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Lélia

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LVII
LES MORTS

Chaque jour, éveillée longtemps d’avance, je me promène, avant la fin de la nuit, sur ces longues dalles qui toutes portent une épitaphe et abritent un sommeil sans fin. Je me surprends à descendre en idée dans ces caveaux, et à m’y étendre paisiblement pour me reposer de la vie. Tantôt je m’abandonne au rêve du néant, rêve si doux à l’abnégation de l’intelligence et à la fatigue du cœur; et, ne voyant plus dans ces ossements que je foule que des reliques chères et sacrées, je me cherche une place au milieu d’eux, je mesure de l’œil la toise de marbre qui recouvre la couche muette et tranquille où je serai bientôt, et mon esprit en prend possession avec charme.

Tantôt je me laisse séduire par les superstitions de la poésie chrétienne. Il me semble que mon spectre viendra encore marcher lentement sous ces voûtes, qui ont pris l’habitude de répéter l’écho de mes pas. Je m’imagine quelquefois n’être déjà plus qu’un fantôme qui doit rentrer dans le marbre au crépuscule, et je regarde dans le passé, dans le présent même, comme dans une vie dont la pierre du sépulcre me sépare déjà.

Il y a un endroit que j’aime particulièrement sous ces belles arcades byzantines du cloître. C’est à la lisière du préau, là où le pavé sépulcral se perd sous l’herbe aromatique des allées, où la rose toujours pâle des prisons se penche sur le crâne humain dont l’effigie est gravée à chaque angle de la pierre. Un des grands lauriers-roses du parterre a envahi l’arc léger de la dernière porte. Il arrondit ses branches en touffe splendide sous la voûte de la galerie. Les dalles sont semées de ces belles fleurs, qui, au moindre souffle du vent, se détachent de leur étroit calice et jonchent le lit mortuaire de Francesca.

Francesca était abbesse avant l’abbesse qui m’a précédée. Elle est morte centenaire, avec toute la puissance de sa vertu et de son génie. C’était, dit-on, une sainte et une savante. Elle apparut à Maria del Fiore quelques jours après sa mort, au moment où cette novice craintive venait prier sur sa tombe. L’enfant en eut une telle frayeur, qu’elle mourut huit jours après, moitié souriante, moitié consternée, disant que l’abbesse l’avait appelée et lui avait ordonné de se préparer à mourir. On l’enterra aux pieds de Francesca, sous les lauriers-roses.

C’est là que je veux être enterrée aussi. Il y a là une dalle sans inscription et sans cercueil qui sera levée pour moi et scellée sur moi, entre la femme religieuse et forte qui a supporté cent ans le poids de la vie, et la femme dévote et timide qui a succombé au moindre souffle du vent de la mort; entre ces deux types tant aimés de moi, la force et la grâce, entre une sœur de Trenmor et une sœur de Sténio.

Francesca avait un amour prononcé pour l’astronomie. Elle avait fait des études profondes, et raillait un peu la passion de Maria pour les fleurs. On dit que, lorsque la novice lui montrait le soir les embellissements qu’elle avait faits au préau durant le jour, la vieille abbesse levant sa main décharnée vers les étoiles, disait d’un voix toujours forte et assurée: Voilà mon parterre!

Je me suis plu à questionner les doyennes du couvent sur ce couple endormi, et à recueillir ces détails sur deux existences qui vont bientôt rentrer dans la nuit de l’oubli.

C’est une chose triste que cet effacement complet des morts. Le christianisme corrompu a inspiré pour eux une sorte de terreur mêlée de haine. Ce sentiment est fondé peut-être sur le procédé hideux de nos sépultures, et sur cette nécessité de se séparer brusquement et à jamais de la dépouille de ceux qu’on a aimés. Les anciens n’avaient pas cette frayeur puérile. J’aime à leur voir porter dans leurs bras l’urne qui contient le parent ou l’ami; je la leur vois contempler souvent; je l’entends invoquer dans les grandes occasions, et servir de consécration à tous les actes énergiques. Elle fait partie de leur héritage. La cérémonie des funérailles n’est point confiée à des mercenaires; le fils ne se détourne pas avec horreur du cadavre dont les flancs l’ont porté. Il ne le laisse point toucher à des mains impures. Il accomplit lui-même ce dernier office, et les parfums, emblème d’amour, sont versés par ses propres mains sur la dépouille de sa mère vénérée.

