Le Ciel De Nadira

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“ Nous devons nous préparer à quelque chose, cher Qā’id ? ”

“ Je te demande seulement d’organiser la garde et un feu de signalisation prêt pour lancer l’alarme à nos sentinelles. ”

Sous le toit, en plein air, Jala en attendant entretenait son illustre invité grâce au même traitement réservé à son frère. Assis sur des escabeaux ils conversaient de frivolités et banalités.

“ Quand l’accouchement est-il prévu ? ” demanda Maimuna à Ghadda en fixant l’abdomen.

“ Dans trois mois…. Inshallah21

“ et toi…. Nadira…. c’est vraiment inhabituel d’être encore dans la maison de ta mère. C’est peut-être la petite taille de ce village qui est la cause pour laquelle tu n’as pas de prétendant ? ”.

“ A dire vrai, ma Dame, j’ai beaucoup de prétendants…. Mais Umar re-tient qu’ils ne sont pas dignes. ”

“ de ta beauté ? Ton frère a raison.

“ Je n’ai rien que ta seule moitié n’ait pas ”

Alors Maimuna découvrit ses poignets en retournant les manches ; des cicatrices à peine guéries mais encore pleine de rougeurs apparurent.

“ Mais toi, tu n’as pas celles que j’ai… ”

Nadira et les autres la regardèrent avec perplexité, ils pensèrent immédiatement que la sœur du Qā’id s’était coupé les veines. Mais Maimuna expliqua :

“ Ne pensez surtout pas que je suis une pêcheuse ; c’est quelqu’un d’autre qui m’a obligée à me tailler les poignets. ”

“ Qui, ma Dame ? ” demanda Nadira, presque avec les larmes aux yeux, ce jour là elle portait une petite peinture en forme de palmier sur le menton, un travail minutieux fait avec de l’henné22.

“ Mon mari, Mohammed ibn al-Thumma, Qā’id de Catane et Syracuse.»

“ Pourquoi, ma Dame ? Que lui as-tu fait ? ” demanda Nadira en se penchant vers l’avant et en lui prenant les mains.

“ Il existe un motif pour lequel une femme doit être traitée de la sorte ? ” Nadira donc laissa la prise, en entendant la réponse qui ressemblait presque à un reproche.

“ J’appartenais à ibn Meklāti, déjà seigneur de Catane, avec lequel j’étais mariée, mais Mohammed lui prit la vie et lui vola sa femme.

Et comme ci l’infamie d’être mariée au meurtrier de mon premier mari ne suffisait pas, Mohammed voulu m’offrir ce cadeau de me tailler les poignets avec l’objectif de m’épuiser. En plus, vous savez comment mon frère a été fait esclave de Qā’id de ses propres mains…. Pour cela Mohammed ne manquait pas de me rappeler mon état de plèbe. ”

“ Tu appartiens encore au Qā’id de Catane, ma Dame ? ” demanda Ghadda.

“ Il me demanda de le pardonner quand il eut cuvé son vin du soir précédent…. Vu que Mohammed fait partie de ceux qui boivent et se donnent aux excès pour ensuite se plaindre et se repentir le jour suivant. Moi, je lui demandai dans tous les cas de pouvoir me rendre chez mon frère et il me le permis… mais si le jeune domestique ne m’avait pas sauvée, aujourd’hui je ne serais pas ici à bavarder avec vous, mes chères sœurs. ”

“ Ne crains tu pas en retournant vers lui ? ”

“ Non, je ne retournerais pas, j’ai la certitude de ne plus revoir mes enfants… mais je ne retournerais pas ! ”

“ Sois courageuse ! ” s’exclama Ghadda.

“ Je ne suis pas courageuse, je suis seulement la sœur du Qā’id de Qasr Yanna. Si j’avais été une des femmes de ce village, je serais sûrement re-tournée comme une brave femme. ”

“ Et ton frère ne te renverra pas ? ” intervint Jala, surprise par le fait que Maimuna espérait que son frère puisse l’appuyer dans ce comporte-ment qu’il lui semblait indécent.

“ Ali me la juré. ”

Il y eut un moment de silence, comme si l’air était chargé de préoccupations pour le geste de la femme.

