt de Chantilly.

– J'y serai, mort ou vif.

XVIII

A son retour de Paris, Maurice ne fit pas même savoir qu'il était arrivé.

En passant, il donna quelques ordres au maître clerc, et monta dans son cabinet. Il était fort pâle.

Il s'écria d'une voix étouffée, en tombant dans son fauteuil: «Trois cent mille francs! Où trouver en quelques heures trois cent mille francs? Affreuse spéculation!»

Il dénoua sa cravate tout empreinte de la poussière du voyage, la jeta au loin, car il étouffait, et accoudé sur la cheminée, la tête dans ses mains, il répéta devant la glace: «Affreuse spéculation! Trois cent mille francs, ou l'affaire est perdue.»

Son portefeuille était ouvert devant lui, et, pour la vingtième fois depuis deux minutes, il dépliait des effets de commerce qu'il comptait et recomptait, murmurant vite et tout bas: «A payer trois cent mille francs! sinon mon avenir, mon bonheur m'échappent; et moi qui le concevais si modeste, si facile! Ah! pourquoi ai-je eu un instant d'ambition? Aussi pourquoi Reynier m'a-t-il tant persécuté? pourquoi ma femme…»

L'indignation de Maurice contre lui-même avait pour cause l'incident malheureux d'un jeu de Bourse survenu au milieu de ses achats de maisons de la Chapelle. Quoique le secret du futur entrepôt à Saint-Denis n'eût pas été trahi, Maurice ou plutôt Reynier avait mis tant de précipitation à se constituer acquéreur des bâtiments à démolir, que quelques propriétaires de la Chapelle, plus clairvoyants, sans deviner précisément le but de leur spéculation, sur le simple soupçon d'une vaste entreprise, avaient élevé le prix de leurs terrains. Ils pouvaient, en outre, par leur exemple, enfler les prétentions des autres propriétaires et rendre par là l'opération ruineuse. Il s'était donc agi, à quelque prix que ce fût, de se débarrasser de ces propriétaires incommodes en achetant leurs maisons au plus vite et au prix, – il le fallait bien, – ridiculement exagéré qu'ils en demandaient. C'étaient trois cent mille francs à noyer dans le gouffre. Tout le génie de Reynier avait abouti, selon sa coutume, à conseiller de jouer à la Bourse dans l'espoir de gagner la somme nécessaire aux achats. Mais on ne joue pas sans argent; Maurice avait risqué et perdu cent cinquante mille francs à lui, de ses propres épargnes, pour avoir les trois cent mille. Sa douleur était moins encore cependant dans cette perte, grave au fond, que dans l'impossibilité de poursuivre désormais cette grande affaire du chemin de fer de Saint-Denis à la Chapelle, qui comblerait tous les déficits. Tandis que Reynier court dans Paris pour rallier ces trois cent mille francs, Maurice se désole dans son cabinet d'avoir tant sacrifié à une entreprise qu'il faut abandonner à moins d'y sacrifier dix fois davantage.

– Au moins, si chez moi, ici, j'avais la consolation du repos domestique pour oublier les douleurs présentes, pour songer avec calme aux moyens de réparer cette brèche faite à ma fortune! Mais non: mon existence a été empoisonnée; ce que j'ai vu, ce que j'ai appris est là, sur mon cœur, comme du feu; et je ne sais trop ce que je viens chercher ici: quel rôle jouer? Je n'ai ni liberté d'âme ni énergie à partager entre mes deux malheurs. – Que dire à Léonide? «Sortez! vous m'avez déshonoré!» et à Édouard: «Tu m'as trahi; je ne te dois plus rien, je te livre au premier passant, qui à son tour, te livrera à tes juges. Sors aussi!» Pourquoi, non? Et fermer ensuite la porte sur eux, et seul alors, jeune homme comme autrefois, libre, recommencer ma vie active; n'ambitionner que ce que je pourrai posséder par mon travail… C'est un rêve, je n'ai plus vingt-cinq ans. Le monde, que penserait-il? Quand on me demanderait ce qu'est devenue ma femme, si je répondais qu'elle est absente, on le croirait pendant deux mois; ensuite on rirait, on murmurerait, on supposerait, on dirait qu'elle était ma maîtresse; ajoutant que j'ai été un infâme de l'avoir produite et nommée partout comme ma femme: et si, par hasard, de plus indulgents ou de mieux informés consentaient à croire que c'était bien ma femme légitime, celle dont je me serais séparé, alors on aurait découvert la vérité, la vérité qui tue dans les petites villes. Et moi qui ai besoin d'entourer ma maison de tant de silence et de tant de chasteté! une rumeur de blâme à travers ma vie, un souffle de ridicule sur mon toit, me tueraient comme un faux dans mes actes.

