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Lélia

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Si tu as nourri un seul instant cette absurde espérance, tu n’étais qu’un fou, ô don Juan! Si tu as cru un seul instant que la femme peut donner à l’homme qu’elle aime autre chose que sa beauté, son amour et sa confiance, tu n’étais qu’un sot; si tu as cru qu’elle ne s’indignerait pas lorsque ta main la repousserait comme un vêtement inutile, tu n’étais qu’un aveugle. Va! tu n’étais qu’un libertin sans cœur, une âme de courtisan effronté dans le corps d’un rustre!

«Oh! qu’ils t’ont mal compris ceux qui ont vu dans ta destinée l’emblème d’une lutte glorieuse et persévérante contre la réalité! S’ils avaient renouvelé à leurs dépens l’épreuve que tu as tentée, ils ne te feraient pas la part si belle; ils confesseraient à haute voix la misère de tes ambitions, la mesquinerie de tes espérances. S’ils avaient comme toi combattu corps à corps avec l’impureté, comme ils sauraient ce qui t’a manqué, à toi qui n’as jamais connu l’amour, et qui, au lieu de reprendre avec ton bon ange la route des cieux, l’as précipité dans l’enfer à ta suite!

«C’est pour cela, don Juan, que ta mort les effraie et les consterne, et qu’ils t’adorent à genoux. Leurs yeux ne franchissent pas l’horizon que tu avais embrassé; ils ne sont heureux, comme toi, qu’avec des grincements de dents. L’épuisement et la douleur de tes derniers jours, le duel implacable de ton cerveau égaré contre ton sang engourdi, l’agonie et le râle de tes nuits sans sommeil les frappent de terreur comme une menace prophétique.

Ils ne savent pas, les insensés, que tes plaintes étaient des blasphèmes, et que ta mort est un châtiment équitable. Ils ne savent pas que Dieu punit en toi l’égoïsme et la vanité, qu’il t’a envoyé le désespoir pour venger les victimes dont la voix s’élevait contre toi.

«Mais tu n’as pas le droit de te plaindre; le châtiment qui t’a frappé n’est qu’une représaille. Tu n’étais pas sage, don Juan, si tu ignorais le dénoûment fatal de toutes les tragédies que tu avais jouées. Tu avais bien mal étudié les modèles qui t’avaient précédé dans la carrière et que tu voulais rajeunir. Tu ne savais donc pas que le crime, pour avoir quelque grandeur, pour prétendre à l’empire du monde, doit vivre dans la conscience anticipée de la peine qu’il mérite chaque jour? Alors peut-être il peut se vanter de son courage, car il n’ignore pas la fin qui lui est réservée. Mais si tu croyais échapper à la vengeance céleste, don Juan, tu n’étais donc qu’un lâche!

«O mes sœurs! ô mes filles! voilà ce que c’est que don Juan. Aimez-le maintenant si vous pouvez. Que votre imagination s’exalte à l’idée de livrer les trésors de votre âme au souffle empoisonné de l’impie; que les romans, les poëmes, le théâtre, vous montrent la perversité triomphante de votre grossier contempteur. Adorez-le à genoux, abjurez pour lui tous les dons du ciel, faites-en un chemin splendide où ses pieds viennent répandre le sang et la fange! Allez! courbez vos fronts, quittez le sein de Dieu, jeunes anges qui vivez en lui. Faites-vous victimes, faites-vous esclaves, faites-vous femmes!

«Ou plutôt déjouez ce piége grossier que le vice vous tend. Pour se dispenser de vous obtenir par des voies meilleures, sans doute son rôle est de se rendre aimable, sa tactique est de se peindre intéressant. Il vous dira qu’il souffre, qu’il soupire après le ciel qui le repousse, qu’il n’attend que vous pour y retourner; mais il a déjà fait ces lâches mensonges et ces perfides promesses à des femmes aussi candides que vous; et, quand il vous aura profanées et brisées comme elles, comme elles vous serez délaissées et enregistrées comme une date sur la liste de ses débauches.

