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Lélia

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– Mais vous souffrez, Lélia, dit Sténio de plus en plus étonné de la trouver si sincère; vous n’êtes donc pas résignée? Vous ne ressentez donc pas ces joies que vous comprenez? Ce Dieu, ami des infortunés, ne vous assiste donc pas? La paix de votre conscience n’est donc pas une félicité suffisante?

– Je ne m’étonne pas que vous me le demandiez, répondit Lélia; car vous ne savez plus rien de toutes ces choses, et vous devez trouver un certain attrait de curiosité à les rapprendre; je vais donc vous les dire.»

Elle lui fit signe de s’éloigner d’elle, car il marchait à ses côtés, il n’osa pas résister à ce geste dont l’autorité semblait surhumaine. Elle s’éloigna aussi, et, appuyant son coude contre le bord de la fenêtre, elle lui parla debout et le regard fixé sur lui avec assurance.

«Je ne veux, pas vous tromper, lui dit-elle. Je sens que ces paroles échangées à cette heure entre nous ont une solennité qu’il n’est pas en mon pouvoir de détourner. Si Dieu a permis que vous entrassiez sans obstacle dans le sanctuaire de mon repos, s’il a livré à votre curiosité malveillante ou frivole le secret douloureux de mes veilles, sa volonté est apparemment que vous connaissiez mes pensées; et vous les connaîtrez pour en faire l’usage que Dieu a prévu et ordonné. La fierté que je professe, que j’enseigne et que je pratique est, je le sais, l’objet de votre aversion et de votre ressentiment. Vous la combattez avec âpreté dans vos entretiens, dans vos écrits, dans le sein même de mon humble école; mais vous la combattez par un faible argument, Sténio. Vous dites que mon chemin ne mène point au bonheur, que je suis moi-même la première victime de cet indomptable orgueil que j’exalte. Vous vous trompez, Sténio! ce n’est pas de mon orgueil que je suis victime, c’est de l’absence des affections qui font la vie de l’âme. La vie de l’âme en Dieu est une existence sublime, mais elle ne suffit pas, parce qu’elle ne peut pas exister complète, incessante, infinie. Dieu nous aime et nous porte en lui à toute heure; nous aussi, nous l’aimons et le portons en nous; mais nous ne sentons pas, comme lui, à toute heure, cette vie universelle qui est en lui naturelle et nécessaire; en nous, accidentelle, extraordinaire, jaculatoire. L’amour infini est donc la vie de Dieu. La vie de l’homme se compose de l’amour infini, qui a Dieu et l’univers pour objet, et de l’amour fini ou terrestre, qui a pour objet les âmes humaines associées par le sentiment a l’être humain. Cette association, c’est l’amour, l’hyménée, la génération, la famille. Qu’une créature humaine s’isole et renonce à ces éléments nécessaires de son existence, elle souffre, elle languit, elle n’existe plus qu’à demi. Elle a bien l’immensité de Dieu pour refuge; mais, faible et bornée qu’elle est, elle se perd au sein de cette immensité et s’y sent absorbée, dévorée, anéantie, comme un atome dans le foyer des astres. Quelquefois cette absorption est enivrante, délicieuse, sublime; il est, dans la prière et dans la contemplation, des ravissements inouïs et dont nulle joie terrestre ne peut donner l’idée. Mais ils sont rares, ils s’évanouissent rapidement, et ne reviennent pas au premier cri de notre souffrance; ils sont rares, parce que notre âme, malgré tous nos efforts, a besoin pour les ressentir d’un état de puissance auquel la nature humaine ne peut aisément s’élever ni se soutenir; ils sont fugitifs, parce que Dieu ne nous permet point de passer en cette vie de l’état d’homme à l’état d’ange: il faut que nous subissions notre sévère destinée, et que notre pèlerinage s’accomplisse dans les dures conditions de la vie terrestre.

