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Tamaris

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– Elle me l'a dit, tu me le rappelles.

– Eh bien, tu sais ce qu'elle m'a confié?

– Non, et je crois qu'elle ne t'a rien confié du tout.

– Si fait! J'allais me déclarer, car je la trouvais seule et je me sentais du courage; il y a comme cela des jours maudits que l'on prend pour des jours propices! Eh bien, elle ne m'a pas laissé parler pour mon compte, et, comme je lui faisais, en manière de préambule, un tableau passionné de l'amour dans la fidélité et la sécurité du mariage, elle m'a interrompu pour me dire: «Oui, vous avez raison, c'est ainsi que j'aime mon fiancé, c'est ainsi que je l'aimerai toujours. – Mon Dieu! quel fiancé? qui donc?» ai-je dit. Elle a tiré de sa poche une carte de visite à ton nom et me l'a donnée avec un cruel et terrible sourire féminin, en disant: «Gardez cela, montrez-le à madame Estagel de ma part, et rendez-lui ma bague, ou je vous tiens pour un malhonnête homme!»

Il me sembla d'abord que la Florade me faisait un roman, comme il en faisait quelquefois, même en état de santé; mais je me rappelai tout à coup une circonstance que je n'avais pas songé à m'expliquer. Avec sa coiffure d'uniforme et divers objets échappés de ses poches pendant sa chute sur la falaise, on m'avait remis une de mes cartes de visite que j'étais bien sûr de n'avoir pas eue sur moi ce jour-là, et que je savais n'avoir jamais fait remettre à personne, ces cartes, d'un nouveau modèle, m'ayant été envoyées de Paris la veille seulement. La marquise seule m'en avait demandé une pour savoir si elle en ferait faire dans le même genre.

En me retraçant ce fait, j'eus un tremblement nerveux de la tête aux pieds; mais je me défendis de cette folie. Que prouvait ce fait, sinon que la marquise, secrètement irritée contre la Florade à cause de la visite de la Zinovèse, ou méfiante d'elle-même, près de faiblir, ou encore curieuse d'éprouver l'amour de cet audacieux, l'avait puni d'un mensonge par un mensonge semblable? Il avait inventé ce mariage entre elle et moi. Elle en acceptait l'apparence, et tout cela parce qu'elle avait beau être un ange, elle était femme et voulait faire un peu souffrir celui par qui elle souffrait beaucoup.

Je voulus encore faire cesser l'expansion de la Florade, mais il me supplia de le laisser parler:

– Puisque tu m'as rendu à la vie, laisse-moi vivre un peu, dit-il, et me souvenir que je suis un homme et non une brute. Tu sauras donc que la conduite hardie et franche de la marquise m'avait rendu la raison subitement. Je ne respecte peut-être pas assez la vertu des femmes, parce que je n'y crois pas absolument; mais, croyant à l'amour, il faut bien que je le respecte, et jamais je n'ai eu la tentation de trahir un ami plus heureux que moi, lorsqu'il méritait son bonheur. J'ai loyalement demandé pardon à la marquise, qui a fait semblant de ne pas savoir à propos de quoi. Je lui ai juré de reporter la bague, et je suis parti pour le baou rouge. J'avais du chagrin, j'ai pleuré dans les bois, oui, je me souviens d'avoir pleuré comme un enfant et d'avoir perdu là deux heures … deux heures que je me reprocherai toute ma vie. Si j'étais arrivé au poste des douaniers deux heures plus tôt…

– Non! ne te reproche pas cela. La funeste résolution était accomplie dans la matinée.

– N'importe, le remords est là qui m'étouffe. Pourquoi avais-je pris cette bague? Pourquoi avais-je écrit à Nama? Pourquoi ai-je stupidement perdu la lettre?..

– Tu sais tous ces détails? Qui te les a donc appris? Je te les tenais cachés!

– Qui me les a appris? Ah! je m'en souviens bien, moi; c'est le mari de la Zinovèse!

– Tu l'avais donc vu?..

