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Tamaris

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La Florade faisait visiblement pour l'approcher des efforts d'audace extraordinaires. Il n'avait point l'usage du monde bien librement acquis; mais la tenue aisée et ferme du marin militaire remplaçait chez lui le convenu, et le remplaçait agréablement, je dois le dire. Il ne pouvait pas être gauche, quelque troublé qu'il fût intérieurement, et ce trouble se traduisait alors par un élan de précipitation heureuse et dévouée qui ajoutait à son charme naturel. Fort, agile, bien portant et bien trempé, jeune jusqu'au bout des ongles, expérimenté, sinon avec l'amour vrai, du moins avec la femme, il savait deviner et prévenir les moindres fantaisies, caresser les faiblesses, adorer les caprices, ne s'alarmer d'aucune froideur, ne se blesser d'aucun refus, croire toujours en lui-même, espérer toujours de la faiblesse du sexe, et se laisser manier comme un cheval ardent et docile qui frémit de joie au moindre appel de la volonté.

Tout ce que je dis là était résumé dans l'attitude de la Florade auprès de la marquise, et je devais le dire pour expliquer la persistance de son espoir devant la sérénité polie et froidement obligeante de l'accueil qui lui fut fait. Il eût voulu être grondé plutôt que reçu ainsi. Il fit son possible pour alarmer la marquise sur la manière gaillarde dont il avait porté l'enfant à travers les petits dangers de la montagne; il parla même de recommencer. Il eût donné l'univers pour un mot d'inquiétude ou de reproche qui lui eût permis de dire qu'avec Paul dans ses bras il pouvait marcher sur les eaux ou voler dans l'espace. Et il l'eût dit sans trop de danger de faire rire, car il l'eût dit avec cette ardeur de passion qui désarme; mais il ne put pas le dire: la marquise, soit finesse supérieure à la sienne, soit indifférence réelle, le tint constamment à cette distance où il est impossible de lancer une déclaration sous forme de métaphore.

Elle s'était levée pour partir; mais, avant tout le monde, elle remarqua que j'étais fatigué, et, se rasseyant:

– Le docteur a couru, dit-elle, c'était trop tôt! Donnons-lui le temps de se remettre.

La Florade n'était pas homme à mordre ses lèvres avec dépit. Il s'occupa de moi au contraire avec une sollicitude extrême. Il semblait dire à la marquise: «J'aime tout ce que vous aimez, en attendant que vous m'aimiez seul.» Il n'était pas invité à s'asseoir dans le groupe, il vint se percher près de moi pour me questionner sur ma toux, sur mes insomnies, de l'air le plus naturel et le plus affectueux. Et puis il trouva moyen de reconquérir le baron, qui était froid pour lui, en le prenant pour arbitre d'une discussion qui avait eu lieu entre les érudits du bord à propos d'un texte latin que, grâce à sa bonne étoile, il entendait dans le même sens que M. de la Rive. Et puis Paul, qui l'adorait, le retint au moment où il se voyait forcé de partir, et il eut des yeux d'aigle pour apercevoir un nid d'oiseau dans une crevasse de rocher. Il fit monter l'enfant debout sur son dos, afin qu'il pût y atteindre. Il tua d'un coup de talon, avec une adresse crâne, un serpent qui effrayait Nama. Il fit pour Paul une botte de fleurs, espérant que la marquise y puiserait, et sauta vingt fois le ruisseau sans être essoufflé ni en transpiration, et n'ayant pour tout indice de surexcitation que ses arcades sourcilières et ses paupières inférieures injectées d'un sang rose et pur. Je l'étudiais physiologiquement, et il me semblait impossible que cette gracieuse plénitude de vie ne fût pas un irrésistible aimant pour la femme la plus méfiante et la mieux gardée.