«Au milieu de sa rigueur, Dieu est bon et prodigue envers nous. Il a permis que nous eussions sur cette terre des affections tendres, fortes, exclusives; mais il a voulu, pour sanctionner ces affections, qu’elles revêtissent un caractère de grandeur, de justice et de sublimité, moyennant lesquelles elles ressemblent à l’amour divin, parce qu’elles s’y retrempent et s’y confondent; et sans lesquelles elles se matérialisent, s’avilissent et s’éteignent, parce que l’amour divin ne les inspire et ne les gouverne plus. Ainsi, quand les générations se corrompent ou s’endorment, quand le progrès de la justice est entravé sur la terre, quand les lois ne sont plus en harmonie avec les besoins de ce progrès, et que les cœurs font de vains efforts pour vivre selon la liberté, qui fait la sincérité et la fidélité des affections, Dieu retire à l’amour terrestre ce rayon dont il l’avait éclairé. Les nobles instincts de l’homme retombent au niveau de la brute. Les mystères sacrés de l’hymen s’accomplissent dans la fange ou dans les pleurs; les passions deviennent cuisantes, jalouses, meurtrières; les appétits, grossiers, impudiques et lâches: l’amour est une orgie, le mariage un marché, la famille un bagne. Alors l’ordre est un supplice et une agonie; le désordre, un refuge, c’est-à-dire un suicide.

«Eh bien, ce désordre, nous y vivons, Sténio, vous, parce que vous vous êtes jeté dans la débauche, et moi, parce que je me suis reléguée dans le cloître; vous, parce que vous avez abusé de l’existence, et moi, parce que j’ai renoncé à exister. Nous avons transgressé tous deux les lois divines, faute d’avoir vécu sous des lois humaines qui nous permissent de nous entendre et de nous aimer. Les préjugés de votre éducation et les habitudes de votre esprit, l’exemple de l’humanité, la sanction des lois, vous eussent donné sur moi des droits de commandement et de possession que ma volonté seule eût pu ratifier, et que ma volonté n’a pas voulu ratifier, craignant l’abus inévitable où vous entraîneraient tant de puissances réunies contre moi. A ne parler que d’un seul de vos droits exclusifs, la société ne me donnait aucune garantie contre votre infidélité, et, tout au contraire, elle vous donnait contre la mienne les garanties les plus avilissantes pour ma dignité. Ne dites pas que nous eussions pu nous élever au-dessus de cette société et braver ses institutions en contractant une union libre de formalités. J’avais fait cette expérience, et je savais qu’elle est impossible; car là, moins encore que dans le mariage, la femme peut être la compagne et l’égale de l’homme. Les intérêts sont opposés; l’homme croit les siens plus précieux et plus importants. Il faut que la femme y sacrifie les siens et s’engage dans une carrière de dévouement, sans compensation possible de la part de l’homme; car l’homme tient à la société; quoi qu’il fasse, il ne peut s’isoler, et la société repousse le lien illégitime. Il faut donc que l’existence de la femme disparaisse, absorbée par celle de l’homme: et moi, je voulais exister. Je ne l’ai pas pu, j’ai préféré scinder mon existence et sacrifier ma part de vie humaine à la vie divine, que de perdre l’une et l’autre dans une lutte vaine et funeste.

Vous, Sténio, vous aviez compris instinctivement mes prétentions et mes droits; car vous m’aimiez plus que vous n’eussiez aimé une autre femme. Mais il n’était pas en votre pouvoir d’y acquiescer. Comme il y a pour les hommes deux existences, l’une sociale et l’autre individuelle, il y a en eux deux natures, deux âmes, pour ainsi dire: l’une qui veut l’adhésion de la société, l’autre qui veut les joies du l’amour. Or, quand ces deux existences sont en guerre, le cœur de l’homme est en guerre contre lui-même. Il sent que l’idéal n’est pas dans une société injuste et corrompue, mais il sent aussi que son idéal ne peut exister dans l’amour sans la sanction de la société. Qu’il rompe avec l’amour ou avec la société, il scinde également sa vie. Dieu a mis en lui des instincts de tendresse et des besoins de bonheur, voilà pour son amour; mais il a mis aussi en lui des instincts de dévouement et des sentiments de devoir, voilà pour son rôle de citoyen. Ces lois ont concilié ces besoins et ces devoirs de telle façon qu’en renonçant à son rôle de citoyen l’homme est sacrifié à la femme, et qu’en renonçant à l’amour il est sacrifié à la société.

