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Lélia

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Le moment le plus suave fut celui qui précéda immédiatement l’apparition du disque du soleil. La forme avait atteint toute la grâce de son développement. La couleur encore pâle avait un indéfinissable charme; les rayons montaient comme des flammes derrière de grands rideaux de peupliers qui n’en recevaient rien encore et qui se dessinaient en noir sur cette fournaise. Mais, dans la région située entre l’orient et le sud, la lumière répandait de préférence ses prestiges toujours croissants. L’oblique clarté se glissait entre chaque zone de coteaux, de forêts et de jardins. Les masses, éclairées à tous leurs bords, s’enlevaient légères et diaphanes, tandis que leur milieu encore sombre accusait l’épaisseur. Que les arbres étaient beaux ainsi! Quelle délicatesse avaient les sveltes peupliers, quelle rondeur les caroubiers robustes, quelle mollesse les myrtes et les cytises! La verdure n’offrait qu’une teinte uniforme, mais la transparence suppléait à la richesse des tons; de seconde en seconde, l’intensité du rayon pénétrait dans toutes les sinuosités, dans toutes les profondeurs. Derrière chaque rideau de feuillage, un voile semblait tomber, et d’autres rideaux, toujours plus gracieux et plus frais, surgissaient comme par enchantement; des angles de prairie, des buissons, des massifs d’arbustes, des clairières pleines de mousses et de roseaux se révélaient. Et cependant, dans les fonds des terrains, et vers les entrelacements des tiges, il y avait encore de doux mystères, moins profonds que ceux de la nuit, plus chastes que ceux du jour. Derrière les troncs blanchissants des vieux figuiers, ce n’étaient plus les antres des faunes perfides qui s’ouvraient dans les fourrés, c’étaient les pudiques retraites des silencieuses hamadryades. Les oiseaux à peine éveillés ne faisaient entendre que des chants rares et timides. La brise cessa; à la plus haute cime des trembles il n’y avait pas une feuille qui ne fût immobile. Les fleurs, chargées de rosée, retenaient encore leurs parfums. Ce moment a toujours été celui que j’ai préféré dans la journée: il offre l’image de la jeunesse de l’homme. Tout y est candeur, modestie, suavité… O Sténio! c’est le moment où ta pâle beauté et tes yeux limpides m’apparaissent tels qu’autrefois!

Mais tout à coup les feuilles s’émurent, et de grands vols d’oiseaux traversèrent l’espace. Il y eut comme un tressaillement de joie; le vent soufflait de l’ouest, et la cime des forêts semblait s’incliner devant le dieu.

De même qu’un roi, précédé d’un brillant cortége, efface bientôt par sa présence l’éclat des pompes qui l’ont annoncé, le soleil, en montant sur l’horizon, fit pâlir la pourpre répandue sur sa route. Il s’élança dans la carrière avec cette rapidité qui nous surprend toujours, parce que c’est le seul instant où notre vue saisisse clairement le mouvement qui nous entraîne et qui semble nous lancer sous les roues ardentes du char céleste. Un moment baigné dans les vapeurs embrasées de l’atmosphère, il flotta et bondit inégal dans sa forme et dans son élan, comme un spectre de feu prêt à s’évanouir et à retomber dans la nuit; mais ce fut une hésitation rapidement dissipée. Il s’arrondit, et son sein sembla éclater pour projeter au loin la gloire de ses rayons. Ainsi, antique Hélios, au sortir de la mer, il secouait sa brûlante chevelure sur la plage, et couvrait les flots d’une pluie de feu; ainsi, sublime création du Dieu unique, il apporte la vie aux mondes prosternés.

