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Lélia

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XL

Eh bien, soyez maudite, car je suis maudit! et c’est vous dont la froide haleine a flétri ma jeunesse dans sa fleur. Vous avez raison, et je vous entends fort bien, madame, vous avouez que j’ai besoin de vous, mais vous déclarez que vous n’avez pas besoin de moi. De quoi puis-je me plaindre? Ne sais-je pas bien que cela est sans réplique! Vous aimez mieux rester dans le calme où vous prétendez être que descendre à partager mes ardeurs, mes tourments, mes orages. Vous avez beaucoup de sagesse et de logique, en vérité, et, loin de discuter avec vous, je fais silence et vous admire.

Mais je puis vous haïr, Lélia; c’est un droit que vous m’avez donné, et dont je prétends bien user. Vous m’avez fait assez de mal pour que je vous consacre une éternelle et profonde inimitié; car, sans avoir eu aucun tort réel envers moi, vous avez trouvé le moyen de m’être funeste et de m’ôter le droit de m’en plaindre. Votre froideur vous a placée vis-à-vis de moi dans une position inattaquable, tandis que ma jeunesse et mon exaltation me livraient à vous sans défense. Vous n’avez pas daigné avoir pitié de moi, cela est simple; pourquoi en serait-il autrement? Quelle sympathie pouvait exister entre nous? Par quels travaux, par quelles grandes actions, par quelle supériorité vous avais-je méritée? Vous ne me deviez rien, et vous m’avez accordé cette facile compassion qui fait qu’on détourne la tête en passant auprès d’un homme saignant et blessé. N’était-ce pas déjà beaucoup? n’était-ce pas du moins assez pour prouver votre sensibilité?

Oh! oui, vous êtes une bonne sœur, une tendre mère, Lélia! Vous me jetez aux bras des courtisanes avec un désintéressement admirable; vous brisez mon espérance, vous détruisez mon illusion avec une sévérité vraiment bien majestueuse; vous m’annoncez qu’il n’est point de bonheur pur, point de chastes plaisirs sur la terre; et, pour me le prouver, vous me repoussez de votre sein, qui semblait m’accueillir et me promettre les joies du ciel, pour m’envoyer dormir sur un sein encore chaud des baisers de toute une ville. Dieu a été sage, Lélia, de ne point vous donner d’enfant; mais il a été injuste envers moi en me donnant une mère telle que vous!

Je vous remercie, Lélia. Mais la leçon est assez forte, il ne m’en faut pas une de plus pour atteindre à la sagesse. Me voici éclairé, me voici désabusé de toutes choses; me voici vieux et plein d’expérience. Au ciel sont toutes les joies, tous les amours. A la bonne heure. Mais, en attendant, acceptons la vie avec toutes ses nécessités, la jeunesse fébrile, le désir fougueux, le besoin brutal, le vice effronté, paisible, philosophique. Faisons deux parts de notre être: l’une pour la religion, pour l’amitié, pour la poésie, pour la sagesse; l’autre pour le débauche et l’impureté. Sortons du temple, allons oublier Dieu sur le lit de Messaline. Parfumons nos fronts et vautrons-nous dans la fange; aspirons dans le même jour à l’immaculation des anges, et résignons-nous à la grossièreté des animaux. Mais moi, Madame, je l’entends mieux que vous. Je vais plus loin: j’adopte toutes les conséquences de votre précepte. Incapable de partager ainsi ma vie entre le ciel et l’enfer, trop médiocre, trop incomplet pour passer de la prière à l’orgie, de la lumière aux ténèbres, je renonce aux joies pures, aux extases divines; je m’abandonne au caprice de mes sens, aux ardeurs de mon sang embrasé. Vivent la Zinzolina et celles qui lui ressemblent. Vivent les plaisirs faciles, les ivresses qu’il n’est besoin de conquérir ni par l’étude, ni par la méditation, ni par la prière! Vraiment oui, ce serait folie que de mépriser les facultés de la matière. N’ai-je pas goûté dans les bras de votre sœur un bonheur aussi réel que si j’avais été dans les vôtres? Ai-je connu mon erreur? M’en suis-je seulement douté un instant? Par le ciel, non! Rien ne m’a retenu au bord de ma chute; aucun secret pressentiment ne m’a averti du perfide échange que vous faisiez en riant sous mes yeux aveuglés. Les grossières émanations d’une folle joie m’ont enivré autant que les suaves parfums de ma maîtresse. Dans ma brutale ardeur, je n’ai pas distingué Pulchérie de Lélia! J’étais égaré, j’étais ivre; j’ai cru presser contre ma poitrine le rêve de mes nuits ardentes, et, loin d’être glacé par le contact d’une femme inconnue, je me suis abreuvé d’amour; j’ai béni le ciel, j’ai accepté la plus méprisante substitution avec des transports, avec des sanglots; j’ai possédé Lélia dans mon âme, et ma bouche a dévore Pulchérie sans méfiance, sans dégoût, sans soupçon.