«Nous ne pouvions ni l’un ni l’autre sortir de ce dédale. Aussi, Sténio, nous nous sommes arrêtés sur le seuil; vous avez renoncé à l’amour. Que ne puis-je dire: Vous y avez renoncé pour la société! Mais cette société qui vous gouvernait vous faisait horreur. Vous avez compris qu’on ne pouvait s’élever sur ses abus sans lâcheté. Il vous restait un grand rôle, la lutte contre ses abus.

«Ce rôle de réformateur vous a lassé trop vite, et vous vous êtes jeté dans l’écume du torrent que vous ne vouliez ni suivre ni remonter. Vous vous y laissez bercer comme un insecte qui se noie dans la lie des coupes, et qui meurt dans ce vin où l’homme puise la vie ou l’ivresse, la force généreuse ou la fureur brutale. Voilà pourquoi je vous dis que vous êtes un être faible, et que vous n’existez pas.

«Quant à moi, je souffre; si c’est là ce que vous voulez savoir et ce qui peut vous consoler de votre ennui, sachez-le bien, ma vie est un martyre; car, si les grandes résolutions enchaînent nos instincts, elles ne les détruisent pas. J’ai résolu de ne pas vivre, je ne cède pas au désir de la vie; mais mon cœur n’en vit pas moins éternellement jeune, puissant, plein du besoin d’aimer et de l’ardeur de la vie. Ce feu sans aliment me consume; et plus mon âme s’exalte dans la vie divine, plus elle se renouvelle dans le regret et le besoin de la vie humaine. Ce cœur si froid, si altier, si insensible, selon vous, Sténio, est un incendie qui me dévore; et ces yeux que vous n’aviez vus pleurer qu’une seule fois, versent, chaque nuit, devant ce crucifix, des larmes qu’ils ne sentent même plus couler, tant la source en est féconde, intarissable!..

– Et ces larmes tombent sur le marbre insensible! ah! Lélia! qu’elles tombent sur mon cœur!»

Sténio, emporté par un retour invincible de passion, se précipita aux pieds de Lélia et les couvrit de baisers.

«Tu aimes, s’écria-t-il! oh! oui, tu aimes! je le sais, je le comprends maintenant, toi que j’ai tant méconnue, tant calomniée!..

 

– J’aime, répondit Lélia en le repoussant avec une fermeté mêlée de douceur; mais je n’aime personne, Sténio; car l’homme que je pourrais aimer n’est pas né, et il ne naîtra peut-être que plusieurs siècles après ma mort.

– O mon Dieu! dit Sténio en sanglotant, ne puis-je être cet homme? Toi, prophétesse qui as arraché au ciel les secrets de l’avenir, ne peux-tu faire un miracle, ne peux-tu faire que j’anticipe sur le cours des âges, et que, seul parmi les hommes, je mérite ton amour!

– Non, Sténio, répondit-elle, je ne puis t’aimer, car je ne puis faire que tu m’aimes!»

LXIV

Sténio erra les nuits suivantes autour du monastère; mais il n’y put jamais pénétrer. Les escarpements de la montagne ne lui offrirent plus de passage, même au péril de ses jours. On avait fait sauter le bloc de laves qui joignait la montagne aux terrasses du couvent par une rampe escarpée, presque impraticable. Ce dangereux sentier, jeté comme un pont sur l’abîme, n’avait pas effrayé Sténio. Il fut miné, et Sténio trouva un jour au fond du ravin les pics qui la veille baignaient leurs crêtes dans les nuages. De l’autre côté de la montagne, les murs du monastère n’offraient plus la moindre brèche où l’on pût poser le pied. Les gardiens de la porte avaient été changés: ils étaient désormais incorruptibles. Sténio chercha, imagina, essaya tous les moyens; aucun ne lui réussit. Il épuisa le reste de ses ressources d’argent et acheva de ruiner sa santé mal raffermie, sans pouvoir percer les murailles enchantées qui lui cachaient l’objet de ses rêves. L’abbesse, informée de ses tentatives, lui fit dire plus d’une fois en secret que tout était inutile, qu’elle ne pouvait consentir à le revoir, et qu’elle prendrait toutes les mesures pour déjouer son obstination. Sténio persévérait dans son dessein avec un aveuglement qui tenait de près à la folie.