Avec le soleil, la couleur jusque-là incomplète et vague, prit toute sa splendeur. Les bords argentés des masses de feuillage se teignirent en vert sombre d’un côté et en émeraude étincelante de l’autre. Le point du paysage que j’examinais de préférence changea d’aspect, et chaque objet eut deux faces: une obscure, et l’autre éblouissante. Chaque feuille devint une goutte de la pluie d’or; puis des reflets de pourpre marquèrent la transition de la clarté à la chaleur. Les sables blancs des sentiers jaunirent, et, dans les masses grises des rochers, le brun, le jaune, le fauve et le rouge montrèrent leurs mélanges pittoresques. Les prairies absorbèrent la rosée qui les blanchissait et se firent voir si fraîches et si vertes que toute autre verdure sembla effacée. Il y eut partout des nuances au lieu de teintes; partout sur les plantes, de l’or au lieu d’argent, des rubis au lieu de pourpre, des diamants au lieu de perles. La forêt perdit peu à peu ses mystères; le dieu vainqueur pénétra dans les plus humbles retraites, dans les ombrages les plus épais. Je vis les fleurs s’ouvrir autour de moi, et lui livrer tous les parfums de leur sein… Je quittai cette scène qui convenait moins que l’autre à la disposition de mon âme et au caprice de ma destinée. C’était l’image de la jeunesse ardente, non plus celle de l’adolescence paisible; c’était l’excitation fougueuse à une vie que je n’ai pas vécue et que je ne dois pas vivre. Je saluai la création, et je détournai mes regards sans amertume et sans ingratitude.

J’avais passé là plusieurs heures de délices; n’était-ce pas de quoi remercier humblement le Dieu qui a fait la beauté de la terre infinie, afin que chaque être y puisât le bonheur qui lui est propre? Certains êtres ne vivent que pendant quelques instants; d’autres s’éveillent quand tout le reste s’endort; d’autres encore n’existent qu’une partie de l’année. Eh quoi! une créature humaine condamnée à la solitude ne saurait sans colère renoncer à quelques instants de l’ivresse universelle, quand elle participe à toutes les délices du calme! Non, je ne me plaignis pas, et je redescendis la montagne, m’arrêtant pour regarder de temps en temps les cieux embrasés et m’étonner du peu d’instants qui s’étaient écoulés depuis que j’y avais vu régner l’humide pâleur de la lune.

Nulle langue humaine ne saurait raconter la variété magique de cette course où le temps entraîne l’univers. L’homme ne peut ni définir ni décrire le mouvement. Toutes les phases de ce mouvement qu’il appelle le temps portent le même nom dans ses idiomes, et chaque minute en demanderait un différent, puisque aucune n’est celle qui vient de s’écouler. Chacun de ces instants que nous essayons de marquer par les nombres transfigure la création et opère sur des mondes innombrables d’innombrables révolutions. De même qu’aucun jour ne ressemble à un autre jour, aucune nuit à une autre nuit, aucun moment du jour ou de la nuit ne ressemble à celui qui précède et à celui qui suit. Les éléments du grand tout ont dans leur ensemble l’ordre et la règle pour invariables conditions d’existence, et en même temps l’inépuisable variété, image d’un pouvoir infini et d’une activité infatigable, préside à tous les détails de la vie. Depuis la physionomie des constellations jusqu’à celle des traits humains, depuis les flots de la mer jusqu’aux brins d’herbe de la prairie, depuis l’immémorial incendie qui dévore les soleils jusqu’aux inénarrables variations de l’atmosphère qui enveloppe les mondes, il n’est pas de chose qui n’ait son existence propre à elle seule, et qui ne reçoive de chaque période de sa durée une modification sensible ou insensible aux perceptions de l’homme.

Qui donc a vu deux levers de soleil identiquement beaux? L’homme qui se préoccupe de tant d’événements misérables, et qui se récrée à tant de spectacles indignes de lui, ne devrait-il pas trouver ses vrais plaisirs dans la contemplation de ce qu’il y a de grand et d’impérissable? Il n’en est pas un parmi nous qui n’ait gardé un souvenir bien marqué de quelque fait puéril, et nul ne compte parmi ses joies un instant où la nature s’est fait aimer de lui pour elle-même; où le soleil l’a trouvé transporté hors du cercle d’une égoïste individualité, et perdu dans ce fluide d’amour et de bonheur qui enivre tous les êtres au retour de la lumière. Nous goûtons comme malgré nous ces ineffables biens que Dieu nous prodigue; nous les voyons passer sans les accueillir autrement que par des paroles banales. Nous n’en étudions pas le caractère; nous confondons dans une même appréciation, froide et confuse, toutes les nuances de nos jours radieux. Nous ne marquons pas comme un événement heureux le loisir d’une nuit de contemplation, la splendeur d’un matin sans nuage. Il y a eu pour chacun de nous un jour où le soleil lui est apparu plus beau qu’en aucun autre jour de sa vie. Il s’en est à peine aperçu, et il ne s’en souvient pas. O mouvement! vieux Saturne, père de tous les pouvoirs! c’est toi que les hommes eussent dû adorer sous la figure d’une roue; mais ils ont donné tes attributs à la Fortune, parce qu’elle seule préside à leurs instants; elle seule retourne le sablier de leur vie. Ce n’est pas le cours des astres qui règle leurs pensées et leurs besoins, ce n’est pas l’ordre admirable de l’univers qui fait fléchir leurs genoux et palpiter leurs cœurs; ce sont les jouets fragiles dont ta corne est remplie. Tu la secoues sur leurs pas, et ils se baissent pour chercher quelque chose dans la fange, tandis qu’une source inépuisable de bonheur et de calme ruisselle autour d’eux, abondante et limpide, par tous les pores de la création.