Brava! Madame, vous avez réussi, vous m’avez convaincu. Le plaisir des sens peut exister isolé de tous les plaisirs du cœur, de toutes les satisfactions de l’esprit. Pour vous, l’âme peut vivre sans l’aide des sens. C’est que vous êtes d’une nature éthérée et sublime. Mais moi, je suis un vil mortel, une misérable brute. Je ne puis rester près d’une femme aimée, toucher sa main, respirer son haleine, recevoir au front ses baisers, sans que ma poitrine se gonfle, sans que ma vue se trouble, sans que mon esprit s’égare et succombe. Il faut donc que j’échappe à ces dangers, que je me soustraie à ces souffrances; il faut aussi que je me préserve des mépris de celle que j’aime d’un amour indigne et révoltant. Adieu, Madame, je vous fuis pour jamais. Vous ne rougirez plus d’inspirer les ardeurs dont j’étais consumé à vos pieds.

Mais comme mon âme n’est pas dépravée, comme je ne puis porter, dans les bras des infâmes débauchées que vous me donnez pour amantes, un cœur rempli d’un saint amour; comme je ne puis allier le souvenir des voluptés célestes au sentiment des terrestres voluptés, je veux désormais éteindre mon imagination, abjurer mon âme, fermer mon sein aux nobles désirs. Je veux descendre au niveau de la vie que vous m’avez faite et vivre de réalités, comme jusqu’ici j’ai vécu de fictions. Je suis homme maintenant, n’est-ce pas? J’ai la science du bien et du mal, je puis marcher seul, je n’ai plus rien à apprendre. Restez dans votre repos, j’ai perdu le mien.

Hélas! il est donc bien vrai, j’étais donc un puéril insensé, un misérable fou quand je croyais aux promesses du ciel, quand je m’imaginais que l’homme était aussi bien organisé que les herbes des champs, que son existence pouvait se doubler, se compléter, se confondre avec une autre existence et s’absorber dans les étreintes d’un transport sacré! Je le croyais! Je savais que ces mystères s’accomplissaient à la chaleur du soleil, sous l’œil de Dieu, dans le calice des fleurs, et je me disais: – L’amour de l’homme pur pour la femme pure est aussi suave, aussi légitime, aussi ardent que ceux-là. Je ne me souvenais plus des lois, des usages et des mœurs qui dénaturent l’emploi des facultés humaines et détruisent l’ordre de l’univers. Insensible aux ambitions qui tourmentent les hommes, je me réfugiais dans l’amour, sans songer que la société avait aussi passé par là, et qu’il ne restait pas d’autre ressource aux âmes ardentes que de s’user et de s’éteindre par le mépris d’elles-mêmes au sein de joies factices et d’arides plaisirs.