– Oui, dans la forêt. Sa femme morte, ses enfants envoyés avec toi à Tamaris, il me cherchait… La Zinovèse avait parlé avant de mourir; elle avait dit:

» – Venge-toi et venge-moi!

»Et le malheureux croyait accomplir un devoir!.. Et puis c'est un homme; il avait le sentiment de sa bonne foi surprise, outrage passé, mais ineffaçable. Il m'a donné rendez-vous pour minuit, à la pointe du cap Sicier, et, à minuit, je l'attendais après avoir erré comme un fou toute la soirée.

»Il est venu à l'heure dite; mais Pasquali me cherchait. Les gardes-côtes appelaient de tous côtés. Estagel lui-même était censé diriger les recherches. Il m'a dit de me tenir caché et d'attendre le moment où nous pourrions être seuls. J'ai attendu, et enfin, à deux heures du matin, nous nous sommes rejoints au bord de la falaise, dans ce terrible endroit que tu sais! Là, il m'a dit:

» – Vous n'avez pas d'armes et je n'en ai pas apporté; je ne veux pas de traces ni de soupçons d'assassinat. La lutte corps à corps va décider de votre vie ou de la mienne. Nous avons souvent jouté ensemble, et nous sommes de même force. Nous nous mesurerons là, sur le bord de la mer, et celui qui tombera tâchera d'emmener l'autre. La partie est sérieuse, mais elle est égale.

»J'étais forcé d'accepter les conditions, et j'étais si las de la vie en ce moment-là, que je ne songeais guère à discuter. D'abord je voulais me laisser tuer; mais, en homme d'honneur, Estagel n'a voulu faire usage de sa force qu'en sentant la mienne y répondre. Trois fois il m'a gagné comme pour m'exciter à la défense, et trois fois il m'a retenu, attendant une résistance sérieuse. Je m'y mettais de temps en temps, voulant le renverser sur place pour lui faire grâce en le tenant sous moi: impossible! Baignés de sueur, épuisés d'haleine, nous nous arrêtions sans rien dire. C'étaient des moments atroces de silence et d'attente. Estagel me laissait souffler sans paraître en avoir autant besoin que moi, et, au bout de cinq ou six minutes, qui m'ont paru des siècles, il me disait de sa voix douce et implacable:

» – Y sommes-nous?

»Alors nous recommencions. A la quatrième fois, j'ai senti qu'il me gagnait sérieusement. Imagine-toi une pareille lutte sur une corniche de rocher qui n'a pas deux pieds de large. L'instinct de la défense naturelle, l'amour de la vie m'ont ranimé, et je me suis cramponné à lui. Il avait compté là-dessus pour me pousser sans remords et sans pitié, très-insouciant de ce qui en adviendrait pour lui-même. Comment je ne l'ai pas entraîné dans ma chute, je n'en sais rien. Ou j'en avais assez, ou l'espoir de me sauver m'a donné la résolution de m'abandonner à la destinée. Je me suis retenu, par je ne sais quel miracle, à la moitié du précipice. Je n'ai pas voulu crier, je n'ai pas crié, je sentais mon adversaire penché au-dessus de moi et regardant peut-être si je saurais mourir sans lâcheté. Enfin mes mains sanglantes et fatiguées ont lâché prise, et j'ai peut-être volontairement devancé le moment fatal. J'avais un sang-froid désespéré. Je me disais que j'étais suspendu sur un abîme, mais que, si je ne tombais pas juste sur un récif, je pourrais revenir sur l'eau. C'est ce qui est arrivé; je me suis senti étourdi, puis ranimé par la fraîcheur de la mer. J'ai nagé longtemps dans d'horribles ténèbres. Le brouillard était si épais, que je me heurtais contre les écueils sans les voir. Il m'a semblé un instant que je touchais aux Freirets, ces deux pains de sucre qui sont à la pointe du cap, assez loin de la côte. Jusque-là, j'avais ma raison; mais tout d'un coup je me suis aperçu que je ne pensais plus et que je nageais machinalement au hasard. C'est le seul moment où j'aie eu peur. Deux ou trois fois le raisonnement est revenu pour un instant, pour me faire sentir l'épouvante de ma situation et ranimer mes forces. Enfin j'ai perdu toute notion de moi-même, et je ne peux expliquer comment je suis arrivé au rivage. Il faut que le vent qui soufflait de la côte ait tourné tout d'un coup; mais je ne me rendais plus compte de rien, et sans toi je ne me serais jamais relevé!