“ Nadira, ma sœur, ton frère a raison de ne t’accorder à personne. Tu as vu mes poignets ? Tu as vu ce que l’on risque quand on finit dans les bras de celui qui n’est pas l’homme juste ? Et puis, tu mérites beaucoup…. beaucoup plus de ce qui pourrait t’arriver en restant au Rabaḍ. Les hommes communs ne te méritent pas, ma fille. ”

“ Qui pourrait s’intéresser à une fille du peuple ? ”

“ Même un illustre Qā’id!” répliqua d’une rapidité inattendue Maimuna, comme si elle attendait depuis le début de pouvoir donner cette réponse.

Nadira rit modestement, et dit :

“ Il n’y a plus beaucoup de qā’id importants en Sicile, à l’exception de ton mari, ton frère et… ”

Elle n’avait pas encore terminé de parler qu’elle pris étrangement conscience : Maimuna était là pour elle au nom de son frère. Elle éprouva une telle anxiété, peur et une tension telle qu’elle ne parvint plus à parler.

“ Nadira, ma chérie, qu’est-ce qui te trouble ? ” lui demanda Maimuna, en lui caressant la joue.

Jala, au contraire, ayant compris avant sa fille à quoi elle faisait allusion, était hors d’elle.

“ Nadira, on dirait que les compliments de Maimuna te dérangent. ” reprocha la mère.

“ Pourquoi es-tu là ? ” demanda au contraire la jeune fille, en déglutissant.

“ Pour comprendre si ce qui se dit sur Nadira du Rabaḍ est vrai. Cela te dérange ? ”

“ Non ! ” répondit la jeune fille, en laissant apparaître un sourire nerveux.

Maimuna et son frère, s’étaient accordés, si le jugement de la jeune fille avait été positif, cette dernière aurait dû servir la nourriture aux hommes dans l’autre pièce, et surtout au Qā’id, de ses mains propres.

“ Tu penses que le Qā’id de Qasr Yanna vient au Rabaḍ sans motif ? Nadira, Ali serait immensément heureux si tu le servais personnellement ” Non sans quelques réticences ou parce qu’elle n’était pas d’accord avec la proposition, mais pour l’importance du geste, Nadira se couvrit le vi-sage, pris des mains d’une domestique des pâtisseries à base de moutarde mélangée au miel et les porta dans la pièce où les hommes discutaient.

Le Qā’id interrompit son discours dès qu’il vit Nadira avancer vers lui ; c’était le signal, la jeune fille avait passé brillamment le test de Maimuna.

Umar resta perplexe, toutefois il compris immédiatement la raison inhérente à la vue de son seigneur.

Quand Nadira s’agenouilla près du Qā’id et poussa de sa main la nour-riture vers sa bouche, l’autre lui bloqua délicatement le poignet – si fort qu’elle craint avoir fait une erreur – il la fixa intensément les yeux grands ouverts et commença à réciter :

“ Connais-tu les sources d’eau vive et pure de la couleur du saphir ?

Où l’on peut voir sa propre âme réfléchir.

Où les hérons se désaltèrent et les jeunes filles découvrent leurs cheveux.

Connais-tu, oh ma Grande, les frontières de ton règne ?

Connais-tu cette mer bouleversante de merveilles ?

Si profonde et riche de poissons aux nageoires en écailles.

Si turquoise et bleue et azure, où les filets se rassemblent.

Connais-tu, oh favori du Suprême, les frontières de la Sicile ?

Connais-tu ce ciel d’une incomparable beauté et innocence ?

D’où ruissellent les pluies de la saison des figues primitives et des melons.

Grâce auquel se rafraîchissent les hibiscus, les fleurs d’orangers et les roses.

Connais-tu, oh mon Seigneur, le ciel de Nadira, les frontières de ses yeux ? ”

Deux larmes allèrent se cacher derrière le voile du niqab23 et descendirent sur le visage de Nadira. Elle ne parvenait pas à s’expliquer com-ment il était possible que la gloire de ses yeux dépassait les frontières du Rabaḍ et était même arrivée aux oreilles du Qā’id.

“ As-tu déjà entendu ces paroles, ma chère ? ” demanda Ali, même s’il savait déjà que la réponse aurait été négative.

“ Non, mon Seigneur. Mais Nadira à qui tu les as dédiées doit avoir de la chance. ”

Le Qā’id sourit, en étant positivement frappé per la modestie de la jeune fille.