Il trouva moyen de nous suivre, ou plutôt de nous précéder jusqu'à Ollioules, faisant allonger son cheval de louage beaucoup mieux que Marescat ne pouvait activer ses vieilles bêtes, faisant ranger les autres voitures, les charrettes, les piétons, tout ce qui pouvait gêner ou inquiéter le trajet de la marquise sur cette route coupée d'angles de montagne et bordée de précipices. A Ollioules, il prit Pasquali dans sa carriole, afin de lui parler de la marquise, et aussi afin d'avoir occasion de la faire arrêter un peu plus loin, pour lui rendre son passager. Il ne manqua pas d'aller la saluer encore et de lui demander quel jour elle voulait choisir pour visiter la Bretagne. Il offrait son canot, ses hommes, son bras, sa tête, son cœur, tout cela dans un regard. Elle n'accepta et ne refusa rien. Elle était préoccupée. Cachait-elle ainsi une émotion secrète? Je fus étonné de voir le baron inviter la Florade à déjeuner pour le lendemain avec Pasquali.

– Oui, oui, cela t'étonne, me dit-il quand nous fûmes seuls en cabriolet, Pasquali étant monté avec Marescat sur le siége de la calèche; mais il faut te dire que les la Florade sont plus à craindre de loin que de près, et que j'aime mieux lui donner ses entrées franchement que de le voir rôder sous les fenêtres.

– Vous commencez donc à craindre…

– Pour le repos de la marquise? Non; mais un don Juan amoureux et sincère peut compromettre la réputation d'une femme par des étourderies, si on irrite sa passion. Et puis je ne veux pas qu'il aille s'imaginer qu'on enferme celle-ci et qu'on la surveille parce qu'on le craint. Demain, je le conduirai chez elle. Il ne la connaît pas assez, vois-tu; il s'imagine qu'on peut oser avec elle comme avec toutes les femmes, et que l'occasion seule lui manque. Selon moi, la véritable dignité d'une mère de famille n'est complète qu'à la condition de ne pas fuir devant ces prétendus dangers qui n'existent que dans les romans. Les romanciers, mon cher enfant, ne mettent pas volontiers en scène les femmes vraiment fortes; ils ont peur qu'on ne les trouve invraisemblables ou ennuyeuses. Le roman a besoin de drames et d'émotions, par conséquent de personnages qui s'y prêtent par nature et à tout prix; mais le roman est une convention, et l'art cesserait peut-être de nous sembler de l'art, s'il voulait être absolument gouverné comme la vie. Ici, nous sommes dans la réalité, mon ami, et nous ne souffrirons pas que M. la Florade nous jette dans le roman. Laissons-le venir, et nous verrons bien si ses prétentions survivront à un tête-à-tête avec la marquise.

– Vous avez fait part de vos idées sur ce point à madame d'Elmeval?

– Oui, et elle les approuve d'autant plus en ce moment, j'en suis sûr, que la Florade vient de nous montrer son audace.

– Prenez garde, mon ami, de vous exagérer la force de l'ennemi. La Florade est aisément guéri d'une passion par une passion nouvelle. Peut-être, si on avait la patience de reconduire poliment pendant quinze jours, serait-il consolé, ce qui vaudrait mieux que d'avoir été vaincu.

– Mais je tiens à ce qu'il soit vaincu, moi! répliqua le baron. J'y mets mon amour-propre d'ami enthousiaste de la marquise, et je me soucie fort peu que ton la Florade soit désolé ou non. Un homme de ce caractère peut souffrir, et on ne doit rien à celui qui s'embarrasse si peu de faire souffrir les autres.

Tout en parlant ainsi de la Florade, le baron avait peut-être un peu de dépit contre lui-même, et, pour faire comprendre ce mélange de bienveillance et d'antipathie, je dois esquisser, plus particulièrement que je ne l'ai encore fait, le caractère du baron.

Si la forme extérieure est généralement le moule ou le reflet de l'homme intérieur, il faut reconnaître pourtant un grand nombre d'exceptions, et à première vue le baron en était une. Il était petit, maigre et assez bien proportionné; mais sa figure, franchement laide, comme il le proclamait lui-même en toute occasion, faisait naître l'idée d'un esprit très-vulgaire et d'une âme sans élévation. Il avait les traits vagues, avortés pour ainsi dire, l'œil terne, le regard distrait, le sourire sans expression. Cela tenait à des excès de travail et à de longues veilles qui avaient fait arrêt de développement dans sa jeunesse. Plus tard, il avait lutté contre deux ou trois maladies graves avec un grand courage, une remarquable patience, et sans que l'activité de l'esprit parût en avoir souffert. Sa vie était donc le résultat de victoires remportées autant par sa volonté que par les secours de l'art, et sa figure annonçait une fatigue dont l'âme ne se souvenait plus, mais dont elle gardait l'empreinte ineffaçable.