 

Et pourtant, je rougis à penser que je me tairai devant ma femme, devant Édouard; qu'elle va venir; qu'elle s'assiéra à ma table, ce soir; qu'ils y seront tous deux; qu'elle me parlera; qu'il me demandera, lui, des nouvelles de la Vendée. Et je ne dirai pas à celle-ci: – Cet homme est votre amant, madame! à celui-là: Oui, vous êtes son amant, et de plus vous êtes condamné à mort; sortez!

– Sortez, lui crierai-je: oui! et pourquoi pas? Sortez! et que tu ne sois plaint de personne en montant à l'échafaud. De personne! ni des inconnus, ni des tiens; les uns sans pitié pour tes opinions; les autres sans courage pour te délivrer. Nous avons la simplicité de croire à la noblesse d'opinion de ces gens-là. Qu'il eût séduit Léonide au bal, où les femmes sont au plus entraînant, au plus fou, au plus frivole, que sais-je, moi, homme de retraite? Qu'il se fût fait aimer d'elle dans les mille occasions que notre lâche société offre à tous les corrupteurs, ailleurs que chez moi: bien! mais l'abriter et l'avoir pour ennemi; mais lui faire manger mon pain et mon honneur! Je n'ai été qu'un pauvre sot, dupe de mon bon cœur; et j'éprouve que le plus sage est de ne compter sur aucune reconnaissance dans la vie; que l'égoïsme est la cuirasse d'acier dont il faut s'envelopper, pour traverser sans meurtrissure, une société armée de pointes empoisonnées.

Eut-on jamais plus de tourments? Cela pour elle. Qu'ai-je besoin d'être si riche, moi? Mais elle jalouse les plus difficiles jouissances, et ma tâche est de les lui procurer, n'importe à quel prix. Ma jeunesse, mes nuits, ma réputation sont sacrifiées à échafauder son ambition. Et quand je rentre chez moi, chercher le recueillement en récompense de mes luttes au dehors, un autre est dans mon lit. Ainsi la bataille au dehors; au dedans la honte. Qui le croirait? c'est lorsque les soucis d'une fortune acquise pour elle, blessure à blessure, me vieillissent, c'est lorsque l'effroi de toutes les responsabilités assumées sur ma tête m'égare, c'est quand je suis sur le point de surprendre l'adultère auprès de mon foyer, qu'une femme, imbue de je ne sais quelles stupides maximes, se dresse devant moi et réclame sa liberté. Et que feraient-elles les femmes si elles étaient plus libres? Comment le seraient-elles davantage et nous aviliraient-elles mieux?

Léonide parut à la porte du cabinet.

L'altération de ses traits était moins la marque du repentir et de la peur que celle d'une colère longtemps concentrée; ses lèvres tremblaient.

Elle essaya de parler debout, mais ses jambes fléchirent.

Maurice lui avança un fauteuil.

– Savez-vous, dit-elle, en affectant de sourire, que M. Édouard?.. Mais je ne vous ai jamais vu si pâle, s'interrompit-elle en apercevant la figure de Maurice au-dessus de la sienne.

– Ce n'est rien; ma pâleur est causée par la vôtre; poursuivez.

– Eh bien, dis-je, M. Édouard est l'amant de… devinez.

