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Un hiver à Majorque

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On trouve le maître de la maison debout et fumant dans un profond silence, la maîtresse assise sur une grande chaise et jouant de l'éventail sans penser à rien. On ne voit jamais les enfants: ils vivent avec les domestiques, à la cuisine ou au grenier, je ne sais; les parents ne s'en occupent pas. Un chapelain va et vient dans la maison sans rien faire. Les vingt ou trente valets font la sieste, pendant qu'une vieille servante hérissée ouvre la porte au quinzième coup de sonnette du visiteur.

Cette vie ne manque certainement pas de caractère, comme nous dirions dans l'acception illimitée que nous donnons aujourd'hui à ce mot; mais, si l'on condamnait à vivre ainsi le plus calme de nos bourgeois, il y deviendrait certainement fou de désespoir, ou démagogue par réaction d'esprit.

II

Les trois principaux édifices de Palma sont la cathédrale, la Lonja (bourse) et le Palacio-Real.

La cathédrale, attribuée par les Majorquins à don Jaime le Conquérant, leur premier roi chrétien et en quelque sorte leur Charlemagne, fut en effet entreprise sous ce règne, mais elle ne fut terminée qu'en 1604. Elle est d'une immense nudité; la pierre calcaire dont elle est entièrement bâtie est d'un grain très-fin et d'une belle couleur d'ambre.

Cette masse imposante, qui s'élève au bord de la mer, est d'un grand effet lorsqu'on entre dans le port; mais elle n'a de vraiment estimable, comme goût, que le portail méridional, signalé par M. Laurens comme le plus beau spécimen de l'art gothique qu'il ait jamais eu occasion de dessiner. L'intérieur est des plus sévères et des plus sombres.

Les vents maritimes pénétrant avec fureur par les larges ouvertures du portail principal et renversant les tableaux et les vases sacrés au milieu des offices, on a muré les portes et les rosaces de ce côté. Ce vaisseau n'a pas moins de cinq cent quarante palmos9 de longueur sur trois cent soixante-quinze de largeur. Au milieu du choeur on remarque un sarcophage de marbre fort simple, qu'on ouvre aux étrangers pour leur montrer la momie de don Jaime II, fils du Conquistador, prince dévot, aussi faible et aussi doux que son père fut entreprenant et belliqueux.

Les Majorquins prétendent que leur cathédrale est très-supérieure à celle de Barcelone, de même que leur Lonja est infiniment, selon eux, plus belle que celle de Valence. Je n'ai pas vérifié le dernier point; quant au premier, il est insoutenable.

Dans l'une et dans l'autre cathédrale on remarque le singulier trophée qui orne la plupart des métropoles de l'Espagne: c'est la hideuse tête de Maure en bois peint, coiffée d'un turban, qui termine le pendentif de l'orgue. Cette représentation d'une tête coupée est souvent ornée d'une longue barbe blanche et peinte en rouge en dessous pour figurer le sang impur du vaincu.

On voit sur les clefs de voûte des nefs de nombreux écussons armoriés. Apposer ainsi son blason dans la maison de Dieu était un privilège que les chevaliers majorquins payaient fort cher; et c'est grâce à cet impôt prélevé sur la vanité que la cathédrale a pu être achevée dans un siècle où la dévotion était refroidie. Il faudrait être bien injuste pour attribuer aux seuls Majorquins une faiblesse qui leur a été commune avec les nobles dévots du monde entier à cette époque.

La Lonja est le monument qui m'a le plus frappé par ses proportions élégantes et un caractère d'originalité que n'excluent ni une régularité parfaite ni une simplicité pleine de goût.

Cette bourse fut commencée et terminée dans la première moitié du quinzième siècle. L'illustre Jovellanos l'a décrite avec soin, et le Magasin Pittoresque l'a popularisée par un dessin fort intéressant, publié il y a déjà plusieurs années. L'intérieur est une seule vaste salle soutenue par six piliers cannelés en spirale, d'une ténuité élégante.

Destinée jadis aux réunions des marchands et des nombreux navigateurs qui affluaient à Palma, la Lonja témoigne de la splendeur passée du commerce majorquin; aujourd'hui elle ne sert plus qu'aux fêtes publiques. Ce devait être une chose intéressante de voir les Majorquins, revêtus des riches costumes de leurs pères, s'ébattre gravement dans cette antique salle de bal; mais la pluie nous tenait alors captifs dans la montagne, et il ne nous fut pas possible de voir ce carnaval, moins renommé et moins triste peut-être que celui de Venise. Quant à la Lonja, quelque belle qu'elle m'ait paru, elle n'a pas fait fort dans mes souvenirs à cet adorable bijou qu'on appelle la Cadoro, l'ancien hôtel des monnaies, sur le Grand-Canal.