Dans les communautés religieuses, j’ai retrouvé un peu de ce respect et de cette antique affection pour les morts. Des mains fraternelles y roulent le linceul, des fleurs parent le front exposé tout un jour aux regards d’adieux. Le sarcophage a place au milieu de la demeure, au sein des habitudes de la vie. Le cadavre doit dormir à jamais parmi des êtres qui dormiront plus tard à ses côtés, et tous ceux qui passent sur sa tombe le saluent comme un vivant. Le règlement protège son souvenir, et perpétue l’hommage qu’on lui doit. La règle, chose si excellente, si nécessaire à la créature humaine, image de la Divinité sur la terre, religieuse préservatrice des abus, généreuse gardienne des bons sentiments et des vieilles affections, se fait ici l’amie de ceux qui n’ont plus d’amis. Elle rappelle chaque jour, dans les prières, une longue liste de morts qui ne possèdent plus sur la terre que ce nom écrit sur une dalle, et prononcé dans le mémento du soir. J’ai trouvé cet usage si beau, que j’ai rétabli beaucoup d’anciens noms qu’on avait retranchés pour abréger la prière; j’en exige la stricte observance, et je veille à ce que l’essaim des jeunes novices, lorsqu’il rentre avec bruit de la promenade, traverse le cloître en silence et dans le plus grand recueillement.

Quant à l’oubli des faits de la vie, il arrive pour les morts plus vite ici qu’ailleurs. L’absence de postérité en est cause. Toute une génération de religieuses s’éteint presque en même temps; car l’absence d’événements et les habitudes uniformes prolongent en général la vie dans des proportions à peu près égales pour tous les individus. Les longévités sont remarquables, mais la vie finit tout entière. Les intérêts ou l’orgueil de la famille ne font ressortir aucun nom de préférence, et la rivalité du rang n’existant pas, l’égalité de la tombe est solennelle, complète. Cette égalité efface vite les biographies. La règle défend d’en écrire aucune sans une canonisation en forme, et cette prescription est encore une pensée de force et de sagesse. Elle met un frein à l’orgueil, qui est le vice favori des âmes vertueuses; elle empêche l’humilité des vivants d’aspirer à la vanité de la tombe. Au bout de cinquante ans, il est donc bien rare que la tradition ait gardé quelque fait particulier sur une religieuse, et ces faits sont d’autant plus précieux.

Comme la prohibition d’écrire ne s’étend pas jusqu’à moi, je veux vous faire mention d’Agnès de Catane, dont on raconte ici la romanesque histoire. Novice pleine de ferveur, à la veille d’être unie a l’époux céleste, elle fut rappelée au monde par l’inflexible volonté de son père. Mariée à un vieux seigneur français, elle fut traînée à la cour de Louis XV, et y garda son vœu de vierge selon la chair et selon l’esprit, quoique sa grande beauté lui attirât les plus brillants hommages. Enfin, après dix ans d’exil sur la terre de Chanaan, elle recouvra sa liberté par la mort de son père et de son époux, et revint se consacrer à Jésus-Christ. Lorsqu’elle arriva par le chemin de la montagne, elle était richement vêtue, et une suite nombreuse l’escortait. Une foule de curieux se pressait pour la voir entrer. La communauté sortit du cloître et vint en procession jusqu’à la dernière grille, les bannières déployées et l’abbesse en tête, en chantant le psaume: In exitu Israel de Ægypto. La grille s’ouvrit pour la recevoir. Alors la belle Agnès, détachant son bouquet de son corsage, le jeta en souriant par-dessus son épaule, comme le premier et le dernier gage que le monde eût à recevoir d’elle; et, arrachant avec vivacité la queue de son manteau des mains du petit Maure qui la lui portait, elle franchit rapidement la grille, qui se referma à jamais sur elle, tandis que l’abbesse la recevait dans ses bras et que toutes les sœurs lui apportaient au front le baiser d’alliance. Elle fit le lendemain une confession générale des dix années qu’elle avait passées dans le monde, et le saint directeur trouva tout ce passé si pur et si beau, qu’il lui permit de reprendre le temps de son noviciat où elle l’avait laissé, comme si ces dix ans d’interruption n’eussent duré qu’un jour; jour si chaste et si fervent, qu’il n’avait pas altéré l’état de perfection où était son âme, lorsqu’à la veille de prendre le voile elle avait été traînée à d’autres autels.