«Sans doute il est des circonstances, heureusement bien rares, où le pardon et la patience de la femme servent, dans les desseins de Dieu, à la conversion de tels hommes. Quand de telles circonstances se rencontrent dans notre vie, malgré nous et en dépit de toute prévision, acceptons cette épreuve. Il y a des souffrances qui nous viennent de Dieu: que le dévouement, la douceur et l’abnégation soient les ressources de la femme à qui la Providence a envoyé le fléau d’un pareil époux. Mais ce dévouement doit avoir une limite; car ce qu’il y a de pis au monde, c’est d’oublier que le vice est haïssable en lui-même et de se mettre à aimer le vice. Si, comme les hommes aiment à le proclamer, la femme est un être faible, ignorant et crédule, de quel droit nous appellent-ils pour les convertir? Nous ne le pouvons pas sans doute; et eux, nos supérieurs, nos maîtres, ils peuvent donc nous pervertir et nous perdre? Voyez quelle hypocrisie ou quelle absurdité dans leur raisonnement!

«S’il est des souffrances qui viennent de Dieu, il en est bien plus, croyez-moi, qui nous viennent de nous-mêmes et que nous avons cherchées par notre témérité. Désirer l’amour du méchant, mettre son idéal dans la société du vice!.. Mais cela est-il croyable, cela est-il possible? Le mal est si contagieux que les anges mêmes y succombent. Quel orgueil insensé ira donc tenter un pareil sort? Ah! si jamais l’une de vous éprouve cette tentation, qu’elle s’examine bien elle-même, et elle verra que son prosélytisme n’est qu’un prétexte de la vanité. Il serait si beau de convertir don Juan! il serait si glorieux de l’emporter sur toutes celles qui ont échoué! Eh bien, vous êtes belle, vous êtes persuasive, vous êtes un être privilégié; peut-être marquerez-vous dans la vie de don Juan. Il n’a jamais aimé la même femme plus d’un jour; peut-être aura-t-il pour vous deux jours de fidélité. Ce sera un beau triomphe; on en parlera. Mais que deviendrez-vous le troisième jour? Oserez-vous vous présenter devant Dieu pour lui demander sa paix que vous possédiez et que vous avez aliénée pour l’honneur de posséder don Juan? Vous aviez promis au Seigneur de lui ramener cette âme égarée; et pourtant vous revenez seule, abattue, souillée. Votre âme a perdu sa virginité, votre beauté sa puissance, votre jeunesse son espoir. Le souffle de don Juan est sur vous. Faites pénitence; il faudra beaucoup prier, beaucoup pleurer avant que cette tache soit lavée et que cette blessure ait fini de saigner. Mais quoi! votre réconciliation avec Dieu vous épouvante! vous craignez les reproches de la conscience, l’horreur de la solitude! vous vous jetez dans le tumulte du monde! Vous espérez vous enivrer et oublier votre mal. Mais le monde vous raille et vous dédaigne. Le monde est cruel, impitoyable. Vos larmes, qui eussent attendri le Seigneur, ne seront pour le monde qu’un sujet de risée. Alors il vous faut vaincre l’insolence du monde, et relever votre vanité froissée en cherchant de nouveaux triomphes. Il vous faut d’autres amours, vous ne pouvez pas rester seule et abandonnée. Vous ne pouvez pas être un objet de pitié pour les autres femmes. Il faut vous obstiner à soumettre don Juan. Retournez à lui; votre persévérance l’enorgueillira, et, pendant un jour encore, vous croirez être au comble du bonheur et de la gloire. Mais avec don Juan, il est un lendemain inévitable. Un charme magique pèse sur lui, l’ennui le poursuit partout et le chasse de partout. Il le chassera de vos bras comme de ceux des autres. Suivez-le si vous l’osez!