“ Cet été j’ai accordé audience à un poète itinérant qui cherchait une cour, un nommé Mus’ab, il m’offrit durant deux mois ses dons de poète. Un jour il m’exalta les louanges d’une fleur d’une telle beauté que je finis par le supplier afin qu’il me dise de qui il s’agissait. Cette fleur avait un nom : Nadira ; elle habitait au Rabaḍ et était la sœur du ‘āmil. Les verts que j’ai récité, ma chère, je les ai uniquement appris par cœur…. la ré-compense pour le génie est seulement pour le poète Mus’ab, mais la ré-compense pour la beauté de ces paroles est pour toi. Toutefois, si j’avais vu tes yeux avant d’entendre ces paroles, j’aurais peut-être puni Mus’ab pour sa présomption à vouloir décrire l’indescriptible. Allah a fait de toi une femme inégalable et inexplicable, ma chère ! J’ai attendu un mois, toute la durée du Ramadan24, avant de pouvoir connaître ” le ciel de Nadi-ra, la frontière de ses yeux ”, même si maintenant je me rends compte que cette frontière n’existe pas. ”

 

A ce moment Ali regarda Umar et lui dit :

“ Frère, je te demande la main de Nadira, quelque soit le prix que tu m’imposes. ”

Umar se tut et Nadira quitta la pièce, en comprenant que la question devait être affrontée entre hommes.

Umar en son cœur consentit immédiatement, et lui aurait accordé Nadi-ra même sans aucun prix, vu qu’il serait devenu le beau-frère du Qā’id, toutefois il cacha ses émotions et son approbation jusqu’à ce que l’autre ne releva l’enjeu. Ali lui assura de vouloir faire de Nadira une de ses femmes et qu’il ne l’aurait pas traitée comme une concubine même si elle était de provenance populaire. En outre il promis des dons et des bénéfices pour la famille toute entière. Umar à ce moment regarda Rashid, son fils majeur âgé de seulement huit ans, et ne pu s’empêcher de penser à comment leur vie se serait améliorée grâce aux yeux bleus de sa sœur.

En attendant, Nadira s’était réfugiée dans le lieux où elle allait étant enfant, sous la fronde d’un gros mûrier situé dans la propriété de la maison. Elle ne comprenait pas pourquoi une chose si importante devait lui arriver. Elle ne se sentait pas à la hauteur, elle pensait n’avoir rien fait pour mériter les attentions du Qā’id et une proposition de cette portée. Elle pleurait et tremblait…. donc elle appuya le dos contre le tronc et, les yeux fermés, elle se rappela la raison des évènements d’aujourd’hui.

Chapitre 3

Été 1060 (452 de l’hégire) Rabaḍ de Oasr Yanna

C’était un vendredi et sous le soleil de midi Nadira allait au puits au sud du Rabaḍ dans l’intention d’y prendre un seau d’eau ; Fatima, sa petite fille l’accompagnait. Elle était vêtue de rouge et portait un ras du cou décoré de dessins géométriques de différentes couleurs et plein d’ornements attachés à sa coiffe qui pendaient le long de son front comme les berbères paraient les petites filles.

Il y avait également d’autres femmes qui allaient au puits en riant et en blaguant, insouciantes malgré la chaleur étouffante de l’heure la plus chaude.

A la fin de leur service, toutes les autres saisirent leur seau et prirent la route vers leur habitation. Nadira et Fatima restèrent seules à l’arrière.

“ J’ai entendu dire que ce puits est miraculeux. ” dit une voix masculine.

Nadira, surprise, abandonna d’un coup la prise de la corde en laissant tomber le seau au fond du puits.

Ce type, un jeune qui portait une étrange Kefiah25 jaune enroulée autour de sa tête, avançait en agitant les mains, et la priait de le pardonner de l’avoir épouvantée.

“ Je ne t’avais pas vu, bonhomme. ” répondit Nadira, en se couvrant le visage et en tirant vers soi la petite Fatima.

“ Je disais que ce puits est miraculeux… et maintenant que je suis proche de toi j’en suis encore plus convaincu. ”

“ Car si tu n’es pas un ange, explique-moi quelle créature du Paradis j’ai devant moi. ”

“ Seulement la sœur du chef du village, un homme très proche du Qā’id. ” dit Nadira en expliquant ses références et en tentant de le décourager d’éventuelles mauvaises intentions.