Elle fut une des plus simples et des plus humbles religieuses qu’on eût jamais vues dans le couvent. C’était une piété douce, enjouée, tolérante, une sérénité inaltérable, avec des habitudes élégantes. On dit que sa toilette de nonne était toujours très-recherchée, et qu’ayant été reprise de cette vanité en confession, elle répondit naïvement, dans le style de son temps, qu’elle n’en savait rien, et qu’elle se faisait brave malgré elle et par l’habitude qu’elle en avait prise dans le monde pour obéir à ses parents; qu’au reste, elle n’était pas fâchée qu’on lui trouvât bon air, parce que le sacrifice d’une jeunesse encore brillante et d’une beauté toujours vantée faisait plus d’honneur au céleste époux de son âme, que celui d’une beauté flétrie et d’une vie prête à s’éteindre. J’ai trouvé une grâce bien suave dans cette histoire.

Sachez, Trenmor, quel est le charme de l’habitude, quelles sont les joies d’une contemplation que rien ne trouble. Cette créature errante que vous avez connue n’ayant pas et ne voulant pas de patrie, vendant et revendant sans cesse ses châteaux et ses terres, dans l’impuissance de s’attacher à aucun lieu; cette âme voyageuse, qui ne trouvait pas d’asile assez vaste, et qui choisissait pour son tombeau, tantôt la cime des Alpes, tantôt le cratère du Vésuve, et tantôt le sein de l’Océan, s’est enfin prise d’une telle affection pour quelques toises de terrain et pour quelques pierres jointes ensemble, que l’idée d’être ensevelie ailleurs lui serait douloureuse. Elle a conçu pour les morts une si douce sympathie, qu’elle leur tend quelquefois les bras et s’écrie au milieu des nuits:

 

«O mânes amis! âmes sympathiques! vierges qui avez, comme moi, marché dans le silence sur les tombes de vos sœurs! vous qui avez respiré ces parfums que je respire, et salué cette lune qui me sourit! vous qui avez peut-être reconnu aussi les orages de la vie et le tumulte du monde! vous qui avez aspiré au repos éternel et qui en avez senti l’avant-goût ici-bas, à l’abri de ces voûtes sacrées, sous la protection de cette prison volontaire! ô vous surtout, qui avez ceint l’auréole de la foi, et qui avez passé des bras d’un ange invisible à ceux d’un époux immortel, chastes amantes de l’Espoir, fortes épouses de la Volonté! me bénissez-vous, dites-moi, et priez-vous sans cesse pour celle qui se plaît avec vous plus qu’avec les vivants? Est-ce vous dont les encensoirs d’or répandent ces parfums dans la nuit? Est-ce vous qui chantez doucement dans ces mélodies de l’air? Est-ce vous qui, par une sainte magie, rendez si beau, si attrayant, si consolant, ce coin de terre, de marbre et de fleurs où nous reposons vous et moi? Par quel pouvoir l’avez-vous fait si précieux et si désirable, que toutes les fibres de mon être s’y attachent, que tout le sang de mon cœur s’y élance, que ma vie me semble trop courte pour en jouir, et que j’y veuille une petite place pour mes os, quand le souffle divin les aura délaissés!»

