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Tamaris

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– Et le lieutenant?..

– Et le lieutenant aussi; voyez!

Je regardai à la longue-vue dressée sur la terrasse, – c'est le meuble indispensable de toutes les habitations côtières, – et je distinguai la Florade assis sur son manteau étalé à la poupe de l'embarcation. Paul était debout entre ses jambes, la marquise à sa droite, Pasquali à sa gauche, la bonne auprès de sa maîtresse, et les douze rameurs, assis deux à deux vis-à-vis de ce groupe, enlevaient légèrement le canot, qui filait comme une mouette.

Je quittai brusquement Nicolas et la longue-vue, et je descendis à la noria située dans le rocher au revers du côté maritime. C'était comme une petite cave profonde à ciel ouvert, tapissée de lierre et de plantes grasses rampantes à grandes fleurs blanches et roses. Là, bien seul, je maîtrisai mon mal. La Florade s'était introduit dans l'intimité de la marquise. Certes, il l'aimait déjà… Avais-je mission de la protéger contre lui? Et, d'ailleurs, n'était-il pas capable de la bien aimer, lui avide d'idéal, intelligent, sincère et doué d'un charme réel? A quoi bon lutter contre les mystérieuses destinées? «Elle est seule, elle est austère, avait-il dit; elle a besoin d'aimer, c'est fatal: elle aimera dès qu'elle sera aimée.» Eh bien, pourquoi non? Si une mésalliance compromet son avenir, ne trouvera-t-elle pas dans la passion d'un homme enthousiaste et charmant des compensations infinies? Faut-il qu'elle ignore l'amour parce qu'elle est mère? Et qui prouve que cet enfant n'aimera pas la Florade avec engouement et ne luttera pas pour lui avec elle? Il l'aime aujourd'hui pour sa figure riante, pour son uniforme et son canot. Ce qu'il rêve déjà, c'est d'être marin, je parie! Demain, il l'aimera pour ses tendres caresses et ses fines gâteries… Il ne connaît de moi que la tisane et les cataplasmes! Vais-je donc être jaloux de Paul?.. Non, pas plus que je ne veux l'être de sa mère. La Florade est aventureux. Il recule sans doute encore devant l'idée de conquérir la fortune avec la femme; mais il est homme à accepter et à dominer à force de cœur et d'audace les plus délicates situations… Oui, oui, il osera ce que je n'oserais pas, et ce sera tant mieux pour elle. Il saura l'étourdir sur les dangers et les déboires de la lutte engagée avec le monde en s'étourdissant lui-même, et tout ce qui me paraît obstacle et malheur sera pour eux l'aiguillon de l'amour. Allons! pas un mot, pas un regard qui trahisse ma souffrance. Dans huit jours, j'installerai le baron et je fuirai, laissant à la marquise un conseil et un appui sérieux. – Moi, j'oublierai, puisqu'il le faut!

J'essuyai la sueur froide qui coulait de mon front, je remontai les degrés de la noria, je redescendis ceux de la bastide, et j'étais au rivage quand le canot y déposa ses passagers. Malgré moi, mon premier regard fut pour la Florade. Sa physionomie était sérieuse et comme éteinte par le respect. Il n'y avait certes rien à reprendre dans son attitude. J'en fus d'autant plus consterné. Trop confiant en lui-même, il eût certainement déplu.

La marquise me fit le bon accueil des autres jours, et témoigna du plaisir à me voir; mais elle rougit sensiblement. Pasquali eut un sourire de sphinx, qui n'était peut-être qu'un sourire de cordialité. Il me sembla que Paul ne faisait de lui-même aucune attention à moi.

Cependant la scène changea au bout d'un instant. La marquise remerciait Pasquali, en désignant la Florade, de lui avoir procuré un si bon pilote. Elle remerciait le pilote aussi; mais elle n'invitait personne à la suivre, et, comme la Florade m'offrait de me remmener dans son embarcation, elle mit sa main sur mon bras en disant:

– Non! j'ai à parler au docteur, il faut qu'il me sacrifie au moins dix minutes. La calèche est là-haut comme tous les jour; je le ferai reconduire à la Seyne, et, s'il est pressé, il arrivera aussitôt que vous, car vous avez le vent contraire.

La Florade devint pourpre. Pasquali continua de sourire mystérieusement.

Ce fut à mon tour de montrer une soumission impassible.