Il avait cédé à l’ascendant qu’elle exerçait sur lui, la nuit où il l’avait quittée, abattu et troublé. Mais à peine s’était-il retrouvé seul avec ses pensées, qu’il s’était reproché de n’avoir pas su vaincre l’incrédulité de Lélia par une obsession plus ardente. Il avait rougi de cet instant de naïveté qui l’avait rempli de honte, de douleur et de découragement en sa présence, et il s’était promis d’être à l’avenir moins timide ou moins crédule.

Mais cet avenir n’amena rien de ce qu’il rêvait. Sous prétexte d’une retraite, pratique de dévotion usitée à de certaines occasions, l’abbesse avait fait fermer le couvent. Les conférences et les prédications étaient suspendues. Lélia ne craignait point la présence de Sténio, elle ne pouvait plus l’aimer; mais elle voulait respecter ses vœux autant dans l’apparence que dans la réalité; car pour un esprit aussi droit et aussi logique que le sien, la rigidité des démarches était inséparable de celle des pensées. D’ailleurs, elle n’espérait en aucune façon guérir Sténio. Elle s’était montrée au-dessus de tout préjugé et de toute crainte puérile en lui parlant comme elle avait osé le faire; il lui semblait que tout avait été dit cette nuit-là et qu’il serait au moins inutile d’y revenir. Elle pria Dieu pour lui du fond de son âme, et demeura avec sa tristesse habituelle, se souvenant à toute heure qu’elle avait aimé Sténio, mais se rappelant rarement qu’il existait encore.

Sténio tomba dans une tristesse mortelle. La franchise et la raison de Lélia l’avaient écrasé. Son amour-propre n’osait plus lutter contre l’invincible vérité qui parlait en elle. Il ne songeait plus à la faire descendre dans son opinion ou dans celle des autres de la position élevée où elle s’était assise dans sa douleur et dans sa majesté. Chaque jour détruisait en lui la confiance du libertin; l’invincible résistance de Lélia lui prouvait bien qu’elle regrettait l’amour d’une façon abstraite, et sans songer à aucun homme.

Sténio fut obligé de s’avouer dans le fond de son âme qu’elle avait vaincu. Cette guerre sourde et patiente qu’ils s’étaient faite l’un à l’autre en marchant avec persistance vers les deux buts les plus extrêmes de la volonté, se terminait enfin par le triomphe de Lélia. Elle était inébranlable dans sa résignation douloureuse; elle était sans faiblesse pour Sténio, sans pitié pour elle-même. Et Sténio avait plié le genou devant elle, il l’avait implorée; et, ce qui le consternait le plus, c’est qu’il l’aimait encore, il l’aimait plus que jamais, il l’aimait comme il ne l’avait pas encore aimée.

Mais il était trop tard pour que cet amour fût salutaire à elle ou à lui. Elle n’espérait plus rien de la part des hommes, et lui aussi avait perdu la faculté d’espérer quelque chose de lui-même. Il ne pouvait abandonner la débauche. Cette impudente maîtresse s’était emparée de sa vie, et le poursuivait jusqu’au sein des rêves les plus doux et des images les plus pures. Elle lui était nécessaire pour lui faire oublier quelques instants la perte de l’idéal. Aussi l’idéal ne pouvait-il reprendre vie dans son âme; l’âme s’épuisait dans ce partage entre le désir exalté et la réalisation abrutissante. On le vit prendre souvent, à l’entrée de la nuit, le chemin des montagnes, et rentrer le matin, pâle, épuisé, l’air farouche et le front chargé d’ennuis. Il allait souvent s’asseoir sur le rocher de Magnus. De là il voyait les dômes du couvent, les ombrages du cimetière et les rives de ce lac où il avait promené tant de sombres rêveries et où la tentation du suicide l’avait si souvent retenu des nuits entières penché sur l’abîme.

