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Lélia

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«Et nous avons suspendu nos harpes aux saules du rivage.



«Quand ceux qui nous avaient emmenées en captivité nous ont demandé des paroles de cantique, et de les réjouir du son de nos harpes, en nous disant: «Chantez-nous quelque chose des cantiques de Sion,» nous leur avons répondu:



«Comment chanterions-nous le cantique de l’Éternel sur une terre étrangère?»



«Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite s’oublie elle-même!



«Que ma langue soit attachée à mon palais, si je ne me souviens de toi à jamais, et si je ne fais de Jérusalem l’unique sujet de ma réjouissance.



«O Éternel! tes filles se souviendront de leurs autels et de leurs bocages auprès des arbres verts sur les hautes collines!



«Babylone, qui vas être détruite, puisses-tu ne pas souffrir le mal que tu nous as fait!



«C’est pourquoi, vous, femmes, écoutez la parole de l’Éternel, et que votre cœur reçoive la parole de sa bouche. Enseignez vos filles à se lamenter, et que chacune apprenne à sa compagne à faire des complaintes… Car la mort est montée par nos fenêtres, elle s’est logée dans nos demeures… Qu’elles se hâtent, qu’elles prononcent à haute voix une lamentation sur nous, et que nos yeux se fondent en pleurs, et que nos paupières fassent ruisseler des larmes!»



Ce fut la dernière fois que Lélia fit entendre aux hommes cette voix magnifique à laquelle son génie donnait une puissance invincible. A demi agenouillée devant sa harpe, les yeux humides, l’air inspiré, plus belle que jamais sous le voile blanc et la couronne d’hyménée, elle fit une impression profonde sur tous ceux qui la virent. Chacun songea à sainte Cécile et à Corinne. Mais, parmi tous ceux-là, il n’y eut que Trenmor qui, du premier coup, comprit le sens douloureux et profond des versets sacrés que Lélia avait choisis et arrangés au gré de son inspiration, pour prendre congé de la société humaine, et lui signifier la cause de son divorce avec elle.



SIXIÈME PARTIE

LIV

LE CARDINAL

«Eh bien, Madame, vos désirs seront réalisés plus tôt que nous ne l’aurions imaginé. La douloureuse maladie qui va vous enlever votre vénérable abbesse apportera ici de grands changements. Au milieu de toutes les mutations d’emplois et de dignités qui vont avoir lieu, il est difficile que vous ne rencontriez pas l’occupation que vous désirez, et qui convient à votre belle intelligence.



– Monseigneur, répondit Lélia, je ne réclame que les moyens de me rendre utile; mais ces moyens ne sont pas aussi simples que nous le pensions. Toute bonne intention rencontre certainement ici de nobles sympathies; mais elle y rencontre aussi des méfiances obstinées et une opposition funeste. Quiconque n’est pas la première n’est rien; et ce que j’ai à vous demander, Monseigneur, j’y ai bien réfléchi, c’est de n’être rien ou d’être la première.



– Vous parlez comme une reine, ma sœur, dit le cardinal en souriant; je voudrais pouvoir vous placer sur un trône; mais dans notre système électif je ne puis que vous faire franchir le plus rapidement possible les divers degrés de la hiérarchie.



– Ce n’est pas ainsi que je l’entends, Monseigneur. Je ne consentirai jamais à entrer en lutte avec de petits intérêts ou de petites passions. Vous m’accorderez bien que je ne suis nullement propre à un tel rôle.



– Je le comprends, Madame. Pour mon compte, je sais ce que j’ai eu à souffrir dans une carrière beaucoup plus large, et je conçois que vous reculiez devant des tracasseries d’intérieur. Mais êtes-vous bien dans la voie du devoir, chère sœur Annunziata, quand vous refusez le service de votre intelligence à la communauté dont vous faites partie? Vous ne le refusez pas absolument, j’entends bien; mais vous servirez les intérêts de l’Église, à condition que l’Église vous donnera la place la plus éminente dont elle puisse disposer en faveur d’une femme. Abbesse des Camaldules! mais, quelle que soit votre fierté, quelle qu’ait été votre position dans le monde, songez, Madame, que ce que vous demandez est quelque chose!