Le Palacio-Real de Palma, que M. Grasset de Saint-Sauveur n'hésite point à croire romain et mauresque (ce qui lui a inspiré des émotions tout à fait dans le goût de l'empire), a été bâti, dit-on, en 1309. M. Laurens se déclare troublé dans sa conscience à l'endroit des petites fenêtres géminées, et des colonnettes énigmatiques qu'il a étudiées dans ce monument.

Serait-il donc trop audacieux d'attribuer les anomalies de goût qu'on remarque dans tant de constructions majorquines à l'intercalation d'anciens fragments dans des constructions subséquentes? De même qu'en France et en Italie le goût de la renaissance introduisit des médaillons et des bas-reliefs vraiment grecs et romains dans les ornements de sculpture, n'est-il pas probable que les chrétiens de Majorque, après avoir renversé tous les ouvrages mauresques10, en utilisèrent les riches débris et les incrustèrent de plus en plus dans leurs constructions postérieures?

Quoi qu'il en soit, le Palacio-Real de Palma est d'un aspect fort pittoresque. Rien de plus irrégulier, de plus incommode et de plus sauvagement moyen âge que cette habitation seigneuriale; mais aussi rien de plus fier, de plus caractérisé, de plus hidalgo que ce manoir composé de galeries, de tours, de terrasses et d'arcades grimpant les unes sur les autres à une hauteur considérable, et terminées par un ange gothique, qui, du sein des nues, regarde l'Espagne par-dessus la mer.

Ce palais, qui renferme les archives, est la résidence du capitaine général, le personnage le plus éminent de l'île. Voici comment M. Grasset de Saint-Sauveur décrit l'intérieur de cette résidence:

«La première pièce est une espèce de vestibule servant de corps de garde. On passe à droite dans deux grandes salles, où à peine rencontre-t-on un siège.

La troisième est la salle d'audience; elle est décorée d'un trône en velours cramoisi enrichi de crépons en or, porté sur une estrade de trois marches couvertes d'un tapis. Aux deux côtés sont deux lions en bois doré. Le dais qui couvre le trône est également de velours cramoisi surmonté de panaches en plumes d'autruche. Au-dessus du trône sont suspendus les portraits du roi et de la reine.

C'est dans cette salle que le général reçoit, les jours d'étiquette ou de gala, les différents corps de l'administration civile, les officiers de la garnison, et les étrangers de considération.»

Le capitaine général, faisant les fonctions de gouverneur, pour qui nous avions des lettres, nous fit en effet l'honneur de recevoir dans cette salle celui de nous qui se chargea d'aller les lui présenter. Notre compagnon trouva ce haut fonctionnaire près de son trône, le même à coup sûr que décrivait Grasset de Saint-Sauveur en 1807; car il était usé, fané, râpé, et quelque peu taché d'huile et de bougie. Les deux lions n'étaient plus guère dorés, mais ils faisaient toujours une grimace très féroce. Il n'y avait de changé que l'effigie royale; cette fois, c'était l'innocente Isabelle, monstrueuse enseigne de cabaret, qui occupait le vieux cadre doré où ses augustes ancêtres s'étaient succédé comme les modèles dans le passe-partout d'un élève en peinture. Le gouverneur, pour être logé comme le duc d'Irénéus d'Hoffmann, n'en était pas moins un homme fort estimé et un prince fort affable.

Un quatrième monument fort remarquable est le palais de l'Ayuntamiento, ouvrage du seizième siècle, dont on compare avec raison le style à celui des palais de Florence. Le toit est surtout remarquable par l'avancement de ses bords, comme ceux des palais florentins et des chalets suisses; mais il a cela de particulier, qu'il est soutenu par des caissons à rosaces fort richement sculptées sur bois, alternées avec de longues cariatides couchées sous cet auvent, qu'elles semblent porter en gémissant, car la plupart d'entre elles ont la face cachée dans leurs mains.

 

Je n'ai pas vu l'intérieur de cet édifice, dans lequel se trouve la collection des portraits des grands hommes de Majorque. Au nombre de ces illustres personnages, on voit le fameux don Jaime, sous les traits d'un roi de carreau. On y voit aussi un très-ancien tableau représentant les funérailles de Raymond Lulle, Majorquin, lequel offre une série très-intéressante et très-variée des anciens costume revêtus par l'innombrable cortège du docteur illuminé. Enfin on voit dans ce palais consistorial un magnifique Saint Sébastien de Van Dyck, dont personne, à Majorque, ne m'a daigné signaler l'existence.