LIX

Lélia, j’ai le avidement le résumé des nobles et touchantes émotions de votre âme depuis les années qui nous séparent. Vous êtes calme, Dieu soit loué! Moi aussi je suis calme, mais triste; car depuis longtemps je suis inutile. Je vous l’ai caché pour ne pas altérer votre précieuse sérénité; mais maintenant je puis vous le dire, j’ai passé tout ce temps dans les fers; et cela sur une terre étrangère aux querelles politiques qui m’ont expulsé du pays où vous êtes, sur une terre de refuge et de prétendue liberté. J’ai été trouvé suspect, et le soupçon a suffi pour que l’hospitalité se changeât pour moi en tyrannie. Enfin j’échappe à la prison, et je vais reprendre ma tâche. Ici, comme ailleurs sans doute, je trouverai des sympathies; car ici, plus qu’ailleurs peut-être, il y a de grandes souffrances, de grands besoins et de grandes iniquités.

 

Vos récits et vos peintures de la vie monastique m’ont apporté au sein de ma misère des heures charmantes et de poétiques rêveries. Moi aussi, Lélia, j’ai eu dans le cachot mes jours de bonheur en dépit du sort et des hommes. Jadis j’avais souvent désiré la solitude. Aux jours des angoisses et des remords sans fruit, j’avais essayé de fuir la présence de l’homme; mais en vain avais-je parcouru une partie du monde. La solitude me fuyait; l’homme, ou ses influences inévitables, ou son despotique pouvoir sur toute la création, m’avaient poursuivi jusqu’au sein du désert. Dans la prison j’ai trouvé cette solitude si salutaire et si vainement cherchée. Dans ce calme mon cœur s’est rouvert aux charmes de la nature. Jadis à mon admiration blasée les plus belles contrées qu’éclaire le soleil n’avaient pas suffi; maintenant un pâle rayon entre deux nuages, une plainte mélodieuse du vent sur la grève, le bruissement des vagues, le cri mélancolique des mouettes, le chant lointain d’une jeune fille, le parfum d’une fleur élevée à grand’peine dans la fente d’un mur, ce sont là pour moi de vives jouissances, des trésors dont je sais le prix. Combien de fois ai-je contemplé avec délices, à travers l’étroit grillage d’une meurtrière, la scène immense et grandiose de la mer agitée promenant sa houle convulsive et ses longues lames d’écume d’un horizon à l’autre! Qu’elle était belle alors, cette mer encadrée dans une fente d’airain! Comme mon œil, collé à cette ouverture jalouse, étreignait avec transport l’immensité déployée devant moi! Eh! ne m’appartenait-elle pas tout entière, cette grande mer que mon regard pouvait embrasser, où ma pensée errait libre et vagabonde, plus rapide, plus souple, plus capricieuse, dans son vol céleste, que les hirondelles aux grandes ailes noires, qui rasaient l’écume et se laissaient bercer endormies dans le vent? Que m’importaient alors la prison et les chaînes? Mon imagination chevauchait la tempête comme les ombres évoquées par la harpe d’Ossian. Depuis je l’ai franchie sur un léger navire, cette mer où mon âme s’était promenée tant de fois. Eh bien! alors elle m’a semblé moins belle peut-être. Les vents étaient lourds et paresseux à mon gré; les flots avaient des reflets moins étincelants, des ondulations moins gracieuses; le soleil s’y levait moins pur, il s’y couchait moins sublime. Cette mer qui me portait, ce n’était plus la mer qui avait bercé mes rêves, la mer qui n’appartenait qu’à moi, et dont j’avais joui tout seul au milieu des esclaves enchaînés.