– C’est quelque chose si je suis capable de quelque bien; sinon, ce n’est rien du tout, Monseigneur. Est-ce donc la pourpre de votre vêtement qui vous élève au-dessus du commun des prêtres? Que voulez-vous que je fasse d’une croix d’or ou d’une crosse d’argent, si aucun moyen d’élever mon âme n’est attaché à ces frivoles joyaux? N’en ai-je pas possédé de plus riches, et, comme la plupart des femmes, ne pouvais-je pas me contenter de cette vanité?



– Il est vrai, Madame: aussi vous serez abbesse.



– Dites-moi que je le suis, Monseigneur; autrement je vous répondrai que je ne le serai jamais.



– Sœur Annunziata, vous êtes étrangement impérieuse!..



– Oui, Monseigneur, parce que j’ai pour le côté puéril et mesquin de ces choses tout le mépris que vous en avez eu vous-même. Je ne crains pas d’exiger ce qui peut m’être refusé; car aucun regret, aucune déception ne seront attachés pour moi à ce refus. Je ne suis pas venue ici pour ouvrir une carrière quelconque à mon ambition. J’y suis venue pour fuir le monde et vivre dans le recueillement. Je ne suis propre à aucun détail de ménage, à aucune occupation subalterne; je n’en veux pas, parce que je m’y conduirais mal, soit que j’y portasse un amour de l’ordre qui me rendrait toute contradiction insupportable, soit que je fusse capable de m’y endormir dans une nonchalance qui rétrécirait mes idées et abaisserait mon caractère. Vous ne voulez ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas?



– Non, certes! répondit le prélat avec émotion. Cette grande intelligence et ce grand caractère me sont sacrés. Peut-être suis-je le seul à les comprendre. J’ai du moins la vanité de les avoir devinés le premier, et je surveille ces dons du ciel avec la jalousie d’un père ou d’un frère. Ce sont des trésors dont le Seigneur m’a rendu, pour ainsi dire, dépositaire, et dont il me demandera compte un jour. Je veillerai donc à ce qu’ils soient dépensés pour sa gloire. O Lélia! vous pouvez beaucoup; je le sais; aussi je ferai beaucoup pour vous, n’en doutez pas!



– Eh bien, quoi? dit Lélia.



– Vous serez aujourd’hui la seconde ici, et demain vous serez la première.



– C’est-à dire que je serai le ministre d’une volonté étrangère jusqu’à ce que la mort ait éteint cette volonté? Non, Monseigneur.



– Eh quoi! vous serez la dispensatrice des aumônes, la mère des pauvres, le refuge des affligés; vous pourrez répandre l’or à pleines mains sur les objets de votre sollicitude!..



– N’étais-je pas libre de le faire avant d’apporter ici mes richesses? N’ai-je pas fait tout le bien qu’on peut faire avec de l’argent? N’est-ce pas un plaisir sur lequel je suis blasée? D’ailleurs, quand même ce mode d’action charitable me conviendrait, l’emploi des richesses de ce couvent peut-il être jamais soumis à la décision de celle qui porte le titre de trésorière?



– L’abbesse elle-même ne peut disposer de rien sans l’aveu d’un conseil supérieur.



– Ce n’est donc pas là ce que je veux, Monseigneur, vous le savez bien. Je ne veux pas seulement donner du pain aux pauvres, je veux donner de l’instruction aux riches; je veux que leurs enfants reçoivent le pain de vie, c’est-à-dire des idées et des principes comme on ne s’est jamais avisé de les leur donner. Vous avez ouvert à leurs fils des écoles libérales, vous avez encouragé le développement de leur intelligence et poursuivi avec ardeur la moralisation de leurs travaux. Vous savez que je pourrais et que je saurais en faire autant pour leurs filles. Vous m’en avez donné l’idée; vous avez exigé du moi la promesse de m’y employer avec courage, dévoûment et persévérance. Mais vous savez mes conditions: point d’emploi intermédiaire, point de postulat entre le doux repos du rang le plus obscur et les soucis honorables du rang le plus élevé.