– La hardiesse est nouvelle, Léonide. Il est l'amant… que m'importe de qui? Le confident est bien choisi!

La physionomie de Léonide passa comme un éclair de la colère à l'étonnement. Comprimée entre une dénonciation préparée et une équivoque inattendue, elle fut saisie; la respiration lui manqua.

– Dites toujours, j'écoute. Il m'est curieux, vous l'avez jugé ainsi vous-même, d'apprendre de qui M. Édouard est l'amant. Je ne lui supposais pas, à ce digne jeune homme, beaucoup de facilités, dans la position où il se trouve, de se prodiguer en bonnes fortunes. Il est présumable qu'il n'aura pas poussé au delà des limites de la prudence le cours de ses équipées, et qu'il aura concilié les élans de la passion avec les restrictions de la retraite. Mais j'oublie que c'est à vous de m'instruire.

Ce ton ironique, cette parole moqueuse que n'avait jamais eus Maurice ne laissaient aucune faculté libre à Léonide. Elle s'épuisait, dans la rapidité de ses observations, à distinguer le véritable sens des pensées de son mari. Allait-il au-devant des délations qu'elle apportait, ou les tournait-il contre elle, irréprochable qu'elle n'était pas?

Léonide devait sur-le-champ parler ou mourir.

Elle se mit à rire à gorge déployée.

Maurice la jugea folle ou se crut fou.

– Eh! mon Dieu! ne dirait-on pas, à votre air décontenancé que vous êtes son rival? Vous êtes ironie de la tête aux pieds. Attendez au moins de connaître la femme aimée d'Édouard. Votre figure bouleversée m'alarmerait pour votre fidélité.

Léonide rit plus fort.

La colère est imitative, comme toutes les excitations nerveuses. Attaqué avec l'arme du rire, Maurice rit aussi, mais faux, et sans que lui ou sa femme perdissent dans ce double mensonge l'ambiguïté de leur situation.

– Édouard, vous disais-je, aime une jeune personne que vous connaissez beaucoup.

– Je le présume.

– Fort jeune et fort jolie.

– Puisque vous l'assurez.

– Qu'il voit assidûment.

– Raillez-vous? interrompit Maurice, qui, le premier, consuma ce rire phosphorique et revint à son ton naturel; raillez-vous?

– Vous auriez quelque raison de croire qu'on se joue de votre crédulité, vous qui savez qu'on n'entre dans le pavillon d'Édouard ni qu'on n'en sort sans difficulté.

– C'est donc chez lui, vous daignez me l'apprendre, qu'ont lieu les rendez-vous? Heureux proscrit! Le malheur, il est vrai, a tant d'ascendant sur les femmes, la pitié est chez elles si voisine d'un sentiment plus tendre, que je comprends la félicité de notre ami. Seulement il me semble qu'il nous compromet beaucoup; ne trouvez-vous pas?

– Vous en dites d'abord plus que je n'en sais, Maurice, répliqua Léonide, qui, entrée pour accuser, était tout étonnée de subir presque une accusation, toute gauche de façonner la menace en plaisanterie et d'amincir sa colère en ironie. Je n'ai pas avancé, comprenez-moi, que la maîtresse de monsieur Édouard fût allée à son pavillon. Voilà des détails qui vous appartiennent. Je n'ai pas dit…

– Moi j'assure, affirma sèchement Maurice, qu'elle y va; je l'assure.

– C'est que vous en avez appris plus que moi, répliqua Léonide.

Changeant la voie de ses inductions, elle supposa réellement Maurice au courant de l'intrigue d'Édouard avec mademoiselle de Meilhan, et se crut sauvée de tout soupçon.

– Vraiment, vous savez qu'elle se rend au pavillon d'Édouard?

– Oui, et la nuit.

– La nuit, Maurice?

– A dix heures, tous les soirs, par le caveau.

– Par le caveau! répéta Léonide, écho précipité de chaque phrase de Maurice. Sa pensée fut: «Nous aurions pu, Maurice et moi, nous heurter dans l'obscurité.»