Mais à qui la faute? N’est-ce pas à Dieu avant tout? Il ne m’était jamais arrivé d’accuser Dieu, et c’est vous, Lélia, qui m’avez appris à m’épouvanter de ses arrêts, à lui reprocher ses rigueurs. Voilà qu’aujourd’hui cette confiante superstition qui m’éblouissait se dissipe. Ce nuage d’or qui me cachait la Divinité s’évanouit. Descendu dans les profondeurs de moi-même, j’ai appris ma faiblesse, j’ai rougi de ma stupidité, j’ai pleuré de rage en voyant la puissance de la matière et l’impuissance de cette âme dont j’étais si fier, dont je croyais le règne si assuré. Voilà que je sais qui je suis, et que je demande à mon maître pourquoi il m’a fait ainsi, pourquoi cette intelligence avide, pourquoi cette imagination orgueilleuse et délicate sont à la merci des plus grossiers désirs; pourquoi les sens peuvent imposer silence à la pensée, étouffer l’instinct du cœur, le discernement de l’esprit.

O honte! honte et douleur! Je croyais que les baisers de cette femme me trouveraient aussi froid que le marbre. Je croyais que mon cœur se soulèverait de dégoût en l’approchant; et j’ai été heureux auprès d’elle, et mon âme s’est dilatée en possédant ce corps sans âme!

C’est moi qui suis méprisable, et c’est Dieu que je hais, et vous aussi, vous le phare et l’étoile qui m’avez fait connaître l’horreur de ces abîmes, non pour m’en préserver, mais pour m’y précipiter; vous, Lélia, qui pouviez me fermer les yeux, m’épargner ces hideuses vérités, me donner un plaisir dont je n’aurais pas rougi, un bonheur que je n’aurais pas maudit et détesté! Oui, je vous hais comme mon ennemi, comme mon fléau, comme l’instrument de ma perte! Vous pouviez au moins prolonger mon erreur et m’arrêter encore quelques jours aux portes de l’éternelle douleur, et vous ne l’avez pas voulu! Et vous m’avez poussé dans le vice sans daigner m’avertir, sans écrire à l’entrée: – Laissez l’espérance aux portes de cet enfer, vous qui voulez en franchir le seuil, en affronter les terreurs! J’ai tout vu, tout bravé. Je suis aussi savant, aussi sage, aussi malheureux que vous. Je n’ai plus besoin de guide. Je sais de quels biens je puis faire usage, à quelles ambitions il me faut renoncer: je sais quelles ressources peuvent repousser l’ennui qui dévore la vie. J’en userai, puisqu’il le faut. Adieu donc! Tu m’as bien instruit, bien éclairé, je te dois la science: maudite sois-tu, Lélia!

QUATRIÈME PARTIE

XLI

Ce que je vous avais prédit vous arrive: vous ne pouvez pas aimer, et vous ne savez pas vous passer d’amour. Qu’allez-vous faire maintenant? Vous allez mériter tous les reproches que, dans l’amertume de son cœur, le jeune Sténio vous adresse. Vous allez boire les larmes brûlantes des enfants dans la coupe glacée de l’orgueil, Lélia, je ne suis pas de ceux qui vous flattent; je suis peut-être le seul ami véritable que vous ayez. Eh bien! mon estime pour vous diminue depuis quelque temps. Je ne vous vois pas trouver l’issue de ce dédale où votre grandeur vous avait poussée, mais où cette grandeur même ne devait pas vous permettre d’errer aussi longtemps. Je sais toute la peine que vous avez à vivre; je connais toutes les misères attachées à ces vigueurs exceptionnelles; je sais la lutte terrible qu’une intelligence élevée doit soutenir contre les éléments contraires qu’elle engendre de son propre fonds; je sais enfin que là où les volontés sont sublimes, les révoltes sont obstinées. Mais il y a des limites au combat, il y a un terme à l’irrésolution. Une âme comme la vôtre peut se tromper longtemps sur elle-même, et dans un excès d’orgueil prendre ses vices pour des instincts nobles. Un jour doit se lever où la lumière se fasse en elle et pénètre jusque dans ses replis les plus sombres. Jours rares, mais décisifs, tels que le vulgaire n’en saisit jamais que de pâles reflets aussitôt effacés que perçus, tels que les forts esprits en saluent la splendeur deux ou trois fois au plus dans le cours de leur vie, et en reçoivent une forme nouvelle et durable.