En achevant ce pénible récit, la Florade jeta des cris étouffés, se cramponna à son oreiller, croyant lutter encore contre la vague et la roche; il ne revint à lui-même qu'en sentant les bras de Nama autour de lui. Nama ne le quittait ni nuit ni jour; elle accourut à ses cris, et, le couvrant de larmes et de caresses, elle le calma mieux peut-être que le médicament administré par moi.

Nama, toujours pure, aimait toujours ce jeune homme avec fanatisme. Elle ne trouvait en lui rien à blâmer ni à reprendre. Elle le magnétisait pour ainsi dire et l'endormait par son inépuisable douceur. Il sentait, sans en avoir conscience, le souffle à la fois innocent et lascif de cette fille de la nature, éprise de lui sans le savoir.

Quand je le vis tranquille et assoupi, je courus chez le baron; mais à peine eus-je dit quelques mots, que je ne me sentis plus le courage de l'interroger.

– Voyons, me dit-il, à qui en as-tu? Que cherches-tu à savoir?

– Il me semblait qu'avant tous ces orages vous deviez, de la part de madame d'Elmeval, me confier certains secrets … relatifs à elle et à la Florade. Voici la Florade non guéri encore, mais hors de danger. Il se croit éconduit; je dois, en qualité de médecin, vous demander si cela est sérieux et définitif, et si, en cas contraire, je ne dois pas le consoler de ce chagrin pour hâter sa guérison.

– Ah çà! répondit le baron en me regardant fixement avec ses yeux ronds si vifs et si doux en certains moments, veux-tu me dire où tu as pris cette idée biscornue que la marquise avait jamais songé à M. la Florade? Quand est-ce qu'elle t'a dit cela? Et comment se ferait-il que je ne te l'eusse pas dit dès le premier jour?

– Ah! mon ami, vous me l'avez donné à entendre.

– Jamais! Je t'ai interrogé pour savoir ce que ce pouvait être qu'un homme si hardi. Ce pouvait être un très-grand cœur ou un très-mince paltoquet, et ce n'est ni l'un ni l'autre. C'est un enfant terrible. Tu crois la marquise moins pénétrante et moins sévère que moi? Pourquoi cela?

– Parce que, le jour où la Zinovèse est venue la voir, elle a pleuré, beaucoup pleuré, je vous jure! Elle voulait le fuir, et son cœur se brisait.

 

– Pauvre femme! dit le baron en riant; c'est vrai qu'elle a pleuré, et encore le soir en tête-à-tête avec moi. Et sais-tu ce que je lui ai dit pour tarir ses larmes? Devine!

– Vous lui avez donné la force de se détacher de lui?