“ Tu ne dois rien craindre de moi. ”

Donc, tout en esquissant une révérence les mains derrière le dos, il se présenta :

“ Mus’ab, poète et médecin. ”

“ Laissez-moi parler avec mon frère et je vous ferai accorder toute l’hospitalité que vous méritez, Mus’ab. ”

“ Tu es gentille, mais tout ce dont j’ai besoin je crois l’avoir déjà trouvé. ”

“ Tu as besoin d’eau ? Mon frère ne manquera pas de t’en accorder un seau. ” demanda naïvement Nadira, en imaginant qu’il se rapportait au puits.

Toutefois celui-ci sourit et expliqua :

“ J’ai beaucoup voyagé malgré mon jeune âge : de Bagdad à Grenade. Je dois avouer avoir vu souvent des yeux couleur turquoise et émeraude, dignes des soixante-douze promesses d’Allah aux martyrs. En Andalus j’ai trouvé des jeunes filles de la lignée des wisigoth aux yeux semblables aux tiens… et parmi les monts de la Kabilie j’ai rencontré des femmes aux caractéristiques identiques aux tiennes. Toutefois, jamais… jamais… je n’ai trouvé un bleu aussi intense blotti sur un visage comme le tien. Ton aspect trahi la lignée à laquelle tu appartiens, certainement berbère, comme j’en déduis des vêtements de la fillette…

Et même parmi les indigènes siciliens j’ai vu des yeux clairs, mais jamais comme les tiens. Ton père est-il un indigène ? Ou ta mère ? De qui as-tu hérité cette fortune ? ”.

“ Tu te trompes…. Tu es certainement resté trop longtemps loin de cette terre et tu tombes facilement dans le piège. Aucun berbère, indigène ou arabe n’existe par ici, seulement des siciliens qui observent la parole du Prophète. C’est vrai, parmi mes grands parents et parmi leurs mères il y eut des femmes indigènes converties aux diktats du Coran, comme cela arrive dans n’importe quelle famille de croyants sur cette île. Mais cela est normal si on considère que les hommes furent en grande partie les premiers qui passèrent par la Sicile et seulement après arrivèrent les familles qui fuyaient les persécutions des califes et des émirats d’ Ifrīqiya. Néanmoins, en ce qui concerne mes yeux, pourquoi donc une personne devrait-elle enquêter sur un insondable don d’Allah ? ”

A ce moment là, le muezzin rappela les fidèles à la prière de midi. Na-dira se tourna vers le Rabaḍ et son minaret, et donc se dépêcha de rentrer.

“ Ma mère attend cette eau déjà depuis trop longtemps. ”

“ dis-moi seulement ton nom. ”

“ Nadira. ”

“ Nadira, j’écrirai de tes yeux ! ” s’exclama l’étranger.

En rentrant chez elle, tenant Fatima par la main, Nadira eut la certitude que Mus’ab se serait présenté auprès de Umar pour lui demander sa main.

Toutefois les jours passèrent et cette certitude disparu, jusqu’à ce qu’au début du mois d’octobre l’effet bien plus important que cette rencontre avait provoqué sur son destin apparu clairement.

Chapitre 4

Hiver 1060 (452 de l’hégire), Rabaḍ de Qasr Yanna

Le visage de Corrado s’illuminait de la couleur rouge du coucher du soleil, se mélangeant aux teintes très proches de ses cheveux. Nadira était rentrée chez elle déjà depuis des heures, refusant l’aide qu’il lui avait de-mandé; depuis lors plus personne ne s’était manifesté.

Puis, juste au coucher du soleil, Corrado me mit à hurler en délirant:

“Umar, sors de là! Sors de là et affronte-moi!”

Mais une voix derrière lui, qui provenait de l’entrée de la cour, le sup-plia:

“Je t’en prie, arrête ! ”

Et lui:

“ Nadira, lâche… c’est cela ta pitié ? ”

Alors, la voix derrière lui s’identifia en s’approchant du poteau. Un homme du collecteur d’impôts responsable de la garde s’approcha égale-ment, mais il le fit d’un air menaçant en lui faisant comprendre qu’il lui ferait payer l’insulte envers sa maîtresse.

“Non, je t’en prie ! Il est fiévreux… il ne sait pas ce qu’il dit. Il croît même que je suis la promise du Qā’id . ”

Malgré les implorations d’Apollonia, le garde menaça :

“ encore un mot et je lui coupe la tête ! ”

Apollonia pleurait tandis qu’à quelques pas, elle le fixait d’un air préoccupé.

“ Je suis ta sœur. Regarde-moi, Corrado, regarde-moi ! ”

Mais lui tournait sa tête nerveusement et continuait à grommeler un son indéfini.