Alors, en songeant aux troubles passés et à la sérénité du présent, je les prends à témoin de ma soumission. O mânes sanctifiés! leur dis-je, ô vierges sœurs! ô Agnès la belle! ô douce Maria del Fiore! ô docte Franscesca! venez voir comme mon cœur abjure son ancien fiel, et comme il se résigne à vivre dans le temps et dans l’espace que Dieu lui assigne! Voyez! et allez dire à celui que vous contemplez sans voile: – Lélia ne maudit plus le jour que vous lui avez ordonné de remplir; elle marche vers sa nuit avec l’esprit de sagesse que vous aimez. Elle ne se passionne plus pour aucun de ces instants qui passent. Elle ne s’attache plus à en retenir quelques-uns, elle ne se hâte plus pour en abréger d’autres. La voilà dans une marche régulière et continue, comme la terre qui accomplit sa rotation sans secousses, et qui voit changer du soir au matin la constellation céleste, sans s’arrêter sous aucun signe, sans vouloir s’enlacer aux bras des belles Pléiades, sans fuir sous le dard brûlant du Sagittaire, sans reculer devant le spectre échevelé de Bérénice. Elle s’est soumise, elle vit! Elle accomplit la loi. Elle ne craint ni ne désire de mourir: elle ne résiste pas à l’ordre universel. Elle mêlera sa poussière à la nôtre sans regret, elle touche déjà sans frayeur nos mains glacées. Voulez-vous, ô Dieu bon! que son épreuve finisse, et qu’avec le lever du jour elle nous suive où nous allons?

Alors il me semble que, dans la brise qui lutte avec l’aube, il y a des voix faibles, confuses, mystérieuses, qui s’élèvent et qui retombent, qui s’efforcent de m’appeler de dessous la pierre, mais qui ne peuvent pas encore vaincre l’obstacle de ma vie. Je m’arrête un instant, je regarde si ma dalle blanche ne se soulève pas, et si la centenaire, debout à côté de moi, ne me montre pas Maria del Fiore doucement endormie sur la première marche de notre caveau. En ce moment-là, il y a, certes, des bruits étranges au sein de la terre, et comme des soupirs sous mes pieds. Mais tout fuit, tout se tait, dès que l’étoile du pôle a disparu. L’ombre grêle des cyprès, que la lune dessinait sur les murs, et qui, balancée par la brise, semblait donner le mouvement et la vie aux figures de la fresque, s’efface peu à peu. La peinture redevient immobile; la voix des plantes fait place à celle des oiseaux. L’alouette s’éveille dans sa cage, et l’air est coupé par des sons pleins et distincts, tandis que les grands lis blancs du parterre se dessinent dans le crépuscule et se dressent immobiles de plaisir sous la rosée abondante. Dans l’attente du soleil, toutes les inquiètes oscillations s’arrêtent, tous les reflets incertains se dégagent du voile fantastique. C’est alors que réellement les spectres s’évanouissent dans l’air blanchi, et que les bruits inexplicables font place à des harmonies pures. Quelquefois un dernier souffle de la nuit secoue le laurier-rose, froisse convulsivement ses branches, plane en tournoyant sur sa tête fleurie, et retombe avec un faible soupir, comme si Maria del Fiore, arrachée à son parterre par la main de Francesca, se détachait avec effort de l’arbre chéri et rentrait dans le domaine des morts avec un léger mouvement de dépit et de regret. Toute illusion cesse enfin; les coupoles de métal rougissent aux premiers feux du matin. La cloche creuse dans l’air un large sillon où se précipitent tous les bruits épars et flottants; les paons descendent de la corniche et secouent longtemps leurs plumes humides sur le sable brillant des allées; la porte des dortoirs roule avec bruit sur ses gonds, et l’Ave Maria, chanté par les novices, descend sous la voûte sonore des grands escaliers. Il n’est rien de plus solennel pour moi que ce premier son de la voix humaine au commencement de la journée. Tout ici a de la grandeur et de l’effet, parce que les moindres actes de la vie domestique ont de l’ensemble et de l’unité. Ce cantique matinal, après toutes les divagations, tous les enthousiasmes de mon insomnie, fait passer dans mes veines un tressaillement d’effroi et de plaisir. La règle, cette grande loi dont mon intelligence approfondit à chaque instant l’excellence, mais dont mon imagination poétise quelquefois un peu trop la rigidité, reprend aussitôt sur moi son empire oublié durant les heures romanesques de la nuit. Alors, quittant la dalle de Francesca, où je suis restée immobile et attentive durant tout ce travail du renouvellement de la lumière et du réveil de la nature, je m’ébranle comme l’antique statue qui s’animait et qui trouvait dans son sein une voix au premier rayon du soleil. Comme elle, j’entonne l’hymne de joie et je marche au-devant de mon troupeau en chantant avec force et transport, tandis que les vierges descendent en deux files régulières le vaste escalier qui conduit à l’église. J’ai toujours remarqué en elles un mouvement de terreur lorsqu’elles me voient sortir de la galerie des sépultures pour me mettre à leur tête les bras entr’ouverts et le regard levé vers le ciel. A l’heure où leurs esprits sont encore appesantis par le sommeil, et où le sentiment du devoir lutte en elles contre la faiblesse de la nature, elles sont étonnées de me trouver si pleine de force et de vie, et, malgré tous mes efforts pour les dissuader, elles s’obstinent à penser que j’ai des entretiens avec les morts du préau sous les lauriers-roses. Je les vois pâlir lorsque, croisant leurs blanches mains sur la pourpre de leurs scapulaires, elles s’inclinent en pliant le genou devant moi, et frissonner involontairement lorsque, après s’être relevées, elles sont forcées l’une après l’autre d’effleurer mon voile pour tourner l’angle du mur.