«Palma possède une école de dessin, ajoute M. Laurens, qui a déjà formé, dans notre dix-neuvième siècle seulement, trente-six peintres, huit sculpteurs, onze architectes et six graveurs, tous professeurs célèbres, s'il faut en croire le Dictionnaire des artistes célèbres de Majorque, que vient de publier le savant Antonio Furio. J'avoue ingénument que pendant mon séjour à Palma je ne me suis pas cru entouré de tant de grands hommes, et que je n'ai rien vu qui me fît deviner leur existence…

«Quelques riches familles conservent plusieurs tableaux de l'école espagnole… Mais si vous parcourez les magasins, si vous entrez dans la maison du simple citoyen, vous n'y trouverez que ces images coloriées étalées par des colporteurs sur nos places publiques, et qui ne trouvent accès en France que sous l'humble toit du pauvre paysan.»

Le palais dont Palma se glorifie le plus est celui du comte de Montenegro, vieillard octogénaire, autrefois capitaine général, un des personnages de Majorque les plus illustres par la naissance et les plus importants par la richesse.

Ce seigneur possède une bibliothèque que nous fûmes admis à visiter, mais dont je n'ouvris pas un seul volume, et dont je ne saurais absolument rien dire (tant mon respect pour les livres est voisin de l'épouvante), si un savant compatriote ne m'eût appris l'importance des trésors devant lesquels j'étais passé indifférent, comme le coq de la fable au milieu des perles.

Ce compatriote11, qui est resté près de deux ans en Catalogne et à Majorque pour y faire des études sur la langue romane, m'a communiqué obligeamment ses notes, et m'a autorisé, avec une générosité bien rare chez les érudits, à y puiser à discrétion. Je ne le ferai pas sans prévenir mon lecteur que ce voyageur a été aussi enthousiasmé de toutes choses à Majorque que j'y ai été désappointé.

Je pourrais dire, pour expliquer cette divergence d'impressions, que, lors de mon séjour, la population majorquine s'était gênée et resserrée pour faire place à vingt mille Espagnols que la guerre y avait refoulés, et que j'ai, pu, sans erreur et sans prévention, trouver Palma moins habitable, et les Majorquins moins disposés à accueillir un nouveau surcroît d'étrangers qu'ils ne l'étaient sans doute deux ans auparavant. Mais j'aime mieux encourir le blâme d'un bienveillant redresseur que d'écrire sous une autre impression que la mienne propre.

Je serai bien heureux, d'ailleurs, d'être contredit et réprimandé publiquement, comme je l'ai été en particulier; car le public y gagnera un livre bien plus exact et bien plus intéressant sur Majorque que cette relation décousue, et peut-être injuste à mon insu, que je suis forcé de lui donner.

Que M. Tastu publie donc son voyage; je lirai avec grand contentement de coeur, je le jure, tout ce qui me pourra faire changer d'opinion sur Les Majorquins: j'en ai connu quelques-uns que je voudrais pouvoir considérer comme les représentants du type général, et qui, je l'espère, ne douteront pas de mes sentiments à leur égard, si cet écrit tombe jamais entre leurs mains.

Je trouve donc dans les notes de M. Tastu, à l'endroit des richesses intellectuelles que possède encore Majorque, cette bibliothèque du comte de Montenegro, que j'ai parcourue peu révérencieusement à la suite du chapelain de la maison, occupé que j'étais d'examiner cet intérieur d'un vieux chevalier majorquin célibataire; intérieur triste et grave s'il en fut, régi silencieusement par un prêtre.

«Cette bibliothèque, dit M. Tastu, a été composée par l'oncle du comte de Montenegro, le cardinal Antonio Despuig, l'ami intime de Pie VI.

«Le savant cardinal avait réuni tout ce que l'Espagne, l'Italie et la France avaient de remarquable en bibliographie. La partie qui traite de la numismatique et des arts de l'antiquité y est surtout au grand complet.

«Parmi le petit nombre de manuscrits qu'on y trouve, il en est un fort curieux pour les amateurs de calligraphie: c'est un livre d'heures. Les miniatures en sont précieuses; il est des meilleurs temps de l'art.

«L'amateur de blason y trouvera encore un armorial où sont dessinés avec leurs couleurs les écus d'armes de la noblesse espagnole, y compris ceux des familles aragonaises, mallorquines, roussillonnaises et languedociennes. Le manuscrit, qui paraît être du seizième siècle, a appartenu à la famille Dameto, alliée aux Despuig et aux Montenegro. En le feuilletant, nous y avons trouvé l'écu de la famille des Bonapart, d'où descendait notre grand Napoléon, et dont nous avons tiré le fac-similé qu'on verra ci-après…

«On trouve encore dans cette bibliothèque la belle carte nautique du Mallorquin Valsequa, manuscrit de 1439, chef-d'oeuvre de calligraphie et de dessin topographique, sur lequel le miniaturiste a exercé son précieux travail. Cette carte avait appartenu à Améric Vespuce, qui l'avait achetée fort cher, comme l'atteste une légende en écriture du temps, placée sur le dos de ladite carte: «Questa ampla pelle, di geographia fù pagata da Amerigo Vespucci CXXX ducati di oro di marco.