Apollonia se rua donc sur lui en l’embrassant avec passion.

Corrado était l’homme le plus grand du Rabaḍ et elle, une des filles les plus menues, la tête de sa sœur se perdait donc sur sa poitrine découverte par sa tunique déchirée, et par sa couverture sur l’épaule.

“ Courage… courage… ça ne durera pas tellement . ”

“ Ma sœur… ” répondit-il d’une voix très basse. ” Finalement tu me reconnais ! ”

“ Depuis quand es-tu là ? ”

Depuis toujours… depuis toujours, cher frère. Je serais restée même après t’avoir amené cette couverture la nuit passée, mais notre mère m’a forcé de rentrer . ”

“ Et eux où sont-ils ? ”

“ Notre père et notre mère ont peur de l’homme du Qā’id, et ils empêchent même à Michele de venir jusqu’ici . ”

“ Et toi, chère sœur ? ”

“ Moi je ne suis rien, juste la consistance d’une goutte de rosée… qui se soucie de moi ? ”

Corrado ferma les yeux et eut sur le visage une sorte de spasme, donc il lui dit :

“ Rentre à la maison. Tu ne sens pas comment frappe le soleil à cette heure-ci ? ”

Entre temps le garde s’était de nouveau rapproché pour empêcher que la jeune fille ne puisse l’aider.

“ Éloigne- toi de lui ! ”

“ Mais ne vois-tu pas qu’il est en train de délirer ? La leçon n’a pas été suffisante ? ”

“ Vas parler avec Umar… si cela ne tenait qu’à moi je l’aurais déjà libéré et je serais rentré chez moi bien au chaud . ”

Apollonia courut alors vers l’entrée de la maison des maîtres. Lorsque Umar fut prévenu et arriva à la porte, elle se jeta à ses pieds et le supplia :

“ Je t’en prie, mon Seigneur, demande-moi n’importe quoi… mais li-bère mon frère ! ”

“ Je lui ai promis trois jours, je ne peux retirer ma parole . ”

“ Il ne survivra pas à cette nuit ; il a une forte fièvre ! Je t’en prie, mon Seigneur, lie-moi à ce poteau, mais laisse-le partir ou il mourra . ”

“ il mourra s’il a été écrit qu’il doit mourir et il vivra s’il a été écrit qu’il doit vivre… si tu veux, lance-lui une autre couverture . Et ne t’humilies pas de cette façon pour quelqu’un qui ne le mérite pas . ”

Il ordonna donc à quelqu’un qui se trouvait là de donner de la nourriture à cette fille prosternée à ses pieds et puis de la renvoyer. A ce point, Apollonia se redressa et répondit tellement en colère que toute la maison l’entendit :

“ Je ne veux pas de ta nourriture, j’ai qui me nourrit ! ”

Donc, on lui claqua la porte au nez sans qu’aucune possibilité de contester cette décision ne lui fut permise. Dès lors ses jambes cédèrent et elle glissa sur la porte en pleurant plus fort qu’avant.

Quand le muezzin rappela les fidèles pour le ṣalāt26 du coucher du soleil, elle vérifia si le garde se préparait à se pencher vers La Mecque derrière le condamné, et en profita pour violer l’interdiction selon laquelle elle ne pouvait pas s’approcher.

“ Corrado, ma vie mon souffle… Corrado ! ”

Mais il émanait une espèce de rugissement, doucement et les yeux fermés.

Apollonia pris alors son visage entre ses mains et lui dit :

“ Rappelle-toi qui tu es, Corrado, rappelle-toi qui est ton père . ” ” Alfeo… du Rabaḍ ” répondit-il avec difficulté.

“ Corrado, mon frère, rappelle-toi qui est ton père. ” répétait Apollonia désespérément, insatisfaite par sa réponse.

“ Alfeo… notre père . ” répéta-t’il, en ayant toujours les yeux fermés.

“ Ne te rappelle pas de qui t’as aimé comme un fils, rappelle-toi au contraire de celui qui t’a engendré.