«Mais non, faites mieux, abandonnez-vous à la colère, à la vengeance. Oubliez don Juan, prouvez-lui que vous êtes aussi forte, aussi légère que lui, cherchez un réparateur de votre affront, un consolateur à votre peine. Un autre don Juan se présentera, car il y en a beaucoup dans le temps où nous vivons. Il en viendra un plus beau, plus élégant, plus impudent que le premier. Celui-là ne vous eût pas cherchée alors que vous étiez pure. Il n’aime que le vice effronté; et quand il saura que vous avez été profanée, il se flattera de vous trouver telle qu’il vous désire. Il vous poursuivra, il vous persuadera sans peine; car il sait que c’est le dépit et non le besoin d’aimer qui vous attire à lui. Il a trop d’expérience pour croire à un amour que vous n’éprouvez pas, et lui, qui n’en éprouve pas davantage, il ne craindra pas de vous tromper par les plus absurdes promesses. Avec le premier vous aviez eu deux ou trois jours de tendresse, avec le second vous n’en aurez pas un seul.

«Je m’arrête; c’est assez mettre sous vos yeux le tableau hideux de l’égarement et du désespoir. Détournez vos regards, ô mes douces et chastes compagnes! élevez-les au ciel et voyez si les anges s’ennuient de la société de l’Eternel! voyez si la légende est vraie et si les bienheureux abjurent leurs ineffables délices pour la société des hommes corrompus!»

La belle Claudia pleurait…

Sténio n’entendit pas la fin du discours de l’abbesse. Elle avait, comme de coutume, ramené à elle tout son auditoire, et la gloire de don Juan était renversée. Comme il vit que, malgré l’attention qu’on donnait à l’abbesse, de temps en temps des regards incertains et curieux s’attachaient sur lui, il craignait d’être reconnu s’il sortait avec la foule. Il s’échappa sans bruit et revint chez lui quitter son travestissement, tout en roulant dans son esprit mille projets de vengeance, tous plus fous les uns que les autres.

LXIII

A force de faire des projets, Sténio sortit sans s’être arrêté à aucun. Il avait repris les habits de son sexe, et sa toilette était des plus recherchées. Quand il eut marché longtemps, il se demanda ce qu’il allait faire; il était près du couvent des Camaldules. Son instinct et sa destinée l’avaient porté là sans qu’il en eût conscience.

Autrefois, Sténio avait pénétré dans ce monastère. Pendant deux nuits il avait erré sur les terrasses, dans les cloîtres, autour des dortoirs. Il retrouva sans peine la cellule de Claudia, et, grimpant le long du berceau de jasmin qui entourait la croisée, il hésita s’il ne casserait pas un carreau pour entrer.

Sténio voulait à tout prix mortifier l’orgueil de Lélia. Ne pouvant le briser, il voulait au moins le tourmenter, et il se demandait sur qui porterait sa première tentative. Serait-ce sur Claudia, cette enfant qu’il avait trouvée jadis si bien disposée à l’écouter? Elle était devenue une grande et belle personne, pleine de dignité, de raison et de piété sincère. Son éducation avait été le chef-d’œuvre de l’abbesse, car nulle âme n’avait été plus près de se corrompre, et nulle n’avait eu autant d’efforts à faire pour s’ouvrir à la droiture et à la sagesse. Claudia sentait le mal que lui avait fait sa première éducation, et, dans sa lutte avec les mauvaises influences du passé, elle avait été si effrayée de l’avenir que son caprice s’était changé en résolution inébranlable. Elle avait pris le voile. Elle était novice.

 

Quelle gloire pour Sténio, et quelle humiliation pour Lélia, s’il venait à bout d’arracher cette proie au prosélytisme! Comme Claudia, dédaignée par lui chez la courtisane où elle était venue le chercher, et puis attirée ensuite à un rendez-vous où elle ne l’avait pas trouvé, et enfin arrachée à des résolutions sérieuses et à une jeunesse mûrie par la réflexion, serait une belle conquête à afficher! Peut-être en ce moment la fière abbesse racontait aux vieilles nonnes qu’elle avait reconnu, dans l’orateur femelle de la conférence, un fat qu’elle s’était plu, dans sa réponse, à persifler et à humilier! Peut-être, le lendemain, grâce au caquet des nonnes, on saurait dans toute la ville le triomphe d’éloquence que Sténio était venu procurer à Lélia. Il lui fallait une aventure scandaleuse pour mettre les rieurs de son côté. Mais serait-ce Claudia, serait-ce Lélia elle-même que Sténio attaquerait de préférence?