– De lui, qui? De celui qu'elle aimait? Ma foi non! Je lui ai dit: «Ma chère Yvonne, vous quitterez, si bon vous semble, ce pittoresque pays, qui menace de devenir tragique; mais nous vous suivrons, lui et moi. Celui que vous aimez n'aura rien de mieux à faire que de vous consacrer sa vie, et, moi, j'aurai à prendre ma part de votre bonheur en le contemplant comme mon ouvrage … car c'est moi qui, de longue main, avais rêvé et peut-être un peu amené tout cela. Vous étiez mes meilleurs amis, mes enfants adoptifs et mes futurs héritiers; pourquoi séparer les deux seules destinées que j'aie pu juger dignes l'une de l'autre? Je vous ai dit que, le jour où vous rencontreriez l'homme de bien et l'homme de cœur réunis, comme vous risquiez fort de ne pas en rencontrer un autre de sitôt, vu qu'il y en a peu, il fallait, sans hésiter et sans regarder à droite ni à gauche, l'arrêter au passage et lui dire: «A moi ton cœur et ton bras!» Cet homme-là, vous le tenez, ma chère Yvonne; il vous adore, et s'imagine avoir si bien gardé son secret, que personne ne s'en doute. Et il se trouve que vous gardez si bien le vôtre, qu'il ne s'en doute pas non plus. Je suis content de vous voir ainsi comme frappés de respect à la vue l'un de l'autre; mais vous commencez à souffrir, et je me charge de lui. Il saura demain…» Voyons, ne t'agite pas ainsi, ne saute pas par les fenêtres, écoute-moi jusqu'au bout! Je devais te parler le lendemain; les tragédies prévues se sont précipitées en prenant un cours imprévu. La marquise, par une superstition bien concevable, n'a pas voulu qu'il fût question d'avenir sous de si tristes auspices, et moi, par vanité paternelle, par orgueil de mon choix, je n'étais pas fâché de lui laisser voir que tu étais capable de la servir sans espoir et de l'aimer sans égoïsme. Tu as souffert beaucoup dans ces derniers temps, je le sais; mais j'avais du courage pour toi en songeant aux joies qui t'attendaient. Tu es tranquille sur ton malade, et moi aussi, je suis sûr de sa guérison physique et morale: viens donc trouver Yvonne avec moi, et tu verras si c'est M. la Florade qu'elle aime!

Aucune expression ne saurait peindre l'ivresse où me jeta cette révélation. Je craignis un instant de devenir fou; mais je ne voulus pas trop penser à mon bonheur. Je tremblais de n'en être pas digne. J'avais besoin de voir Yvonne et d'être rassuré par elle-même. Oh! qu'elle fut grande et simple, et saintement sincère dans l'aveu de son affection! Comme elle sut éloigner de moi le sentiment pénible de mon infériorité relative, car elle est restée à mes yeux ce qu'elle était le premier jour où je l'ai vue, un être plus accompli, meilleur, plus sage et plus parfait que tous les autres, et que moi par conséquent. Je n'ai jamais songé que sa naissance fût un privilège dont mon orgueil pût être flatté, ni sa fortune un avantage qui pût rien ajouter à notre commun bonheur. Je n'ai pas eu non plus la crainte de ne pas aimer assez son fils. Je ne pouvais pas les séparer l'un de l'autre dans mon amour, et je n'aurais pas compris qu'elle me fît promettre de le rendre heureux. Aussi le mit-elle dans mes bras en me disant:

– A présent que je peux mourir sans crainte pour son avenir, la vie me paraîtra plus belle, et vous ne verrez plus jamais un nuage sur mon front.

Par un sentiment de convenance pour son fils, madame d'Elmeval ne voulait pas se remarier avant d'avoir amplement dépassé le terme de son veuvage. Notre union fut donc fixée pour la fin de l'automne, et, comme la chaleur de l'été méridional paraissait moins favorable à Paul que la brise du printemps, nous convînmes d'aller avec lui et le baron passer quelques semaines auprès de mes parents en Auvergne, et le reste de l'été en Bretagne dans les terres de la marquise et du baron. On tenterait là un établissement définitif, sauf à revenir au rivage de la Méditerranée durant l'hiver, si Paul ne s'acclimatait pas facilement dans le Nord; mais j'avais bon espoir pour lui dans le climat doux de la région nantaise, et la suite a justifié mes prévisions.

Je ne voulais pourtant pas quitter définitivement la Florade sans le voir délivré de cette surexcitation nerveuse qui menaçait de se prolonger, et, après avoir passé le mois de juin avec la marquise, dans ma famille, je la laissai partir avec le baron pour la Bretagne; puis je revins m'assurer de l'état de mon malade et prendre les ordres de mademoiselle Roque, ainsi que cela était convenu.