Un jour, il reçut une lettre de Trenmor qui lui reprochait vivement sa coupable indifférence et l’invitait à venir le rejoindre. Trenmor était engagé dans de nouvelles entreprises du genre de celles où il avait déjà attiré Sténio. Il était toujours plein de foi en la sainteté de sa mission, sinon d’espoir dans le succès prochain de ses travaux. La constance de son dévoûment et l’ardeur de sa propagande irritèrent Sténio. Mécontent de son inaction et de son impuissance, il essaya de nier encore les vertus qu’il n’avait pas; et puis, sa conscience qui était restée saine, la noblesse innée et inaltérable d’une moitié de son être réclamèrent puissamment contre ces blasphèmes. Sténio eut un dernier accès de désespoir qui ne réveilla plus aucune énergie ni pour le mal, ni pour le bien. Il alla au bord du lac et n’en revint plus.

Il était venu vers minuit frapper à la porte de l’ermite. Celui-ci, habitué à le voir venir à toute heure troubler ses prières ou son sommeil, commençait à ne pouvoir plus supporter cet hôte fantasque et dangereux. Il était effrayé de ses déclamations impies et blessé surtout de l’insistance cruelle qu’il mettait à faire saigner ses blessures mal fermées. C’était un étrange plaisir pour Sténio que de tourmenter le prêtre. On eût dit qu’il était heureux de trouver dans cet homme, voué à la peur et à la souffrance, un exemple de l’inutilité de tout effort humain, une preuve de l’impuissance de la foi religieuse devant la fougue des instincts et les emportements de l’imagination. Il se vengeait avec lui de la honte que lui causait la force glorieuse de Trenmor et de Lélia, et il abusait lâchement de la faiblesse de cet adversaire, croyant qu’après avoir ébranlé sa confiance en Dieu il assurerait la sienne propre dans l’athéisme; mais il le faisait souffrir en pure perte, et Dieu le punissait de son orgueil en augmentant son incertitude et son effroi après qu’il avait réussi à troubler cette âme tremblante et tourmentée.

Cette nuit-là, l’ermite feignit de dormir profondément et n’ouvrit point à Sténio. Mais, quand le jeune homme se fut éloigné, Magnus craignit d’avoir manqué à la patience et à l’humilité en refusant cette épreuve que lui envoyait le ciel. Il lui sembla que Sténio lui avait crié à travers la porte un adieu étrange, et qu’il nourrissait quelque projet sinistre. Il se leva pour le rappeler. Sténio était déjà loin; il marchait avec rapidité vers le lac, en chantant d’une voix altérée le refrain d’une chanson graveleuse. Magnus se hâta de rentrer dans sa cellule et se mit en prières. Mais au bout d’une heure il sentit comme un avertissement secret et se rendit au bord du lac. La lune était couchée; on ne distinguait au fond de l’abîme qu’une vapeur morne étendue sur les roseaux comme un linceul. Un silence profond régnait partout. L’odeur des iris montait faiblement sur la brise tiède et nonchalante. L’air était si doux, la nuit si bleue et si paisible, que les pensées sinistres du moine s’effacèrent involontairement. Un rossignol se mit à chanter d’une voix si suave, que Magnus rêveur s’arrêta à l’écouter. Était-il possible qu’une horrible tragédie eût pour théâtre un lieu si calme, une si belle nuit d’été?

Magnus reprit lentement et en silence le chemin de sa cellule. Il remonta le sentier enveloppé de ténèbres, dirigé par l’instinct et l’habitude, au travers des arbres et des rochers. Quelquefois pourtant il se heurta contre le roc, et se trouva enveloppé et comme saisi par les branches pendantes des vieux ifs. Mais aucune voix plaintive, aucune main tiède encore ne l’arrêta. Il s’étendit sur les joncs de sa couche, et les heures de la nuit sonnèrent dans le silence.