– Arrêtons-nous chez le voisin, me dit la marquise dès que la Florade eut crié: «File!» à ses rameurs. Je veux l'interroger en même temps que vous.

Elle s'assit dans le jardinet de Pasquali. La bonne remonta vers la bastide Tamaris avec Paul, qui criait la faim.

– Mon brave voisin et mon bon docteur, nous dit la marquise, qu'est-ce que c'est que M. de la Florade? Vous d'abord, voisin, c'est votre filleul, le fils d'un de vos meilleurs amis. Il est très-jeune, très-décoré, très-gradé pour son âge. Il est doux, brave et intelligent, et après?

– Après, dit Pasquali, c'est le meilleur enfant de la terre. Pourtant, je ne vous l'aurais jamais présenté chez vous. Il venait me chercher dans son canot d'officier; vous partiez pour le même but dans une grosse barque, un vrai fiacre. Vous auriez mis deux heures, Paul se serait enrhumé. Je vous ai conseillé d'accepter l'offre du lieutenant. Votre santé et celle du petit avant tout!..

– Oui, oui, reprit-elle, nous avons tous bien fait. La promenade a été charmante, votre ami très-obligeant. J'aurais été prude de refuser son embarcation avec votre compagnie; mais pourquoi me dites-vous que vous ne me l'eussiez jamais présenté chez moi?

– Parce que c'est un jeune homme, et que vous ne voulez pas recevoir de jeunes gens, en quoi vous avez raison.

– Je reçois pourtant le docteur, qui n'est pas précisément un vieillard.

– Oh! moi, répondis-je avec un rire forcé, je ne compte pas: un médecin n'est jamais jeune.

– Alors, reprit la marquise en souriant et en s'adressant au voisin, vous n'avez pas d'autre motif pour ne pas m'amener votre filleul que sa qualité de jeune homme?

– Ma foi! vous m'embarrassez, répondit Pasquali. Questionnez donc un peu le docteur; c'est à son tour de parler.

– Oui, voyons, docteur! reprit la marquise.

Pasquali, qui était fin sous son air d'insouciance habituelle, me regardait dans les yeux. Je fis l'éloge de la Florade sans restriction et avec un peu de ce feu héroïque dont j'avais fait provision sous les pampres de la noria.

La marquise m'examinait aussi avec une attention extraordinaire.

– Alors, dit-elle quand j'eus fini, vous ne m'approuveriez pas de fermer ma porte à votre ami, s'il venait me voir avec son parrain ou avec vous?

Je ne pus surmonter un peu d'amertume. Je lui témoignai ma surprise d'avoir à examiner une question de prudence et de convenance avec une femme qui savait le monde mieux que moi. Je me récusai quant au conseil à donner, et j'ajoutai que je n'aurais probablement pas l'occasion d'accompagner la Florade chez elle, puisque je partais dans huit jours. Et, comme ce sujet de conversation commençait à dépasser mes forces, je la priai de vouloir bien m'écouter sur un autre sujet plus intéressant peut-être pour elle et pour moi. Pasquali se levait par discrétion: je le retins et présentai à la marquise la lettre du baron; après quoi, pendant qu'elle en prenait lecture, je suivis notre hôte au fond de son petit jardin.

– Quelle diable d'idée a-t-elle, me dit-il, de vouloir inviter la Florade? J'ai peur que ce gaillard-là ne lui fasse une déclaration à la seconde visite!

– Eh bien, qu'est-ce que cela vous fait? répondis-je avec une indifférence très-bien jouée.

– Cela ne vous fait donc rien, à vous?

– Il me semble que cela ne me regarde pas du tout.

– Eh bien, moi, c'est différent; c'est mon filleul, et je l'aime, le mâtin! Croyez-vous que ça m'amuse, de le voir flanquer à la porte? Et qu'aurai-je à dire? Il l'aura mérité! Elle m'en fera des reproches, la brave femme!

– Non; après ce que vous venez de lui dire…

– Vous croyez?

– Ses reproches seraient injustes. S'il l'offense, elle ne pourra s'en prendre qu'à elle-même. Elle est suffisamment avertie par votre silence.

– Allons, je m'en lave les mains alors!

Pasquali ralluma philosophiquement sa pipe, et alla donner un coup d'œil à ses engins, la porte de son jardin n'étant séparée du flot paisible que par un chemin étroit, élevé d'un mètre sur les galets.