Suspendu au barreaux de la cellule, il distinguait, à la faible lueur d’une lampe allumée devant l’image de la Vierge, une forme blanche élégamment jetée sur une couche étroite et basse. C’était la belle Claudia dormant sur son lit en forme de cercueil. Son sommeil n’était pas parfaitement calme. De temps en temps un soupir profond, vague réminiscence du chagrin, de la crainte ou du repentir, venait soulever sa poitrine. Son bandeau s’était dérangé, et ses longs cheveux noirs, dont elle devait bientôt, comme Lélia, faire le sacrifice, retombaient sur son bras d’albâtre, mal caché par une large manche de lin.

La beauté de cette fille avait tellement augmenté depuis le temps où Sténio l’avait connue, son attitude était si gracieuse, il y avait en elle un si singulier mélange de volupté instinctive luttant encore, quoique faiblement, contre la chasteté victorieuse, que Sténio, troublé, oublia ses projets et ne songea qu’à la désirer pour elle-même. Mais ce soupir, qui de temps en temps échappait à Claudia comme une note mystérieuse exhalée vers le ciel, causait un effroi involontaire à ce débauché. Les malédictions que Lélia avait données à don Juan lui revenaient aussi en mémoire et ne lui semblaient plus des attaques personnelles contre lui. «Après tout, se dit-il en regardant le sommeil virginal de Claudia, cette homélie ne peut m’avoir été adressée. Je ne suis point un roué; je suis libertin, mais non pas lâche ni menteur. Je vis avec des femmes débauchées, et je n’ai pas une grande opinion de la vertu des autres; mais je ne cherche pas à m’en assurer, car il y a toujours eu dans le souvenir de ma première déception quelque chose qui m’a mis en méfiance de moi-même. J’ai peut-être les manières et l’aplomb d’un Lovelace, mais je n’en ai pas la confiance superbe. Je n’ai trompé ni séduit aucune femme, pas même celle-ci, qui est venue me trouver dans un mauvais lieu, et que je regarde dormir à cette heure dans son voile de novice, sans en écarter le moindre pli. Qu’ai-je donc de commun avec don Juan? J’ai eu quelques velléités de l’imiter; mais j’ai senti aussitôt que je ne le pouvais pas. Je vaux mieux ou moins que lui, mais je ne lui ressemble pas. Je n’ai ni assez de santé, ni assez de gaieté, ni assez d’effronterie pour me donner tant de peine, sachant que je puis trouver des plaisirs faciles. Si Lélia s’imagine avoir frappé juste sur moi en écrasant don Juan sous sa rhétorique, elle se trompe beaucoup, elle a lancé son javelot dans le vide.

Il quitta les barreaux de la cellule et se promena dans le jardin, occupé toujours des anathèmes de Lélia et sentant croître en lui, non plus le désir de s’en venger en les méritant, mais de les repousser en faisant connaître qu’il ne les méritait pas. L’âme de Sténio était foncièrement honnête et amie de la droiture. Il avait la prétention, en général, d’être plus vicieux qu’il ne l’était en effet; mais, si on le prenait au mot, sa fierté se révoltait, et son indignation prouvait que ses principes, à certains égards, étaient inébranlables.

Il marchait avec agitation sous les myrtes du préau, et toutes les paroles de l’abbesse lui revenaient à la mémoire avec une précision qui tenait du prodige. Sa colère avait fait place à une souffrance profonde. Il n’avait pu se défendre d’admirer la parole de l’abbesse; le son de sa voix était plus harmonieux que jamais, et le ton dont elle disait révélait, comme autrefois, cette conviction profonde, cette incorruptible bonne foi que Lélia avait portée dans le scepticisme comme dans la piété. Il n’avait pas bien vu son visage; mais elle lui avait semblé toujours belle, et sa taille n’avait pas, comme celle de Pulchérie, perdu son élégance et sa légèreté. Malgré lui, Sténio avait été frappé du progrès intellectuel qui s’était accompli dans cette âme déchirée à l’âge où les femmes subissent, avec la perte de leurs charmes, une sorte de décadence morale. Lélia avait donné un démenti puissant à toutes les prévisions applicables aux destinées vulgaires. Elle avait triomphé de tout, de son amant, du monde et d’elle-même. Sa force effrayait Sténio; il ne savait plus s’il devait la maudire ou se prosterner. Ce qui était bien nettement senti de lui, c’était la douleur d’être méconnu par elle, méprisé sans doute, à l’heure où il ne pouvait se défendre de la respecter ou de la craindre.