LVIII
CONTEMPLATION

Une porte de mon appartement donne sur les rochers. Des gradins rongés par le temps et la mousse font le tour du bloc escarpé qui soutient cette partie de l’édifice, et, après plusieurs rampes rapides, établissent une communication entre le couvent et la montagne. C’est le seul endroit abordable de notre forteresse; mais il est effrayant, et, depuis la sainte, personne n’a osé s’y hasarder. Les degrés, creusés inégalement dans le roc, présentent mille difficultés, et l’escarpement qu’ils côtoient, sans offrir aucune espèce de point d’appui, donne des vertiges.

J’ai voulu savoir si, dans la retraite et l’inaction, je n’avais rien perdu de mon courage et de ma force physique. Je me suis aventurée au milieu de la nuit, par un beau clair de lune, à descendre ces degrés. Je suis parvenue sans peine jusqu’à un endroit où la montagne, en s’écroulant, semblait avoir emporté le travail des cénobites. Un instant suspendue entre le ciel et les abîmes, j’ai frémi d’être forcée de me retourner pour revenir sur mes pas. J’étais sur une plate-forme où mes pieds avaient à peine l’espace nécessaire pour tenir tous les deux. Je suis restée longtemps immobile afin d’habituer mes yeux à supporter cette situation, et je songeais à l’empire de la volonté d’une part, de l’autre à celui de l’imagination sur les sens. Si j’eusse cédé à l’imagination, je me serais élancée au fond du gouffre qui semblait m’attirer par un aimant; mais la froide volonté dominait mes terreurs, et me maintenait ferme sur mon étroit piédestal.