– Venez donc que je vous dise ma joie! s'écria la marquise en se levant et en me tendant la lettre. Oui, je veux qu'il vienne, notre excellent, notre meilleur ami! Je vais lui écrire moi-même. Venez vite là-haut; la lettre peut encore partir aujourd'hui. J'enverrai Nicolas au galop du petit âne d'Afrique… Au revoir, voisin! cria-t-elle à Pasquali par la porte ouverte. Je monte… Une lettre pressée! à tantôt!

Elle monta légèrement l'escalier rapide et difficile. Elle arriva sans être essoufflée. Je remarquai la force et l'équilibre de son organisation, qui m'avaient déjà frappé à la promenade. Ce n'était pas une femme du monde étiolée par l'oisiveté ou usée par l'activité sans but. Elle était toute jeune encore, solidement trempée comme une Armoricaine de forte race, et la délicatesse de ses linéaments cachait une vie arrivée à son développement sans solution de continuité.

N'était-elle pas faite pour l'expansion du bonheur, cette femme sans tache et sans remords? Était-il possible que la Florade ne comprît pas qu'elle méritait une vie de dévouement sans partage et d'adoration sans défaillance? Elle était si belle dans son activité et dans son rayonnement, que je faillis tomber à ses pieds et lui promettre de tuer celui qui la rendrait malheureuse.

Son premier mouvement fut d'embrasser son fils, et, tout en se mettant à son bureau, elle lui demandait s'il n'avait pas oublié le vieux baron et s'il allait être content de le revoir. Elle écrivit avec effusion, me priant de lire à mesure par-dessus son épaule pour voir si, dans sa précipitation, elle n'oubliait pas quelques mots. Puis elle se leva et me tendit la plume.

– Écrivez, écrivez dans ma lettre, dit-elle; ce sera convenable ou non: avec lui, il n'y a pas de malice à craindre. Nous n'avons pas le temps de faire deux lettres. Faites vite! je vais presser Nicolas.

 

– Mais non, je pars aussi; je porterai la lettre…

– Je vous dis que non! Boumaka (c'était l'âne) ira plus vite que tout le monde.

Malgré son ordre, j'écrivis trois lignes sur une autre feuille. Je cachetai rapidement les deux lettres, et l'envoi partit.

– A présent, dit la marquise, allons vite à la maison Caire!

– Non, j'y ai été; tout est vu, tout est réglé; je n'ai plus qu'un mot à dire en passant pour que l'affaire soit conclue.

– Allez-y et revenez; je vous attends sous les pins. N'oubliez pas le denier à Dieu, et, ce soir, à Toulon, vous verrez les propriétaires pour plus de sûreté.

A peine étais-je de retour, oubliant presque déjà ma blessure au rayonnement de son beau et franc sourire, qu'elle me consterna de nouveau en me disant:

– A présent, parlons du fameux la Florade!

Et, comme elle s'aperçut de la stupeur où me plongeait sa trop naïve insistance, elle ajouta en riant:

– Vous n'en revenez pas! C'est que j'ai un roman à vous raconter. Pourquoi êtes-vous resté huit jours absent? Il se passe tant de choses en huit jours! Allons, venez vous asseoir sur mon banc favori, je vais vous raconter cela pendant que vous regarderez le point de vue que vous aimez.

Elle s'assit sur un banc creusé en demi-cercle dans le rocher et revêtu de coquillages à la mode italienne. De là, on découvrait la grande rade prise dans le sens de sa longueur, avec ses belles falaises et ses eaux irisées; mais je n'étais guère disposé à goûter ce spectacle, j'avais un poids atroce sur le cœur.

– Figurez-vous, reprit la marquise, que j'ai été rendre visite à mademoiselle Roque, et que je suis au mieux avec elle.

– Vraiment!