Quand on connaissait le baron, quand on l'avait étudié à toute heure, on arrivait à découvrir dans sa physionomie terne le rayon de son esprit toujours vif et clair, l'énergie toujours soutenue de sa vitalité physique et artificielle, mais durable. Le sourire qui effleurait à peine ses lèvres flétries, le regard qui passait comme un éclair dans ses yeux myopes, avaient une grande signification et même un grand charme. Il fallait les saisir au vol, les deviner peut-être, ces rayons fugitifs du sentiment intérieur, car la contraction nerveuse les traduisait parfois d'une manière infidèle; mais, pour qui connaissait les trésors de dévouement et de bonté de cet homme rare, tout plaisait en lui, même sa laideur. Le baron n'était peut-être pas né avec de grandes facultés intellectuelles. Il avait plus d'aptitude que de mémoire, plus de déductions que d'inductions à son service. Il était en un mot de ces hommes qui, ne sentant pas en eux une spécialité pour les appeler et les aider, veulent étendre le cercle de leurs connaissances à tous les sujets. Il avait donc lutté contre son être intellectuel, comme il avait lutté contre son être physique, et, là aussi, il avait vaincu. Il était devenu ce qu'il voulait être, un homme très-instruit, pensant bien, jugeant tout avec un grand sens, et tirant de ses lumières le secret de son bonheur moral. Il était devenu philosophe pratique en étudiant l'histoire, éclectique dans la bonne acception du mot en examinant toutes les théories. L'enthousiasme, le feu sacré lui avaient toujours manqué; mais que de raison, de tolérance et de sécurité bienfaisante dans ces âmes où le jugement acquis s'appuie sur la bonté naturelle! Quel paternel refuge pour les âmes troublées! Quel appui solide et sûr pour les convictions généreuses!

 

En présence de la Florade, cette autre exception, cette antithèse vivante qui épuisait la vie en croyant la développer, le baron était indécis et troublé pour la première fois peut-être. Il avait envie de le condamner et de le haïr, il avait besoin de l'excuser et de l'aimer. J'ai eu souvent lieu d'observer ce combat intérieur que la Florade, sans l'expliquer, devinait fort bien instinctivement, et que je subissais moi-même sans m'en étonner et sans vouloir m'y soustraire.

La présentation à domicile eut lieu. La marquise se montra calme et bienveillante. La Florade fut plus réservé qu'il ne l'avait été la veille. Lui aussi sentait l'influence de ce milieu austère, de cet intérieur chaste où la maternité semblait veiller et ne pas craindre la surprise de ces voleurs du dehors dont parle l'Écriture. Au bout de cinq minutes, le baron prit mon bras pour aller voir Pasquali, et la Florade resta debout près du banc de coquillages où la marquise aimait à s'asseoir. A quelques pas de là, Paul jouait avec le petit âne; à dessein ou fortuitement, mademoiselle Roque était je ne sais où: la Florade pouvait parler.

Je ne sus rien par le baron de ce qui s'était passé. Il n'interrogeait jamais la marquise, et je comprenais bien cette exquise délicatesse du confesseur qui attend les confidences. La marquise ne parla point; mais, le lendemain, je vis la Florade chez Pasquali. Il était bouleversé, fiévreux, irritable.

– Voyons, docteur, me dit le bon et rond Pasquali, qui commençait à me tutoyer, viens donc m'aider à calmer cet animal-là! Sais-tu qu'il est jaloux de toi comme un tigre?

– Eh bien, oui, s'écria la Florade, moitié riant, moitié provoquant; je suis jaloux de toi, docteur endiablé!