Maintenant je vis languissamment et sans efforts, comme le convalescent à la suite d’une maladie violente. Avez-vous éprouvé ce délicieux engourdissement de l’âme et du corps après les jours de délire et de cauchemar, jours à la fois longs et rapides, où, dévoré de rêves, fatigué de sensations incohérentes et brusques, on ne s’aperçoit point du temps qui marche et des nuits qui succèdent aux jours? Alors, si vous êtes sortie de ce drame fantastique où vous jette la fièvre pour rentrer dans la vie calme et paresseuse, dans l’idylle et les douces promenades, sous le soleil tiède, parmi les plantes que vous avez laissées en germe et que vous retrouvez en fleurs; si vous avez lentement marché, faible encore, le long du ruisseau nonchalant et paisible comme vous; si vous avez écouté vaguement tous ces bruits de la nature longtemps perdus et presque oubliés sur un lit de douleur; si vous avez enfin repris à la vie, doucement, et par tous les pores, et par toutes les sensations une à une, vous pouvez comprendre ce que c’est que le repos après les tempêtes de ma vie.

Mais nous n’avons pas le droit de nous arrêter plus d’un jour au bord de notre route. Le ciel nous condamne au travail. Moi, plus qu’un autre, je suis condamné à accomplir un dur pèlerinage. Il est dans le repos des délices infinies; mais nous ne pouvons pas nous endormir dans ces voluptés, car elles nous donneraient la mort. Elles nous sont envoyées en passant comme des oasis dans le désert, comme un avant-goût du ciel; mais notre patrie ici-bas est une terre inculte que nous sommes destinés à conquérir, à civiliser, à affranchir de la servitude. Je ne l’oublie pas, Lélia, et déjà je me remets en marche, souhaitant que la paix des cieux reste avec vous!

LX
LE CHANT DE PULCHÉRIE

Quand je quitte ma couche voluptueuse pour regarder les étoiles qui blanchissent avec l’azur céleste, mes genoux frissonnent au froid de cette matinée d’hiver. D’affreux nuages pèsent sur l’horizon comme des masses d’airain, et l’aube fait de vains efforts pour se dégager de leurs flancs livides. L’astre du Bouvier darde un dernier rayon rougeâtre aux pieds de l’Ourse boréale, dont le jour éteint un à un les sept flambeaux pâlissants. La lune continue sa course et s’abaisse lentement, froide et sinistre, des hauteurs du zénith vers les créneaux des mornes édifices. La terre commence à montrer des pentes labourées par la pluie, luisantes d’un reflet terne comme l’étain. Les coqs chantent d’une voix aigre, et l’angelus, qui salue cette aurore glacée, semble annoncer le réveil des morts dans leurs suaires, et non celui des vivants dans leurs demeures.

Pourquoi quitter ton grabat à peine échauffé par quelques heures d’un mauvais sommeil, ô laboureur plus pâle que l’aube d’hiver, plus triste que la terre inondée, plus desséché que l’arbre dépouillé de ses feuilles? Par quelle misérable habitude signes-tu ton front étroit, ridé avant l’âge, au commandement de la cloche catholique? Par quelle imbécile faiblesse acceptes-tu pour ton seul espoir et ta seule consolation les rites d’une religion qui consacre ta misère et perpétue ta servitude? Tu restes sourd à la voix de ton cœur qui te crie: Courage et vengeance! et tu courbes la tête à cette vibration lugubre qui proclame dans les airs ton arrêt éternel: Lâcheté, abaissement, terreur! Brute indigne de vivre! regarde comme la nature est ingrate et rechignée, comme le ciel te verse à regret la lumière, comme la nuit s’arrache lentement de ton hémisphère désolé! Ton estomac vide et inquiet est le seul mobile qui te gouverne encore, et qui te pousse à chercher une chétive pâture, sans discernement et sans force, sur un sol épuisé par tes ignares labeurs, par tes bras lourds et malhabiles, que la faim seule met encore en mouvement comme les marteaux d’une machine. Va broyer la pierre des chemins, moins endurcie que ton cerveau, pour que mes nobles chevaux ne s’écorchent pas les pieds dans leur course orgueilleuse! Va ensemencer le sillon limoneux, afin qu’un pur froment nourrisse mes chiens, et que leurs restes soient mendiés avec convoitise par tes enfants affamés! Va, race infirme et dégradée, chéris la vermine qui te ronge! végète comme l’herbe infecte des marécages! traîne-toi sur le ventre comme le ver dans la fange! Et toi, soleil, ne te montre pas à ces reptiles indignes de te contempler! Nuages de sang qui vous déchirez à son approche, roulez vos plis comme un linceul sur sa face rayonnante, et répandez-vous sur la terre d’Égypte jusqu’à ce que ce peuple abject ait fait pénitence et lavé la souillure de son esclavage.