– Oui. Pasquali m'avait renseigné sur cette bizarre et mystérieuse existence d'une fille toute jeune et très-belle abandonnée du ciel et des hommes, enfermée volontairement dans ce coupe-gorge, devant lequel je n'aime guère à passer le soir, et où j'ai pourtant pénétré ces jours-ci, poussée par un sentiment de commisération bien naturel. J'ai trouvé ce que l'on m'avait décrit: une maison à donner le spleen, une espèce de terrasse plantée de cyprès qui ressemble à une tombe, une vieille négresse fantastique, un escalier malpropre, le tout conduisant à un riche salon et à une très-belle et douce personne, moitié Provençale et stupide en tant que demoiselle française, moitié Indienne et très-poétique sous cet aspect-là. Elle a été étonnée de ma visite, elle n'y comprenait rien, quoique je la lui eusse fait annoncer par Pasquali. Elle n'avait pas dit non, et elle ne disait pas oui en me voyant. Elle se méfiait, elle avait peur: sa gaucherie française n'était pas sans mélange de majesté asiatique; mais peu à peu, voyant mes bonnes intentions, elle s'est humanisée, rassurée, et, au bout d'une heure, elle m'appelait sa meilleure, sa seule amie; elle m'accablait de caresses enfantines et consentait à tout ce que j'exigeais d'elle.

– Et qu'exigiez-vous donc?

– Je n'exigeais pas, comme Pasquali, qu'elle quittât sa maison: c'était trop demander du premier coup; mais je voulais qu'elle en sortît plus souvent et plus longtemps chaque jour. Figurez-vous qu'elle ne sort qu'à la nuit tombante ou à la première aube, pour aller de temps en temps, à trois pas de là, prier sur la tombe de son père, dans le cimetière de la Seyne! Elle ne connaît donc le soleil et la lune que de vue; car elle parcourt cette petite distance sur son âne, et, dès que la chaleur se fait sentir, elle s'enferme à triple rideau pour végéter dans l'ombre, la rêverie oisive et l'immobilité délétère. Certes elle ne peut pas durer à ce régime, et le moins qui puisse lui arriver, c'est d'y devenir idiote ou paralytique. J'ai donc obtenu d'elle que, deux fois par semaine, elle viendrait me voir, à pied, après sa sieste, à midi, et que, deux autres fois par semaine, elle viendrait se promener dans la calèche avec moi.

– Vous êtes bonne! mais elle vous ennuiera beaucoup, je le crains.

– On n'est pas précisément jeté en ce monde pour s'amuser, docteur; mais j'ai peu de mérite à plaindre et à soigner les malades. J'ai passé ma vie à cela. Mon pauvre père était couvert de blessures; mon mari…

– Payait une jeunesse orageuse par une vieillesse prématurée?

– Le baron vous l'a dit? Eh bien, c'est vrai, et puis mon Paul si délicat, toujours languissant dans sa première enfance! Le voilà guéri, je n'ai plus de malades, et cela me manque. D'ailleurs, mademoiselle Roque m'est sympathique. Vous savez combien dans le cœur des femmes la pitié est prête à devenir de l'affection. Vraiment cette fille est touchante avec son respect filial, son inertie fataliste, et l'espèce de terreur où elle vit sans se plaindre, car vous n'ignorez pas qu'elle est fort mal vue parmi les paysans, et même parmi les bourgeois campagnards des environs. Sa mère était restée musulmane, sa négresse l'est encore, et on l'accuse de l'être elle-même, bien qu'elle ait reçu le baptême. Je me suis fait expliquer par elle comme quoi son père, ne croyant à rien, avait pourtant exigé qu'elle fût enregistrée comme chrétienne aux archives de la paroisse. Il voulait ainsi la préserver des persécutions et des répugnances dont sa mère et sa servante noire étaient l'objet; mais, comme il ne se souciait d'aucun culte, il la laissa pratiquer l'islamisme avec ces deux femmes, en exigeant qu'elle fît de temps à autre acte de présence à l'église catholique. Il est résulté de ce système un mélange très-extraordinaire des deux religions dans l'esprit de cette fille, qui a des instincts très-mystiques, qui se signe avec ferveur au nom de Mahomet, et qui professe une dévotion passionnée pour la Vierge et les saints. Elle adore les pèlerinages, et ce qui l'a décidée à sortir avec moi, c'est que je lui ai promis de la mener à la chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde, que, de sa fenêtre et depuis qu'elle est au monde, elle voit à l'horizon en se persuadant qu'elle en est aussi loin que de l'Afrique. En même temps, elle prie et célèbre les fêtes en secret avec sa négresse selon les rites du Coran, qu'elle sait par cœur, et toutes ses idées sont d'une islamite passive et fataliste.