– Il me tutoyait, lui, pour la première fois.

– Nous sommes ici dans le sanctuaire de la sincérité, dans la maison où l'on dit tout haut ce qu'on pense, et devant l'homme qui ne comprend rien aux artifices du langage, aux fausses convenances du monde. Nous voici deux marins, et toi, le savant, l'expérimenté, l'homme à grandes relations, tu es tout seul. Ta réserve ne tiendra pas contre notre besoin de vérité: nous te sommons, lui et moi, de la dire. Es-tu amoureux de la marquise?

Je répondis sèchement un non bien articulé, et j'attendis la suite de l'assaut.

– S'il dit non, c'est non, reprit Pasquali en voyant le sourire de doute de la Florade. Le docteur est un homme, et, s'il dit non sans qu'on le croie, tu mérites une giffle, et c'est moi qui vais te la donner.

La Florade se mit à rire comme un homme habitué à ces paternelles menaces, et, me prenant la main avec une force convulsive:

– Je te crois, dit-il; mais donne-moi ta parole d'honneur.

– J'ai dit non, répondis-je, et je veux que cela suffise. Après?

– Oui, c'est juste, reprit la Florade. Eh bien, puisque tu n'aimes pas, tu n'es pas aimé?

– Cela va sans dire, observa Pasquali.

– Alors? dis-je à mon tour.

– Alors, s'écria la Florade, tu ne dis pas de mal de moi à la marquise?

– Je ne dis pas de mal de vous à la marquise en ce sens que, si j'ai eu occasion de parler de vos défauts, j'ai parlé beaucoup plus de vos qualités.

– Mais tu me hais ou tu me méprises! s'écria-t-il en me menaçant de son regard de feu; tu ne veux pas me tutoyer?

– Je t'aime et ne te méprise pas; je te plains souvent, je te blâme quelquefois. Qu'est-ce qu'il y a encore?

Il se jeta dans mes bras, et, pleurant comme un enfant:

– Ne me juge pas trop sévèrement, s'écria-t-il; ne dis pas au baron, qui lui redit tout, que je suis un Lovelace de bord, un don Juan de guinguette, un libertin, un sot, un étourdi, un homme sans cœur, sans conduite et sans cervelle. Je ne suis rien de tout cela, vois-tu! Je suis un bon garçon, un enfant, si tu veux. J'aime cette femme à en mourir, et elle ne m'aime pas, et je ne peux rien lui dire pour me faire aimer. Elle me fait peur, elle est plus qu'une femme pour moi; c'est une divinité ou un démon. Elle me glace et me pétrifie. Dès qu'elle a le dos tourné, je brûle, j'enrage, j'ai des torrents d'éloquence à mon service; mais, si personne ne m'aide, si je n'ai pas d'amis, de bons et vrais amis pour lui expliquer mon mutisme d'imbécile, pour lui dire que je ne vis plus, que je ne travaille plus, que je n'ai plus ma raison, que je suis capable de manquer à tous mes devoirs, de me faire casser la tête pour un mot, enfin que je suis digne de pitié et hors de moi, jamais elle ne saura que je l'aime!

– Alors voici la question, répondis-je, ému de son désespoir, mais non convaincu par son raisonnement: il faut que le baron, Pasquali ou moi, nous nous chargions de faire ta déclaration? Est-ce sérieusement que tu nous demandes de jouer un pareil rôle?

– Attends donc, attends donc! dit en s'adressant à moi Pasquali, qui écoutait tout cela en comptant d'un air abasourdi les bouffées de sa pipe, on sait bien que tu es trop jeune pour porter la parole; mais le vieux baron? Il ne s'agit pas ici d'une déclaration d'amour en l'air. Quand on s'adresse à une femme honnête et respectable, c'est une supplique en vue du mariage, et, ma foi, toute réflexion faite, la Florade est bien posé pour son âge; il est homme d'honneur, il ne sait pas si madame Martin est riche ou pauvre, dûment ou indûment titrée…