«Ce précieux monument de la géographie du moyen âge sera incessamment publié pour faire suite à l'Atlas catalan-mallorquin de 1375, inséré dans le XIVe vol., 2e partie, des Notices de manuscrits de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.»

En transcrivant cette note, les cheveux me dressent à la tête, car une scène affreuse se retrace à ma pensée.

Nous étions dans cette même bibliothèque de Montenegro, et le chapelain déroulait devant nous cette même carte nautique, ce monument si précieux et si rare, acheté par Améric Vespuce 130 ducats d'or, et Dieu sait combien par l'amateur d'antiquités le cardinal Despuig!.. lorsqu'un des quarante ou cinquante domestiques de la maison imagina de poser un encrier de liège sur un des coins du parchemin pour le tenir ouvert sur la table. L'encrier était plein, mais plein jusqu'aux bords!

Le parchemin, habitué à être roulé, et poussé peut-être en cet instant par quelque malin esprit, fit un effort, un craquement, un saut, et revint sur lui-même entraînant l'encrier, qui disparut dans le rouleau bondissant et vainqueur de toute contrainte. Ce fut un cri général; le chapelain devint plus pâle que le parchemin.

On déroula lentement la carte, se flattant encore d'une vaine espérance! Hélas! l'encrier était vide! La carte était inondée, et les jolis petits souverains peints en miniature voguaient littéralement sur une mer plus noire que le Pont-Euxin.

Alors chacun perdit la tête. Je crois que le chapelain s'évanouit. Les valets accoururent avec des seaux d'eau, comme s'il se fût agi d'un incendie, et, à grands coups d'éponge et de balai, se mirent à nettoyer la carte, emportant pêle-mêle rois, mers, îles et continents.

Avant que nous eussions pu nous opposer à ce zèle fatal, la carte fut en partie gâtée, mais non pas sans ressource; M. Tastu en avait pris le calque exact, et on pourra, grâce à lui, réparer tant bien que mal le dommage.

Mais quelle dut être la consternation de l'aumônier lorsque son seigneur s'en aperçut! Nous étions tous à six pas de la table au moment de la catastrophe; mais je suis bien certain que nous n'en portâmes pas moins tout le poids de la faute, et que ce fait, imputé à des Français, n'aura pas contribué à les remettre en bonne odeur à Majorque.

Cet événement tragique nous empêcha d'admirer et même d'apercevoir aucune des merveilles que renferme le palais de Montenegro, ni le cabinet de médailles, ni les bronzes antiques, ni les tableaux. Il nous tardait de fuir avant que le patron rentrât, et, certains d'être accusés auprès de lui, nous n'osâmes y retourner. La note de M. Tastu suppléera donc encore ici à mon ignorance.

«Attenant à la bibliothèque du cardinal se trouve un cabinet de médailles celtibériennes, mauresques, grecques, romaines et du moyen âge; inappréciable collection, aujourd'hui dans un désordre affligeant, et qui attend un érudit pour être rangée et classée.

«Les appartements du comte de Montenegro sont décorés d'objets d'art en marbre ou en bronze antique, provenants des fouilles d'Ariccia, ou achetés à Rome par le cardinal. On y voit aussi beaucoup de tableaux des écoles espagnole et italienne, dont plusieurs pourraient figurer avec éclat dans les plus belles galeries de l'Europe.»

Il faut que je parle du château de Belver ou Bellver, l'ancienne résidence des rois de Majorque, quoique je ne l'aie vue que de loin, sur la colline d'où il domine la mer avec beaucoup de majesté. C'est une forteresse d'une grande antiquité, et une des plus dures prisons d'État de l'Espagne.

«Les murailles qui existent aujourd'hui, dit M. Laurens, ont été élevées à la fin du treizième siècle, et elles montrent dans un bel état de conservation un des plus curieux monuments de l'architecture militaire au moyen âge.»

Lorsque notre voyageur le visita, il y trouva une cinquantaine de prisonniers carlistes, couverts de haillons et presque nus, quelques-uns encore enfants, qui mangeaient à la gamelle avec une gaieté bruyante un chaudron de macaroni grossier cuit à l'eau. Ils étaient gardés par des soldats qui tricotaient des bas, le cigare à la bouche.

C'était au château de Belver qu'on transférait effectivement à cette époque le trop-plein des prisons de Barcelone. Mais des captifs plus illustres ont vu se fermer sur eux ces portes redoutables.