– Vous comprenez et vous résumez fort bien mademoiselle Roque; mais je ne vois pas quel rapport vous établissez entre elle…

– Et le lieutenant la Florade? Attendez donc! Mademoiselle Roque, ou plutôt Nama, car l'Hindoue domine en elle, a une peur effroyable des chrétiens. Cela se comprend: elle n'a reçu d'eux que des menaces et des insultes! Aussi, pour peu qu'un ou une de nous s'humanise et la traite avec bonté, elle est reconnaissante comme un pauvre chien perdu et battu qui trouve un maître compatissant. M. la Florade est entré un soir chez elle, croyant qu'elle appelait au secours. Il lui a témoigné de l'intérêt et lui a offert ses services. Pasquali assure que tout s'est borné là…

– Pasquali dit la vérité.

– Bien! tant mieux … et tant pis! car cette fille s'est éprise de la Florade, et n'aspire qu'à être aimée de lui. Voilà ce qu'elle m'a confié dès la première entrevue, tant ma sollicitude l'avait gagnée. Elle est venue me voir ce matin au moment où M. la Florade, dont elle ne sait pas le nom – il le lui a caché, et Pasquali ne l'a pas trahi – abordait sur la grève. Elle me l'a montré de la terrasse en criant: «C'est lui! je le vois!..» Elle voulait descendre pour lui parler. J'ai eu beaucoup de peine à l'en empêcher; j'ai dû même la gronder comme on gronde une petite fille de six ans, pour l'engager à retourner chez elle. Un quart d'heure après, je descendais moi-même au rivage, en vue d'une promenade en mer pour mon compte. Vous savez le reste, et vous comprenez maintenant que la curiosité est entrée pour quelque chose dans la facilité avec laquelle j'ai accepté l'équipage et la compagnie de votre ami le lieutenant; car il est votre ami: il n'a fait autre chose que de me parler avec enthousiasme de vous qui ne m'aviez pas du tout parlé de lui.

– J'ignorais, répondis-je en cachant mon amertume sous un air d'enjouement, que votre curiosité dût être éveillée à ce point par le récit d'une aventure de ce genre.

– L'aventure m'a été présentée comme innocente, reprit-elle. M'avez-vous trompée? Voyons.

– La Florade est homme d'honneur, il m'a donné sa parole. Mademoiselle Roque est pure, mais elle est trop dépourvue de toute idée des convenances pour que sa passion ne vous suscite pas quelque désagrément.

– Mais pourquoi? Puisque M. la Florade l'aime, ne peut-il l'épouser?

– Mais s'il ne l'aime pas? Elle s'abuse étrangement, je vous le déclare.

– Ah! pauvre fille! Il l'a donc moralement trompée et séduite, car elle jure qu'il l'aime. Elle avoue qu'il est un peu bizarre et quinteux avec elle, qu'il a souvent l'air de l'abandonner, qu'il refuse d'aller la voir par crainte d'être blâmé de son peuple, mais qu'en dépit de tout cela il est très-ému auprès d'elle, et qu'il ne la quitte jamais sans avoir les larmes aux yeux. Est-ce donc un perfide, votre ami la Florade? Il n'a pas cet air-là. J'ai, au contraire, été frappée de sa physionomie ouverte et de ses manières franches. Je crois bien plutôt qu'il aime réellement Nama, mais que quelques empêchements de position, de fortune ou de préjugé le forcent à renoncer à elle. Je voudrais les connaître, ces empêchements, afin d'en apprécier l'importance et la durée. Enfin je voudrais savoir quelle est ma mission auprès de cette pauvre fille, si je dois lui conseiller le courage d'oublier, ou agir de manière à renouer des liens encore tendres en vue d'un mariage possible.

– Tout ceci est fort délicat, répondis-je, et je vous dois la vérité. La Florade est mon ami, non un ami ancien, mais, si je peux parler ainsi, un ami d'inclination. Il y aura donc peut-être un peu de trahison de ma part à vous dévoiler les dangers de son caractère; mais il a tellement le courage de ses défauts et de ses qualités, que, s'il était ici sommé par vous de s'expliquer, il vous dirait, j'en ai la certitude, tout ce que je vais vous en dire. C'est une nature séduisante et généreuse, mais sans frein. Il se livre tout entier à première vue, n'interroge rien, et se plaît en quelque sorte à braver toutes les conséquences de ses entraînements… Certes, il s'est beaucoup dominé en présence de Nama; mais il n'est pas homme à jouer le calme qu'il ne sait pas imposer réellement à son imagination. Il a troublé la tête faible de cette fille par le trouble qu'il éprouvait lui-même. Elle a donc quelque motif pour s'abuser, sinon pour se plaindre.