– Eh bien, Madame, vous serez abbesse, mais songez que nous jouons gros jeu; songez qu’à nous deux, ma sœur, nous faisons secrètement un schisme dans l’Église. L’Église, nous ne pouvons pas nous le dissimuler, ne comprend pas très-bien sa mission. Les clefs de saint Pierre ne sont pas toujours dans les mains les plus habiles. Je ne sais si elles ouvrent les portes du ciel, mais je crois qu’elles ferment les portes de l’Église, et qu’elles repoussent du catholicisme toute grandeur, toute lumière, toute distinction intellectuelle. Préoccupé du soin frivole et dangereux de garder dans leur intégrité la lettre des derniers conciles, on a oublié l’esprit du christianisme, qui était d’enseigner l’idéal aux hommes et d’ouvrir le temple à deux battants à toutes les âmes, en ayant soin de placer l’élite dans le chœur. On a, tout au contraire, agi de telle sorte que la plèbe grossière est assise au pied de l’autel, et que le patriciat intellectuel est debout à la porte, si bien à la porte qu’il se retire et ne veut plus rentrer. Nous deux, ma sœur, qui voulons replacer chacun à son rang, et subordonner l’ignorance aux conseils de la raison, la superstition aux enseignements de la vraie piété, pensez-vous que nous l’emporterons sur un corps aussi étroitement uni que cette coterie de malheur qu’il leur plaît d’appeler une Église?



– Je l’ignore absolument, Monseigneur; si je l’ai cru un instant, c’est que vous avez travaillé à me le faire croire.



– Eh quoi! vous ne me rassurez pas autrement, Madame? Je suis effrayé. Quelquefois mon âme succombe sous le poids des ennuis et de la crainte. Peut-être après une vie de travaux assidus et de fatigues desséchantes, me chasseront-ils comme un serviteur inutile, ou me tiendront-ils à l’écart comme un allié dangereux! Ne trouverai-je dans votre âme comme dans la mienne, à ces heures de triste pressentiment, que doute et langueur? Une grande et sainte amitié ne me consolera-t-elle pas des maux auxquels mon cœur est en proie?

 



La camaldule et le prélat se regardèrent fixement avec un calme qui jeta secrètement un peu d’effroi dans l’âme de l’un et de l’autre. Puis, comme deux aigles qui, avant de s’attaquer, ont hérissé leurs plumes et mesuré leurs forces, chacun resta sur la défensive. Lélia s’abstint de faire sentir au prince de l’Église qu’il s’agissait entre eux de relations plus sérieuses qu’il ne l’imaginait peut-être, et le cardinal comprit de reste que ni l’ambition de commander à ses compagnes ni l’admiration qu’il était, à plusieurs égards, en droit d’espérer d’elle, ne donnerait le change aux idées austères et aux froides résolutions de la religieuse. Il battit donc en retraite sur-le-champ, avec toute la prudence et la dignité d’un général habile; et, en vainqueur sage et courtois, Lélia feignit de n’avoir pas compris son attaque. Ce regard, échangé entre eux, avait suffi pour asseoir à tout jamais leur position relative. C’était le premier regard que, depuis un an de trouble et d’incertitude, le prince avait osé attacher sur les yeux noirs de Lélia. Jusque-là, il avait craint de perdre sa confiance et de la voir quitter le couvent. Désormais enchaînée, peut-être ambitieuse, elle lui avait semblé moins redoutable. Mais, au premier choc, il vit qu’à l’exemple des grands vaincus son orgueil augmentait dans les fers.