Mais il essaya vainement de s’endormir. A peine avait-il fermé les yeux qu’il voyait se dresser devant lui je ne sais quelles images incertaines et menaçantes. Bientôt une image plus distincte, plus terrible, vint l’assaillir et le réveiller: Sténio avec ses blasphèmes, ses doutes impies, Sténio qu’il avait laissé seul au sein de la nuit lugubre. Il lui semblait le voir errer autour de sa couche et l’entendre recommencer ses questions injurieuses et cruelles pour tourmenter l’âme du pauvre prêtre. Magnus se souleva, et, s’asseyant sur sa couche, la face appuyée sur ses genoux tremblants, il s’interrogea, comme pour la première fois, sur les desseins de Sténio. Pourquoi le poëte lui avait-il crié cet adieu d’une voix si solennelle? Est-ce qu’il allait rejoindre Trenmor? Mais Sténio avait raillé la veille les desseins et les espérances de son ami. Était-ce Lélia qu’il poursuivait? A cette pensée le prêtre bondit sur sa couche; un instant il souhaita la mort de Sténio.

Mais bientôt ce désir impie fit place à des inquiétudes plus généreuses. Il craignit que, las de lutter contre un Dieu inexorable, Sténio n’eût accompli quelque projet sinistre. Il se rappelait avec effroi certaines paroles affreuses que le jeune homme avait dites la veille sur le néant qui absolvait le suicide, sur l’éternité qui ne le défendait pas, sur la colère divine qui ne pouvait le prévenir, sur l’indulgence miséricordieuse qui devait le permettre. Magnus n’avait pas oublié que la vie présente était pour Sténio un châtiment qui défiait toutes les peines à venir dont l’Église le menaçait.

Le prêtre consterné parcourut sa cellule à pas précipités. Il ne pouvait s’assurer de ce qu’était devenu Sténio avant le retour de la lumière. Il tomba dans une douloureuse rêverie.

Il repassa dans sa mémoire toutes les années de sa jeunesse; il compara ses douleurs aux douleurs de Sténio; il se glorifia dans sa résignation; il essaya de mépriser le colère du malheureux qu’il venait de repousser. Il balbutia quelques paroles hautaines et dédaigneuses; il murmura entre ses dents, ébranlées par le jeûne et l’insomnie, quelques syllabes confuses, comme s’il voulait se féliciter d’une victoire décisive sur ses passions; puis il récita à la hâte quelques versets mutilés qui consolèrent son orgueil, sans adoucir l’amertume de son cœur.

Chaque fois que l’horloge du monastère sonnait au loin les heures, Magnus tressaillait; il accusait la marche du temps; il regardait le ciel; il comptait les étoiles obstinées; puis, quand le son s’évanouissait, quand tout rentrait dans le silence, quand il se retrouvait seul avec Dieu et ses pensées, il recommençait machinalement sa prière monotone et plaintive.

Enfin, le jour parut comme une ligne blanche à l’horizon, et Magnus retourna au bord du lac. Le vent n’avait pas encore soulevé ses voiles de brume, et le moine ne distinguait que les objets voisins de sa vue. Il s’assit sur la pierre où Sténio avait coutume de s’asseoir. Le jour grandissait lentement à son gré, son inquiétude croissait. A mesure que la lumière augmenta, il crut distinguer à ses pieds des caractères tracés sur le sable. Il se baissa, et lut:

«Magnus, tu feras savoir à Lélia qu’elle peut dormir tranquille. Celui qui ne pouvait pas vivre a su mourir.»

Après cette inscription, la trace d’un pied, un léger éboulement de sable, puis plus rien que la pente rapide où la poussière du sol incliné ne gardait plus d’empreinte, et le lac avec ses nénuphars et quelques sarcelles noires dans la fumée blanche.