– Alors me voilà fixée. Je ferai ce que Pasquali me conseille aussi: j'ôterai toute espérance à la pauvre créature. Pourtant … attendez! Il faut, avant de me charger de ce rôle cruel, que vous me disiez très-sérieusement votre dernier mot. Vous me jurez qu'épris d'elle, peu ou beaucoup, la pitié, l'admiration pour sa beauté, l'estime qu'après tout la naïveté de son cœur et de son esprit mérite, ne le décideront jamais à en faire sa compagne? Vous êtes bien sûr que mes représentations, ma conviction, mon éloquence de femme, si vous voulez, ne pourraient absolument rien sur lui?

– Vous m'en demandez trop, répondis-je. Personne ne peut engager ainsi sa responsabilité pour un absent. Vous voulez voir la Florade, vous le verrez… Quel jour voulez-vous que je vous l'amène?

La marquise sembla deviner mon désespoir. Elle me regarda attentivement, avec une sorte de surprise. Je soutins bravement son regard, je dois le dire, car elle reprit aussitôt avec la même liberté d'esprit qu'auparavant:

– Amenez-le demain chez Pasquali. Je descendrai comme par hasard. Ne prévenez votre ami de rien! Il s'armerait d'avance contre mes arguments. En le prenant au dépourvu, je verrai bien plus clairement si je dois espérer ou désespérer pour Nama. Et maintenant, ajouta-t-elle, parlons de vous, docteur! Est-ce que les charmants projets du baron ne vont pas modifier les vôtres? Est-ce que vous ne prolongerez pas de quelques semaines votre séjour ici?

– J'y ferai mon possible, répondis-je, afin qu'elle ne combattît pas ma résolution de fuir au plus tôt.

Je ne me sentais plus assez de force pour recevoir des témoignages d'estime et de confiance qui me navraient.

– Dans huit jours, pensais-je, elle m'ouvrira peut-être son cœur, comme Nama lui a ouvert le sien, et, au fond de ce cœur troublé ou souffrant, je trouverai encore la Florade.

Je la quittai avec un peu de précipitation, prétextant un rendez-vous donné à Toulon, et je partis la mort dans l'âme. A mes yeux, la destinée suivait son implacable fantaisie de rapprocher ces deux êtres, si peu faits, selon moi, l'un pour l'autre. Ils s'étaient vus, ils se parleraient le lendemain; car, dans certaines situations, parler ensemble sur l'amour, c'est déjà se parler d'amour. Et moi, j'étais là, condamné à opérer ce rapprochement!

 

Je sentais que je n'aurais pas la force de m'y prêter. J'attendis Pasquali sur le chemin de la Seyne. C'était l'heure où il y retournait. Il venait d'échanger quelques mots avec la marquise en traversant la colline. Il savait son projet, et n'y trouvait rien à reprendre.

– Elle est bonne, dit-il, bien bonne femme, le diable m'emporte! Il faudrait que le petit (il désignait encore ainsi quelquefois son filleul) fût trois fois effronté pour lui lâcher des douceurs en pareille circonstance. D'ailleurs, nous serons là.

– Vous y serez, cher monsieur. Moi, j'ai oublié, en m'engageant à être de la partie, que cela m'était impossible; mais vous n'avez pas besoin de moi, vous me raconterez l'affaire un autre jour. J'ai à acheter quelques meubles pour installer un mien ami au nom de qui je viens de louer la maison Caire; il faut que je passe le contrat…

– Ah! vous m'amenez un voisin? Bon! tant mieux!

Et, sans s'informer de son âge, de ses goûts et de son caractère, il m'offrit pour lui ses barques, ses engins, son vin d'Espagne et ses services personnels avec cette cordialité simple et brusque qui le caractérisait.

J'envoyai une lettre à la Florade pour lui dire que son parrain l'attendait encore le lendemain à sa bastide; puis je m'occupai activement de l'installation prochaine du baron. Je consacrai encore toute l'après-midi de ce lendemain à passer le contrat avec le propriétaire de sa nouvelle demeure, et je partis pour Hyères, où j'avais un ami. Je croyais devoir m'éloigner un peu du théâtre de mes agitations.