Monseigneur Annibal n’était point un homme ordinaire. S’il avait de fortes passions, il avait une grande âme pour les y loger. Les objets de sa convoitise pouvaient devenir, en tombant sous sa puissance, les objets de son mépris; mais ils pouvaient, en se refusant à ses atteintes, n’avoir point à craindre un lâche dépit. C’était l’homme de son temps, et nullement celui du passé; homme plein de vices et de grandeur, de faiblesses et d’héroïsme. Attaché aux biens et aux jouissances terrestres par l’éducation et par l’habitude, il avait pourtant l’instinct et le culte de l’idéal. Il n’y marchait pas par les droits chemins, cela n’était plus en son pouvoir; mais, au milieu d’une carrière désordonnée, le sentiment de l’avenir était venu comme une révélation prophétique s’emparer de lui et le pousser aux grandes choses. Les mauvaises ternissaient encore l’éclat de sa vie, mais elles ne l’entravaient pas. Quiconque ne voyait qu’une de ses faces pouvait le mépriser; mais Lélia, qui du premier coup d’œil avait vu les deux, se méfiait de lui sans le craindre et l’estimait sans l’approuver.



«Monseigneur, reprit-elle après une assez longue pause, je ne vois pas ce que nous aurions à redouter dans une entreprise aussi franchement désintéressée. Je ne sais si je m’abuse, mais, je le répète, je ne vois rien dans le côté extérieur de notre rôle dont la possession puisse nous enivrer, et dont la perte ait droit à nos regrets. Il s’agit de mettre en pratique une foi qui est en nous. L’espérance vous soutient, vous qui depuis plusieurs années travaillez sans relâche. Moi qui n’ai rien essayé, je ne puis connaître encore ni la crainte ni la confiance. Je suis prête à marcher dans la voie que vous m’ouvrirez; et, si je ne réussis pas, il me semble que ma douleur n’aura rien à faire avec la conduite du clergé à mon égard. Il nous faudra, Monseigneur, chercher plus haut la source de nos larmes, si nous ne trouvons pas dans les sympathies sociales de quoi nous dédommager des anathèmes ecclésiastiques.



– Lélia! dit le prélat en lui tendant la main avec une dignité franche et loyale, vous avez raison, vous êtes plus forte que moi, et, chaque fois que je vous ai vue, j’ai senti mon âme s’élever au contact de la vôtre. Je vaux peut-être beaucoup moins que vous ne pensez dans un sens. Je crains d’être moins détaché des ambitions humaines que vous ne me faites l’honneur de le croire; mais je sens que je puis m’en détacher encore, et je ne rougirai pas de devoir ce grand exemple à la haute sagesse d’une femme. Comptez sur moi, vous serez abbesse.



– Comme il vous plaira, Monseigneur, ceci est la chose qui m’occupe le moins, et je n’aurais pas pris la liberté de vous demander cet entretien si je n’avais eu une grâce plus importante à implorer de Votre Éminence.



– Encore! pensa le cardinal, et malgré lui un reste d’espoir fit scintiller son œil profond. Ma sœur, dit-il, vous avez, je le vois, grande confiance en moi, et je vous en remercie.



– Oui, j’ai grande confiance en vous, dit Lélia d’un air grave; car il s’agit d’être grand, généreux, hardi: vous le serez.



– Quoi donc? dit le cardinal, dont l’œil devint plus brillant encore à l’idée d’une occasion de satisfaire sa noble vanité.



– Il s’agit de sauver Valmarina, répondit Lélia. Vous le pouvez! vous le voulez!



– Je le veux, dit Annibal vivement. Savez-vous, Madame, qu’il y va cette fois de ma vie? Si j’échoue, je ne suis plus seulement un prince disgracié, je suis un citoyen condamné, ou, pour parler plus simplement, ajouta-t-il en riant, un homme pendu.



– C’est vrai, Monseigneur, j’y ai songé.



– Lélia! Lélia! s’écria le cardinal en marchant avec agitation, vous m’estimez beaucoup, j’ai droit d’être fier!»



Il prononça ces mots avec tristesse; mais c’était l’expression d’un regret naïf, respectueux et sans arrière-pensée.



«Où est Valmarina? ajouta-t-il d’un ton décidé.