Don Gaspar de Jovellanos, un des orateurs les plus éloquents et des écrivains les plus énergiques de l'Espagne, y expia son célèbre pamphlet Pan y toros, dans la torre de homenage, cuya cuva, dit Vargas, es la mas cruda prision. Il y occupa ses tristes loisirs à décrire scientifiquement sa prison, et à retracer l'histoire des événements tragiques dont elle avait été le théâtre au temps des guerres du moyen âge.

Les Majorquins doivent aussi à son séjour dans leur île une excellente description de leur cathédrale et de leur Lonja. En un mot, ses Lettres sur Majorque sont les meilleurs documents qu'on puisse consulter.

Le même cachot qu'avait occupé Jovellanos, sous le règne parasite du prince de la Paix, reçut bientôt après une autre illustration scientifique et politique.

Cette anecdote peu connue de la vie d'un homme aussi justement célèbre en France que Jovellanos l'est en Espagne, intéressera d'autant plus qu'elle est un des chapitres romanesques d'une vie que l'amour de la science jeta dans mille aventures périlleuses et touchantes.

III

Chargé par Napoléon de la mesure du méridien, M. Arago était, en 1803, à Majorque, sur la montagne appelée le Clot de Galatzo, lorsqu'il reçut la nouvelle des événements de Madrid et de l'enlèvement de Ferdinand. L'exaspération des habitants de Majorque fut telle alors qu'ils s'en prirent au savant français, et se dirigèrent en foule vers le Clot de Galatzo pour le tuer.

Cette montagne est située au-dessus de la côte où descendit Jaime Ier lorsqu'il conquit Majorque sur les Maures; et comme M. Arago y faisait souvent allumer des feux pour son usage, les Majorquins s'imaginèrent qu'il faisait des signaux à une escadre française portant une armée de débarquement.

 

Un de ces insulaires nommé Damian, maître de timonerie sur le brick affecté par le gouvernement espagnol aux opérations de la mesure du méridien, résolut d'avertir M. Arago du danger qu'il courait. Il devança ses compatriotes, et lui porta en toute hâte des habits de marin pour le déguiser.

M. Arago quitta aussitôt sa montagne et se rendit à Palma. Il rencontra en chemin ceux-là mêmes qui allaient pour le mettre en pièces, et qui lui demandèrent des renseignements sur le maudit gabacho dont ils voulaient se défaire. Parlant très bien la langue du pays, M. Arago répondit à toutes leurs questions, et ne fut pas reconnu.

En arrivant à Palma, il se rendit à son brick; mais le capitaine don Manuel de Vacaro, qui jusque là avait toujours déféré à ses ordres, refusa formellement de le conduire à Barcelone, et ne lui offrit à son bord pour tout refuge qu'une caisse dans laquelle, vérification faite, M. Arago ne pouvait tenir.

Le lendemain, un attroupement menaçant s'étant formé sur le rivage, le capitaine Vacaro avertit M. Arago qu'il ne pouvait plus désormais répondre de sa vie; ajoutant, sur l'avis du capitaine général, qu'il n'y avait pour lui d'autre moyen de salut que d'aller se constituer prisonnier dans le fort de Belver. On lui fournit à cet effet une chaloupe sur laquelle il traversa la rade. Le peuple s'en aperçut, et, s'élançant à sa poursuite, allait l'atteindre au moment où les portes de la forteresse se fermèrent sur lui.

M. Arago resta deux mois dans cette prison, et le capitaine général lui fit dire enfin qu'il fermerait les yeux sur son évasion. Il s'échappa donc par les soins de M. Rodriguez, son associé espagnol dans la mesure du méridien.

Le même Majorquin Damian, qui lui avait sauvé la vie au Clot de Galatzo, le conduisit à Alger sur une barque de pêcheur, ne voulant à aucun prix débarquer en France ou en Espagne.

Durant sa captivité, M. Arago avait appris des soldats suisses qui le gardaient, que des moines de l'île leur avaient promis de l'argent s'ils voulaient l'empoisonner.

En Afrique, notre savant eut bien d'autres revers, auxquels il échappa d'une façon encore plus miraculeuse; mais ceci sortirait de notre sujet, et nous espérons qu'un jour il écrira cette intéressante relation.

Au premier abord, la capitale majorquine ne révèle pas tout le caractère qui est en elle. C'est en la parcourant dans l'intérieur, en pénétrant le soir dans ses rues profondes et mystérieuses, qu'on est frappé du style élégant et de la disposition originale de ses moindres constructions. Mais c'est surtout du côté du nord, lorsqu'on y arrive de l'intérieur des terres, qu'elle se présente avec toute sa physionomie africaine.