 

Ces magnifiques réactions de la volonté, ces transformations presque miraculeuses de l’être, vous les connaissez bien, Lélia; Dieu vous avait donné la force, l’éducation vous donna l’orgueil. Un jour vous voulûtes aimer, et, malgré les révoltes de l’orgueil, malgré les souffrances de la force, vous aimâtes, vous vous fîtes femme; vous ne fûtes point heureuse, vous ne deviez pas l’être; mais votre malheur même dut vous grandir à vos propres yeux.

Quand cet amour fut arrivé à son apogée de dévouement et de douleur, vous comprîtes la nécessité de le briser pour recouvrer la puissance de vos volontés, comme vous aviez compris celle de le subir pour accomplir la destinée humaine. Le second jour de votre force vous éclaira pour sortir de l’abîme où le premier vous avait aidée à descendre.

Alors il s’est agi de prendre une direction dans la vie, de fuir à jamais l’abîme, et c’était l’œuvre du troisième jour. Ce jour est encore derrière votre horizon; qu’il y monte donc enfin! Que cette irrésolution cesse, que votre sentier se dessine, et qu’au lieu de tourner sans cesse autour d’un précipice vainement exploré, vos pas se dirigent vers les hauteurs que vous êtes faite pour habiter.

Ne me demandez plus de grâce, mon austère amitié ne vous en fera plus, et je vous condamnerai sans pitié désormais, car dans ma raison vous êtes jugée. L’épreuve a duré assez longtemps, le moment d’en sortir triomphante est venu. Si vous tombez, Lélia, je ne vous traiterai pas comme on dit que les anges déchus furent traités; car je ne suis pas Dieu, et rien ne doit rompre le lien de l’amitié entre deux créatures humaines qui se sont juré secours et assistance. L’affection véritable doit prendre toutes les formes; sa voix entonnera tantôt l’hymne triomphal de la résurrection, tantôt la plainte expiatoire des morts: choisissez. Voulez-vous que j’étende sur vous le voile du deuil et que je verse des larmes amères sur votre dégradation, au lieu de vous couronner d’étoiles immortelles et de m’agenouiller devant votre gloire? Vous aviez mon admiration, voulez-vous de ma pitié?

Non, non, rompez ces liens qui vous attachent au monde. Vous dites que vous n’y êtes plus qu’un spectre; vous mentez; il y a encore, dans le cœur fermé aux passions violentes, la fibre des petites passions que la mort seule peut détendre. Vous êtes vaine, Lélia, ne vous y trompez pas; votre orgueil vous défend de vous soumettre à l’amour, il devrait vous défendre en même temps d’accepter l’amour d’autrui: alors ce serait un orgueil dont on pourrait vous féliciter ou vous plaindre, mais jamais vous blâmer. Ce plaisir que vous vous donnez d’inspirer l’amour et d’en suivre le ravage dans le cœur des hommes, c’est une satisfaction puérile et coupable de votre amour-propre: faites-la cesser, ou vous en serez punie.

Car, si la justice providentielle est mystérieuse dans ses voies générales, il y a des justices célestes qui s’accomplissent secrètement de Dieu à l’homme, et qui sont inévitables, quelque soin que l’homme ait de les cacher. Si vous prenez trop de plaisir aux hommages, si vous laissez le poison de la flatterie entrer dans votre cœur par l’oreille, il vous arrivera bientôt de sacrifier à la satisfaction de ce besoin nouveau plus de votre force que vous ne pensez. Vous vous ferez une nécessité de la société d’hommes médiocres. Vous voudrez voir à vos pieds ceux-là peut-être avec lesquels vous sympathiserez le moins, mais sur lesquels vous voudrez voir l’effet de votre puissance. Vous vous habituerez à l’ennui d’un règne stupide, et cet ennui deviendra votre amusement unique. Vous ne serez plus l’amie de personne, mais la maîtresse de tout le monde!