– De l’autre côté de ce ravin, lui dit Lélia en lui montrant du doigt la direction de la fenêtre.



– On n’est pas sur sa trace… pourtant il n’y a pas de temps à perdre… Il faut qu’il passe la frontière.



– Par la forêt, Monseigneur, vous n’avez que quatre lieues.



– Oui! mais il lui faut un passe-port!..



– Mais dans votre voiture, avec vous, Monseigneur, il n’en a pas besoin.»



Le cardinal fit un geste de surprise, puis il sourit. Il était confondu de la manière dont Lélia traitait avec lui de puissance à puissance, tout en lui ôtant le plus léger espoir. Mais cette audace lui plaisait; elle le jetait dans un monde nouveau, et l’élevait à ses propres yeux.



– Et à quelle heure dois-je être au rendez-vous? demanda-t-il d’un air joyeux et attendri.



– Il est une personne à qui Votre Éminence peut se fier, répondit Lélia; cette personne m’a fait savoir ce matin que le proscrit, ne trouvant plus de sûreté dans son asile, se rendrait chez elle ce soir…



– Et quelle est cette personne?



– Voici son billet.»



Le cardinal prit le billet. «Ma chère sainte, celui que tu appelles Trenmor m’a fait demander un asile pour cette nuit. Il est en danger à l’ermitage, mais il ne sera pas en sûreté chez moi; tu sais qu’il y vient des personnages qui peuvent le rencontrer et le reconnaître. Je crains surtout…»



Le cardinal lut d’un seul regard et le nom de ce personnage redouté, et la signature de la lettre… Il résista au mouvement convulsif qui le portait à la froisser dans ses mains, et regardant Lélia avec une indignation mêlée de terreur:



– Tout ceci est-il un jeu, Madame? lui dit-il d’une voix tremblante.



– Monseigneur, répondit Lélia, l’occasion serait mal choisie. Valmarina est en danger, et je vous le livre. Cette femme est ma sœur, ma propre sœur, et je vous la livre également.



– Votre sœur, elle!.. C’est impossible!



– Abjecte et grande à la fois, elle a la générosité de le cacher; mais moi, qui n’ai jamais eu aucun souci de plaire au monde, je ne le cache pas. Je ne puis parler d’elle sans souffrir, car je l’ai aimée; mais je pleure sur elle sans rougir d’elle.



– Eh bien! vous l’emportez encore, dit le cardinal en rendant à Lélia le billet qu’elle brûla sur-le-champ; vous avez du courage et vous ne désavouez aucune vérité. Vous êtes tranchante et froide comme le glaive de la justice, sœur Annunziata; mais qui pourrait se révolter contre vous?



– Annibal, dit Lélia en lui tendant la main à son tour, estimez-moi comme je vous estime.



– Oui, ma sœur, répondit-il en serrant sa main avec force, je serai à minuit chez la… chez votre sœur. Ma voiture et mes gens nous attendront aux portes de la ville. Demain dans la journée je viendrai vous rendre compte de mon expédition… si je n’y succombe pas!..



– Dieu ne le permettra pas, dit Lélia.



– Mais, dit le cardinal en revenant sur ses pas au moment de sortir, vous me devez la vérité tout entière… Je suis un homme qui peut, qui doit tout savoir, Lélia… Si vous me ménagez, si vous me tuez à demi… il me semble que je pourrai vous haïr… Confessez-vous volontairement, puisque vous venez de me confesser malgré moi. Valmarina était ici pour vous?



– Oui, Monseigneur.



– Il vous aime?



– Comme un frère.



– Comme je vous aime, par exemple?»



Lélia hésita et répondit:



– Comme je vous aime, Monseigneur.



– Et vous l’avez aimé, cependant?



– Jamais autrement que je ne l’aime aujourd’hui.»



Le cardinal garda le silence un instant, puis il ajouta:



– En conscience, sœur Annonciade, dites-moi ce que vous pensez des questions que je vous fais?