M. Laurens a senti cette beauté pittoresque, qui n'eût point frappé un simple archéologue, et il a retracé un des aspects qui m'avait le plus pénétré par sa grandeur et sa mélancolie; c'est la partie du rempart sur laquelle s'élève, non loin de l'église de Saint-Augustin, un énorme massif carré sans autre ouverture qu'une petite porte cintrée.

Un groupe de beaux palmiers couronne cette fabrique, dernier vestige d'une forteresse des templiers, premier plan, admirable de tristesse et de nudité, au tableau magnifique qui se déroule au bas du rempart, la plaine riante et fertile terminée au loin par les montagnes bleues de Valdemosa. Vers le soir, la couleur de ce paysage varie d'heure en heure en s'harmonisant toujours de plus en plus: nous l'avons vu au coucher du soleil d'un rose étincelant, puis d'un violet splendide, et puis d'un lilas argenté, et enfin d'un bleu pur et transparent à l'entrée de la nuit.

M. Laurens a dessiné plusieurs autres vues prises des remparts de Palma.

«Tous les soirs, dit-il, à l'heure où le soleil colore vivement les objets, j'allais lentement par le rempart, m'arrêtant à chaque pas pour contempler les heureux accidents qui résultaient de l'arrangement des lignes des montagnes ou de la mer avec les sommités des édifices de la ville.

«Ici, le talus intérieur du rempart était garni d'une effrayante haie d'aloès d'où sortaient par centaines ces hautes tiges dont l'inflorescence rappelle si bien un candélabre monumental. Au delà, des groupes de palmiers s'élevaient dans les jardins au milieu des figuiers, des cactus, des orangers et des ricins arborescents; plus loin apparaissaient des belvédères et des terrasses ombragées de vignes; enfin, les aiguilles de la cathédrale, les clochers et les dômes des nombreuses églises se détachaient en silhouettes sur le fond pur et lumineux du ciel.»

Une autre promenade dans laquelle les sympathies de M. Laurens ont rencontré les miennes, c'est celle des ruines du couvent de Saint-Dominique.

Au bout d'un berceau de vigne soutenu par des piliers de marbre se trouvent quatre grands palmiers que l'élévation de ce jardin en terrasse fait paraître gigantesques, et qui font vraiment partie, à cette hauteur, des monuments de la ville avec lesquels leur cime se trouve de niveau. A travers leurs rameaux on aperçoit le sommet de la façade de Saint-Étienne, la tour massive de la célèbre horloge baléarique12, et la tour de l'Ange du Palacio-Real.

Ce couvent de l'inquisition, qui n'offre plus qu'un monceau de débris, où quelques arbrisseaux et quelques plantes aromatiques percent çà et là les décombres, n'est pas tombé sous la main du temps. Une main plus prompte et plus inexorable, celle des révolutions, a renversé et presque mis en poudre, il y a peu d'années, ce monument que l'on dit avoir été un chef-d'oeuvre, et dont les vestiges, les fragments de riche mosaïque, quelques arcs légers encore debout et se dressant dans le vide comme des squelettes, attestent du moins la magnificence.

C'est un grand sujet d'indignation pour l'aristocratie palmesane, et une source de regrets bien légitimes pour les artistes, que la destruction de ces sanctuaires de l'art catholique dans toute l'Espagne. Il y a dix ans, peut-être eussé-je été, moi aussi, plus frappé du vandalisme de cette destruction que de la page historique dont elle est la vignette.

Mais, quoiqu'on puisse avec raison, comme le fait M. Marliani dans son Histoire politique de l'Espagne moderne, déplorer le côté faible et violent à la fois des mesures que ce décret devait entraîner, j'avoue qu'au milieu de ces ruines je sentais une émotion qui n'était pas la tristesse que les ruines inspirent ordinairement. La foudre était tombée là, et la foudre est un instrument aveugle, une force brutale comme la colère de l'homme; mais la loi providentielle qui gouverne les éléments et préside à leurs apparents désordres sait bien que les principes d'une vie nouvelle sont cachés dans la cendre des débris. Il y eut dans l'atmosphère politique de l'Espagne, le jour où les couvents tombèrent, quelque chose d'analogue à ce besoin de renouvellement qu'éprouve la nature dans ses convulsions fécondes.

Je ne crois pas ce qu'on m'a dit à Palma, que quelques mécontents avides de vengeances ou de dépouilles aient consommé cet acte de violence à la face de la population consternée. Il faut beaucoup de mécontents pour réduire ainsi en poussière une énorme masse de bâtiments, et il faut qu'il y ait bien peu de sympathies dans une population pour qu'elle voie ainsi accomplir un décret contre lequel elle protesterait dans son coeur.