Oui, la maîtresse! que ce mot brutal tombe sur votre conscience de tout son poids! il y a une sorte de galanterie platonique qui peut satisfaire une femme vulgaire, mais qu’un caractère aussi sérieux que le vôtre doit mépriser profondément, car c’est la prostitution de l’intelligence. Si vous aviez avec l’humanité un lien de chair et de sang, si vous aviez un époux, un amant; si surtout vous étiez mère, vous pourriez voir se former autour de vous de nombreuses affections, parce que vous tiendriez par mille endroits à la vie de tous; mais, dans cette solitude que vous vous êtes faite et dont il est trop tard pour sortir, vous serez toujours pour les hommes un objet de curiosité, de méfiance, de haine stupide ou de désirs insensés. Ce vain bruit qui se fait autour de vous a dû bien vous lasser! S’il commence à vous plaire, c’est que vous commencez à déchoir, c’est que vous n’êtes déjà plus vous-même; c’est que Dieu, qui vous avait marquée du sceau d’une fatalité sublime, voyant que vous voulez quitter l’âpre sentier de la solitude où son esprit vous attendait, se retire de vous et vous abandonne aux mesquins passe-temps du monde.

C’est là le châtiment invisible dont je vous parlais, Lélia; c’est cette malédiction, insensible d’abord, qui s’étend peu à peu sur nos années comme un voile funèbre; c’est la nuée, dont Moïse enveloppa l’Égypte rebelle à Dieu. Vous souffrez encore, Lélia; vous sentez encore cet esprit de Dieu qui vous tire en haut. Vous vous compariez l’autre jour à cet homme baigné de sueur froide qui, dans la grande scène de Michel-Ange, s’attache avec désespoir à l’ange chargé de le disputer au démon. Vous êtes restée une heure à contempler, immobile et sombre, cette lutte gigantesque que vous aviez vue déjà cent fois, mais qui vous présente aujourd’hui un sens plus sympathique. Prenez garde que le bon ange ne se lasse, prenez garde que le mauvais ne se cramponne à vos pieds débiles: c’est à vous de décider lequel des deux vous aura.

XLII
LÉLIA AU ROCHER

Ainsi parlait Valmarina en marchant lentement avec Lélia dans un sentier des montagnes. Ils étaient sortis à minuit de la ville, et ils s’étaient enfoncés dans les gorges désertes, sous la clarté pleine et douce de la lune. Ils allaient sans but, et pourtant ils marchaient vite. Le voyageur avait peine à suivre cette grande femme pâle qui semblait plus pâle et plus grande cette nuit-là qu’à l’ordinaire. C’était une de ces courses agitées qui ne déplacent que l’imagination, qui n’emportent que l’esprit, et où le corps semble n’avoir point de part, tant on est distrait de toute fatigue physique; une de ces nuits où l’œil ne s’élève pas vers la voûte éthérée pour y suivre la marche harmonieuse de la constellation, mais où le regard de l’âme descend et pénètre dans les abîmes du souvenir et de la conscience; une de ces heures qui durent toute une vie, et où l’on ne se sent exister que dans l’avenir et le passé.

Lélia levait pourtant vers le ciel un front plus audacieux que de coutume, mais elle ne voyait pas le ciel. Le vent soufflait dans ses cheveux et en rejetait à chaque instant le voile sombre sur son visage sans qu’elle s’en aperçût. Si Sténio l’eût vue en cet instant, pour la première fois il eût surpris l’agitation de son sein et l’inquiétude de son geste. Une sueur froide baignait ses épaules nues; et son sourcil mobile s’abaissait et se joignait sous son front, dont un nuage semblait avoir obscurci la blancheur immaculée. De temps en temps elle s’arrêtait, croisait les bras sur sa poitrine ardente, et toisait son compagnon d’un regard sombre: on eût dit que la colère céleste allait éclater en elle.

Cependant, quand il s’interrompait, effrayé de l’effet de ses remontrances et craignant d’outre-passer le but, elle retrouvait, comme par magie, toute sa sérénité hautaine; et, souriant de la timidité affectueuse de son ami, elle lui faisait signe de continuer son discours et sa marche.

Quand il eut fini de parler, elle attendit encore longtemps qu’il ajoutât quelque chose; puis elle s’assit sur une roche escarpée à un des sommets de la montagne, et leva convulsivement ses grands bras roidis par le désespoir vers les impassibles étoiles.

«Vous souffrez! lui dit son ami avec tristesse; je vous ai fait du mal.