Tel est le cœur humain: l’amour est la lutte des plus hautes facultés de deux âmes qui cherchent à se fondre l’une dans l’autre par la sympathie. Quand elles n’y parviennent pas, le désir de s’égaler au moins par le mérite devient un tourment pour leur orgueil mutuellement blessé. Chacune voudrait laisser à l’autre des regrets, et celle qui croit les éprouver seule est en proie à un véritable supplice.

Sténio, de plus en plus agité, sortit du jardin et suivit au hasard une galerie étroite soutenue d’arcades élégantes. Au bout de cette galerie, un escalier tournant en spirale sur un palmier de marbre s’offrit devant lui. Il le monta, pensant que ce passage le ramènerait aux terrasses par lesquelles il était venu. Il trouva un rideau de drap noir et le souleva à tout hasard, quoique avec précaution. La chaleur avait été accablante dans la journée. Cette tenture était la seule porte qui fermât les appartements de l’abbesse. Sténio traversa une pièce qui servait d’oratoire, et se trouva dans la cellule de Lélia.

Cette cellule était simple et recherchée à la fois. Elle était toute revêtue, à la voûte et aux parois, d’un stuc blanc comme l’albâtre. Un grand Christ d’ivoire, d’un beau travail, se détachait sur un fond de velours violet, encadré dans des baguettes de bronze artistement ciselées. De grandes chaises d’ébène massives, carrées, mais d’un goût pur, relevées par des coussins de velours écarlate, un prie-Dieu et une table du même style sur laquelle étaient posés une tête de mort, un sablier, des livres et un vase de grès rempli de fleurs magnifiques, composaient tout l’ameublement. Une lampe de bronze antique, posée sur le prie-Dieu, éclairait seule cette pièce assez vaste, au fond de laquelle Sténio ne distingua Lélia qu’au bout de quelques instants. Puis, quand il la vit, il resta cloué à sa place; car il ne sut si c’était elle ou une statue d’albâtre toute semblable à elle, ou le spectre qu’il avait cru voir dans des jours de délire et d’épuisement.

Elle était assise sur sa couche, cercueil d’ébène gisant à terre. Ses pieds nus reposaient sur le pavé et se confondaient avec la blancheur du marbre. Elle était tout enveloppée de ses voiles blancs, dont la fraîcheur était incomparable. A quelque heure qu’on vit la belle abbesse des Camaldules, elle était toujours ainsi; et l’éclat de ce vêtement sans tache et sans pli avait quelque chose de fantastique qui donnait l’idée d’une existence immatérielle, d’une sérénité en dehors des lois du possible. A ce vêtement si pur, ses compagnes attachaient un respect presque superstitieux. Aucune n’eût osé le toucher; car l’abbesse était réputée sainte, et tout ce qui lui appartenait était considéré comme une relique. Peut-être elle-même attachait une idée romanesque à cette blancheur du lin qui lui servait de parure. Elle trouvait avec la poésie chrétienne les plus touchants emblèmes de la pureté de l’âme dans cette robe d’innocence si précieuse et si vantée.

Lélia ne vit pas Sténio, quoiqu’il fût debout devant elle; et Sténio ne sut pas si elle dormait ou si elle méditait, tant elle demeura immobile et absorbée malgré sa présence. Ses grands yeux noirs étaient ouverts cependant; mais leur fixité tranquille avait quelque chose d’effrayant comme la mort. Sa respiration n’était pas saisissable. Ses mains de neige posées l’une sur l’autre n’indiquaient ni la souffrance, ni la prière, ni l’abattement. On eût dit d’une statue allégorique représentant le calme.