– Je pense que vous cherchez une nouvelle occasion d’être généreux et magnifique. Vous êtes vain, Monseigneur.



– Avec vous, il est vrai, dit Annibal.»



Il la regarda quelques instants en silence; son visage exprimait une passion ardente, mais sans espoir et sans prière.



«Ah! ajouta-t-il par une transition d’idées facile à comprendre, mais d’un ton qui ne pouvait que satisfaire la fierté de Lélia, j’allais oublier que vous voulez être abbesse. J’y vais travailler sur-le-champ.»



Et il sortit précipitamment.



LV

Ma sœur, je ne puis vous porter cette bonne nouvelle moi-même, mais réjouissez-vous, votre ami est sauvé, et désormais vous aurez facilement de ses nouvelles. Vous pourrez aussi me remettre vos lettres pour lui. Je pense qu’il vous sera doux de correspondre du fond de votre retraite avec cet homme respectable.



Oui, Lélia, il m’a frappé de tristesse et de respect, cet infortuné qui travaille pour la vertu et qui fuit la gloire avec autant de soin que les autres en mettent à la chercher. Il a voulu me dire son secret, me raconter sa jeunesse, son crime et son malheur. Admirable délicatesse d’un cœur qui ne veut point accepter l’intérêt d’autrui sans l’éprouver par d’austères aveux! Étrange et magnifique destinée d’un pénitent qui confesse ce que tout autre voudrait tenir caché, et qui, au contraire de tous les hommes dégradés par la société, fait de tels aveux que nul ne se sent porté à les trahir! Oui, cet homme cherche la honte, la souffrance, l’expiation avec une effrayante persévérance. Il n’est point chrétien, et il a toute la ferveur, toute l’abnégation, tout l’enthousiasme des premiers chrétiens. Il est un exemple vivant de la profonde et inépuisable source de divinité qui jaillit des profondeurs de l’âme humaine. Il est une énergique protestation contre la faiblesse et la grossièreté des jugements humains. Il a abdiqué sa propre vie, et il ne respire plus que dans l’humanité. Toutes ses pensées sont pour la grande famille des malheureux. Il lui consacre ses travaux, ses souffrances, ses veilles, ses désirs, tous les élans de son intelligence, toutes les pulsations de son cœur; et la plus simple récompense l’effraie, la plus légitime marque d’approbation ou d’estime le trouble! Au premier abord, ou pourrait croire que c’est une manière habile d’opérer sa réhabilitation sociale; quand on descend au fond de ses pensées, on voit que l’excès de son humilité est un excès d’orgueil. Mais quel orgueil noble et pieux! Il connaît les hommes; brisé cruellement par eux, il ne peut plus estimer leur suffrage, ni désirer leurs sympathies. Il les mépriserait s’il n’avait en lui un profond sentiment d’amour et de pitié qui le porte à les plaindre. Alors il se dévoue à les servir, parce qu’il trouve dans leur conduite à son égard la preuve de leur égarement et de leur ignorance; et ce qu’ils ne peuvent plus faire pour lui, il voudrait qu’ils apprissent à le faire les uns pour les autres. – Eh bien! me disait-il tandis que nous traversions rapidement les bois à la faveur des ténèbres, quand même tout le travail de ma vie ne servirait qu’à amener dans quelques siècles la réconciliation complète d’un criminel avec Dieu et avec la famille humaine, ne serais-je pas bien assez récompensé? Dieu pèse dans une balance équitable les actions des hommes; mais comme, dans les lois de sa perfection, l’idée de justice implique celle de pitié et de générosité, il a fait pour nos crimes un plateau infiniment plus léger que celui qui doit porter nos expiations. Un grain de blé pur jeté dans celui-là l’emporte donc sur des montagnes d’iniquités jetées dans l’autre, et ce grain béni, je l’ai semé. C’est peu de chose sur la terre, c’est beaucoup dans les cieux, parce que là est la source de vie qui fera germer, fructifier et centupler ce grain.