Je crois bien plutôt que la première pierre arrachée du sommet de ces dômes fit tomber de l'âme du peuple en sentiment de crainte et de respect qui n'y tenait pas plus que le clocher monacal sur sa base; et que chacun, sentant remuer ses entrailles par une impulsion mystérieuse et soudaine, s'élança sur le cadavre avec un mélange de courage et d'effroi, de fureur et de remords. Le monachisme protégeait bien des abus et caressait bien des égoïsmes; la dévotion est bien puissante en Espagne, et sans doute plus d'un démolisseur se repentit et se confessa le lendemain au religieux qu'il venait de chasser de son asile. Mais il y a dans le coeur de l'homme le plus ignorant et le plus aveugle quelque chose qui le fait tressaillir d'enthousiasme quand le destin lui confère une mission souveraine.

Le peuple espagnol avait bâti de ses deniers et de ses sueurs ces insolents palais du clergé régulier, à la porte desquels il venait recevoir depuis des siècles l'obole de la mendicité fainéante et le pain de l'esclavage intellectuel. Il avait participé à ses crimes, il avait trempé dans ses lâchetés. Il avait élevé les bûchers de l'inquisition. Il avait été complice et délateur dans les persécutions atroces dirigées contre des races entières qu'on voulait extirper de son sein. Et quand il eut consommé la ruine de ces juifs qui l'avaient enrichi, quand il eut banni ces Maures auxquels il devait sa civilisation et sa grandeur, il eut pour châtiment céleste la misère et l'ignorance. Il eut la persévérance et la piété de ne pas s'en prendre à ce clergé, son ouvrage, son corrupteur et son fléau. Il souffrit longtemps, courbé sous ce joug façonné de ses propres mains. Et puis, un jour, des voix étranges, audacieuses, firent entendre à ses oreilles et à sa conscience des paroles d'affranchissement et de délivrance. Il comprit l'erreur de ses ancêtres, rougit de son abaissement, s'indigna de sa misère, et malgré l'idolâtrie qu'il conservait encore pour les images et les reliques, il brisa ces simulacres, et crut plus énergiquement à son droit qu'à son culte.

Quelle est donc cette puissance secrète qui transporta tout d'un coup le dévot prosterné, au point de tourner son fanatisme d'un jour contre les objets de l'adoration de toute sa vie? Ce n'est, à coup sur, ni le mécontentement des hommes, ni l'ennui des choses. C'est le mécontentement de soi-même, c'est l'ennui de sa propre timidité.

Et le peuple espagnol fut plus grand qu'on ne pense ce jour-là. Il accomplit un fait décisif, et s'ôta à lui-même les moyens de revenir sur sa détermination, comme un enfant qui veut devenir homme, et qui brise ses jouets, afin de ne plus céder à la tentation de les reprendre.

Quant à don Juan Mendizabal (son nom vaut bien la peine d'être prononcé à propos de tels événements), si ce que j'ai appris de son existence politique m'a été fidèlement rapporté, ce serait plutôt un homme de principes qu'un homme de faits, et, selon moi, c'est le plus bel éloge qu'on puisse faire de lui. De ce que cet homme d'État aurait trop présumé de la situation intellectuelle de l'Espagne en de certains jours, et trop douté en de certains autres, de ce qu'il mirait, pris parfois des mesures intempestives ou incomplètes, et semé son idée sur des champs stériles où la semence devait être étouffée ou dévorée, c'est peut-être une raison suffisante pour qu'on lui dénie l'habileté d'exécution et la persistance de caractère nécessaires au succès immédiat de ses entreprises; mais ce n'en est pas une pour que l'histoire, prise d'un point de vue plus philosophique qu'on ne le fait ordinairement, ne le signale un jour comme un des esprits les plus généreux et les plus ardemment progressifs de l'Espagne13.