Sténio la regarda longtemps. Elle était plus belle qu’elle n’avait jamais été; quoiqu’elle ne fût plus jeune, il était impossible d’imaginer en la voyant qu’elle eût plus de vingt-cinq ans; et cependant elle était pâle comme un lis, et aucun embonpoint ne voilait sur ses joues le ravage des années. Mais Lélia était un être à part, différent de tous les autres, passionné au fond de l’âme, impassible à l’extérieur. Le désespoir avait tellement creusé en elle qu’il était devenu la sérénité. Toute pensée de bonheur personnel avait été abjurée avec tant de puissance, qu’il ne restait pas la moindre trace de regret ou de mélancolie sur son front. Et cependant Lélia connaissait des douleurs auxquelles rien dans la vie des autres êtres ne pouvait se comparer; mais elle était comme la mer calme, quand on la regarde du sommet des montagnes, alors qu’elle paraît si unie qu’on ne peut comprendre les orages cachés dans son sein profond.

Quand Sténio la vit ainsi, lui qui s’était toujours attendu à la retrouver déchue de toute sa puissance, un trouble, un attendrissement, un transport imprévus s’emparèrent de lui. Six années de dépit, de méfiance ou d’ironie furent oubliées en un instant devant la beauté de la femme; six années de désordres, de scepticisme ou d’impiété furent abjurées comme par magie au spectacle de la beauté de l’âme. Ce que Sténio avait adoré autrefois dans Lélia, c’était précisément cette réunion de la beauté physique et de la beauté intellectuelle. Cette force du l’intelligence qui lui avait résisté était devenue l’objet de sa haine. Il n’avait voulu garder dans sa mémoire que le souvenir d’une belle femme, et, pour consoler son amour-propre d’avoir plié le genou devant Lélia, il se plaisait à répéter que sa beauté seule l’avait ébloui et lui avait fait rêver en elle un génie qu’elle n’avait pas. En contemplant Lélia ainsi pensive, il fut impossible à Sténio de ne pas sentir qu’entre cette femme, qu’il eût pu mériter, et toutes celles qu’il prétendait comparer et égaler à elle, il y avait l’abîme de l’infini. Comme un prodigue ruiné à l’aspect d’un trésor négligé qui lui échappe, il fut pris de vertige et de désespoir, et s’appuya contre la porte pour ne pas se laisser tomber à genoux. Lélia ne vit pas son trouble. Emportée par l’esprit dans un autre monde, elle n’existait pas, à cet instant-là, de la vie des sens.

Sténio resta presque une heure devant elle, l’étudiant avec avidité, épiant le réveil du sentiment dans cette extase de la pensée, se demandant avec angoisse si elle songeait à lui en cet instant, et si c’était pour le plaindre, le regretter ou le mépriser. Enfin, elle fit un léger mouvement et parut sortir de son rêve, mais peu à peu, et sans se rendre encore bien compte de la vie extérieure. Puis elle se leva, et marcha lentement dans le fond de sa chambre. La lampe envoyait au mur pâle le reflet transparent de son ombre voilée. On eût dit d’un spectre qui marchait à côté d’elle. Enfin elle s’arrêta devant sa table, et, croisant ses bras sur sa poitrine, la tête penchée en avant, et l’air mélancolique, cette fois, elle contempla longtemps le vase rempli de fleurs. Sténio la vit essuyer quelques larmes qui coulaient de ses yeux lentement et tranquillement, comme l’eau d’une source limpide et silencieuse. Il ne put résister plus longtemps à son émotion.

«Oh! lui dit-il en faisant quelques pas vers elle, voici la seconde fois que je te vois pleurer: la première fois j’étais à tes pieds; aujourd’hui j’y serai encore si tu veux me dire le secret de tes larmes.»

 

Lélia ne tressaillit point: elle regarda Sténio d’un air étrange, et sans montrer ni crainte ni colère de le voir pénétrer chez elle au milieu de la nuit.