O Lélia! l’exemple de cet homme m’a fait faire un singulier retour sur moi-même; et moi, prince de la terre, moi qui bénis les hommes prosternés sur mon passage, moi qui élève l’hostie sur la tête inclinée des rois, moi qui vais par des chemins semés de fleurs, traînant l’or et la pourpre comme si j’étais d’un sang plus pur et d’une race plus excellente que le commun des hommes, je me suis trouvé bien petit, bien frivole et bien ridicule auprès de ce proscrit qui se traîne la nuit par les chemins, poursuivi, traqué comme un animal dangereux, toujours suspendu entre l’échafaud et le poignard stipendié du premier assassin qui reconnaîtra son visage. Et cet homme porte l’idéal dans son âme, l’humanité dans ses entrailles! Et moi, je ne porte en mon sein que des sentiments d’orgueil, le tourment d’une ambition vulgaire et la souillure de mes vices!

 



O Lélia! vous m’avez confessé. Vous avez bien fait, je vous en remercie. Il me semble que je serai purifié de mes taches si je puis vous ouvrir mon âme tout entière. Voyez: nous nous mettons à genoux devant un simple prêtre, et nous lui racontons nos péchés; mais nous ne nous confessons pas pour cela. Nous ne pouvons oublier, nous puissants, que si nous sommes là pliés sur nos genoux devant ce subalterne, il est, lui, prosterné en esprit devant l’éclat de nos titres. Il écoute en tremblant ce que nous lui disons avec arrogance; il a peur d’entendre l’aveu de nos fautes, car il craint d’être forcé par son ministère à nous réprimander; si bien que c’est le juge qui se trouble et s’effraie, tandis que le pénitent, souriant de son angoisse, est le véritable juge et le contempteur superbe de l’humaine faiblesse. Ou bien, si nous nous confessons à nos égaux, nous ne sommes occupés qu’à écarter de nos aveux toute circonstance particulière qui pourrait servir d’aliment à l’intrigue ou d’arme à la jalousie. Au milieu de ces préoccupations étroites, quelle âme assez pieuse, quel repentir assez fervent pourraient s’élever vers Dieu, dégagés de toute pensée terrestre? Non, Lélia, je ne me suis jamais confessé en esprit et en vérité; et pourtant, nul plus que moi n’est pénétré de la grandeur et de la sublimité de ce sacrement, qui eût sauvé Trenmor de l’horreur du bagne si l’esprit de la pénitence chrétienne et la sainteté de l’absolution religieuse eussent porté quelque lumière dans les lois sociales. Oh! oui, je comprenais l’importance et le bienfait de cette auguste institution! J’eusse voulu pouvoir y retremper mes forces affaiblies, et renouveler mon âme dans les eaux salutaires de ce nouveau baptême! Mais je ne le pouvais pas, car il m’eût fallu un confesseur digne de mon repentir, et je ne l’ai pas trouvé. J’ai toujours rencontré dans le clergé l’intelligence unie à l’orgueil ou à l’intrigue, la candeur jointe à la superstition ou à l’ignorance. Quand le pénitent est à la hauteur du sacrement, le confesseur n’y est pas; et réciproquement, quand le confesseur est digne de délier l’âme de ces chaînes impures, le captif ne mérite pas sa délivrance. C’est que, pour consacrer le mystère sublime de l’absolution, il faudrait l’association de deux âmes également croyantes, également remplies du sentiment divin. Eh bien, Lélia, il me semble qu’à défaut d’un prêtre, à défaut d’un homme saint, je puis invoquer une sœur, une mère, si vous voulez; car, quoique vous soyez la plus jeune de beaucoup d’années, vous êtes la plus forte et la plus sage de nous deux, et je me sens, moi dont le front commence à se dévaster, tremblant et soumis comme un enfant devant vous. Confessez-moi. Puisque vous n’avez pas craint de me dire en face que j’étais un pécheur, consentez à descendre au fond de ma conscience, et si vous y trouvez une douleur et des remords sentis, absolvez-moi! Il me semble que le ciel ratifiera votre sentence, et que pour la première fois mon âme sera purifiée.