Ne pourrait-on proposer cet exemple à ceux qui disent que les tentations sont irrésistibles, que toute contrainte imposée à l’homme est contraire au vœu de la nature et criminelle envers Dieu? O Pulchérie! je pensai à toi en cet instant. Je comparai ces vains plaisirs qui t’ont perdue à cette erreur des sens que je subissais sur le bord du précipice, et qui me poussait à abréger mon angoisse en m’abandonnant au sentiment de ma faiblesse. Je comparai aussi la vertu qui t’eût préservée à cet instinct conservateur de l’être, à cette force de raisonnement qui, chez l’homme, sait lutter victorieusement contre la mollesse et la peur. Oh! vous outragez la bonté de Dieu et vous méprisez profondément ses dons, vous qui prenez pour la plus noble et la plus saine partie de votre être cette faiblesse qu’il vous a infligée comme correctif de la force dont vous eussiez été trop fiers.

En observant d’un œil attentif tous les objets environnants, j’aperçus la continuation de l’escalier sur le roc détaché au-dessous de la plate-forme. J’atteignis sans peine cette nouvelle rampe. Ce qui, au premier coup d’œil, était impossible, devint facile avec la réflexion. Je me trouvai bientôt hors de danger sur les terrasses naturelles de la montagne. Je connaissais de l’œil ces sites inabordables. Il y a cinq ans que, dans mes rêveries, je m’y promène des yeux sans songer à y porter mes pas. Mais cette énorme croûte qui forme le couronnement du mont, et dont les dents aiguës déchirent les nuées, je n’en avais jamais aperçu que les parois extérieures. Quelle fut ma surprise, lorsqu’en le côtoyant je vis la possibilité de pénétrer dans leurs flancs par des fissures dont le lointain aspect offrait à peine l’espace nécessaire pour le passage d’un oiseau? Je n’hésitai point à m’y glisser, et, à travers les éboulements du basalte, le réseau des plantes pariétaires et les aspérités d’un trajet incertain, je suis parvenue à des régions que nul regard humain n’a contemplées, que nul pied n’a parcourues, depuis le temps où la sainte y venait chercher le recueillement de la prière, loin de tout bruit extérieur et de toute obsession humaine.

On croit, dans le pays, que chaque nuit l’esprit de Dieu la ravissait sur ces sommets sublimes, qu’un ange invisible la portait sur ces escarpements, et aucun habitant n’a osé depuis approfondir le miracle que la foi seule opéra: la foi, que les petits esprits appellent faiblesse, superstition, ineptie! la foi, qui est la volonté jointe à la confiance, magnifique faculté donnée à l’homme pour dépasser les bornes de la vie animale, et pour reculer jusqu’à l’infini celles de l’entendement.

La montagne, tronquée vers sa cime par l’éruption d’un volcan éteint dans les premiers âges du globe, offrait à mes regards une vaste enceinte de ruines volcaniques, fermée par les inégaux remparts de ses dents et de ses déchirures. Une cendre noire, poussière de métaux vomis par l’éruption; des amas de scories fragiles, que la vitrification préserve de l’action des éléments, mais qui craquent sous le pied comme des ossements épars; un gouffre comblé par les atterrissements et recouvert de mousse, des murailles naturelles d’une lave rouge qu’on prendrait pour de la brique, les gigantesques cristallisations du basalte, et partout sur les minéraux les étincelles et les lames d’une pluie de métaux en fusion que fouetta jadis une tempête sortie des entrailles de la terre; de grands lichens rudes et flétris comme la pierre dont ils sont nourris, des eaux qu’on ne voit pas et que l’on entend bouillonner sous les roches, tel est le lieu sauvage où aucun être animé n’a laissé ses traces. Il y avait si longtemps que je ne m’étais retrouvée au désert, que j’eus un instant d’effroi à l’aspect de ces débris d’un monde antérieur à l’homme. Un malaise inexprimable s’empara de moi, et je ne pus me résoudre à m’asseoir au sein de ce chaos. Il me semblait que c’était la demeure de quelque puissance infernale ennemie de la paix de l’homme. Je continuai donc à marcher et à gravir jusqu’à ce que j’eusse atteint les dernières crêtes qui forment, autour de ce large cratère, une orgueilleuse couronne aux fleurons bizarres.