 

Ces histoires que tu me racontais le soir devant le feu, celles que ton père t’as transmises… ton vrai père. Souviens-toi quand tu me parlais des landes du nord, faites de glace et de neige, et de comment les gens de ta lignée sont habitués au froid le plus extrême. Rappelle-toi, Corrado, peut-être que ton sang d’homme du nord pourra te réchauffer et te faire sur-vivre . ”

“ La compagnie normande… ”

“ C’est exact, Corrado, la compagnie normande… continue de te souve-nir ! ”

“ Mon père, Rabel… Rabel de Rougeville . ”

“ Oui, Corrado, ce fut durant l’été d’il y a vingt ans la derrière fois que tu le vis ; tu me l’as raconté tant de fois . ”

“ Je vis les remparts de Syracuse… ” murmura-t’il enfin, avant de perdre connaissance dans un profond sommeil fiévreux.

Chapitre 5

Début de l’été 1040 (431 de l’hégire), devant les remparts de Syracuse

Elle était la ” porte de l’orient ” de la Sicile, la ville qui avait été la plus glorieuse de toute la Méditerranée centrale avant l’avènement de Rome, la patrie des tyrans et du grand Archimède, une perle sortie du fond de la mer par des dauphins divins ; Syracuse était cela ! Et en effet cette ville était un objectif trop prestigieux pour être ignoré, une étape que le général de l’Empire d’Orient, Georges Maniakès, ne pouvait délaisser durant sa mission.

La reconquête complète de la Sicile en faveur de Constantinople n’était pas quelque chose de facile, et donc, si l’on voulait réussir l’entreprise, il fallait prendre Syracuse aux sarrasins, pour faire en sorte qu’elle ne de-vienne une solide tête de pont pour l’arrivée des renforts venus de l’est. La ville, entre autre était bien fournie, alimentée par des sources d’eau in-ternes et défendue par des soldats tenaces, qui s’étaient retirés au delà des remparts après les premières batailles. Le rappel des muezzins sur les minarets rappelaient aux assiégeants que la conquérir aurait été une longue et épuisante entreprise.

Georges Maniakès était un homme rude et despotique, avec ses troupes et les officiers qu’il commandait il était souvent violent… pour tout dire, un parfait guerrier. Même son aspect laissait transparaître son caractère brut : aveugle d’un œil, il était plus grand que la moyenne des hommes et ses traits étaient grossiers, désagréables. Tout en lui suscitait de la peur, autant parmi les siens que parmi les malheureuses milices de sarrasins que l’on avait rencontrées. Sa valeur était indiscutable déjà bien avant que l’Empereur d’orient ne lui confia la mission d’arracher la Sicile aux arabes, mais maintenant que de Messine jusqu’aux portes de Syracuse les croix réapparaissaient, sa renommée devenait absolue. D’ailleurs il fallait un caractère fort et une autorité indiscutable si l’on voulait réussir une entreprise plus grande que la guerre contre l’Islam, c’est à dire parvenir à contrôler l’armée variée qu’il commandait. Les lignées regroupées à la paie de Georges Maniakès étaient nombreuses : des hommes de Constantinople et de ses biens, des habitants de la Pouille, des calabrais, arméniens, macédoniens, pauliciens27… mais aussi des mercenaires, des conscrits qui brandissaient la lance après le lombard Arduin… la garde du nord, variée, qui avait traversé les steppes slaves pour servir l’Empereur d’orient, guidés par Harald Hardrada… et les normands du courant inférieur de la Seine, parmi les plus habiles guerriers.

Justement un de ces derniers – toutefois non encore guerrier – regardait la mer aux environs de la cinquième heure de l’après-midi, en élançant son regard au delà les ruines de l’ancienne ville située sur la terre ferme. La ville, en effet, avait été un temps jadis bien plus grande, elle s’étendait également sur une partie considérable de la côte donnant sur l’île d’Ortigia, là où se trouve le cœur de la fameuse Syracuse. Depuis deux cents ans, toutefois, après le dévastant assaut des sarrasins, elle ne comprenait que la partie insulaire et une minuscule partie de la péninsule, déjà sous le contrôle de Maniakès. Les hommes adressaient leurs pensées et les armes à ce qu’il restait de Syracuse dans la tentative de réussir cet assaut qui du-rait désormais depuis des mois, au delà de cet étroit et exigu canal qui partageait la ville.

Conrad avait neuf ans et avait connu la guerre très tôt, afin qu’il se durcisse au destin qui l’aurait accompagné durant toute sa vie ; par nature, en effet, aucun garçon normand ne pouvait être autre chose qu’un guerrier. Mais Conrad était aussi un rêveur,…. Peut-être parce que son père retenait qu’il était juste de ne pas le soumettre déjà au baptême des armes, Conrad savait rêver, sans devoir faire face aux atrocités, des hommes au massacre, qui offusquent les yeux et assombrissent l’esprit. Dans les yeux verts de Conrad on pouvait donc encore plonger son regard, et voir le reflet de l’espérance et de cette idée de maison et de famille qui lui avait été niée en partie, par la mort prématurée de sa mère, une femme d’origine noble, de descendance des francs.