9Le palmo espagnol est le pan de nos provinces méridionales.
10La prise et le sac de Palma par les chrétiens, au mois de décembre de l'année 1229, sont très-pittoresquement décrits dans la chronique de Marsigli (inédite ). En voici un fragment: «Les pillards et les voleurs fouillant dans les maisons trouvaient de très belles femmes et de charmantes filles maures qui tenaient dans leur main des pièces de monnaie d'or et d'argent, des perles et pierres précieuses, des bracelets en or et en argent, des saphirs et toute sorte de joyaux de prix. Elles étalaient tous ces objets aux yeux des hommes armes qui se présentaient à elles, et, pleurant amèrement, elles leur disaient en sarrasin: « – Que tout ceci soit à toi, mais donne-moi seulement de quoi vivre.» L'avidité du gain fut telle, tel fut le déportement, que les hommes de la maison du roi d'Aragon ne parurent de huit jours en sa présence, occupés qu'ils étaient à chercher les objets cachés pour se les approprier. C'était à tel point que le lendemain, comme on n'avait pu découvrir le cuisinier ni les officiers de la maison du roi, un noble aragonais, Lauro, lui dit: «-Seigneur, je vous invite parce que j'ai bien de quoi manger, et qu'on m'annonce que j'ai à mon logis une bonne vache; là vous prendrez un repas et coucherez cette nuit.» «Le roi en eut une grande joie et suivit le dit noble.»
11M. Tastu, un de nos linguistes les plus érudits et l'époux d'une de nos muses au talent le plus pur et au caractère le plus noble.
12«Cette horloge, que les deux principaux historiens de Majorque, Dameto et Mut, ont longuement décrite, fonctionnait encore il y a trente ans, et voici ce qu'en dit M. Grasset de Saint-Sauveur: «Cette machine, très-ancienne, est appelée l'horloge du Soleil. Elle marque les heures depuis le lever jusqu'au coucher de cet astre, suivant l'étendue plus ou moins grande de l'arc diurne et nocturne; de manière que le 10 juin, elle frappe la première heure du jour à cinq heures et demie, et la quatorzième à sept et demie, la première de la nuit à huit et demie, la neuvième à quatre et demie de la matinée suivante. C'est l'inverse à commencer du 10 décembre. Pendant tout le cours de l'année, les heures sont exactement réglées, suivant les variations du lever et du coucher du soleil. Cette horloge n'est pas d'une grande utilité pour les gens du pays, qui se règlent d'après les horloges modernes; mais elle sert aux jardiniers pour déterminer les heures de l'arrosage. On ignore d'où et à quelle époque cette machine a été apportée à Palma; on ne suppose pas que ce soit d'Espagne, de France, d'Allemagne ou d'Italie, où les Romains avaient introduit l'usage de diviser le jour en douze heures, à commencer au lever du soleil. «Cependant un ecclésiastique, recteur de l'université de Palma, assure, dans la troisième partie d'un ouvrage sur la religion séraphique, que des Juifs fugitifs, du temps de Vespasien, retirèrent cette fameuse horloge des ruines de Jérusalem et la transportèrent à Majorque, où ils s'étaient réfugiés. Voilà une origine merveilleuse, conséquente avec le penchant caractéristique de nos insulaires pour tout ce qui tient du prodige. «L'historien Dameto et Mut, son continuateur, ne font remonter qu'à l'année 1385 l'antiquité de l'horloge baléarique. Elle fut achetée des pères dominicains et placée dans la tour où elle existe.» (Voyage aux îles Baléares et Pithiuses, 1807.)
13Cette pensée droite, ce sentiment élevé de l'histoire, a inspiré M. Marliani lorsqu'il a tracé l'éloge de M. Mendizabal en tête de la critique de son ministère: «…Ce qu'on ne pourra jamais lui refuser, ce dont des qualités d'autant plus admirables qu'elles se sont rarement trouvées dans les hommes qui l'ont précédé au pouvoir: c'est une foi vive dans l'avenir du pays, c'est un dévouement sans bornes à la cause de la liberté, c'est un sentiment passionné de nationalité, un élan sincère vers les idées progressives et même révolutionnaires pour opérer les réformes que réclame l'état de l'Espagne; c'est une grande tolérance, une grande générosité envers ses ennemis; c'est enfin un désintéressement personnel qui lui a fait en tout temps et en toute occasion sacrifier ses intérêts à ceux de sa patrie, et qu'il a porté assez loin pour être sorti de ses différents ministères sans un ruban à sa boutonnière… Il est le premier ministre qui ait pris au sérieux la régénération de son pays. Son passage aux affaires a marqué un progrès réel. Le ministre parlait cette fois le langage du patriote. Il n'eut pas la force d'abolir la censure, mais il eut la générosité de délivrer la presse de toute entrave en faveur de ses ennemis contre lui-même. Il soumit ses actes administratifs au libre examen de l'opinion publique; et quand une opposition violente s'éleva contre lui du sein des cortès, soulevée par ses anciens amis, il eut assez de grandeur d'âme pour respecter la liberté du député dans le fonctionnaire public. Il déclara à la tribune qu'il se couperait la main plutôt que de signer la destitution d'un député qui avait été comblé de ses bienfaits et qui était devenu son plus ardent ennemi politique. Noble exemple donné par M. Mendizabal avec d'autant plus de mérite qu'il n'avait en ce genre aucun modèle à suivre! Depuis il ne s'est pas trouvé de disciples de cette vertueuse tolérance.» (Histoire politique de l'Espagne moderne, par M. Marliani.)