Agité d’une terreur plus vive, Magnus essaya de descendre dans le ravin. Il alla chercher une bêche dans sa cellule, et, s’ouvrant avec précaution un escalier dans le sable à mesure qu’il y enfonçait son pied incertain, il parvint, après mille dangers, au bord de l’eau tranquille. Sur un tapis de lotus d’un vert tendre et velouté, dormait, pâle et paisible, le jeune homme aux yeux bleus. Son regard était attaché au ciel, dont il reflétait encore l’azur dans son cristal immobile, comme l’eau dont la source est tarie, mais dont le bassin est encore plein et limpide. Les pieds de Sténio étaient enterrés dans le sable de la rive; sa tête reposait parmi les fleurs au froid calice qu’un faible vent courbait sur elle. Les longs insectes qui voltigent sur les roseaux étaient venus par centaines se poser autour de lui. Les uns s’abreuvaient d’un reste de parfum imprégné à ses cheveux mouillés; d’autres agitaient leurs robes diaprées sur son visage, comme pour en admirer curieusement la beauté, ou pour l’effleurer du vent frais de leurs ailes. C’était un si beau spectacle que cette nature tendre et coquette autour d’un cadavre, que Magnus, ne pouvant croire au témoignage de sa raison, appela Sténio d’une voix stridente, et saisit sa main glacée comme s’il eût espéré l’éveiller. Mais, voyant qu’il ne respirait plus, une peur superstitieuse s’empara de son âme timorée; il se crut coupable de ce suicide, et, prêt à tomber auprès de Sténio, il laissa échapper des cris sourds et inarticulés.

 

Des pâtres de la vallée qui passèrent sur l’autre rive du lac virent ce moine désolé qui faisait de vains efforts pour retirer de l’eau le cadavre de Sténio. Ils descendirent par une pente plus douce, et avec des branches et des cordes ils emportèrent l’homme mort et l’homme vivant sur l’escarpement de l’autre bord.

Les pâtres ne savaient pas le secret de la mort de Sténio; ils portaient religieusement sur leurs épaules le moine et le poëte; ils s’interrogeaient entre eux d’un regard avide et inquiet, interrompant quelquefois le silence de leur marche pour essayer quelque timide conjecture; mais pas d’un d’entre eux ne soupçonnait la vérité.

L’évanouissement de Magnus semblait à ces intelligences rudes et grossières un spectacle de pitié, plutôt qu’un objet de sympathie. Ils se demandaient comment un prêtre, voué par son devoir à consoler les vivants et à bénir les trépassés, perdait courage comme une femme, au lieu de prier sur celui que Dieu venait de rappeler à lui. Ils ne comprenaient pas comment l’ermite, qui avait suivi tant de funérailles, qui avait recueilli les derniers soupirs de tant d’agonisants, se conduisait si lâchement en présence d’un cadavre, pareil pourtant à tous ceux qu’il avait vus.

Au réveil de la nature succéda bientôt le réveil de la vie active. Les travaux interrompus recommençaient avec le jour naissant. Quand les habitants de la plaine aperçurent de loin les pâtres qui s’avançaient, ils s’empressèrent autour d’eux; mais, à la vue des branches entrelacées où reposaient Magnus et Sténio, la question qu’ils allaient faire expira sur leurs lèvres; leur curiosité naïve fit place à une tristesse morne et muette: car la mort ne passe inaperçue qu’au milieu des villes populeuses et bruyantes. Dans le silence des champs, au milieu de la vie austère des campagnes, elle est toujours saluée comme la voix de Dieu. Il n’y a que ceux qui passent leurs jours à oublier de vivre qui se détournent de la mort comme d’un spectacle importun. Ceux qui s’agenouillent soir et matin pour demander au ciel et à la terre la possibilité de vivre, ne passent pas indifférents devant un cercueil.