– Je ne veux pas le savoir! s'écria la Florade. Vous l'appelez marquise, et son vrai nom commence à circuler; mais ce nom et ce titre ne m'apprennent rien, à moi qui ne connais pas le plus ou le moins d'importance relative des positions dans le monde. Notez que je ne sais absolument rien de sa fortune, que je la vois vivre comme une simple bourgeoise, et qu'elle peut n'avoir qu'un douaire très-mince, révocable même. Notez aussi que je ne sais rien de son passé. Il a été irréprochable, mes yeux et mon cœur le sentent; mais elle a pu, elle a dû aimer quelqu'un, elle aime peut-être encore! Elle pleure peut-être un ingrat, elle se cache peut-être, parce qu'un misérable l'a compromise. Voilà ce que j'ai le droit de présumer. Eh bien, tout cela m'est indifférent. Je suis sûr, si elle prend confiance en moi, de lui faire oublier ses peines, de venger ses injures, de faire respecter son avenir. Je lui donne tout mon être, ma jeunesse, mes deux bras, mon courage, mon âme à tout jamais, un nom que l'honneur ne désavoue pas, une volonté indomptable, une passion dévorante. Qu'est-ce qu'un autre homme lui offrira de mieux? Des écus, des parchemins? Je l'ai entendue parler, je sais qu'elle est au-dessus de tout cela, et qu'elle ne cherche que la vérité. La vérité, c'est moi, vérité farouche d'énergie et de conviction, entends-tu, docteur? c'est la bonne, c'est la seule vraie. Dis tout cela au baron, et fais qu'il le voie et le comprenne.

– Oui, oui, dites-le au baron, répéta Pasquali; moi, je ne saurais pas; mais, si vous le dites comme il vient de le dire, le vieux brave homme le croira, puisque moi … qui certes ne le gâte pas, ce drôle … me voilà persuadé que, cette fois, il aime pour tout de bon.

– La Florade, répondis-je, il faut parler toi-même. En fait d'amour, on n'est éloquent et persuasif que dans sa propre cause. Va le trouver, dis-lui tout ce que tu as dit là et attends sa décision. Nul autre que lui ne peut t'aider.

– Mais on peut me nuire! s'écria-t-il avec une impétuosité soudaine. Docteur, tu blâmes mon passé, tu ne me l'as pas caché, je ne t'en veux pas. Tu m'as grondé, raillé, repris sévèrement, je t'en remercie; mais, à présent, c'est fini, entends-tu? Je suis corrigé, je suis purifié et rebaptisé par une passion vraie. J'ai rencontré la femme que je n'osais pas rêver; je la veux à tout prix. Oui, je la veux!.. répéta-t-il en posant son bras nerveux sur la table, entre Pasquali et moi. Tenez, prenez une hache, si vous en doutez, et coupez-moi ce bras-là, le droit! J'y consens tout de suite, si à ce prix vous jurez de ne pas me nuire!

Il parlait avec cette furia méridionale qui rend acceptables toutes les hyperboles de l'exaspération.

– Finis donc, imbécile! lui dit Pasquali en secouant la table avec humeur; tu sais que je n'aime pas qu'on parle pour ne rien dire!

– Mais je dis quelque chose, reprit la Florade avec le même emportement; je ne veux pas qu'on me nuise, je ne veux pas qu'on dise au baron: «Ne croyez pas, c'est un feu de paille.» Non, je ne le veux pas; je tuerai celui qui me nuira!

J'étais à bout de patience.

– Allons nous battre tout de suite, lui dis-je en me levant; car ceci est un ordre, une menace et une provocation; j'en ai assez. Sortons.

Pasquali s'élança sur la Florade, qui me suivait, et, avec une vigueur magistrale, il le cloua sur sa chaise en lui disant:

– Et moi, je ne veux pas que tu bouges, je veux que tu expliques ta menace ou que tu la retires, ou bien je te donne ma parole que je monte à l'instant chez la marquise pour lui dire de ne jamais te recevoir.

Et, comme la Florade se débattait un peu, il lui fit, comme en dépit de lui-même, une révélation qui changea pour un instant le cours de ses idées.