 

De là, je revis les espaces des cieux et des mers, la ville, les campagnes fertiles qui l’entourent, le fleuve, les forêts, les promontoires et les belles îles, et le volcan, seul géant dont la tête dépassât la mienne, seule bouche vivante du canal souterrain où se sont précipités tous les torrents de feu qui bouillonnèrent dans les flancs de cette contrée. Les terres cultivées, les hameaux et les maisons de plaisance qui couvrent les croupes amènes des mamelons, se perdaient dans la distance et se confondaient dans les vapeurs du crépuscule. Mais à mesure que le jour grandit à l’horizon maritime, les objets devinrent plus distincts, et bientôt je pus m’assurer que le sol était encore fécond, que l’humanité existait encore. Assise sur ce trône aérien, que la sainte elle-même ne s’est peut-être jamais souciée d’atteindre, il me sembla que je venais de prendre possession d’une région rebelle à l’homme. L’immonde cyclope qui entassa ces blocs pour les précipiter sur la vallée, et qui tira le feu d’enfer de ses réservoirs inconnus pour consumer les jeunes productions de la terre, était tombé sous la colère du Dieu vengeur. Il me sembla que je venais de lui imposer le dernier sceau du vasselage en mettant le pied sur sa tête foudroyée. Ce n’était pas assez que l’Éternel eût permis à la race privilégiée de couvrir de ses triomphes et de ses travaux tout ce sol disputé aux éléments; il fallait qu’une femme gravît jusqu’à cette dernière cime, autel désert et silencieux du Titan renversé. Il fallait qu’au haut de cet autel audacieux la pensée humaine, cet aigle dont le vol embrasse l’infini et possède le trésor des mondes, vînt se poser et replier ses ailes pour se pencher vers la terre et la bénir dans un élan fraternel, créant ainsi, pour la première fois, un rapport sympathique de l’homme à l’homme, au milieu des abîmes de l’espace.

Me retournant alors vers la région désolée que je venais de parcourir, j’essayai de me rendre compte du changement qui s’est opéré dans mes goûts en même temps que dans mes habitudes. Pourquoi donc jadis n’étais-je jamais assez loin à mon gré des lieux habitables? Pourquoi aujourd’hui aime-je à m’en rapprocher? Je n’ai pas découvert dans l’homme des vertus nouvelles, des qualités ignorées jusqu’ici. La société ne m’apparaît pas meilleure depuis que je l’ai quittée. De loin comme de près j’y vois toujours les mêmes vices, toujours la même lenteur à se reconstituer suivant ses besoins nobles et réels. Et quant aux beautés brutes de la nature, je n’ai pas perdu la faculté de les apprécier. Rien n’éteint dans les âmes poétiques le sentiment du beau, et ce qui leur semble mortel au premier abord développe en elles des facultés ignorées, des ressources inépuisables. Cependant autrefois il n’était pas de caverne assez inaccessible, pas de lande assez inculte, pas de plage assez stérile pour exercer la force de mes pieds et l’avidité de mon cerveau. Les Alpes étaient trop basses et la mer trop étroite à mon gré. Les immuables lois de l’équilibre universel fatiguaient mon œil et lassaient ma patience. Je guettais l’avalanche et ne trouvais jamais qu’elle eût assez labouré de neiges, assez balayé de sapins, assez retenti sur les échos effrayés des glaciers. L’orage ne venait jamais assez vite et ne grondait jamais assez haut. J’eusse voulu pousser de la main les sombres nuées et les déchirer avec fracas. J’aurais voulu assister à quelque déluge nouveau, à la chute d’une étoile, à un cataclysme universel. J’aurais crié de joie en m’abîmant avec les ruines du monde, et alors seulement j’aurais proclamé Dieu aussi fort que ma pensée l’avait conçu.