Mon jeune amant, tu ne me réponds pas, tu ne m’écoutes pas? Ton front repose enfoncé dans un chevet moelleux. Crains-tu de me montrer des larmes généreuses? Pleures-tu sur cette hideuse journée qui commence, sur cette race avilie qui s’éveille? Rêves-tu de carnage et de délivrance? Gémis-tu de douleur et de colère? – Tu dors? Ta chevelure est mouillée de sueur, tes épaules mollissent sous les fatigues de l’amour. Une langueur ineffable accable tes membres et ta pensée… N’as-tu donc d’ardeur et de force que pour le plaisir? – Quoi! tu dors? La volupté suffit donc à ta jeunesse, et tu n’as pas d’autre passion que celle des femmes? Étrange jeunesse, qui ne sait ni dans quel monde, ni dans quel siècle le destin t’a jetée! Tout ton passé est ambition, tout ton présent jouissance, tout ton avenir impunité. Eh bien, si tu as tant d’insouciance et de mépris pour le malheur d’autrui, donne-moi donc un peu de cette lâcheté froide. Que toute la force de nos âmes, que toute l’ardeur de notre sang tourne à l’âpreté de nos délires. Allons, ouvrons nos bras et fermons nos cœurs! abaissons les rideaux entre le jour et notre joie honteuse! Rêvons sous l’influence d’une lascive chaleur le doux climat de la Grèce, et les voluptés antiques, et la débauche païenne! Que le faible, le pauvre, l’opprimé, le simple suent et souffrent pour manger un pain noir trempé de larmes; nous, nous vivrons dans l’orgie, et le bruit de nos plaisirs étouffera leurs plaintes! Que les saints crient dans le désert, que les prophètes reviennent se faire lapider, que les Juifs remettent le Christ en croix, vivons!

Ou bien, veux-tu? mourons, asphyxions-nous; quittons la vie par lassitude, comme tant d’autres couples l’ont quittée par fanatisme amoureux. Il faut que notre âme périsse sous le poids de la matière, ou que notre corps, dévoré par l’esprit, se soustraie à l’horreur de la condition humaine.

Il dort toujours! et moi, je ne saurais retrouver un instant de calme quand le contraste de la misère d’autrui et de ma richesse infâme vient livrer mon sein aux remords! O ciel! quelle brute est donc ce jeune homme qu’hier je trouvais si beau? Regardez-le, étoiles vacillantes qui fuyez dans l’immensité, et voilez-vous à jamais pour lui! Soleil, ne pénètre pas dans cette chambre, n’éclaire pas ce front flétri par la débauche, qui n’a jamais eu ni une pensée de reproche, ni une malédiction pour la Providence oublieuse!

Et toi vassal, victime, porteur de haillons; toi esclave, toi travailleur, regarde-le… regarde-moi, pâle, échevelée, désolée à cette fenêtre… regarde-nous bien tous les deux: un jeune homme riche et beau qui paie l’amour d’une femme, et une femme perdue qui méprise cet homme et son argent! Voilà les êtres que tu sers, que tu crains, que tu respectes… Ramasse donc les outils de ton travail, ces boulets de ton bagne éternel, et frappe! écrase ces êtres parasites qui mangent ton pain et te volent jusqu’à ta place au soleil! Tue cet homme qui dort bercé par l’égoïsme, tue aussi cette femme qui pleure, impuissante à sortir du vice!