Mademoiselle Roque n'avait pas voulu quitter son frère avant qu'il fût en état de reprendre son service. Elle continuait à habiter la bastide Pasquali, pendant qu'on lui construisait une très-jolie maisonnette près de la Seyne et de mon fameux champ d'artichauts, mais en belle vue, sur un tertre, et au milieu d'un bouquet de pins converti en jardin. Toute trace de l'ancienne bastide Roque avait disparu. Elle pouvait être là fort heureuse, mais avec un mari, et la marquise, qui se flattait de lui en trouver un convenable quand son éducation serait un peu plus avancée, lui avait proposé de l'emmener pour un ou deux ans.

Mademoiselle Roque avait pleuré beaucoup en voyant partir son amie; mais elle avait demandé à rester encore un peu chez Pasquali, qui la traitait comme sa fille depuis qu'il l'avait vue si bonne garde-malade, et, quand je revins pour la chercher, elle pleura davantage et demanda à rester tout à fait. Comme la marquise m'avait bien recommandé de ne rien laisser au hasard dans la destinée de cette bonne fille, je voulus savoir de Pasquali ce qu'il pensait d'elle et de sa résolution.

– Mon ami, répondit le bon Pasquali, laissez-la-moi, je l'adopte pour mon bâton de vieillesse. Vous me direz que je suis encore un peu loin de la béquille, et que le bâton n'est pas bien solide. Je le sais, Nama n'est pas bonne à grand'chose dans un ménage de garçon; mais elle a un si bon cœur, elle est si dévouée, si douce et si belle fille, après tout, que monsieur mon filleul pourrait faire pis que de l'épouser. J'ai dans l'idée qu'il y a pensé, car il n'est pas plus son frère que ne suis ton neveu. L'historiette est toute de sa façon. La fameuse almée dont son père s'était épris à Calcutta ou au Caire était tout simplement une Alsacienne rencontrée sur la Canebière, et qui ne lui a jamais donné aucune espèce de postérité. En me racontant cela, le coquin m'a dit qu'il dissuaderait Nama le jour où il la verrait bien guérie de son amour pour lui; mais ce jour-là ne viendra guère, s'il continue à nous rendre visite quatre fois par semaine. Le diable m'emporte! je crois qu'il est touché de cet amour-là; mais il est encore si fantasque, que je n'ose pas lui en parler. Vois-le donc et tâche de lui délier la langue.

J'allai trouver la Florade à son bord. Il était très-changé. Ses cheveux s'étaient beaucoup éclaircis, ses yeux n'avaient pas retrouvé leur bizarre entourage coloré et leur ardente expression. Il était plus pâle, plus distingué et d'une beauté plus sérieuse et plus douce. Ses forces étaient revenues, mais ses nerfs le faisaient souffrir encore presque tous les jours, et il se préoccupait de lui-même et de sa santé en homme qui aime la vie, qui croit à la possibilité de la perdre, et qui n'a plus la moindre envie d'en abuser. Il montra une grande joie de me revoir, me témoigna la plus ardente reconnaissance, et m'entretint longuement de ses souffrances. Il me parla fort peu de la marquise, et je vis qu'il n'y mettait pas d'affectation. Il avait fort envie de s'intéresser à notre bonheur; mais, loin d'en être jaloux, il se réjouissait presque naïvement d'être guéri d'une passion qui avait failli lui coûter si cher, et dont les conséquences avaient causé de si cruels désordres dans son organisme.

– Sais-tu, me dit-il, que j'ai des insomnies désespérantes? Toujours cette femme morte, et toujours cette vague noire et le poignet de fer du brigadier que je sens entre mes côtes quand je respire sans précaution! Ah! tu me vois bien démoli! Moi qui aurais bu la mer et avalé la tempête, je suis forcé de mesurer l'air que j'absorbe, et, quand la houle est forte, j'ai le vertige! Si ça continue, je serai réduit à quitter le service.

– Non, tu guériras; mais, à propos du brigadier, où en êtes-vous? Avez-vous fait bien sincèrement la paix?

– Je crois que oui, je l'espère; mais je n'en suis pas sûr. Tant que j'ai été sur le flanc, il a paru s'intéresser à moi; depuis que je suis sur pied, je n'ai plus entendu parler de lui. Il est vrai que je ne suis jamais retourné de ce côté-là, et je t'avoue qu'il me serait très-désagréable de recommencer une partie de lutte avec lui.