«Sténio, lui dit-elle, je pensais à toi; il me semblait te voir et t’entendre; ton image était dans ma pensée. Que viens-tu faire ici, tel que te voilà?

– Ma présence vous fait horreur, Lélia? dit Sténio, effrayé de cet accueil glacial.

– Non, répondit Lélia.

– Mais, dit Sténio, elle vous offense et vous irrite?

– Non plus, répondit Lélia.

– Eh bien, elle vous afflige, peut-être?

– Je ne sais pas ce qui peut m’affliger désormais, Sténio. Mon âme vit dans la présence incessante, éternelle, des sujets de sa réflexion et des causes de sa douleur. Tu vois que ta visite ne m’émeut pas plus que ton souvenir, et ta personne pas plus que ton image.

– Vous pleuriez, Lélia, et vous dites que vous pensiez à moi!

– Regarde cette fleur, dit Lélia en lui montrant un narcisse blanc d’un parfum exquis. Elle m’a rappelé ce que tu étais dans ta jeunesse, alors que je t’aimais; et tout à coup j’ai vu tes traits, j’ai entendu le son de ta voix, et mon cœur a été délicieusement ému, comme aux jours où je me croyais aimée de toi.

– Est-ce un rêve que je fais? s’écria Sténio hors de lui. Est-ce Lélia qui me parle ainsi? et si c’est elle, est-ce parce que la sœur Annonciade s’ennuie de la solitude, ou parce que l’abbesse des Camaldules veut railler amèrement mon audace?»

Lélia ne sembla pas entendre ce que disait Sténio; elle tenait le narcisse, et le regardait avec attendrissement.

«Te voilà, mon poëte, lui dit-elle, comme je t’ai souvent contemplé à ton insu. Souvent, dans nos courses rêveuses, je t’ai vu, plus faible que Trenmor et moi, céder à la fatigue et t’endormir à mes pieds sous une chaude brise de midi, parmi les fleurs de la forêt. Penchée sur toi, je protégeais ton sommeil, j’écartais de toi les insectes malfaisants. Je te couvrais de mon ombre quand le soleil perçait les branches pour jeter un baiser à ton beau front. Je me plaçais entre toi et lui. Mon âme despote et jalouse t’enveloppait de son amour. Ma lèvre tranquille effleurait quelquefois l’air chaud et parfumé qui frémissait autour de toi. J’étais heureuse alors, et je t’aimais! Je t’aimais autant que je puis aimer. Je te respirais comme un beau lis, je te souriais comme à un enfant, mais comme à un enfant plein de génie. J’aurais voulu être ta mère et pouvoir te presser dans mes bras sans éveiller en toi les sens d’un homme.

D’autres fois, j’ai surpris le secret de tes promenades solitaires. Tantôt, penché sur le bassin d’une source ou appuyé sur la mousse des rochers, tu regardais le ciel dans les eaux. Le plus souvent, tes yeux étaient à demi fermés, et tu semblais mort à toutes les impressions extérieures. Comme maintenant, tu semblais te recueillir et regarder en toi-même Dieu et les anges réfléchis dans le mystérieux miroir de ton âme. Te voilà, comme tu étais alors, frêle adolescent, encore sans mauvaise passion, étranger aux ivresses et aux souffrances de la vie. Fiancé de quelque vierge aux ailes d’or, tu n’avais pas encore jeté ton anneau dans les flots orageux. Est-ce que tant de jours, tant de maux, ont été subis depuis cette matinée sereine où je t’ai rencontré comme un jeune oiseau ouvrant ses ailes tremblantes aux premières brises du ciel? Est-ce que nous avons vécu et souffert depuis cette heure où tu me demandais de t’expliquer l’amour, le bonheur, la gloire et la sagesse? Enfant qui croyais à toutes ces choses et qui cherchais en moi ces trésors imaginaires, est-il vrai que tant de larmes, tant d’épouvantes, tant de déceptions, nous séparent de cette matinée délicieuse? Est-ce que tes pas, qui n’avaient courbé que des fleurs, ont marché depuis dans la fange et sur le gravier? Est-ce que ta voix, qui chantait de si suaves harmonies, s’est enrouée à crier dans l’ivresse? Est-ce que ta poitrine, épanouie et dilatée dans l’air pur des montagnes, s’est desséchée et brûlée au feu de l’orgie? Est-ce que ta lèvre, que les anges venaient baiser dans ton sommeil, s’est souillée à des lèvres infâmes? Est-ce que tu as tant souffert, tant rougi et tant lutté, ô Sténio! ô le bien-aimé fils du ciel?