Rabel de Rougeville avait emporté son fils et leur nourrice durant sa descente en Italie, quand l’enfant avait seulement un an. Attiré à Salerne par les généreuses récompenses qui étaient données aux nobles cadets normands, et attiré par les nouvelles des compatriotes qui l’avaient précédés, Rabel avait alors décidé de s’unir à ses compagnons d’armes, et se mettre au service de la meilleure offre. Sur ces terres, certes, les guerres ne manquaient pas… des terres ensanglantées par les conflits infinis entre Constantinople et les dernières principautés lombardes. Sans parler des continuels raids des brigands arabes sur les côtes de la Calabre. C’est ainsi que lorsque Georges Maniakès avait créé une armée pour envahir la Sicile, Rabel et ses autres soldats avaient répondu à l’appel.

Messine était vite tombée, mais les batailles qui suivirent furent sanglantes, et dévastèrent tant la population que les deux armées, avec de grosses pertes au sein du contingent normand. En deux guerres Maniakès était parvenu à arriver uniquement juste sous les remparts de Syracuse, en contrôlant à peine la côte ionienne. Les personnes de l’Iqlīm de Demona, la pointe nord orientale de l’île à majorité chrétienne, avaient appuyé l’invasion, toutefois le reste de la Sicile était à tous les effets un fief sarrasin et sa conquête aurait été une tâche longue et difficile.

Le regard se perdant au delà du petit port de la ville, Conrad ouvrit les bras vers l’impossible, embrasser la mer et l’horizon. Son père, derrière lui, le regardait désormais depuis quelques minutes et quand, en s’approchant, il caressa ses longs cheveux blonds cuivrés, Conrad se retourna en sursaut, presque épouvanté à l’idée que l’autre puisse le gronder pour le geste banal qu’il était en train d’accomplir.

“ Tu veux saisir la mer, mon fils ? ” demanda Rabel, vêtu d’une simple tunique blanche, mais armé.

“ C’est la plus belle chose qui puisse exister ! ”

“ Je crains que tes poches ne soient trop étroites pour la contenir entière-ment… ”

“ Cependant Dieu peut la contenir ! ”

“ C’est peut-être justement cela la Terre… Ses poches… et nous, nous y sommes à l’intérieur. ”

“ Roul dit que Dieu nous a choisi parmi tous car notre sang est le meilleur qui puisse exister. ”

Rabel sourit et regarda lui aussi la mer.

“ Chaque nation, tout comme chaque peuple, croît être meilleur qu’une autre.

Regarde cette terre… les mahométans croient avoir les faveurs de Dieu, l’Empereur de Constantinople croît être Son vicaire et le Pape croît la même chose… et essaie de passer par la Giudecca d’une de ces villes et demande de quel côté est Dieu. Conrad, mon fils, essaie de devenir toi même une personne meilleure, indépendamment de ton sang.

J’ai vu des mahométans se battre avec plus d’honneur que les nôtres… je suis sûr que Dieu les estime en gloire indépendamment du patron qu’ils servent. Depuis que nous avons débarqué sur cette terre j’ai ouvert les yeux sur de nombreuses choses. ”

“ Et Roul ? ”

“ Roul est mon meilleur ami, mais nous combattons pour un bien différent. ”

“ Vous dites que vous ne combattez pas pour la récompense ? ”

“ Je suis né soldat et mon père m’a élevé pour que je le devienne. De-puis que notre lignée quitta les landes froides du Jylland28 nous n’avons ja-mais empoigné rien de différent qu’une épée. C’est notre métier, et la ré-compense pour notre bataille est notre salaire. Toutefois, mon cher Conrad, la récompense peut te remplir les poches et peut te remplir le cœur ; c’est à toi de décider où la mettre. ”

“ vous pensez que la récompense peut être dangereuse ? ”

“ Tout peut être dangereux si cela nous conduit à l’asservissement d’un vice et d’une fin égoïste. Le pouvoir, l’argent et les femmes… méfie-toi de tout cela ! ”