– Oui, répondit-elle en laissant retomber ses bras de marbre sur ses genoux, vous avez fait du mal à mon orgueil, et je m’écrierais volontiers avec les héros de Calderon: O mon honneur, vous êtes malade!

– Vous savez que ces maladies de l’orgueil se traitent par des moyens violents? dit Valmarina.

– Je le sais! dit-elle en étendant la main pour lui commander le silence.»

Puis elle monta sur la crête du rocher, et, debout sur ce piédestal immense, dessinant sa haute taille aux reflets de la lune, elle se prit à rire d’un rire affreux, et Valmarina lui-même eut peur d’elle.

«Pourquoi riez-vous? lui dit-il d’un ton sévère, est-ce que l’esprit du mal l’emporte? Il me semble que je viens de voir votre bon ange s’envoler au bruit de ce rire amer et discordant.

– Il n’y a pas de mauvais ange ici, dit Lélia; et, quant à mon bon ange, je me le serai à moi-même. Lélia saura sauver Lélia. Celui qui s’envole épouvanté par ce rire d’anathème et d’adieu, c’est l’esprit tentateur, c’est le fantôme qui avait revêtu une face d’ange, c’est celui que ma raillerie méprisante salue là-bas, c’est Sténio, le poëte sacré, qui soupe cette nuit chez les filles de joie.»

Valmarina, abaissant ses regards vers les lointains horizons de la vallée, aperçut les lumières pâlissantes de la ville et le palais de la courtisane Pulchérie qui flamboyait de tout l’éclat d’une orgie nocturne.

En reportant son attention sur Lélia, il la vit assise et baignée de larmes.

«Malheureuse femme, lui dit-il, la jalousie vient d’entrer dans ton cœur.

– Dites plutôt, homme insensé, qu’elle vient d’en sortir, répondit-elle; je pleure une illusion et non pas un homme. Sténio n’a jamais existé! c’était une création de ma pensée. Oh! qu’elle était belle! Il faut que je sois un grand artiste, un habile ouvrier, pour avoir produit cette figure céleste! Raphaël et Michel-Ange, fondus l’un dans l’autre, n’eussent jamais rien fait d’aussi beau que ce qui était là.»

Et Lélia passa la main sur ce grand pli qui traversait son front dans ses heures d’extrême souffrance.

«J’ai beau l’y chercher maintenant, dit-elle, elle n’y est plus qu’une ombre pâlissante prête à rentrer dans la nuit du néant. Le vent de la mort a brisé ce lis de l’Éden. Le souffle de Pulchérie a tué mon Sténio. Il y a là-bas un spectre effaré qui hurle dans une taverne; comment l’appelle-t-on maintenant?

O mon poëte! je t’ensevelirai dans un tombeau digne de toi, dans un tombeau plus froid que le marbre, plus impénétrable que l’airain, plus caché que le diamant dans la pierre. Je t’ensevelirai dans mon cœur!

Et toi, spectre! lève ton bras chancelant. Porte à ta lèvre souillée la coupe d’onyx de la bacchante! Bois par défi à la santé de Lélia! raille l’orgueilleuse insensée qui méprise les lèvres charmantes et la chevelure parfumée d’un si beau jeune homme. Va, Sténio! ce corps ne sera bientôt plus qu’une outre propre à contenir les cinquante-sept espèces de vins de l’Archipel. Déjà c’est une amphore vide, un fragile albâtre où le sang du cœur ne circule plus, où le feu de l’âme s’est éteint, et qui va tomber en éclats parmi des débris d’hommes et de coupes brisées sous la lame de Pulchérie.

Merci, ô mon Sténio! tu m’as sauvée. Tu m’as empêchée de répandre la fange des passions vulgaires sur cette neige impolluée, sur cette glace éclatante où Dieu m’avait ensevelie. Grâce à toi, je ne suis pas sortie de mon palais de cristal. Quand tu m’as vue me risquer sur le seuil, tu t’es envolé en souriant vers les cieux, ô mon doux songe! en jetant à l’impureté une robe souillée qu’elle couvre de baisers infâmes, et qu’elle croit être Sténio!