– Écoute-moi bien, dit-il: je comptais te doter d'une somme assez ronde et qui sauvait ta dignité, car se présenter avec une boussole, une lorgnette et un étui à cigares pour épouser une grande dame, c'est humiliant. Il faut pouvoir lui dire: «J'ai de quoi vivre et j'entends être séparé de biens au contrat…» Mais le diable m'emporte, si tu te conduis comme un fou, si tu offenses les gens de cœur et si tu romps avec tes meilleurs amis, je ne te flanque pas un sou et je te renie par-dessus le marché!

La Florade était très-monté. La délicate bonté de son parrain fit couler ses larmes; il vint se jeter dans mes bras en me demandant pardon de son injustice, et, après m'avoir supplié de ne pas douter de lui, il alla trouver le baron.

Je restai avec Pasquali à commenter tout ce que nous venions d'entendre. Pasquali était un homme très-ferme; quand il avait, comme il disait, viré de bord, il ne voulait plus regarder que devant lui. Peut-être, lorsqu'il n'était plus sous l'action magnétique de son fils adoptif, avait-il quelque doute, mais il ne se permettait plus de s'y arrêter. Ma loyauté me défendait, d'ailleurs, de chercher à l'ébranler. J'avais dit au baron tout ce que ma conscience m'ordonnait de lui dire. Mon rôle était d'attendre désormais les événements en silence. Je ne voulus pourtant pas cacher le fait à Pasquali, je désirais qu'il fût connu de la Florade. Je le lui aurais dit avec calme à lui-même, s'il m'eût laissé le temps de m'expliquer au lieu de me pousser à bout.

– Ainsi, dit Pasquali, il va trouver sous quelques rapports le baron prévenu contre lui? Allons, à la garde de Dieu! Vous avez fait votre devoir; écoutez votre cœur maintenant. Il est vraiment fou de chagrin, cet enfant, et il est si bon!.. Mais j'oublie que tu es mon enfant aussi, et que je veux te tutoyer. Au revoir, j'entends le premier coup de ton dîner qui sonne à la maison Caire. Renvoie-moi mon possédé; je veux savoir comment le baron l'aura reçu.

Le baron n'avait pas aperçu la Florade.

– Est-ce qu'il va venir tous les jours? me dit-il avec un peu de sécheresse.

Je lui répondis que la Florade, étant chez Pasquali, avait annoncé vouloir lui demander un conseil ou un service. Je ne crus pas devoir m'expliquer davantage. M. de la Rive s'étonna un peu de mon silence, et puis tout à coup, pendant le dîner, et comme si sa pénétration l'eût fait lire dans ma conscience, il répondit de lui-même à mes pensées:

– Tu diras ce que tu voudras (je ne disais quoi que ce soit); je ne ferai jamais grand fonds sur les hommes qui ne savent pas se vaincre. C'est peut-être la manie d'un pauvre petit vieux qui a passé sa vie à souffrir et à s'en cacher pour ne pas attrister les autres, mais je ne peux faire cas que de ceux qui ont ce courage-là. La vie ne se passe pas à se jeter dans l'eau ou dans le feu pour ceux qu'on aime: elle se passe en petits maux et en petites tristesses de tous les instants, dont il faut leur épargner le spectacle ou la contagion. Faut-il que personne ne dorme quand nous ne pouvons pas dormir? Et ne sommes-nous pas à moitié guéris déjà de nos souffrances quand nous les avons épargnées aux dignes objets de notre affection? Qu'est-ce que tu dis de cela, toi?

– Je dis comme vous, répondis-je, et je sens que, si je pouvais l'oublier, votre exemple me le rappellerait à toute heure.

Nous quittions la table, il se leva avant moi, prit ma tête brûlante entre ses deux mains et la serra un instant sans rien dire. Avait-il donc deviné combien je souffrais et combien j'avais besoin d'être aimé de lui? Il me chargea de porter à Paul un livre qu'il lui avait promis, et de lui expliquer je ne sais plus quel passage qui devait servir à sa version du lendemain. La soirée était douce. Je sortis nu-tête, comptant demander Paul et ne pas déranger sa mère.