– Lélia! Lélia! ne parle pas ainsi, s’écria Sténio en tombant aux genoux de l’abbesse; tu brises mon cœur par une froide moquerie; tu ne m’aimes pas, tu ne m’as jamais aimé!..»

En sentant la main de Sténio chercher la sienne, l’abbesse recula avec un frisson douloureux.

«Oh! dit-elle, ne parlez pas ainsi vous-même. Je songeais à cette fleur au fond de laquelle je croyais voir une image qui s’est effacée. Maintenant, Sténio, adieu!

Elle laissa tomber la fleur à ses pieds; un profond soupir s’exhala de son sein, et, levant les yeux au ciel dans un mouvement d’inexprimable tristesse, elle passa la main sur son front, comme pour chasser une illusion et revenir avec effort au sentiment de la réalité. Sténio attendait avec anxiété qu’elle s’expliquât sur le présent. Elle le regarda avec un mélange d’étonnement et de froideur.

«Vous avez voulu me voir, dit-elle; je ne vous demande pas pourquoi, car vous ne le savez pas vous-même. Maintenant que votre inquiétude est satisfaite, il faut vous retirer.

– Pas avant que vous me disiez ce que vous éprouvez vous-même en me voyant, répondit Sténio. Je veux savoir quel sentiment succède en vous à ce souvenir d’amour que vous n’avez pas craint d’exprimer devant moi.

– Aucun, répondit Lélia, pas même la colère.

– Quoi! pas même la haine?

– Pas même le mépris, répondit Lélia. Vous n’existez pas pour moi. Il me semble que je suis seule, et que je regarde un portrait de vous qui ne vous ressemble pas.

– Quoi! pas même le mépris? dit Sténio irrité; pas même la peur? ajouta-t-il en se relevant et en la suivant de près, tandis qu’elle reprenait sa promenade au fond de la cellule.

– La peur moins que toute autre chose, dit Lélia sans daigner faire attention à la fureur qui s’emparait de lui. Vous n’êtes pas encore don Juan, Sténio! Vous êtes une nature faible et non perverse. Comme vous ne croyez pas en Dieu, vous ne croyez pas non plus à Satan; vous n’avez fait aucun pacte avec l’esprit du mal, car rien n’est mal comme rien n’est bien à vos yeux. Vos instincts ne vous portent point au crime; ils repoussent l’infamie. Vous fûtes un type de candeur et de grâce, vous n’êtes aujourd’hui le type de rien: vous vous ennuyez! L’ennui n’avilit ni ne dégrade, mais il efface, il détruit.

– Vous le savez sans doute, madame l’abbesse, répondit Sténio avec aigreur; car j’ai surpris le secret de vos nuits, et je sais que vous ne lisez pas, que vous ne dormez pas, que vous ne priez pas; je sais que, vous aussi, l’ennui vous dévore!

– Le chagrin me dévore, non l’ennui! répondit Lélia avec une franchise qui brisa l’orgueil de Sténio.

– Le chagrin! dit-il avec surprise. Vous en convenez donc? Oh! oui, en vous voyant si calme, j’aurais dû comprendre que vous nourrissiez tranquillement et patiemment, comme jadis, le désespoir dans votre sein; pauvre Lélia!

– Oui, pauvre Lélia! répondit l’abbesse, je mérite d’être appelée ainsi, et pourtant j’ai de grandes richesses, de grandes espérances, de grandes consolations: la conscience d’avoir agi comme je devais, la certitude d’un Dieu ami des malheureux, et l’intelligence des joies saintes auxquelles une âme résignée peut aspirer.