 

– Calmez ce délire, dit Valmarina en tâchant d’arracher Lélia à ce rocher qui semblait être pour elle le trépied de la pythonisse, et où il craignait que sa raison ne s’égarât entièrement.

– Laisse donc, laisse! homme de petite patience et de lentes transactions! s’écria-t-elle en le repoussant. Pour toi, la force est l’œuvre de toute une vie, n’est-ce pas? Apprends que pour Lélia c’est l’œuvre d’une seule nuit. Va, ne crains rien de mon délire; quand je descendrai de ce rocher, la ménade que tu vois sera la plus chaste et la plus calme des vestales. Laisse-moi dire adieu à un monde qui s’écroule, à un soleil qui s’efface. L’esprit de l’homme est une image abrégée, mais fidèle et complète, de l’infini. Quand un de ses foyers de vie s’éteint, il s’en rallume un autre plus brillant; c’est que ce principe appartient à Dieu seul. Lélia n’est pas foudroyée parce qu’un homme l’a maudite. Il lui reste son propre cœur, et ce cœur renferme le sentiment de la Divinité, l’intuition et l’amour de la perfection! Depuis quand perd-on la vue du soleil parce qu’un des atomes que son rayon avait embrasés est rentré dans l’ombre?»

Elle s’assit et redevint muette et immobile comme une statue. Le travail intérieur n’était pas plus visible en elle que le mouvement d’une montre au travers du métal qui le cache. Valmarina la contempla longtemps avec admiration et respect. Il n’y avait en elle, à ce moment-là, rien d’humain, rien de sympathique. Elle était belle et froide comme la force. Elle ressemblait à ces grands lions de marbre blanc du Pirée, qui, à force de regarder les flots, semblaient avoir acquis la puissance de les dompter.

– Vous dites qu’en entrant dans le boudoir de ma sœur, et qu’en y voyant mon buste, il a jeté sa coupe pleine de vin sur ce pauvre visage de marbre? Vous dites qu’il a allumé le punch avec ma dernière lettre?»

Lélia fit ces questions avec calme, et voulut savoir les détails de cette colère de jeune homme, dont Valmarina avait été témoin quelques heures auparavant.

«Je m’attachais à vous raconter ces choses, lui répondit-il, lorsque je croyais qu’elles ne serviraient qu’à allumer votre colère, et à vous rendre la fermeté dont vous avez trop longtemps manqué. Mais les larmes que je vous ai vue répandre tout à l’heure me font craindre de vous avoir blessée plus profondément que je ne voulais.

– Ne craignez rien, dit-elle, il y a trois jours que je ne l’aime plus. C’est sur lui que j’ai pleuré et non pas sur moi. Ne croyez pas que son vain dépit et ses folles insultes me touchent. Ce n’est pas là que je me sens outragée: c’est dans le pavillon d’Aphrodise, il y a maintenant quatre nuits, que l’outrage a été consommé; c’est lorsqu’il a pris la main d’une courtisane pour ma main, sa bouche pour ma bouche, et son sein pour mon sein: c’est lorsqu’il s’est écrié: – Qu’as-tu donc ce soir, ma bien-aimée? Je ne t’ai jamais vue ainsi. Tu m’enivres d’un bonheur dont je n’avais pas l’idée; ton haleine m’embrase. Reste ainsi, c’est d’à présent seulement que je t’aime; jusqu’ici je n’ai aimé qu’une ombre!

– Vouliez-vous qu’il eût le don de magie pour déjouer la tromperie cruelle à laquelle vous vous étiez prêtée?