C’est le souvenir de ces jours impétueux et de ces désirs insensés qui me fait frémir maintenant à l’aspect des lieux qui retracent les antiques bouleversements du globe. Cet amour de l’ordre, révélé à moi depuis que j’ai quitté le monde, proscrit les joies que j’éprouvais jadis à entendre gronder le volcan et à voir rouler l’avalanche. Quand je me sentais faible par ma souffrance je ne cherchais dans les attributs de Dieu que la colère et la force. A présent que je suis apaisée, je comprends que la force, c’est le calme et la douceur. O bonté incréée! comme tu t’es révélée à moi! comme je te bénis dans le moindre sillon vert que ton regard féconde! comme je m’identifie à cette bonne terre où ton grain fructifie! comme je comprends ton infatigable mansuétude! O terre, fille du ciel! comme ton père t’a enseigné la clémence, toi qui ne te dessèches pas sous les pas de l’impie, toi qui te laisses posséder par le riche et qui sembles attendre avec sécurité le jour qui te rendra à tous tes enfants! Sans doute alors tu te pareras d’attraits nouveaux; plus riante et plus féconde, tu réaliseras peut-être ces beaux rêves poétiques que l’on entend annoncer par les sectes nouvelles, et qui montent comme des parfums mystérieux sur cet âge de doute, composé étrange de hautaines négations et de tendres espérances.

Ravie dans la contemplation de cette nuit sublime, j’en suivis le cours, le déclin et la fin. A minuit, la lune s’était couchée. La retraite me devenait impossible; privée de son flambeau, je ne pouvais plus me guider dans ce labyrinthe de débris, et, quoique le ciel fût étincelant d’étoiles, les profondeurs du cratère étaient ensevelies dans les ténèbres. J’attendis qu’une faible lueur blanchît l’horizon. Mais quand elle parut, la terre devint si belle que je ne pus m’arracher au spectacle que chaque instant variait et embellissait sous mes yeux.

Les pâles étoiles du Scorpion se plongèrent une à une dans la mer à ma droite. Nymphes sublimes, inséparables sœurs, elles semblaient s’enlacer l’une à l’autre et s’entraîner en s’invitant aux chastes voluptés du bain. Les soleils innombrables qui sèment l’éther étaient alors plus rares et plus brillants; le jour ne se montrait pas encore, et cependant le firmament avait pris une teinte plus blanche, comme si un voile d’argent se fût étendu sur l’azur profond de son sein. L’air fraîchissait, et l’éclat des astres semblait ranimé par cette brise, comme une flamme que le vent agite avant de l’éteindre. L’étoile de la Chèvre monta rouge et brillante à ma gauche, au-dessus des grandes forêts, et la Voie lactée s’effaça sur ma tête comme une vapeur qui remonte aux cieux.

Alors l’empyrée devint comme un dôme qui se détachait obliquement de la terre, et l’aube monta chassant devant elle les étoiles paresseuses. Tandis que le vent de ses ailes les soufflait une à une, celles qui s’obstinaient à rester paraissaient toujours plus claires et plus belles. Hesper blanchissait et s’avançait avec tant de majesté qu’il semblait impossible de le détrôner; l’Ourse abaissait sa courbe gigantesque vers le nord. La terre n’était qu’une masse noire, dont quelques sommets de montagne coupaient, çà et là, l’âpre contour à l’horizon. Les lacs et les ruisseaux se montrèrent successivement comme des taches et des lignes sinueuses d’argent mat sur le linceul de la terre. A mesure que l’aurore remplaça l’aube, toutes ces eaux prirent alternativement les reflets changeants de la nacre. Longtemps l’azur, dont les teintes infinies effaçaient la transition du blanc au noir, fut la seule couleur que l’œil pût saisir sur la terre et dans les cieux. L’orient rougit longtemps avant que la couleur et la forme fussent éveillées dans le paysage. Enfin la forme sortit la première du chaos. Les contours des plans avancés se détachèrent, puis tous les autres successivement jusqu’aux plus lointains; et, quand tout le dessin fut appréciable, la couleur s’alluma sur le feuillage, et la végétation passa lentement par toutes les teintes qui lui sont propres, depuis le bleu sombre de la nuit jusqu’au vert étincelant du jour.