Non loin des bords du lac où ils avaient trouvé Sténio, les pâtres firent halte et déposèrent leur pieux fardeau sur l’herbe humide. Le soleil levant colorait l’horizon d’un ton de pourpre et d’orange. On voyait flotter sur le versant des collines une vapeur abondante et chaude; descendue du ciel, la fécondante rosée y remontait comme l’ardeur sainte d’une âme reconnaissante retourne à Dieu, qui l’a embrasée de son amour. Chaque narcisse de la montagne était un diamant. Les cimes nuageuses se couronnaient d’un diadème d’or. Tout était joie, amour et beauté autour du catafalque rustique.

Un groupe de jeunes filles traversait le val pour mener au bord des lacs les génisses aux flancs rayés, et pour confier aux échos ces rudes ballades, plus simples que prudentes, dont quelquefois le refrain arrivait jusqu’aux oreilles des Camaldules en prières. Ces bruns enfants de la montagne s’arrêtèrent sans terreur devant le spectacle funèbre; mais sous leurs larges poitrines d’homme, la simple nature avait laissé vivre le cœur droit et compatissant de la femme. Elles s’attendrirent, sans pleurer, sur la destinée de ces deux infortunés, et se chargèrent de l’expliquer aux pâtres. – Celui-ci, dirent-elles en montrant le moine, est le frère de celui qui est noyé. Ils auront voulu pêcher les truites du lac; le plus hardi des deux se sera risqué trop avant; il aura crié au secours, mais l’autre aura eu peur et la force lui aura manqué. Il faut cueillir des herbes pour le guérir. Nous lui mettrons des feuilles de sauge rouge sur la langue et de la tanaisie sur les tempes. Nous brûlerons de la résine autour de lui, et nous l’éventerons avec des feuilles de fougère.

Tandis que les plus grandes de ces filles cherchaient dans l’herbe mouillée les aromates qu’elles destinaient à secourir Magnus, quelques matrones récitèrent à demi-voix la prière pour les morts, et les plus jeunes montagnardes s’agenouillèrent autour de Sténio demi-recueillies et demi-curieuses. Elles touchaient ses vêtements avec un mélange de crainte et d’admiration. – C’était un riche, disaient les vieilles; c’est bien malheureux pour lui d’être mort.

Une petite fille passait ses doigts dans les cheveux blonds de Sténio, et les essuyait dans son tablier avec un soin qui tenait le milieu entre la vénération et le plaisir sérieux de jouer avec un objet inusité.

Au bruit du leurs voix confuses, le prêtre s’éveilla et promena autour de lui des yeux égarés. Les matrones vinrent baiser sa main décharnée et lui demandèrent dévotement sa bénédiction. Il frissonna en sentant leurs lèvres se coller à ses doigts.

«Laissez, laissez, leur dit-il en les repoussant, je suis un pécheur; Dieu s’est retiré de moi. Priez pour moi, c’est moi qui suis en danger de périr…»

Il se leva et regarda le cadavre. Assuré alors qu’il ne faisait pas un rêve, il tressaillit d’une muette et intérieure convulsion, et se rassit par terre, accablé sous le poids de son épouvante.

Les pâtres, voyant qu’il ne songeait pas à leur donner des ordres, lui offrirent de porter le cadavre au seuil de l’église des Camaldules. Cette proposition réveilla toutes les angoisses du moine.

«Non, non, dit-il, cela ne se peut. Aidez-moi seulement à me traîner jusqu’à la porte du monastère.»

Magnus avait vu de loin la voiture du cardinal approcher du couvent. Il l’attendit à la porte; et, quand il le vit descendu, il l’emmena à l’écart et s’agenouilla devant lui.

«Bénissez-moi, monseigneur, lui dit-il, car je viens à vous souillé d’un grand crime. J’ai causé la damnation d’une âme. Sténio, le voyageur, l’ami du sage Trenmor, le jeune Sténio, cet enfant du siècle que vous m’aviez permis d’entretenir souvent pour tâcher de le ramener à la vérité, je l’ai mal conseillé, j’ai manqué de force et d’onction pour le convertir; mes prières n’ont pas été assez ferventes; mon intercession n’a pas été agréable au Seigneur, j’ai échoué… O mon père! serai-je pardonné? Ne serai-je pas maudit pour ma faiblesse et mon impuissance?