“ Mais vous avez aimé ma mère… ” affirma Conrad confus et douteux. ” Il n’y a rien de mal à avoir du pouvoir lorsque tes subordonnés de-viennent tes fils ; rien de mal à l’argent quand il nourrit ta bouche et celle de ceux que tu commandes ; et pour rien au monde, rien de mal dans la chaleur de la femme que tu aimes. Mais moi, mon fils, j’ai aimé une seule femme et aucune autre n’a pu prendre sa place. Tu lui ressembles beau-coup… tes yeux, tes cheveux, ton teint… et ton nom, Conrad, hérité de sa lignée… On me présenta une gracieuse jeune fille à peine deux semaines après sa mort, mais je ne voulais pas qu’une autre prenne sa place et que tu doives un jour appeler quelqu’un d’autre ” mère ” ; je ne l’aurais pas supporté. Si une fausse mère était nécessaire il y avait déjà la nourrice. ” ” Que dois-je donc craindre ? ”

“ Le désir qui pousse à la sauvagerie, lorsque le désir d’obtenir quelque chose dépasse l’honneur et toute règle de pitié humaine. ”

“ Et les femmes ? ” demanda perplexe Conrad, vu la curiosité typique due à son âge, et intéressé par l’être mystérieux qu’est la femme, jus-qu’alors uniquement connue dans le sein de la nourrice.

“ Les femmes… rien ne t’empêche de les aimer, mais méfie-toi des yeux d’une femme qui ne t’appartient pas ! ”

“ Rabel ! ” appela quelqu’un provenant des ruines juste à l’extérieur du camp.

“ Roul, c’est déjà le moment ? ”

Cette question présentait le personnage, Roul Poing Dur était le compagnon d’armes duquel Rabel ne s’était jamais séparé. Ils étaient partis en-semble pour l’Italie et s’étaient toujours protégés durant les batailles. Roul était un énergumène de presque deux mètres, à la voix puissante et aux manières peu raffinées. Une barbe plus épaisse que la normale marquait son visage et ses cheveux étaient plus sombres que la moyenne, avec une longue tresse qui descendait sur le côté droit de sa tête. Sa couleur presque méditerranéen anormale, ses yeux bleus, les traits nordiques et la stature hors du commun le trahissaient. il était une mauvaise personne, tout le monde le savait, mais il était aussi un excellent soldat, un des meilleurs dans l’utilisation de la hache de combat. La plupart des per-sonnes se posaient la question de savoir ce que Roul avait à faire avec l’âme noble de Rabel, mais c’était sans doute, justement, le caractère miséricordieux du second qui liait cette amitié. Rabel était tolérant envers les excès de Roul, tant parce qu’ils avaient grandis ensemble que parce que Roul savait le protéger durant les batailles.

21Inshallah: littéralement ” Si Dieu veut ”. Est une expression utilisée communément qui indique, en tenant compte que tout est dans les mains d’ Allah, l’espoir qu’un évènement se vérifie dans le futur.
22Henné: substance colorante extraite de la plante qui porte le même nom, utilisée depuis l’antiquité pour effectuer des tatouages temporaires et pour teindre les cheveux. Dans de nombreux endroits du monde, il est encore utilisé pour décorer les mains et les pieds des femmes.
23Niqab: voile qui couvre entièrement le corps et le visage de la femme, ne laissant que les yeux découverts.
24Ramadan: neuvième mois du calendrier islamique et un des quatre moments sacrés de l’an-née. Selon la règle islamique durant ce mois le jeûne et l’abstinence doivent être respectés du le-ver au coucher du soleil. Il rappelle la période où l’Ange Gabriel aurait révélé le Coran au Prophète Mahomet. Les mois du calendrier islamique étant lunaires, il n’a pas de position fixe dans le calendrier grégorien.
25Kefiah: typique coiffe traditionnelle de la culture arabe, elle est constituée d'un morceau de tissu correctement enroulé sur ou autour de la tête.
26Ṣalāt: la prière canonique islamique, récitée obligatoirement par les musulmans observants cinq fois par jour et qui anticipe l’adhān.
27Pailiciens: secte des ascètes en Arménie où les membres croient vivre selon le vrai enseignement de Paul de Tarse, d’où le nom de Paulicien. Ils furent depuis longtemps persécutés et déportés pour ensuite être recrutés dans les rangs de l’armée byzantine.
28Jylland: nom de la région du Jutland (péninsule actuellement partagée entre le Danemark et l’Allemagne) dans les langues scandinaves.