 

Comme je prenais par le plus court à travers les lauriers, j'entendis près de la source, qui était renfermée dans une voûte couverte, une voix que je ne reconnus pas tout de suite, et qui prononçait mon nom. Je m'arrêtai involontairement: c'était la voix de mademoiselle Roque.

– Il n'est pas pour toi, disait-elle; mais, moi, je suis ton amie, ta sœur et ta servante. C'est moi qui parlerai, sois tranquille, et va-t'en.

Au bout d'un instant, pendant lequel mademoiselle Roque s'éloigna, la personne à qui elle s'était adressée vint droit à moi sans me voir: c'était la Florade.

– Eh bien, lui dis-je en l'arrêtant, vous avez trouvé l'avocat qui plaidera votre cause? Vous n'avez plus besoin de personne?

– Docteur, docteur, tu m'en veux! répondit-il en secouant la tête, tu m'épies … car tu n'allais pas sans chapeau chez la marquise, je suppose! Tu n'as pas confiance en moi, comment veux-tu m'en inspirer?

– La Florade, repris-je, mademoiselle Roque est donc ta sœur?

– Tu le sais bien! fit-il en levant les épaules.

– Qui a inventé l'histoire?

– Inventé?.. Personne! L'idée en est venue au commissaire du bord; elle est assez vraisemblable…

– Elle est venue de lui, et à lui tout seul?

– Ah! tu m'ennuies! s'écria la Florade, qui savait inventer et développer un roman, mais non pas affirmer un mensonge; qu'est-ce que cela te fait, à toi? Le résultat n'est-il pas excellent? La voilà sauvée, cette pauvre fille, qui serait morte de consomption; elle est tranquille, elle est heureuse. La bastide maudite est déjà par terre…

– Et tu as un prétexte pour aller à Tamaris quand tu veux!

– Non; je n'avais pas pensé à ceci, que je devais cacher mon lien fraternel, et que, la chose restant secrète, madame d'Elmeval ne m'autoriserait pas à rendre de fréquentes visites à ma sœur sous son toit.

– Et c'est pour cela que, ne reculant devant rien pour marcher à ton but, tu donnes des rendez-vous mystérieux à cette fille que tu as déjà compromise, et que tu ne peux plus réhabiliter! Tiens, mon ami la Florade, tu es comme tous les hommes qui ne veulent pas combattre leurs passions.

– Je suis … quoi? Voyons!

– Tu es un égoïste!

Il articula un jurement énergique, et je crus encore une fois que nous allions nous couper la gorge; mais il s'assit sur la margelle de la rigole qui était à sec, mit sa tête dans ses mains et resta absorbé.

– Tu vas coucher là? lui dis-je au bout d'un instant.

– Grâce à toi, mon cher, répondit-il en se levant, il y a des moments où je me prends pour un coquin, et où j'ai envie de faire justice de moi!.. Mais cela n'arrivera pas, non! Mes fautes sont légères et réparables. Je ne verrai plus Nama en secret. Diable de fille, qui ne sait écrire qu'en chinois! Pourquoi ris-tu, toi?

– Parce que tu t'épuises en intrigues de comédie quand tu pourrais aller au bonheur par le grand chemin.

– Qu'est-ce qu'il faut faire? Dis!

– Il faut aimer, et tu n'aimes pas. Tu n'as que des désirs et de l'imagination; le cœur ne t'inspire rien!

– Va toujours! Qu'est-ce que le cœur m'inspirerait, si j'en avais un?

– Le respect, le dévouement, la droiture et la patience. Bonsoir. Dixi.

Je m'éloignai rapidement, craignant de le conseiller trop bien.

Il essaya d'en profiter, car il laissa passer plusieurs jours sans agir et sans reparaître. Pasquali n'y comprenait rien. Le baron s'en croyait délivré. Mademoiselle Roque s'en inquiétait, et la marquise avait l'air de ne pas s'en apercevoir.