– Prêtée! moi? Oh non! Dieu m’est témoin qu’en le suivant dans ces couloirs sombres où l’insensée l’entraînait, je ne pensais pas qu’il en serait ainsi. J’avais vu sa résistance, je croyais être témoin de sa victoire. Pensez-vous que j’allais là pour assister à leurs embrassements? Le ciel me soit témoin encore de ceci! je l’aimais, hélas! oui, je l’aimais, cet enfant gracieux et doux! et j’avais résolu souvent de vaincre mes terreurs, et d’essayer avec lui un hymen sanctifié par de nobles convenances. Celui-là, me disais-je, n’est-il pas mon frère, le rêveur, l’idéaliste, le poëte sacré qui pourrait ennoblir et déifier ma vie? Puis, je voulais encore tenter sa constance et la force de son cœur par quelques épreuves, par la crainte de me perdre, par l’absence; et je ne prenais pas un plaisir cruel, comme vous l’avez dit, à le faire souffrir pour ma gloire. Je souffrais moi-même plus que lui de son attente et de son effroi. Mais je savais comme l’amour cesse en moi! Je me souvenais du jour où le dégoût et la honte avaient balayé mon premier amour de ma mémoire, comme le vent balaie l’écume des flots. Je voyais, je croyais voir dans Sténio une passion si vraie, que mon indifférence devait briser sa vie; et je ne voulais pas faire naître en lui la plus légère espérance sans être sûre de ne pas la lui ravir le lendemain. Aussi, comme je l’examinais! Avec quelle amoureuse et maternelle sollicitude j’observais les instincts et les dispositions de ce disciple bien-aimé! Je voulais lui enseigner l’amour, folle que j’étais! Je voulais lui apprendre tout ce que je savais des ravissements et des délicatesses de la pensée, en retour de ce qu’il m’eût rappris des ardeurs du sang et des délire de la jeunesse… Oh! je fis bien de ne pas me presser et de donner attention au développement de cette plante si précieuse! Hélas! elle avait un ver dans le cœur, et le démon de l’impureté n’a eu qu’à souffler dessus pour qu’elle tombât dans la fange. Les voilà donc, ces êtres si délicatement organisés, ces maîtres ès-arts de la volupté, ces prêtres de l’amour! Ils nous accusent d’être de froides statues, et eux, ils n’ont qu’un sens, celui qu’on ne peut pas nommer! Ils disent que nos mains sont glacées; les leurs sont si épaisses, qu’elles ne distinguent pas la chevelure de leur maîtresse d’avec celle de la première femme qu’on leur présente! Ils ouvrent tous leurs pores à la plus grossière méprise. Le plus mince voile, la plus belle nuit d’été, suffisent pour frapper leurs yeux comme leur esprit d’une cécité stupide; leur oreille s’abuse complaisamment et croit retrouver le son d’une voix chérie dans une voix inconnue… Il suffit qu’une femme quelconque baise leur bouche, pour qu’un nuage s’étende sur leur vue, pour qu’un bourdonnement s’élève dans leur oreille, pour qu’un trouble divin, pour qu’un désordre sublime les précipite avec délices dans un abîme de prostitution!

Ah! laissez-moi rire de ces poëtes sans muse et sans Dieu, de ces fanfarons misérables qui comparent leurs sens aux subtiles émanations des fleurs, leurs embrassements aux magnifiques conjonctions des astres! Encore mieux valent ces débauchés sincères qui nous disent tout de suite ce qui doit nous dégoûter d’eux!

«Ah! Lélia! dit Valmarina, toute cette indignation est de la jalousie, et la jalousie, c’est l’amour!

– Non pas pour moi, répondit-elle en passant de la colère brûlante au plus froid dédain. La jalousie tue l’amour du premier coup dans les âmes fières. Je n’entre pas en lutte avec des champions indignes de moi. J’ai souffert, j’en conviens, j’ai souffert horriblement pendant une heure. J’étais dans ce cabinet, j’étais presque entre eux. Je parlais alternativement avec ma sœur, et il ne s’apercevait pas de la différence de nos voix et de nos paroles. Il saisissait quelquefois ma main, et il la quittait aussitôt pour reprendre par instinct et machinalement cette main souillée qui lui semblait bien plus mienne. Ah! je le voyais, moi; d’où vient donc qu’il ne me voyait pas? Je l’ai vu presser Pulchérie sur son cœur, et je n’ai eu que le temps de fuir; ses soupirs étouffés, ses cris d’amour et de triomphe m’ont poursuivie jusque dans les jardins. Cela me faisait l’effet d’une agonie; et, quand j’ai vu passer les gondoles, je me suis élancée dans la première venue pour quitter ce sol empoisonné qui venait de donner la mort à Sténio.