Dites-moi toute votre pensée, et condamnez-moi suivant la rigueur de votre justice. Parce que je cède à des entraînements dont je rougis comme homme, et que, comme prêtre, je suis forcé de cacher, suis-je donc un hypocrite? Si je le croyais, je me ferais horreur à moi-même; mais, en vérité, il ne me semble pas que ce rôle odieux puisse m’être attribué. Au temps où nous vivons, cette conduite que je tiens et que je suis loin de vouloir justifier en elle-même, est-elle celle de Tartufe au dix-septième siècle? Non, je ne puis le croire! Le faux dévot des siècles passés était un athée, et moi je ne le suis pas. Il se raillait de Dieu et des hommes: moi, pour n’avoir peur ni de l’un, ni des autres, je n’en révère pas moins l’Éternel, je n’en aime pas moins mes semblables. Seulement, j’ai examiné le fond, j’ai analysé l’essence de la religion chrétienne, et je crois l’avoir mieux comprise que tous ceux qui s’en disent les apôtres. Je la crois progressive, perfectible, par la permission, par la volonté même de son divin auteur; et, quoique je sache bien que je suis hérétique au point de vue de l’Église actuelle, je suis pénétré, dans ma conscience, de la pureté de ma foi et de l’orthodoxie de mes principes. Je ne suis donc pas athée quand je viole les commandements de l’Église; car ces commandements me paraissent insuffisants pour les temps où nous vivons, et l’Église a le droit et le pouvoir de les réformer. Elle a mission de conformer ses institutions aux droits et aux besoins progressifs des hommes. Elle l’a fait de siècle en siècle depuis qu’elle s’est constituée; pourquoi s’est-elle arrêtée dans sa marche providentielle? Pourquoi, elle qui fut l’expression des perfectionnements successifs de l’humanité, et qui marcha si glorieusement à la tête de la civilisation, s’est-elle endormie à la fin de sa journée, sans songer qu’elle avait un lendemain? Se croit-elle donc finie? Est-ce le vertige de l’orgueil ou l’épuisement de la lassitude qui l’entrave ainsi? Ah! je vous l’ai dit souvent, je songe à son réveil, je le pressens, j’y crois, j’y travaille, je l’attends avec impatience, je l’appelle de tous mes vœux! Aussi, je ne veux pas sortir de son sein, je ne veux pas être exclu de sa communion, parce que je ne pense pas qu’un schisme sorti d’elle et arborant un nouvel étendard puisse être dans la véritable voie du progrès religieux. Pour faire schisme ouvertement, il faut se séparer du corps de l’Église, faire scission avec son passé comme avec son présent, conséquemment perdre tous les bénéfices, tous les avantages, tous les fruits de ce passé riche, glorieux et puissant. L’humanité, habituée à marcher dans la voie large et droite de l’Église, ne peut se détourner dans les sentiers que par fractions et par intervalles. Toujours elle sentira, dans ses institutions religieuses comme dans ses institutions civiles, le besoin irrésistible de l’unité. Il faut un culte à la société, un seul et indivisible culte. L’Église catholique est le seul temple assez vaste, assez antique, assez solide pour contenir et protéger l’humanité. Pour toutes ces nations éparses sur la face de la terre, qui n’ont encore qu’une foi incertaine et des rites grossiers, le catholicisme est la seule morale assez nettement rédigée et assez simplement formulée dans sa sublimité, pour adoucir des mœurs farouches et illuminer les ténèbres de l’entendement. Aucune philosophie moderne, que je sache, ne s’est constituée au point où est l’Église, et n’est en droit de porter sur l’enfance des nations une lumière aussi pure. Je crois donc à l’avenir et à l’éternelle vie de l’Église catholique, et je ne veux pas me séparer des conciles (quoique je regarde ce qu’ils ont fait comme insuffisant et inachevé), parce que nulle autorité nouvelle ne pourra jamais revêtir un caractère aussi sacré. Malgré mon ad