Cette semaine fut un repos dont j'avais réellement besoin, et qui acheva de réparer mes forces ébranlées. Il fit constamment beau; la nature riait par tous ses pores. Les cistes blancs à fleurs roses, les ornithogales d'Arabie, les gentianes jaunes, les scilles péruviennes, les anémones stellaires, les jasmins d'Italie, les chèvrefeuilles de Tartarie et de Portugal croissaient pêle-mêle à l'état rustique, indigènes ou non, sur la colline de Tamaris, devenue un bouquet de fleurs, en dépit de l'ombrage des grands pins. Le golfe était si calme, qu'au lever du soleil on ne distinguait pas les objets du rivage de la ligne marine où ils prenaient leur réverbération. L'horizon de la pleine mer se remplissait de navires dont la vapeur nacrée se déroulait en longs serpents sur le ciel rose, et des centaines de barques pêchant autour des récifs tranquilles, empourpraient plus ou moins au soleil matinal leur voile latine rouge ou blanche.

Dans la campagne, loin des routes, qui sont empestées par les ruisseaux noirs et gras des moulins à huile d'olive, les collines étaient embaumées par les siméthides délicates, par les buissons de cythise épineux et de coronille-jonc, et par les tapis de coris rose, cette jolie plante méridionale qui ressemble au thym, mais qui sent la primevère, souche de sa famille. Des abeilles, butinant sur ces parfums sauvages, remplissaient l'air de leur joie. Des lins charmants de toutes couleurs, des géraniums rustiques, des liserons-mauves d'une rare beauté, de gigantesques euphorbes, de luxuriantes saponaires ocymoïdes, des silènes galliques de toutes les variétés et des papilionacées à l'infini s'emparaient de toutes les roches, de toutes les grèves, de tous les champs et de tous les fossés. C'était fête partout et fête effrénée, car elle est courte en Provence, la fête du printemps! Entre les tempêtes de mars-avril et les chaleurs de mai-juin, tout s'épanouit et s'enivre à la fois d'une vie exubérante et rapide.

Nous fîmes plusieurs excursions intéressantes, et Paul devint aussi savant que moi en botanique provençale de la saison. Sa mère s'intéressait vivement à nos trouvailles, et consentait à s'extasier devant des brimborions à peine visibles à l'œil nu. Mademoiselle Roque aimait mieux les fleurs voyantes, les tulipes œil de soleil, qui croissaient dans les blés, les grandes glaucées des falaises et les nigelles de Damas, qui dans certains ravins atteignaient à des proportions extraordinaires. Elle se faisait de singulières coiffures avec ces riches corolles; elle s'en mettait sur les tempes, dans les oreilles; elle regrettait de ne pouvoir s'en mettre dans les narines. Elle était quelquefois à mourir de rire, et quelquefois aussi très-belle avec cette ornementation sauvage. Quand la marquise la coiffait avec goût d'une couronne de fleurs de grenadier mêlées à ses cheveux noirs crépus, elle avait une tête remarquable.

C'était un véritable enfant, d'une innocence primitive et d'une inaltérable douceur. Madame d'Elmeval me trouvait trop indifférent pour sa protégée.

– Que lui reprochez-vous donc? me disait-elle. Elle n'est pas intelligente à l'œil nu, comme vous dites en étudiant vos plantes microscopiques, et je conviens qu'elle ne montre pas plus d'esprit qu'une statue de bronze à qui l'on aurait mis des yeux d'émail; mais elle est loin d'être ce qu'elle paraît: elle apprend très-vite. La douceur et la volonté d'obéir remplacent chez elle l'habitude de l'attention et de la mémoire. Elle vit un peu comme les autres rêvent; mais il y a en elle une telle ignorance du mal que l'on se prend à l'admirer au moment où l'on croirait devoir la gronder.

J'avouais ne pas tenir grand compte de cette absence de notion du mal qui avait pour conséquence l'absence de la notion du bien.

– Ah! vous avez tort! répondait la marquise d'un air naïvement étonné, comme si jusque-là elle m'eût jugé infaillible; oui, vrai, docteur, vous avez tort de dédaigner cet état divin de l'âme qui fait la beauté morale de l'enfance! Est-ce que vous croyez que Paul sait ce que c'est qu'une mauvaise action?