– Il faudrait pourtant en avoir le cœur net. La marquise m'a dit que, le lendemain de ton accident, il lui avait tout confié, et qu'elle lui avait fait jurer sur le Christ de ne plus songer à la vengeance; mais il n'avait peut-être pas beaucoup sa tête ce jour-là, et il serait bon de voir s'il n'a pas oublié son serment.

– Eh bien, tu as raison. Vas-y, tu me rendras service et tu me délivreras d'une de mes anxiétés. Si je pouvais être tranquille sur ce point, je me déciderais… Voyons, qu'en penses-tu? Il y a une personne qui n'est pas précisément mon idéal, mais dont l'affection pour moi est sans bornes et dont l'influence physique sur moi est extraordinaire. Elle agit comme un calmant, et, dès que je suis auprès d'elle, mes fantômes s'envolent. Si j'en faisais ma femme? Peut-être chasserait-elle les démons de mon chevet. Elle prétend avoir des amulettes contre les mauvais esprits, et je te jure qu'il y a des moments où je suis tenté d'y croire.

– Elle a un talisman souverain, répondis-je, elle t'aime! Va, mon ami, épouse mademoiselle Roque. Elle est belle, et vous aurez de beaux enfants; elle est bonne, et elle chassera les mauvais souvenirs; elle a de quoi vivre, et, si tu étais forcé de quitter le service, tu ne serais pas dans la gêne. Elle est agréée de Pasquali, et elle adoucira ses vieux jours. Enfin c'est une bonne action à faire que de ne pas la laisser retomber dans l'isolement, et, le jour où tu te dévoueras vraiment à une femme, les démons cesseront de te reprocher le passé.

La Florade me serra énergiquement la main, et nous nous rendîmes ensemble au quartier de Tamaris. Je l'y laissai et courus au baou rouge. Je trouvai le brigadier occupé à élaguer un pied de mauve de dix pieds de haut, qui ornait sa porte.

– Non, je n'ai pas oublié! dit-il quand il m'eut entendu. J'ai juré! Et, d'ailleurs, quand même la sainte dame ne m'aurait pas arraché ce serment-là, la chose m'avait fait trop de mal! Je ne suis pas méchant, moi, et, quand j'ai cru avoir tué ce jeune homme, je n'attendais que d'avoir enterré ma femme pour me tuer aussi. Dieu a voulu qu'il en revienne, et je n'irai pas contre la volonté de Dieu!

Il me pria d'entrer chez lui. L'ordre et la propreté y régnaient toujours. Les petites filles étaient bien tenues et fort embellies. La crainte ne les paralysait plus. Elles étaient vraiment aimables. J'en fis compliment à leur père.

– Vous voyez, dit-il en soupirant. C'étaient pourtant de bons enfants bien sages! Ah! comme on pourrait être heureux, si on voulait se contenter de ce que Dieu vous donne!

Il embrassa ses filles. Personne ne lui reprochait plus de les gâter; mais, tout en savourant son bonheur, il regrettait son tourment.

Quand je retournai à Tamaris, Pasquali vint à ma rencontre.

– C'est bien, me dit-il, tu es un brave garçon et tu mérites le bonheur que tu as. Le filleul vient de parler à la petite Roque et de lui engager sa parole. Tu peux partir à présent, puisque retourner auprès de notre chère marquise est la récompense du bien que tu nous fais.

J'embrassai le bon parrain et les nouveaux fiancés. Marescat me reconduisit à Toulon, et je lui serrai les mains en le quittant, car c'était, lui aussi, un bon et honnête homme.

Ma bien-aimée promise est aujourd'hui ma femme. Que pourrais-je ajouter à ce mot, qui résume toute ma félicité, toute ma foi et toute ma gloire en ce monde? Paul est la bénédiction de notre vie, et, si je ne regrette pas ma pauvreté méritante, c'est parce que j'ai pu rester laborieux et actif en soignant mes semblables sans autre récompense que leur affection.

FIN